Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/24

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 134-138).


XXIV

LE SALON DE Mme  DE SAINT-MORRIS.


À dix heures, une longue file de voitures stationnait aux abords d’un petit hôtel de la rue de Rome, portant le numéro 15, dont les fenêtres étaient splendidement éclairées. Une grande réception avait lieu ce jour-là chez la vicomtesse de Saint-Morris, une des personnalités féminines le plus en renom dans un de ces mondes des indéfinissables qui florissaient à Paris sur la fin du second empire.

Veuve d’un ancien consul de France à Buenos-Ayres, dont elle ne portait pas le nom, et qui s’était séparé d’elle au bout de deux ans de mariage, à la suite d’un procès scandaleux, la vicomtesse recevait une société extrêmement mêlée, des gens du monde, des artistes, des notabilités financières et politiques, beaucoup d’étrangers de distinction et quelques excentriques. Elle donnait des raouts, des bals, des concerts, où les jeunes gens s’amusaient fort, car il y régnait un abandon peu ordinaire, et l’on y rencontrait de fort belles personnes.

Par une exception assez rare chez les femmes d’un certain âge qui ont encore des titres à la beauté, non seulement Mme  de Saint-Morris n’éloignait pas les jolies femmes de son entourage, mais elle les recherchait avec un soin tout particulier. Il n’y avait pas de femme mariée compromise, de beauté tapageuse, d’artiste en vogue, qui n’apparût bientôt dans ses salons, précédée ou suivie de la réclame que faisaient les petits journaux en rendant compte de chacune de ses fêtes.

L’escadron volant dont la vicomtesse était toujours entourée à la façon de Catherine de Médicis lui constituait, disait-on, une puissance occulte dont elle tirait certains avantages ; elle passait pour avoir du crédit dans les ministères, dans les ambassades, et quoiqu’elle n’allât pas dans le monde officiel, elle recevait souvent à ses soirées intimes les personnages les plus importants.

Chose assez digne de remarque, pas une des femmes qui fréquentaient sa maison ne disait de mal de la vicomtesse. Elle était littéralement portée aux nues par son entourage féminin, et, comme tout s’explique dans le monde par des interprétations malveillantes, on disait que les jeunes filles compromises trouvaient, chez elle, des maris, et les femmes qui n’avaient plus rien à perdre, des amants.

Telle était l’Armide chez laquelle Hector d’Havrecourt conduisit Georges Raymond vers dix heures et demie. Les deux jeunes gens avaient fait un dîner succulent à la Maison-d’or, et avaient passé deux heures aux Italiens avant de se rendre rue de Rome.

Le jeune avocat renaissait à la vie ; se sentir jeune, plein de santé, bien mis et avoir assez d’argent dans sa poche pour se passer tous ses caprices, quelle situation nouvelle pour Georges Raymond, qui était écrasé quelques heures auparavant sous le poids du découragement et de la pauvreté !

La diversion opérée sur son esprit avait été si vive qu’il n’avait plus songé à raconter à Hector la visite de Doubledent. Quand cette pensée lui était revenue, il l’avait écartée comme inopportune et il avait ajourné cette conversation à un autre moment.

— N’ayant pas été invité, je vais avoir l’air d’un intrus chez ta vicomtesse, dit-il à Hector en descendant de voiture.

— Invité par moi, mon cher, dit le beau vicomte, c’est à peu près comme si elle t’avait invité personnellement.

— Ah ! très bien ! dit Georges en riant, tu es de la maison.

— J’y ai quelque influence seulement, répondit d’Havrecourt qui était dans un léger état d’ébriété, ce qui le rendait plus expansif que d’habitude.

— Pourvu que j’aie de l’aplomb pour mon début, se disait Georges un peu troublé en montant l’escalier chargé de fleurs qui conduisait aux salons de la vicomtesse. Mais, dès qu’ils furent arrivés dans les antichambres, Hector rencontra tant de personnes de connaissance, prodigua tant de poignées de main et de saluts, que Georges finit par être séparé de lui et se trouva tout à coup seul dans la salle de bal.

Le coup d’œil en était charmant. Placée près de la cheminée et entourée de plusieurs jolies femmes étincelantes de parures, Mme  de Saint-Morris faisait les honneurs de chez elle avec une dignité tranquille que faisaient ressortir davantage les empressements dont elle était l’objet de la part de son état-major féminin. Elle pouvait avoir quarante ans ; mais ses formes n’avaient pas encore franchi les limites de l’opulence, le buste était pleinement conservé et les bras remarquables. Elle avait dû être extrêmement jolie ; mais ses traits s’étaient empâtés, et il ne lui restait de la première jeunesse que de fort beaux cheveux châtains, une bouche très fraiche et des yeux bleus dont le léger clignement donnait à sa physionomie une expression particulière de bienveillance et de finesse.

— Où t’étais-tu donc fourré ? Je te cherche pour te présenter à ces dames, dit Hector d’Havrecourt en rejoignant Georges Raymond, et, s’emparant du jeune avocat, il l’amena sous les yeux de l’escadron volant de la vicomtesse. Pareil au soldat qui voit le feu pour la première fois, Georges Raymond avait plus envie de reculer que d’avancer ; mais il avait un certain tact naturel et s’était formé tant bien que mal à travers sa vie de lutte et de misère.

— Mon ami Georges Raymond, que vous m’aviez autorisé à vous présenter, vicomtesse, dit Hector d’Havrecourt à Mme  de Saint-Morris ; un puritain sans le savoir, un Hippolyte qui a laissé au vestiaire ses flèches et son carquois.

Cette présentation fantaisiste fit rougir jusqu’aux oreilles Georges Raymond. Il salua pour déguiser son embarras.

— Si monsieur Georges Raymond trouve ici quelque distraction, il nous fera le plaisir de revenir, je l’espère, dit Mme  de Saint-Morris dont l’attention fut presque aussitôt détournée par l’arrivée d’un personnage à gros dos qui vint lui baiser la main avec fracas.

Hector d’Havrecourt avait disparu de nouveau pour aller faire sa cour aux dames de l’entourage, en sorte que le malheureux jeune homme resta tout à coup planté sans contenance en face des batteries féminines de la vicomtesse. Il vit là des yeux, des cheveux, des dents, des sourires, des épaules qui lui donnèrent un moment de vertige.

— Je dois faire la figure d’un idiot, se dit-il en jetant un regard de détresse auteur de lui.

Heureusement le vicomte vint à repasser.

— Mon cher ami, lui dit Georges en s’accrochant à son bras, je n’ai aucune habitude du monde ; je retourne bien vite dans mon trou, dont je n’aurais pas dû sortir.

— Imbécile ! lui répondit Hector à l’oreille, je t’ai justement amené ici pour te faire perdre te gaucherie de provincial. Viens avec moi et si, dans vingt minutes, tu n’as pas l’aplomb qui convient et perdu ton air hébété, je te déclare impossible, et te réexpédie pour toujours dans ta pension de la rue Saint-Jacques.