Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/07

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 35-40).


VII

UNE ÉTRANGE CONFIDENCE.


Quand les deux jeunes gens furent installés dans un cabinet particulier, Hector commanda le dîner avec une autorité nonchalante et une précision que Georges ne put s’empêcher d’admirer ; mais il n’avait pas d’appétit et ne put toucher à rien. Quand on fut au café, Hector, se renversant sur un canapé et lançant au plafond la fumée de son cigare, dit à Georges :

― Mon cher, je suis dans un pétrin épouvantable, et il n’y a plus qu’un mariage riche qui puisse m’en tirer ; et ce mariage, j’y touche presque du doigt : Quatre millions de dot et une jeune fille d’une incomparable beauté !

― Il n’y a que toi, vraiment, pour avoir de ces chances-là, dit Georges qui pensait de nouveau à la belle jeune fille qu’il avait rencontrée quelques heures auparavant à Notre-Dame.

― Oh ! attends, je suis bien loin de compte encore. Le premier point était de se faire aimer ; je crois que j’y suis arrivé. Mais une jeune fille de dix-huit ans vous aime, tant qu’elle n’a pas rencontré dans le monde un autre jeune homme dont les yeux lui paraissent plus langoureux ; de là la nécessité de mener les choses rondement.

― Et comment l’entends-tu ?

― C’est bien simple, je n’ai pas le sou… du moins comparativement à elle, fit Hector en se corrigeant ; elle ne m’épousera pas sans un cas de force majeure. J’ai songé à créer la force majeure.

― Un enlèvement !

― Peut-être, dit Hector de ce ton de légèreté avec lequel on déguise quelquefois une pensée plus sérieuse ; mais, avant d’en arriver là, il faut avoir établi son empire sur le corps et sur l’âme… La jeune fille dont il s’agit est pure comme le lis qui vient d’éclore ; mais, puisqu’elle a du penchant pour moi, j’étais en train ces jours-ci de chercher par quel moyen je pourrais bientôt couper les ailes à cet ange, lorsqu’un individu, un être effroyable, tombe chez moi un beau matin et me tient à peu près ce langage :

― Monsieur le vicomte, je connais vos affaires comme vous-même, ne me demandez ni pourquoi, ni comment, ce serait du temps perdu. Vous n’avez plus de patrimoine, vous avez deux cent mille francs de dettes que tous ne payerez jamais sans un miracle, et le miracle consisterait pour vous à épouser Mlle de *** (tu comprends que je tais les noms), qui est une des plus riches héritières de France. Niez, discutez, cela m’est égal ; mais ce qui est certain, c’est que seul je puis vous la faire épouser et que vous n’arriverez à rien si je ne m’en mêle pas.

La netteté de parole de cet homme, son aplomb, sa fausse bonhomie, sa souplesse, le regard perçant qu’il dirigeait sur moi à travers ses lunettes vertes, m’ôtèrent toute envie de disputer sur les protocoles, et je lui répondis avec la même précision :

― Vous venez me proposer un marché. Quel prix y mettez-vous ?

― Un tiers de la dot, ou plutôt de la succession.

― De la succession ?… Je ne comprends pas.

― Je le crois sans peine, monsieur le vicomte. C’est là qu’est le mystère, hic jacet lepus ; et ce mystère, le voici : Mlle de *** ne jouit de son immense fortune qu’en vertu d’un testament révoqué par un testament postérieur parfaitement en règle et dont nul ne connaît l’existence, pas même la légataire universelle, qui est une vieille fille vivant obscurément d’un bureau de tabac dans une sous-préfecture de 3,500 habitants.

― Et en quoi consiste la combinaison ? je ne saisis pas encore, dis-je à cet étrange personnage.

― La combinaison, la voici : j’achète les droits successifs de l’héritière et je vous les revends ; j’achète cinq cent mille francs et je vous revends deux millions cinq cent mille francs, soit sur une succession de quatre millions : un million pour moi, deux millions cinq cent mille francs pour vous, plus les charges de l’opération, que vous aurez à supporter.

― Tudieu ! quelle opération ! dit Georges Raymond qui méditait sur la valeur intrinsèque de cette combinaison ; quel joli coquin !

― Tu n’aurais peut-être pas manqué de t’indigner ? Je lui répondis tranquillement : Pourquoi, ayant acheté les droits successifs de l’héritière, ne les gardez-vous pas tout simplement pour vous ? L’affaire serait encore bien meilleure.

― Bien dit ! fit cet homme avec une inimitable expression de causticité. J’aime qu’on comprenne les affaires et je vous répondrai sans détour : Vous êtes le cheval de renfort à l’aide duquel je monte la côte, j’ai besoin de vous pour consommer l’opération comme vous avez besoin de moi pour sortir de l’abîme, je suis la main qui tient l’instrument, vous êtes le davier qui extrait la molaire.

