Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/27

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 150-160).
◄  Ces Dames
Raffaella  ►


XXVII

ISABEAU.


— Quelle peut-être au juste l’industrie de Mme de Saint-Morris ? se dit Georges Raymond en sortant du couloir qui conduisait à l’observatoire de la vicomtesse. Évidemment, Hector est son amant. Quel monde ! Et c’est là la société ? continua-t-il en s’appuyant contre le chambranle d’une porte pendant que l’orchestre rugissait dans le grand salon.

Le jeune avocat se croyait sous l’empire d’un cauchemar. La corruption profonde dont il était environné ne l’atteignait point encore. Mais il se sentait troublé dans sa conscience, égaré dans son imagination ; le langage ironique du vicomte, cette loi fatale de la perversité qu’il voyait régner partout, les souffrances de sa vie entière dont les souvenirs cuisants lui revenaient, le sentiment de sa solitude au milieu d’un monde qui l’écrasait, tout cela produisait une réaction terrible dans laquelle son honnêteté pouvait faire naufrage d’un seul coup.

Il s’approcha d’un buffet et but plusieurs verres de punch. Son oreille distraite fut tout à coup frappée d’une conversation qui avait lieu dans un groupe voisin.

— Est-elle arrivée ? disait le premier interlocuteur.

— Pas encore, je la cherche de tous les côtés et ne l’ai point encore aperçue. Tu verras, mon cher, quelle merveille ! Mais ne va pas faire comme Pygmalion, ne va pas devenir amoureux de ton modèle.

Georges se retourna vivement ; il avait reconnu la voix du marquis.

— Que diable le marquis peut-il comploter là avec Marius Simon ? pensa-t-il.

À ce moment, le marquis l’aperçut, le regarda de la tête aux pieds et vint lui faire un salut ironique en mettant son pince-nez.

— Bonjour, bonjour, cher, dit Georges Raymond en faisant un demi-tour sur ses talons afin de s’essayer à l’impertinence.

— Georges Raymond est ici, dit le marquis en prenant le bras de Marius Simon. Tenez, voyez quel air impudent à ce petit drôle. Dieu me pardonne, il aborde la vicomtesse, il sourit à Raffaella, il l’invite à danser, elle se lève.

— Ce n’est pas lui, c’est son sosie, répondit Marius, Georges Raymond est timide comme une pucelle de la Basse-Bretagne.

Pendant ce temps-la Georges Raymond, électrisé, fasciné, payant d’audace, se sentant soutenu par la force intime qu’il puisait dans le sentiment de sa valeur, était venu faire ses compliments à la vicomtesse qui le lorgnait à nouveau comme un jeune homme qu’elle avait mal apprécié.

— Il est fort bien, dit-elle tout bas à Mme de Bois-Baudran. C’est un jeune avocat de talent, ami d’Hector. Pendant ce temps, Georges, s’inclinant avec grâce et imitant les mines qu’il voyait faire aux jeunes gens de son âge, invita à danser Raffaella, qui se souleva comme une gazelle et tourna vers lui un regard céleste.

— Dire qu’elle a en un enfant ! pensa Georges Raymond.

À ce moment, Hector d’Havrecourt vint prendre le bras de la vicomtesse et Georges entendit le vicomte lui dire :

— Il paraît que nous ne verrons pas Isabeau ce soir ?

— Elle ne viendra peut-être pas à cause de vous. Vous vous êtes fait exécrer par elle : mon cher, vous avez eu tort, Isabeau est une puissance.

— Qu’est-ce encore que celle-là ? pensa Georges. Boit-elle le sang des petits enfants ? Avale-t-elle des sabres, des rasoirs, des étoupes ?

Le jeune avocat était un fort beau danseur. Par le plus grand des hasards, il possédait un de ces petits talents qui servent plus dans vie que l’art, la science ou le génie ; et, quoique jusqu’alors il n’eût brillé qu’à Bullier, au temps où il s’était jeté à corps perdu dans les bals, il était parfaitement à même de se faire apprécier sous ce rapport chez la vicomtesse.

