Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/05

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 23-29).


V

CALEMBREDAINES.


Malgré l’effort qu’il avait fait en sortant de l’église Notre-Dame pour chasser de son souvenir la ravissante apparition qui l’avait frappé, Georges Raymond y songeait encore en montant les escaliers de la pension bourgeoise, et, lorsqu’il entra dans la salle, cette préoccupation, ajoutée à tant d’autres, rendait son aspect assez rébarbatif.

Au milieu du bruit des voix, des assiettes et à travers la fumée qui remplissait déjà la salle, car on était au café, l’arrivée de Georges produisit un certain froid.

― Servez monsieur ! cria le père Lamoureux.

Servez monsieur ! Donc Georges n’était pas bien noté, comme l’indiquait assez la sécheresse de la formule.

Parmi les jeunes gens qui se trouvaient là, deux seulement l’accueillirent avec une apparence de cordialité, Léon Gaupin et Marius Simon.

Karl Elmerich était déjà rentré chez lui pour travailler et attendait vainement Léon Gaupin qui devait lui lire, dans la soirée, le troisième acte de son opéra.

Soulès et Oudaille, en voyant Georges, se contentèrent d’un simple : Ça va bien ?

Georges Raymond, en n’apercevant pas Karl, était allé s’asseoir à une petite table séparée, destinée aux retardataires.

― Allons, à la table des pénitents ! Vite, cria le père Lamoureux en fouaillant de sa serviette un jeune garçon de table encore novice, et en le dirigeant du côté de Georges Raymond.

― Et moi, je dis que l’empire bat de l’aile, et que tout va se défoncer au premier jour, cria un nommé Coq, en reprenant la discussion au point où elle paraissait être restée à l’arrivée de Georges.

Coq était un ouvrier serrurier qui avait cessé de travailler de son état pour s’occuper de politique ; homme énergique et violent, il était le bras droit de Soulès, qui l’obligeait de sa bourse, l’avait placé dans son journal et l’invitait de temps en temps à dîner.

― Eh ! mais, dites donc, vous, là-bas, c’est de la politique à tout casser, dit Marius Simon de sa place. Si vous voulez que nous allions ce soir coucher à Mazas, allez donc arranger un peu les serrures.

On se mit à rire pendant que l’abbé Ecoiffier se levait pour fermer la porte de la salle no 1, où il pouvait y avoir quelque fâcheux.

― C’est possible que j’aie été serrurier, cria Coq encore plus fort, ça ne déshonore pas et ça vaut bien de la peinture, surtout quand elle n’est pas bonne.

― Touché ! Marius, xiss, xiss, xiss ! dit le marquis quelque peu lancé en levant sa fourchette en l’air.

― Messieurs, voulez-vous que je vous fasse l’apologue de l’ours mal léché et du chat-botté ? repartit Marius Simon avec son sang-froid ordinaire. Coq sera représenté à quatre pattes, pendant que le marquis essayera de le savonner avec du vinaigre de Bully et de la potasse, touchante image de la démocratie, recevant des soins de propreté des mains de la noblesse, et moi je peindrai ce tableau tant bien que mal pour la plus grande gloire de Soulès, à la santé de qui je porte un toast vainqueur !

Le gros de la table rit de cette bouffonnerie ; mais Soulès et Oudaille soutinrent leur dignité.

― De la noblesse, il n’en faut pas, dit Coq persistant dans le même sujet avec l’obstination particulière aux illettrés qui ne savent pas couper court sur une discussion qui peut gêner les auditeurs, il y a assez longtemps qu’on nous embête avec les nobles, les calotins et toute la séquelle, et le moment n’est peut-être pas éloigné où l’on jettera tout cela dans la hotte.

― Bravo ! bravo ! crièrent Oudaille et Soulès.

― Attrape, curé ; attrape, marquis, dit Léon Gaupin.

― Lui ! dit le marquis en désignant l’abbé Ecoiffier qui faisait des gestes pour qu’on criât moins fort, il sera nommé grand-pontife de la déesse Raison et moi surintendant des menus plaisirs du prochain comité de Salut public.

― Messieurs, on ne parle pas politique, vous savez, dit le père Lamoureux qui entendait tout ce vacarme de sa cuisine.

― Tu es comme les sergents de ville, tu arrives quand il n’y a plus d’arrestations à faire, lui dit Marius Simon qui était son ami intime et lui devait plus de deux mille francs.

― N’amène donc pas Coq ici, dit Oudaille à l’oreille de Soulès, à qui il essayait vainement de l’enlever depuis un mois, c’est un imbécile.

Pendant ce temps, Ecoiffier et son compère Lecardonnel, ancien avoué à Amiens, paraissaient observer avec attention tous les mouvements de Georges Raymond. Ils ne l’avaient pas quitté des yeux depuis son arrivée et échangeaient de temps en temps quelques mots à voix basse.

― Doubledent doit aller voir le jeune héritier après-demain, dit Ecoiffier ; mais il y a cent à parier contre un que l’enfant ne saura pas garder un secret et qu’il en parlera à son ami l’avocat. En tout cas, j’ai prévenu Doubledent de leur intimité.

― Il sera peut-être nécessaire de les brouiller, répondit Lecardonnel sur le même ton.

― J’y ai déjà songé.

