LXXIV.

M. Rossel n’a pas de chance ! Qu’est-ce que c’est que M. Rossel ? le successeur provisoire du citoyen Cluseret. Oh ! provisoire est bien le mot. La Commune lui a confié la direction des choses militaires, et il l’a acceptée, mais avec un air de hauteur. Ce « communeux » m’a tout l’air d’un aristocrate. Quoi qu’il en soit, il n’a pas joué de bonheur. À peine s’était-il chargé du salut de Paris, que le Moulin-Saquet a été surpris par les Versaillais. Cet échec n’a pas précisément relevé le courage des fé- dérés. D’ailleurs, l’affaire est demeurée obscure, et mon concierge, qui en était, me raconte des choses étranges.


— Imaginez-vous, Monsieur, que je venais de jouer une partie de piquet avec le capitaine, et que je me disposais à faire un somme, car il était plus de onze heures du soir, lorsque je crus entendre quelque chose comme le bruit que fait une troupe en marchant Je regardai autour de moi pour voir si les autres avaient entendu ; ils étaient déjà couchés, et l’on voyait une ligne circulaire de souliers devant les petites tentes plantées en rond. Le capitaine me dit :

— Ce doit être une patrouille qui vient de la rue de Villejuif.

— Ah ! oui ! dis-je, de la barricade.

Et je m’endormis sans inquiétude. Il n’y avait pas moyen d’être inquiet en effet. Le Moulin-Saquet domine toute la plaine qui s’étend de Vitry à Choisy-le-Roi, et de Villejuif à la Seine ; il était impossible qu’un homme s’approchât de la redoute sans être aperçu par la sentinelle. Donc je dormais depuis un moment, lorsque je fus réveillé par ce dialogue :

— Halte-là ! Qui vive ?

— Patrouille !

— Caporal, venez reconnaître patrouille.

— Bon, me dis-je, voilà nos amis qui viennent nous rendre visite ; on va boire un litre, bien sûr.

Et je me levai pour dire bonsoir aux camarades. Le capitaine était allé lui-même reconnaître la troupe.

— Avance à l’ordre, cria-t-il !

Le chef de la patrouille avança et répondit :

— Vengeur !

— Tiens, pensé-je, pourquoi donc parle-t-il si haut en donnant le mot d’ordre ?

Je n’avais pas achevé de me dire cela que je vis trois hommes s’élancer sur le capitaine et le renverser. En même temps deux ou trois cents gardes nationaux se précipitèrent à travers le camp, tuant à coup de baïonnette les artilleurs qui ronflaient sur leurs pièces, et faisant des feux de peloton sur les tentes où dormaient nos camarades. C’étaient tout simplement des gueux de sergents de ville qui s’étaient habillés en gardes nationaux ! Dame ! vous comprenez, dans ces moments-là, chacun pour soi et la grande route pour tous. Quand je dis : la grande route, c’est une façon de parler. Je me mis à plat ventre et me laissai rouler dans la tranchée. Il n’y avait pas de danger qu’on entendît le bruit de ma chute au milieu de la fusillade. Je me cachai, tant bien que mal, dans une espèce de creux qui était là, et qui avait été fait sans doute par un obus. De mon trou, je ne pouvais rien voir, mais j’entendais très-bien. Clic ! clac ! clic ! le chassepot fait tout à fait le bruit d’un grand coup de fouet. Et des cris à fendre l’âme ! Il y avait aussi des grincements d’essieux et des roulements de roues ; c’étaient nos canons qu’ils emportaient, ces filous ! Puis, je n’entendis plus rien que les plaintes des blessés, et je me hasardai à remonter. Ah ! Monsieur, j’étais le seul qui fût en état de se tenir debout ; les Versaillais avaient emmené tous ceux qui ne s’étaient pas enfuis ou qui n’étaient pas hors de combat ; et là-bas, on voyait courir dans la direction de Vitry ce tas de chenapans, qui se pressaient et qui avaient peur comme des voleurs qui s’en retournent. »

— Et vous ne savez pas, lieutenant, demandé-je à mon concierge, comment les Versaillais avaient appris le mot d’ordre ?

— Ma foi, non ; seulement, le commandant, qui est un brave homme, mais qui a le défaut d’aimer à se voir le nez en rouge…

— En rouge ?

— Eh ! oui, dans une verre de vin.

— Ah ! j’entends.

— Eh bien ! le commandant était allé, dans la soirée, du côté de la route d’Orléans ; il ne manque pas de cabarets de ce côté-là…

— Et vous supposez que, s’étant grisé, il a dit le mot à quelque espion ?

— Je ne jurerais pas du contraire ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que nous sommes trahis !

Hélas ! oui, pauvres gens, vous êtes trahis ; non pas de la façon dont vous l’entendez, mais trahis en effet. Ils vous trompent, ces fous ou ces criminels qui décrètent à l’Hôtel de Ville, pendant que vous mourez à Issy, ; à Vanves, à Montrouge, à Neuilly, au Moulin-Saquet ; ils vous trompent, en vous parlant de royalistes et d’impérialistes ; ils vous trompent, en vous disant que la victoire est certaine et que la défaite serait glorieuse. La victoire est impossible et la défaite est sans honneur ; car, lorsque vous tombez en criant : « Vive la Commune ! vive la République ! » la Commune, c’est Félix Pyat, et la République, c’est Vermorel.