Par une singulière bonne fortune, il avait comme vis-à-vis ou voisines de quadrille les cinq plus jolies femmes du bal. Juliette Sénéchal, dont la bouche orientale et les yeux noirs avaient un attrait magnétique, Rose Dancla, avec sa pyramide de cheveux blond cendré dont les torsades roulaient comme des flots sur ses épaules merveilleuses, la baronne de Bois-Baudran, étrangement séduisante avec ses cheveux roux, son teint bistré et pareille à un portrait de Bernardino Luini.

Plus loin, la belle Lorenza qui ressemblait trait pour trait à la belle femme du concert champêtre de Giorgione. Elle dansait avec le marquis de Saporta, et, enfin, à sa gauche, la terrible Espagnole qui conservait son amant par la terreur ; elle avait une beauté fauve, les regards ombragée comme des éclairs par des franges de cils noirs, le cou modelé comme un bronze florentin, avec la peau dorée des Andalouses.

À tout instant, il se croisait avec ces splendides créatures et il tenait la main d’une jeune fille si belle qu’il se sentait prêt à l’aimer ; mais quand il regardait Rose Dancla, il n’en était plus aussi certain et, s’il regardait Juliette Sénéchal, il ne savait plus que faire.

— Oh ! quel enfer ! qu’elles sont belles ! se disait-il. Que ne suis-je assez riche pour être aimé de toutes ces femmes !

Et l’excitation de son imagination se joignant à l’influence du punch qu’il avait bu, il trouvait des mots, jetait des apostrophes, envoyait des sourires et amusait Raffaella, qui le trouvait gentil.

Tout à coup une grande sensation se produisit parmi les groupes de danseuses ; plusieurs messieurs de la galerie se levèrent pour aller au-devant d’une jeune femme qui venait d’entrer et qui prit le bras du marquis de Saporta. En jetant les yeux dans cette direction et en apercevant la nouvelle venue, il lui sembla voir pâlir toutes les beautés qui l’environnaient. Était-elle plus belle que les autres ? Peut-être ; mais, en tout cas, Georges Raymond sentit que c’était celle-là qui déterminait le dernier, le plus irrésistible choc de passion qu’il eût encore ressenti de la soirée.

Il y avait en elle un air de grande dame et de courtisane, un mélange de fierté et de coquetterie, de grâce et de dédain qui lui donnaient un ascendant que tous les hommes paraissaient subir. La richesse de ses formes dont l’ampleur était déguisée par la pureté du dessin, la perfection de la coiffure qui retenait ses cheveux noirs et lourds, un regard de Diane chasseresse, un nez d’une forme élégante, légèrement bossué, qui corrigeait, par une expression incroyablement piquante, ce que la beauté de ses traits aurait eu de trop sévère ; une bouche pleine de sarcasmes et de sourires élégants : tel est le type qui apparut à Georges Raymond, ébloui, comme une nouvelle révélation de la beauté.

— C’est elle ! la voilà ! dit le marquis à Marius Simon en lui montrant la nouvelle venue.

— Elle est splendide ! fit Marius Simon. Elle est trop belle pour qu’on puisse la réussir en portrait.

Le quadrille était fini ; Georges reconduisait Raffaella à sa place, et, tout en causant avec elle, il ne perdait pas des yeux l’inconnue ; mais il était presque impossible d’en approcher, tant elle était entourée. Les personnages les plus qualifiés se partageaient ses sourires ; mais Raymond était en veine d’audace, et il se dit : Je veux m’affirmer en parlant à cette femme comme aux autres ; elle doit avoir aussi son cadavre, comme dit Hector, et ses grands airs ne me font pas peur.

Il demanda qui elle était, on lui répondit que c’était la comtesse de Tolna.

— Ah ! oui, pensa-t-il, je les connais, ces comtesses-là. Je veux lui montrer comme elles en imposent à un débutant débarqué de la rue Saint-Jacques dans les enfers parisiens.

Il fut mieux servi par le hasard qu’il ne pouvait l’espérer. Une heure après, la belle inconnue, après avoir pris la main de la vicomtesse, fit mine de se retirer. Elle était accompagnée du marquis de Saporta, à qui elle semblait indiquer du geste qu’elle ne voulait pas être reconduite. Cependant le noble espagnol, tout en causant avec elle, l’avait accompagnée jusqu’au seuil du grand salon.

— Toujours adorable en vos caprices ! lui dit-il avec une galanterie toute française et légèrement ironique.

