Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/19

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 108-112).


XIX

LE BUREAU DE RÉDACTION DU Barbare.


Montons au bureau de rédaction du Barbare.

En l’absence de Soulès et d’Oudaille, Coq ayant reçu la mission de faire le journal, commandait en ce moment comme un capitaine de navire sur un vaisseau à trois ponts.

Nous ne décrirons pas l’intérieur du bureau de rédaction ; quelques chaises autour d’une table recouverte d’un tapis vert, un canapé défoncé constituaient, suivant l’usage, tout le mobilier appréciable du local. On ne remarquait comme particularités dans cette pièce qu’un buste de la République coiffé d’un bonnet phrygien assez décoloré par le temps, pour que l’emblème eût sensiblement perdu de son caractère séditieux. Il y avait plusieurs pipes culottées sur la table mêlées à un certain nombre de chopes vides.

— Écoute, citoyen marquis, la fin de mon premier-Paris, Paris, dit Coq qui, les manches retroussées, venait d’achever l’article de tête du Barbare dont le numéro hebdomadaire devait paraître le lendemain.

« Et, pour en finir avec toutes les religions, déclama Coq, nous dirons qu’elles ont faussé la conscience humaine…

— Faussé avec un c, humaine sans h, dit le marquis qui lisait par-dessus l’épaule de Coq.

« Nous dirons… » continua Coq…

— Dis-le au moins avec une seule r. Tu écris : « dirrons. »

— Que c’est bête l’orthographe, tout de même ! fit Coq ; on voit bien que ce sont les réactionnaires qui l’ont inventée.

L’entrée subite de Léon Gaupin dans le bureau de la rédaction interrompit la lecture.

— C’est à s’ouvrir le ventre avec un tesson de bouteille ! s’écria le jeune homme en jetant avec désespoir sur la table un manuscrit qu’il tenait à la main. Voilà les Noces vénitiennes que je retrouve chez ma concierge en rentrant. Un manuscrit remis par moi l’autre jour, au tripot, à cette canaille de directeur des Délassements-Comiques, qui a gagné deux mille francs en jouant dans mon jeu. Quelle atroce déveine ! Et ce matin, blacboulé au Vaudeville ! Mon Dieu ! à quels sortilèges infernaux faut-il donc avoir recours pour faire recevoir une pièce dans un théâtre ? Faut-il s’être frotté d’une graisse particulière comme pour approcher de certains animaux, faut-il avoir avalé des étoupes, fait bouillir des petits enfants dans une marmite ? Il y a certainement un truc ; mais quel est-il ? dit le malheureux jeune homme en s’arrachant les cheveux.

— Allons, mon cher Léon, un peu de courage, un peu de patience, lui dit en essayant de le consoler Karl Elmerich qui venait de rentrer.

— Ah ! oui, parlons en, ça va bien aussi ton opéra, répondit Léon Gaupin, qui pleurait de rage.

— Tout ça, ça ne fait pas faire le journal, cria Coq, qui est-ce qui me donne trente lignes sur la nouvelle pièce des Français ?

— Je vais te les faire, dit Belgaric qui venait d’entrer accompagné de sa maîtresse.

Pendant que celle-ci, assise sur le canapé, recevait les compliments ironiques du marquis, Belgaric venait d’achever un article théâtral qui se terminait ainsi :

« Le jeune débutant qui fait le rôle de Boursier-Gandin dans la pièce, s’est montré du dernier mauvais ; il n’a aucune idée de son personnage. Et, quand on pense qu’il y a en ce moment à l’Odéon un artiste de premier ordre, du nom de Belgaric, auquel personne n’a songé pour ce rôle, c’est à désespérer de l’avenir du Théâtre-Français. »

— Mon cher, dit en entrant au marquis Gédéon Mathieu, je viens de rencontrer sur le boulevard des Italiens, près du café Tortoni, la créature la plus ravissante, la plus affolante, la plus bouleversante ! un air de tête, une couleur de peau, un regard velouté, des formes ! Ah ! j’en ai encore les yeux malades, le poil hérissé, la chair de poule ! tiens, rien que d’en parler… tâte mon pouls…

— Garçon de cabinet ! une douche à monsieur.

— Croyez-vous que ça fasse faire le journal, tout ça ! cria Coq de nouveau. Je n’ai pas encore l’article sciences.

— L’article sciences, voilà ! voilà ! dit Gédéon Mathieu en s’emparant d’une plume et en cherchant du papier.

Le docteur Gédéon Mathieu écrivit au courant de la plume un article de sciences qui se terminait ainsi :

« Cette grande loi de la syphiliopathie moderne avait été découverte depuis longtemps par le docteur Gédéon Mathieu, actuellement, 6, rue Bertin-Poirée, de une heure à trois, dont les cures merveilleuses pour les maladies des yeux, des oreilles et des voies urinaires, sont universellement connues. »

En ce moment, deux plis cachetés furent apportés à Coq qui, malgré le tapage des rédacteurs ordinaires et extraordinaires du Barbare, continuait à vaquer à ses n fonctions, en envoyant à une petite imprimerie de la place Saint-André-des-Arts les divers articles qu’il réunissait tour à tour.

La première lettre que décacheta Coq contenait ces mots : « Citoyen, vous venez de prouver pendant ces huit jours que vous êtes un homme à poil, on ne l’oubliera pas, Rendez-vous ce soir au Lézard-Vert, en comité supérieur. Brûlez. F. P. C. »

Une expression de satisfaction parut sur les traits énergiques de Coq en lisant cette lettre cabalistique, émanée du chef occulte qui avait dirigé, sous le nom de Soulès, la réunion clandestine de la rue Bergère. Il la brûla sans mot dire.

L’autre lettre lui fit faire une grimace épouvantable, et il en conféra immédiatement avec le marquis.

— Messieurs, une crise se déclare ! dit le marquis prenant immédiatement la parole. L’imprimeur refuse de faire paraître le numéro de demain, si on ne lui allonge pas immédiatement un billet de mille pour les numéros arriérés.

— Je croyais que Berg-op-Zom les avait payés, dit Belgaric.

— Et quand même il les aurait payés, citoyen ? répondit pondit Coq fièrement ; n’avons-nous pas des frères à soutenir ?

— Où est le commanditaire ? Qu’on aille chercher le commanditaire ! s’écria Gédéon Mathieu. Je viens de le voir en bas, au café, avec Marius Simon.

— Marius Simon, seul avec Berg-op-Zom ! Berg-op-Zom alors est tapé, dit le marquis, l’appel de fonds ne sera pas répondu.

— Mais ce serait la mort du Barbare, s’écria Coq ; car l’imprimeur le déclare, il ne fera plus un sou de crédit si on ne paye pas.

— Malheur ! le Barbare est menacé de mort.

— Sauve le Barbare !

— Sauvons le Barbare !

— Marquis, il n’y a que toi qui puisses sauver le Barbare ! s’écria d’une commune voix la rédaction.