Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/10

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 54-58).


X

AUTRE HISTOIRE.


Karl Elmerich était un jeune homme d’environ vingt-quatre ans, à peu près de la taille de Georges. Il avait de grands cheveux blonds gracieusement ondulés, l’œil bleu d’une douceur presque féminine, le teint blanc et les traits d’une rare pureté de lignes. Sans la négligence de ses vêtements et de sa tournure, la remarquable beauté de son visage aurait paru plus frappante encore.

Quoique Karl fût d’origine alsacienne par son père et sa mère, comme il avait été élevé dès le bas âge à Valenciennes, il n’avait pas le moindre accent tudesque ; le charme de sa voix était pur de tout alliage étranger.

― Je suis bien heureux de te trouver, dit Karl à Georges Raymond qui sortit avec lui dans la salle des Pas-Perdus.

― Qu’as-tu ? lui dit Georges en remarquant sa préoccupation.

― C’est bien bizarre ce qui m’arrive, répondit Karl en prenant son ami par le bras. Il paraît que je peux prétendre à une succession.

― Et c’est là ce qui te rend triste ? fit Georges.

― Cela ne me rend pas triste ; mais j’étais habitué à la pauvreté, et s’il me fallait y retomber après avoir cru en sortir, je craindrais que cela ne me rendît plus malheureux qu’auparavant.

― Quel enfantillage ! mais raconte-moi donc cette histoire, dit Georges en l’amenant dans un coin écarté.

― Ce matin, à huit heures, figure-toi qu’on frappe à ma porte ; j’ouvre, j’aperçois un monsieur âgé qui me dit, en regardant les papiers qu’il tenait à la main et après m’avoir considéré avec la plus grande attention :

― Vous êtes bien monsieur Karl Elmerich, né à Valenciennes le 25 décembre 1842 ?

― Oui, monsieur, lui dis-je.

― Votre mère s’appelait bien Jeanne Dolfus ?

― Oui, monsieur.

― Vous ne l’avez jamais connue ?

― Non, monsieur.

― C’est bien à l’hôpital Saint-Sauveur de Valenciennes qu’elle est accouchée ?

― Mais enfin, monsieur, toutes ces questions… lui dis-je en me sentant remué au fond de l’âme par tous ces affreux souvenirs de ma naissance que je t’ai racontés.

― Vous êtes libéré du service militaire ? continua le vieux monsieur.

Je lui offris une chaise sans rien répondre.

― Oui, je comprends, mon ami, les sentiments que vous devez éprouver, j’ai ravivé sans le vouloir des souvenirs douloureux. C’est que, voyez-vous, mon enfant, vous ne pouvez savoir à quel point vous m’êtes cher et combien je suis heureux de pouvoir constater que vous êtes bien l’enfant que je cherche depuis tantôt quinze ans. Je suis un ancien ami de votre famille que des circonstances, inutiles à vous dire maintenant, ont longtemps éloigné de la France où vous restiez pendant ce temps-là sans protecteur et sans appui. Ah ! que de larmes j’ai versées sur le sort de votre mère que j’ai connue si jeune et si belle, pauvre enfant !

Grâce à un hasard providentiel, je sais, relativement à votre naissance, des secrets que vous ignorez. Je suis vivant, Dieu merci ! et ne vous laisserai pas plus longtemps dans le triste état où je vous retrouve. Apprenez donc que vous n’êtes pas sans fortune et que vous avez droit à une succession importante que je saurai vous faire retrouver.

― Comprends-tu ma surprise, et je dirai presque mon attendrissement, en entendant ce récit ?

― Attends ! dit Georges en l’interrompant, cet homme ne porte-t-il pas des lunettes bleues ?

― Du tout, répondit Karl, c’est un gros homme à l’air bon enfant, et qui m’a inspiré beaucoup de confiance.

― Cela n’a en effet aucun rapport, se dit Georges à lui-même en repoussant le rapprochement qu’il avait fait tout à coup entre le visiteur de Karl Elmerich et le négociateur matrimonial de d’Havrecourt. L’un est vieux, l’autre jeune encore ; le premier est brutal, le second est doucereux. Et, d’ailleurs, je me souviens que, dans l’histoire de d’Havrecourt, il s’agissait, comme héritier, d’une vieille fille.

― Eh bien ! la suite de l’histoire, voyons ? reprit Georges singulièrement intéressé par ce récit inattendu.

― J’arrive à la fin : il m’a dit que, dans l’intérêt de la succession à laquelle je pouvais prétendre, il y avait une très grande urgence à prendre des mesures, qu’il fallait qu’il se mît immédiatement en campagne, que la prescription, je ne sais pas trop ce que c’est, pouvait être acquise contre moi, etc. Bref, il m’a prié de signer un papier qu’il m’a lu.

― Et tu as signé ?

― J’ai peut-être mal fait, je n’en sais rien. Cet homme paraissait me porter tant d’intérêt, il avait l’air si bonhomme et il me faisait si bien comprendre les périls d’un retard quelconque que…

― Diable ! c’est grave ; tu pourrais fort bien avoir eu à faire à un aigrefin ; mais enfin qu’as-tu signé ?

― J’ai lu sur le papier pouvoir, procuration, avec des termes que je n’ai pas trop compris. Ah ! j’oubliais, il m’a recommandé expressément de ne parler à personne au monde, et pour les motifs les plus graves, de la révélation qu’il était venu me faire.

― Mais, monsieur, lui ai-je dit, je ne peux pas prendre un engagement comme celui-là. J’en parlerai certainement à mon ami Georges Raymond.

L’inconnu parut vivement contrarié.

― Et qu’est-ce que M. Georges Raymond ? me dit-il.

― Un jeune avocat.

― Un jeune avocat ? Eh bien, je le verrai, mon ami. Annoncez-lui ma visite.

― Et comment s’appelle cet homme ? demanda Georges Raymond.

― Ma foi, je l’ai oublié ; pourtant je l’ai lu sur le papier qu’il m’a fait signer. Attends… Doublau !… Doulent… Doublevent… J’y suis ! c’est Doubledent.

― Dieu ! quel nom ! s’écria Georges Raymond. Et à quel chiffre se monterait cette succession ?

― Il m’a parlé de quatre ou cinq cent mille francs.

À ce moment Georges aperçut Lecardonnel, qui les regardait tous les deux avec une singulière attention. En se voyant remarqué, il feignit de chercher quelqu’un et se perdit dans la foule.