― Voilà l’abbé qui complote un report et Lecardonnel un prêt à dix du cent avec des crocodiles empaillés, fit Marius Simon.

― Respect à Lecardonnel, messieurs ! Il m’a escompté une lettre de change à quatre-vingt-dix jours sur papa Gaupin, et sa tête me sera sacrée jusqu’à l’échéance.

― Et si papa Gaupin ne paie pas, on prendra jugement et on te coffrera.

― D’abord, on ne coffre plus, dit Oudaille à qui Lecardonnel envoyait ses affaires contentieuses et qui n’aimait pas qu’on mît son correspondant sur la sellette.

― M. Gaupin père payera, dit Lecardonnel. L’effet est causé valeur en frais d’examens, et ce n’est pas ma faute si M. Gaupin fils passe ses examens avec Mlle Bouton-de-Rose au lieu de les passer à la Faculté.

― Bien dit, vieux Lascar ! Cent écus et tu as mon estime.

Tout à coup la porte s’ouvrit brusquement :

― Qui est-ce qui parle de Bouton-de-Rose ici ? dit en entrant d’un petit air dévergondé Bouton-de-Rose en personne, accompagnée de Belgaric, de l’Odéon, suivi lui-même de sa maîtresse la grosse Zoé, connue généralement sous le nom de Zoé-Canada.

À peine celle qu’on appelait Bouton-de-Rose eut-elle paru sur le seuil de la porte, que Léon Gaupin se précipita vers elle, l’enleva dans ses bras comme une enfant et la promena en triomphe autour de la table.

Léon Gaupin était amoureux fou de cette fille, qu’il avait rencontrée dans un bal et qui lui glissait des mains comme une anguille dès qu’il n’avait plus d’argent. Elle était d’ailleurs extrêmement jolie, très effrontée, se souciait fort peu de Léon Gaupin, et ne venait à la pension de temps en temps que pour voir Karl, dont elle était éprise et qui ne faisait pas attention à elle. Gaupin ne l’avait pas vue depuis huit jours, et c’était un pur caprice qui l’avait amenée à la pension en rencontrant Zoé-Canada, qui s’y rendait avec Belgaric.

― Jacquinet, voyez pour ces dames, cria d’un ton sec le père Lamoureux, à l’apparition d’un sexe dont il redoutait toujours l’invasion dans son établissement.

― Flûte ! J’ai envie de m’en aller, dit Bouton-de-Rose en voyant que Karl n’était pas là.

― Ah ! oui, essaye donc un peu pour voir, dit Gaupin en bataillant avec elle et en la forçant à s’asseoir à côté de lui.

― Canaille de directeur ! fit Belgaric en dépliant sa serviette. On devait me donner le rôle de Pallas à la première reprise de Britannicus, et c’est cet ivrogne de Dolbeau qui l’emporte. Ayez donc le talent de Talma ou de Lekain, voilà à quoi ça sert quand l’art est dégradé.

― Allons, bon ! dit Gaupin, à l’oreille de qui Bouton-de-Rose venait de se pencher gentiment, voilà Bouton-de-Rose qui attaque déjà la question monétaire. Vous entendez, Lecardonnel, il va falloir que je passe un nouvel examen.

Georges Raymond, absorbé par ses réflexions, n’écoutait rien de ce qu’on disait.

― Vous étiez venu pour M. Karl, et justement il n’est pas là, lui dit Ecoiffier d’un ton mielleux.

― Je le verrai un autre jour, répondit Georges en laissant tomber la conversation.

― Dis-donc, bichette, faut pas parler d’argent, dit Marius Simon, tout le monde n’a pas de linge, ici.

― Et nous ne sommes pas au boulevard, ajouta brutalement Coq.

― Qu’est-ce que c’est, espèce de journaliste en serrures ? dit Bouton-de-Rose en avançant son joli museau.

― Va donc, pané ! fit Zoé-Canada qui était commune comme du pain de munition.

― Zoé !

― Qui est-ce qui va recevoir des claques ?

― Voilà ! dit Bouton-de-Rose, en souffletant légèrement Gaupin et en jetant sa serviette à la figure de Coq.

Cette scène allait dégénérer en querelle lorsque le garçon entra dans la salle à manger et cria :

― Monsieur le vicomte d’Havrecourt fait demander si M. Georges Raymond est là ?

Au mot de vicomte, un hourrah se fit entendre.

― Un vicomte ! des vicomtes ici ! Tu connais un vicomte ? Alors prête-moi cent sous, dit Léon Gaupin en tendant la main à Georges Raymond.

― Messieurs, un instant, je suis gentilhomme ! cria le marquis.

― Toi, gentilhomme ! fit Coq, montre donc tes parchemins !

― Je suis le marquis Gontran de Cimeuse-Veran, comte de Taillebourg et baron de Crozes. Arrière, canailles ! Je me couvre devant ces manants, continua le marquis en se levant et en se couvrant en effet du premier chapeau qui lui tomba sous la main.

À l’instant, d’effroyables renfoncements vinrent pleuvoir sur le chapeau du marquis, tandis que le marquis lui-même disparaissait sous la table au milieu des éclats de rire et du tohu-bohu.

Georges Raymond profita de la mêlée pour se lever et disparaître.