Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/22

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 123-129).


XXII

DOUBLEDENT.


Le jeune avocat jeta un nouveau coup d’œil sur la carte de l’inconnu, qui ne contenait qu’un nom propre formidable, sans aucune indication d’adresse ni de profession : A. Doubledent.

— Faites entrer, dit-il à la veuve Michel qui avait laissé la porte de dégagement entr’ouverte et consultait avec inquiétude le visage de son maître pour savoir si cette visite était de bon ou de mauvais augure.

L’individu qui se présenta pouvait avoir une cinquantaine d’années. Il avait l’encolure épaisse, les cheveux ras et grisonnants, le teint couperosé, l’œil cauteleux et pénétrant. Une expression de bonhomie sardonique, un mélange de finesse et de trivialité rendaient sa physionomie joviale au premier abord ; de plus près elle était sinistre. Le sourire obséquieux qui régnait sur ses lèvres disparaissait quelquefois pour faire place à une contraction brutale, et quand il riait une rare expression de cynisme se répandait sur ses traits.

Il était difficile de ne pas être frappé d’une pareille figure. Sa tournure, son costume, une cravate blanche assez négligemment nouée autour du cou dénotaient d’ailleurs un homme de loi ; on pouvait le prendre au hasard pour un notaire de province, pour un commissaire-priseur ou pour un huissier.

Il s’assit sans façon dans le fauteuil que Georges Raymond lui indiquait de la main, et fixant sur le jeune homme un regard perçant, qu’il savait adoucir quand il voulait jusqu’à la bénignité :

— Je suis la personne dont M. Karl Elmerich vous a parlé, lui dit-il.

— J’étais prévenu, en effet, de votre visite, monsieur, répondit Georges, et l’on m’avait dit votre nom.

— Un nom de requin, n’est-ce pas ? fit Doubledent en riant d’un assez gros rire, mais je n’en suis pas plus méchant pour cela, et je crois que nous pourrons nous entendre. Je ne suis pas sans vous connaître un peu, et je sais aussi ce que c’est que la profession. On a beau avoir du courage, du talent, du savoir, les honoraires ne sont pas lourds quand on débute, et combien de temps faut-il attendre avant de mettre la main sur un procès qui rapporte de la notoriété et des profits ! C’est vraiment une belle veine pour vous qu’une affaire comme celle dont je viens vous parler, et je suis content pour ma part qu’elle arrive a un jeune homme bien méritant comme vous.

— Merci, monsieur, dit froidement Georges Raymond, qui trouvait le personnage bien familier. Si cette affaire a l’importance que vous indiquez, j’en serai plus heureux encore pour mon ami Karl que pour moi. Si j’ai bien compris ce que m’a dit M. Karl Elmerich, il s’agirait d’une succession à laquelle il a droit et dont il aurait été frustré par un collatéral.

— C’est cela même, et ce collatéral la possède en vertu d’un testament révoqué par un testament postérieur que nous produirons quand il le faudra.

— Pouvez-vous me dire quel est le chiffre approximatif de cette succession, quel est le titre de M. Karl pour la recueillir ? Est-ce comme héritier, est-ce comme légataire ? Où la succession s’est-elle ouverte, qui la détient ? Veuillez bien me donner quelques détails.

— Très bien, très bien ! Je vois que nous connaissons notre affaire, dit Doubledent qui avait écouté Georges d’un air approbateur, en faisant le moulinet avec ses pouces ; mais vous ne pensez sans doute pas que je puisse vous livrer un pareil secret sans savoir dans quelles conditions nos rapports peuvent s’établir. Et le ton de cette phrase signifiait : Dans quelles conditions nous pouvons traiter.

— Des conditions ! lesquelles ? M. Karl m’avait parlé de vous comme d’un ancien ami de sa famille, comme d’un parent éloigné qui voulait le faire rentrer dans ses droits par un mobile tout à fait désintéressé. Si votre démarche est dictée par un calcul personnel, ce que je conçois fort bien, veuillez, en effet, m’indiquer vos conditions, et si elles sont raisonnables, modérées, j’userai de mon influence sur M. Elmerich pour les lui faire accepter.

À ce langage, Doubledent, qui n’avait débuté par le sans façon que pour mieux tâter le jeune avocat, comprit tout de suite qu’il fallait le prendre plus au sérieux.

— Vous ne savez pas, lui dit-il, monsieur, en changeant de ton avec une souplesse qui frappa Georges, contre quels adversaires puissants il s’agit d’engager la lutte ? Vous avez du talent, sans doute, mais vous êtes jeune, vous n’avez ni l’autorité ni l’expérience que donnent les grandes affaires et qui recommandent un procès devant les magistrats. C’est une responsabilité bien grande, un poids bien lourd dont vous allez charger vos épaules. Ne pensez-vous pas que vous feriez bien d’accepter le concours…

— De qui ? De quoi ?

— De quelque grand avocat.

Georges Raymond fronça le sourcil.

— Ah ! oui, c’est cela, ne put-il s’empêcher de dire avec un sourire amer, au barreau comme ailleurs, on n’a pas le droit de devenir, il faut être arrivé ! Mais vous avez raison, monsieur, reprit-il en se contenant, je suis au barreau une fort mince personnalité, et il n’y a que les grands avocats qui peuvent plaider les grands procès, c’est entendu. Quel est donc le grand avocat que vous auriez l’intention de m’adjoindre ou plutôt de me donner comme mentor ?