― Et sans m’arrêter à vos métaphores, monsieur, quelle preuve donnez-vous, lui demandai-je, de la réalité des faits sur lesquels se base cette spéculation ?

― La seule preuve que je veuille vous donner en ce moment et la meilleure, dit ce gnome, c’est que je vous prêterai 20,000 fr., que vous ne trouveriez pas en ce moment au poids de votre chair sur la place de Paris, dès que nous serons d’accord sur les termes de notre traité, et voici des arrhes, trois mille écus seulement, dont vous devez avoir besoin. Ne me remerciez pas, vous m’humilieriez ; je ne fais rien pour rien, et vous demeurez mon otage.

― Et tu as pris cet argent ? dit Georges avec une vivacité dont il ne fut pas maître.

― Du tout ! répondit d’Havrecourt dissimulant par une bouffée de cigare une rougeur qui se dissipa rapidement ; pour qui me prends-tu ? J’ai congédié du bout du doigt les billets de mille francs qu’il avait déjà déposés sur ma cheminée, et je lui ai répondu froidement : Je réfléchirai.

― L’histoire est étrange, en effet, dit Georges Raymond qui recueillait son impression avant de la formuler.

― Voici maintenant le service que j’ai à te demander, continua Hector, il faut que je sache ce que c’est que ce forban.

― Tu as son nom, son adresse ?

― Non, fit Hector avec une légère hésitation qui n’échappa point à Georges. Il m’a dit qu’il reviendrait dans une quinzaine de jours chercher une réponse définitive.

― Et tu le recevras ?

― Pourquoi pas ? Est-ce que tu me crois assez bête pour avoir plus de vertu que mon siècle, et si, sans commettre aucune infamie, bien entendu, on peut se servir de ce coquin, ne fût-ce que pour lui arracher un secret qui menace une famille honorable, tu ne veux pas qu’on le fasse ?

― Ah ! ceci c’est autre chose, dit Georges Raymond en suivant Hector dans le nouvel ordre d’idées où il l’attirait avec son adresse ordinaire.

― Il faut absolument que je feigne d’entrer dans les vues de ce drôle, qu’au besoin tu me secondes. Je suis en présence d’un aigrefin de première force, et je ne connais pas assez la loi pour m’engager sans conseil sur le terrain où il veut m’attirer. À trompeur trompeur et demi ; ce serait plaisir que de rouler un pareil coquin. Je voudrais savoir, pour le cas où je serais forcé d’en passer par ses fourches caudines, jusqu’à quel point l’acte serait valable, et comment je pourrais le prendre dans ses propres filets tout en paraissant y tomber.

Si le garçon de restaurant ne fût pas entré à ce moment dans le cabinet, Hector n’eût pas manqué d’apercevoir l’impression qu’il venait de produire sur Georges Raymond.

Avec l’instinct précoce que développe la pratique des affaires, avec une pénétration qui n’excluait pas chez lui l’extrême confiance, il avait deviné que déjà Hector s’était lié avec ce honteux personnage ; que, sans doute, il savait son nom et ne voulait pas le dire par un reste de prudence ; que, très probablement, il avait touché l’argent impur qu’on était venu lui offrir ; qu’enfin, après avoir accepté ce honteux marché, il cherchait le moyen de tromper son complice.

Georges allait parler, il allait interroger Hector, il allait lui dire ce qu’il pensait de ce trafic matrimonial, mais une pensée rapide traversa son esprit. Il se rappela combien de fois il lui était arrivé de se créer des embarras par un excès de franchise. Il se souvint de toutes les mésaventures qui lui étaient arrivées en suivant l’impulsion du premier mouvement.

Ensuite, il se demanda si Hector était réellement coupable ; si en le soupçonnant d’avoir conclu ce marché, il ne lui faisait pas, dans le fond de son cœur, un outrage gratuit et immérité. N’était-ce pas, en effet, pour défendre les intérêts d’une famille menacée d’une odieuse spéculation qu’Hector avait consenti à entrer en rapport avec cet agent matrimonial ? N’était-ce pas son droit, son devoir même ?

Voilà de quelle façon Georges Raymond plaidait instinctivement les circonstances atténuantes en faveur du vicomte, et quand, d’un geste, Hector eut congédié le garçon, Georges fut en mesure de répondre avec assez de sang-froid pour ne pas se trahir :

― Mon cher Hector, tu sais que je te suis tout dévoué ; je tâcherai, si je le puis, de te donner un bon conseil.