Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/Épilogue

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 336-338).


ÉPILOGUE


Georges Raymond ne mourut pas et fut sauvé à la suite d’une longue convalescence. Karl Elmerich, échappant à la surveillance de ses gardiens et ne pouvant supporter le poids de ses remords, avait su le retrouver. Il le soigna avec un admirable dévouement.

Mais Georges sut qu’il aimait Mlle de Nerval et qu’il avait l’espoir d’en être aimé. Trop brisé par le cœur pour pouvoir se consoler, et trop fier pour se résigner au rôle humilié de soupirant évincé et d’ami protégé, il ne voulut rien accepter de Karl, malgré sa tendresse pour lui ; il ne voulut pas revoir Mlle de Nerval.

Et, en effet, que serait-il advenu, quand bien même elle l’eût aimé ? Il n’avait pas de fortune, et il ne pouvait pas, en l’épousant, sacrifier son ami Karl et recevoir une dot de sa main. Il quitta Paris au mois de juillet suivant, époque à laquelle toutes les difficultés pendantes avec la famille de Nerval pouvaient être considérées comme aplanies par la perspective d’un mariage dont la convenance s’indiquait d’elle-même. M. de Marcus conduisit toute cette affaire avec une prudence consommée.

Doubledent fut trop heureux de recevoir cinq cent mille francs contre la remise de toutes les pièces établissant la filiation de Karl ; car il voyait venir le moment où les parties intéressées se passeraient de lui ; ne voulut pas laisser entre ses mains des pièces compromettantes pour la mémoire de Daniel Bernard, et Doubledent était trop intéressé à se taire, à cause de certaines particularités de cette affaire, pour ne pas s’exécuter fidèlement.

Hector d’Havrecourt avait quitté la France le lendemain de son duel et pris du service en Prusse où il fit un brillant avancement pendant la guerre franco-allemande ; il épousa une riche héritière l’année suivante. Incapable d’oublier son injure, il envoya alors au comte de B*** une carte ainsi conçue : « Hector d’Havrecourt, colonel dans l’armée prussienne, officier de S. Exc. le feld-maréchal de Moltke, toujours vainqueur. »

Doubledent, devenu plusieurs fois millionnaire, a été gravement compromis dans une affaire de fournitures de l’armée ; mais sa grande fortune et son audace lui ont permis de sortir sans peine de cette dernière crise. Il est aujourd’hui un de nos plus puissants capitalistes ; il s’est fait nommer membre du conseil municipal, et veut être député.

Marius Simon, complètement arrivé, vient d’être nommé membre de l’Institut. « Qui m’eût jamais dit que je serais entré dans cette cage à mouches ? » disait-il dernièrement à Cambrinus, qui a fait depuis le chemin que l’on sait.

Isabeau est encore une des étoiles de première grandeur du monde galant. L’histoire vraie du coffret, qui a été connue depuis, ne paraît pas lui avoir fait grand tort.

Qu’est devenu, au milieu de tout cela, Georges Raymond ? On ne le revit pas. Il paraît certain qu’il fut tué à la bataille de Patay où il combattait parmi les mobiles du Calvados. Peut-être fut-il frappé d’une balle sortie d’un bataillon prussien, commandé par d’Havrecourt. Il y a des fatalités inexpiables. Quoiqu’il eût une belle âme et une grande intelligence, Georges Raymond ne put vaincre le destin.

Quant à Karl Elmerich, il épousa Mlle de Nerval, sans hésitation de la part de M. de Marcus, qui voulait bien connaître le mari qu’il donnait à sa nièce. Il obtint pour lui, quelque temps avant la guerre, l’autorisation de porter le nom et les armes de Marcus. Trop riche et lancé dans un trop grand monde pour faire de la musique une profession, Karl est devenu un des protecteurs les plus éclairés des artistes. Il donne des fêtes magnifiques où Mme Elmerich de Marcus apparaît dans tout l’éclat de sa beauté.

Son histoire, à elle, peut se résumer en un mot. Elle avait aimé d’Havrecourt, elle aurait aimé Georges, elle aima Karl.