Georges la suivait de proche en proche comme le tigre qui suit sa proie. Mais quelle ne fut pas sa surprise en apercevant le marquis, non pas le marquis de Saporta, mais le marquis de la pension Lamoureux, autrement dit Chat-Botté, qui manœuvrait comme lui pour atteindre la comtesse. L’aspect d’un rival, en excitant sa jalousie, ne le rendit que plus entreprenant.

Il se trouva tout près d’elle au moment où elle traversait rapidement un petits salon désert. Tout vient en aide aux audacieux ; une fleur se détacha de sa coiffure. Georges la ramassa rapidement, devança l’inconnue de quelques pas et s’inclina devant elle, non sans quelque gaucherie, mais il avait osé !

— Qu’est-ce, monsieur ? dit la comtesse en laissant tomber un regard étrangement dédaigneux sur le téméraire débutant.

— Une fleur, madame, une rose qui vient de tomber de vos cheveux !

La comtesse fit l’aumône d’un demi-sourire en guise d’un remercîment, et tendit la main pour prendre la fleur sans s’arrêter davantage.

— Oh ! madame, dit Georges tout ému de son audace, vous ne connaissez pas assez le mérite de cette restitution pour que je ne m’en repente pas.

— Vraiment ! monsieur, répondit la comtesse en adoucissant un peu l’expression de son regard à la vue du jeune homme et à son accent. Il était si simple de ramasser cette fleur et de me laisser passer. Et, en disant ces mots, elle était plus imposante que la reine de Sabba.

— Un larcin que vous n’auriez pas connu, madame, comment cela pouvait-il me suffire, quand depuis une heure que vous êtes ici je guette le moment de me glisser sur vos pas comme un voleur, pour vous dire combien vous êtes belle !

— Et puis après, monsieur, quand vous me l’aurez dit ?

— Je recommencerai, madame, et je vous le dirai si bien que vous m’écouterez. Et, en parlant ainsi, il jetait un regard dans la direction du marquis qui s’était replié dans le grand salon ayant derrière lui Marius Simon qui se mordait les lèvres pour ne pas éclater de rire. Le marquis, outré d’avoir été devancé près de la comtesse, roulait des yeux furibonds.

— Et qui êtes-vous, monsieur, pour faire ainsi des déclarations à brûle-pourpoint aux femmes que vous ne connaissez pas ?

— Rien du tout, madame, je suis un reclus qui sort de sa prison, un chartreux qui sort de sa cellule, qui tombe ici ce soir, par le plus grand des hasards, et qui y rencontre la femme la plus adorable qu’il ait vue de sa vie, une de ces femmes qui font dire : vedere e poï morire.

— Et vous vous appelez ? dit la comtesse en regardant le jeune homme, inconnu d’elle, comme elle aurait regardé une chinoiserie.

— Je m’appelle Georges ; j’ai vingt-huit ans, et je n’ai jamais aimé.

Cette déclaration ne parut pas déplaire à la comtesse, qui sourit.

— Je crois, monsieur, que la récompense a été suffisamment honnête ; permettez-moi de me retirer.

— Oh ! madame, quelle voix vous avez ! dit Georges. C’est bien l’organe que devait avoir votre beauté. Ne partez pas encore, je vous en conjure ; laissez se prolonger pour moi une vision qui se dissipera si complétement, hélas, et sitôt !

Et en parlant ainsi Georges Raymond, faisant appel à ses meilleures inspirations de courtoisie, prit respectueusement la main de la belle dame qui s’assit comme une impératrice sur le sofa.

— Madame, vous ne me connaissez point et je n’ai pas le bonheur de vous connaître ; mais, après vous avoir vue ce soir ici, entourée d’hommages, belle à désespérer, je ne fais plus cas de rien ici-bas si je ne puis vous aimer.

— M’aimer ! dit Isabeau avec une intraduisible inflexion de voix. Vous êtes donc bien riche !

— Riche, moi ! s’écria Georges en quittant la main de la comtesse qu’il avait osé presser doucement. Ah ! c’est vrai, ajouta-t-il en éclatant de rire, j’oubliais que j’ai fait ce matin un héritage ; mais, madame, avec tout ce que je possède, je ne pourrais seulement pas payer les dix minutes de bonheur que je viens de goûter près de vous.