Doubledent haussa les épaules.

— Allons donc ! dit-il en revenant à la bonhomie, est-ce que vous croyez que j’ai tant d’enthousiasme que ça pour les vieilles mâchoires et que je ne comprenne pas les jeunes ? Je voulais savoir ce que vous en pensiez et si vous vous sentiez les reins assez solides pour la lutte. Dieu me garde d’ôter cet atout de votre jeu.

Le jeune avocat laissa voir sur son visage une expression de joie que Doubledent saisit et commenta avec la puissance d’analyse dont il paraissait doué.

— Il s’agit donc d’une fortune bien importante ? dit Georges Raymond.

— Plus d’un million ! répondit Doubledent ; et comprenez bien ceci, continua-t-il en attachant son regard d’oiseau de proie sur le jeune avocat : je puis sortir, si je le veux, de votre cabinet, m’évanouir comme une fumée dans l’espace, sans que vous puissiez jamais avoir aucun renseignement sur la succession dent il s’agit ; votre client est littéralement à ma discrétion.

— Peut-être pas autant que vous le croyez, dit Georges Raymond essayant de jouer au fin et montrant du doigt un dossier qui était censé contenir les papiers de Karl.

Le regard de Doubledent suivit comme un trait de flamme le geste du jeune avocat.

— Je ne connais pas les pièces que vous pouvez avoir entre les mains ; mais je vous défie, monsieur, de prononcer le nom du détenteur de la succession, et de me dire seulement en vertu de quel droit M. Karl Elmerich pourrait agir.

— Mais vous l’avez dit vous-même, c’est en vertu d’un testament postérieur qui révoque…

Doubledent se mit à rire d’un rire sardonique qu’il alternait avec un gros rire de bonhomie, suivant les impressions qu’il voulait produire.

— Vous ne savez pas un mot de l’affaire, fit-il.

— Supposons-le ; où voulez-vous en venir ?

— À ceci : ne pouvant rien sans moi, vous ne ferez rien, absolument rien, sans mes conseils.

— Pourquoi pas, si vos conseils sont bons et conformes à l’intérêt de mon ami ?

— Pas d’enfantillage dit Doubledent en haussant les épaules, vous êtes trop intelligent pour ne pas comprendre que, dans cette affaire, il n’y a réellement que vous et moi.

— Vous dites, monsieur ?… fit Georges Raymond hésitant entre la crainte de froisser l’agent d’affaires et l’indignation que lui causait un pareil langage.

— Je dis, fit Doubledent prenant pour une sorte d’acquiescement à ses volontés l’embarras du jeune avocat, que M. Karl Elmerich, qui n’a pas un son vaillant, sera trop heureux de sortir de l’indigence, et ne se montrera pas exigeant sur les conditions qui lui seront proposées. Il fera ce que vous voudrez, vous voudrez ce dont nous conviendrons.

Les hommes qui spéculent sur l’improbité des autres se croient si certains, en général, de ne pas se tromper, qu’ils ne comptent pas avec les exceptions. L’attitude de Georges Raymond était, d’ailleurs, bien faite pour abuser Doubledent ; il paraissait hésitant comme l’homme qui délibère avant de prendre un parti. Il reculait sur le terrain de la lutte pour ne pas se laisser emporter par le premier mouvement.

— Et la conséquence de tout ceci ? fit-il avec une altération de voix que Doubledent prit pour les dernières alarmes de la pudeur vaincue.

— La conséquence, c’est que vous êtes mon avocat, et vous me permettrez dès à présent de vous traiter comme tel. Vous savez que les bons clients ne reculent pas devant les provisions. J’ai là dans mon portefeuille quelques billets de mille francs qui demandent à faire votre connaissance, sans préjudice, bien entendu, des conditions particulières auxquelles nous nous entendrons sur l’affaire elle-même.

Et, en parlant ainsi, Doubledent fouillait tranquillement dans la poche de son paletot ; mais quand il en eut tiré son portefeuille, il vit le jeune avocat immobile devant lui, la bouche pleine de dédain, le front pâle.

— C’est la dernière des infamies que vous venez me proposer là ! — Le jeune homme avait vu passer, dans ses souvenirs, la scène du même genre que lui avait racontée d’Havrecourt.

Au geste, aux paroles du jeune avocat, Doubledent s’était arrêté tout court. Une expression de cynisme extraordinaire se peignit sur sa figure, il éclata de rire.

— Ah ! nous en sommes encore là ! s’écria-t-il en repliant lentement son portefeuille et en jetant sur Georges Raymond un regard plein de sarcasmes, nous refusons les présents d’Artaxerxès de papa Doubledent ! Cela vous passera ; mais tâchez que ce soit bien vite, car il en est de la vertu des hommes comme de celle des femmes, passé un certain âge, ça ne trouve plus marchand.

Et il disparut en faisant entendre un ricanement prolongé qui mit la vieille Michel tout en émoi.

Pendant ce temps, Georges restait abîmé dans ses réflexions. Dans l’intérêt de Karl, n’aurais-je pas mieux fait de feindre d’entrer dans les vues de cet homme ? se dit-il.

Tout à coup il se leva, porta les mains à son front avec un geste de désespoir, et s’écria :

— Je comprends à présent pourquoi je ne réussis pas. Je n’ai point de présence d’esprit. Je ne sais rien de cet homme et je n’ai pas même songé à lui demander son adresse !