Cette phrase était assez énigmatique dans sa forme galante pour que la comtesse pût en tirer des conclusions favorables.

— Que vous soyez riche ou pauvre, cela m’est fort indifférent, dit-elle en changeant de ton. Riches ou pauvres, beaux ou laids, spirituels ou sots, tous les hommes me font horreur.

— Et à moi, donc ! s’écria Georges. Si vous saviez ce qu’ils m’ont fait souffrir et combien ils m’ont opprimé, battu, foulé aux pieds. Ah ! soyez tranquille, je ne plaiderai pas pour mon sexe ; j’ai fait contre lui le serment d’Annibal. J’ai tant de colère à venger, tant d’honnêteté à perdre, tant d’amour à prodiguer, que je ne sais par où commencer la vie. Je vous donnerai tout ce que j’ai au fond de l’âme, si vous voulez que je vous aime !

— Vous êtes assez drôle, dit la comtesse, surprise de cette furia dont le caractère moitié sérieux, moitié bouffon, était loin de lui déplaire. Savez-vous valser ?

— Si je sais valser ? dit Georges Raymond, mais mon bras est prêt à s’enrouler comme le lierre autour de votre taille charmante, et je demande que cette valse dure autant que l’éternité.

— Venez, Werther, dit la comtesse en abandonnant ses formes admirables au bras de Georges Raymond, et le couple disparut bientôt au milieu d’un torrent de valseurs emporté par un rhythme entraînant.

— Je ne me trompe pas, c’est Isabeau, qui n’est point partie, et qui valse avec votre ami l’avocat ? dit la vicomtesse de Saint-Morris ; mais Mme de Tolna ne valse presque jamais.

— Georges avec Isabeau, et valsant, mais ce garçon est perdu ou… sauvé ! dit Hector d’Havrecourt. Où donc est le marquis de Saporta pour voir ce joli couple ?

— Que vous êtes méchant !

— Quel est donc ce jeune homme qui valse avec la comtesse de Tolna ? demanda-t-on dans le groupe où se trouvaient le marquis, du Clocher et Marius Simon.

— Un méchant petit avocat sans cause qui répond, je crois, au nom de Georges Raymond, dit le marquis dont la fureur ne faisait qu’augmenter.

— Eh bien, le portrait tient-il toujours ? lui dit l’impitoyable Marius Simon.

— Toujours, répliqua le marquis, dussé-je chausser ma botte dans le derrière de ce grippe-parole.

— Quelle diable d’idée a donc la vicomtesse d’inviter ainsi des gens qu’on ne connaît pas, dit Darnis, autrement nommé Soupe-en-Ville.

— Je le connais, monsieur, sans avoir l’honneur de vous connaître vous-même, dit Marius Simon à Darnis, qui se contenta de saluer.

Pendant ce temps-là, Georges Raymond continuait à valser avec Isabeau, dont la taille élégante ployait légèrement sur son bras ; il voyait sourire sa bouche charmante, qu’aucun effort ne contractait, quoiqu’ils ne se fussent pas encore arrêtés un instant pour reprendre haleine. Un souffle frais et parfumé trahissait seul sa respiration, d’accord avec les légères ondulations de son sein. Tout à coup l’intervention de valseurs inexpérimentés produisit un choc si violent que Georges eût été renversé sans la fermeté de son aplomb. Mais dans le rapprochement subit qui en résulta entre Georges et la comtesse, leurs lèvres entrèrent brusquement en contact.

— Je t’aime, dit Georges Raymond à la belle comtesse.

— Vous êtes fou ! lui dit-elle.

— Oui, mais comme tel j’aurai le privilège de tout vous dire. Il faut que je vous revoie demain, ce soir.

— Non.

— Vous êtes avec votre mari, votre amant ?

— Non.

— Vous allez le rejoindre ?

— Non.

— Eh bien, je ne vous quitte pas ; si vous restez, je reste, si vous partez, je pars, je vous suis partout.

— Gardez-vous-en bien. Je veux vous empêcher de faire une folie. Je ne puis sortir d’ici à votre bras. Mais dans une demi-heure, pas avant, trouvez-vous devant le numéro 15 de la rue d’Isly. J’y passerai seule avec ma voiture.