Les Œuvres et les Hommes/Les Romanciers/Préface

Les Œuvres et les Hommes
Amyot, éditeur (4e partie : Les Romanciersp. i-vi).


PRÉFACE


De toutes les œuvres que nous passons en revue dans cet ouvrage, la plus généralement intéressante, la plus actuelle, l’œuvre qu’on pourra spécialement appeler un jour l’œuvre même du XIXe siècle est celle où nous voici arrivés. C’est le roman… Et quand je dis la plus généralement intéressante, je prie bien que l’on pèse mes paroles et qu’on n’en exagère pas la portée. Je n’entends nullement dire par là que le roman ait détrôné les autres œuvres de l’esprit humain, et leur ait ravi l’attention publique. La Poésie, l’Histoire et la Philosophie n’ont point, certes, perdu le rang qu’elles ont toujours tenu dans l’imagination ou la raison des hommes, et il est évident qu’elles le garderont. Mais il n’en est pas moins certain que le Roman, production toute moderne, a pris en ces dernières années une importance et un développement extraordinaires, qu’aucune forme littéraire n’a plus à un égal degré. Ce que, par exemple, le Sonnet fut au XVIe siècle, ce que la Tragédie fut du XVIIe siècle jusque dans les quinze premières du XIXe [1], le Roman l’est devenu à cette heure. Autrefois, si on se le rappelle, tout bambin, fait ou non pour les lettres, risquait sa tragédie. C’était sa robe prétexte intellectuelle. Aujourd’hui, tout jeune homme qui s’imagine écrivain, pond son petit roman. Quoi d’étonnant, du reste ? Le Génie, comme le Char de triomphe sur lequel la Poésie, cette dupe de ses propres images, s’obstine si bêtement à le faire monter, soulève, en passant, la poussière des imitateurs. Or, le génie le plus grand du siècle est un romancier. Comme tout le monde, à un certain moment, voulut imiter Ronsard et Desportes, et plus tard Corneille et Racine, tout le monde veut maintenant imiter Balzac.

Mais, particularité sur laquelle il faut insister ! Balzac devait venir tard… Depuis que la langue française a dit distinctement son premier mot dans le monde, elle a eu toujours des poètes, des historiens et des philosophes. Elle n’a pas eu de romanciers. Ce n’est pas la Philosophie, qui est d’hier, comme le disait, avec cette large ouverture de bec qu’on lui connaît, M. Cousin, cette pie voleuse philosophique ; — il parlait apparemment de la sienne prise à Descartes, à Reid, à Hegel, et il oubliait ces grands théologiens qui ne désossaient pas la leur de l’idée de Dieu, — non, ce n’est pas la philosophie, mais c’est le Roman qui est d’hier dans l’histoire littéraire. En cherchant bien, dans le Moyen-Age, trouverions-nous un seul romancier ? Le Roman, tel que nous le concevons, nous autres modernes, devait être nécessairement le fruit tardif des civilisations excessives. N’est-ce pas l’épopée dernière des peuples chez lesquels l’individualité reprend la place qu’elle avait à l’origine des sociétés et lutte par les mœurs avec ce qu’on appelle d’un air si suprêmement pédantesque : des Institutions. Un roman comme Daphnis et Chloé n’est qu’une bucolique dont un génie chrétien peut faire, au bout de quinze cents ans, une autre bucolique, intitulée Paul et Virginie ; mais ce n’est pas assurément une telle composition, — pas plus que ces récits naïfs du Moyen-Age rajeunis par le pauvre marquis de Tressan, qui peuvent rappeler en quoi que ce puisse être, ces créations de l’Imagination et de l’Observation tout ensemble, qui commencent à La Princesse de Clèves et qui finissent aux Parents pauvres et aux Paysans. Ce genre d’ouvrage qui, en deux cent cinquante années, est devenu l’œuvre difficile et capitale que nous voyons, non-seulement n’a pas son pareil, mais n’a pas d’analogue dans les littératures antérieures. Rabelais lui-même, notre grand Rabelais, que Chateaubriand, qu’on n’accusera pas de cynisme, appelle un génie-mère, Rabelais qui avait certainement en lui un prodigieux romancier en puissance, ne nous a pas donné de roman. Son Gargantua et son Pantagruel sont deux contes énormes, deux fantaisies incomparables dont le classement est à peu près impossible. Mais ni l’un ni l’autre ne sont un roman, pas même le roman épique que l’admiration a voulu y voir… Il y a un diable dans La Tentation de saint Antoine, par Callot, qui applique malicieusement l’extrémité d’un soufflet à certaine partie du corps d’un autre démon, et qui souffle… comme un diable en gaîeté ! Eh bien, ce diable de Callot m’a toujours fait penser à Rabelais. Lui aussi il applique un soufflet, et il est de forge, celui-là ! à la même mystérieuse partie de l’humanité, et il souffle. Mais à force de souffler, il l’enfle, la distend, en fait quelque chose d’informe et de difforme, qui n’est plus la réelle nature humaine, et le roman crève… sous ce soufflet endiablé !

Ce n’est donc pas l’Imagination, — cette fée qui nous a dévidé au Moyen-Age un si beau et si long fuseau de Fables, de Fabliaux et de Contes, — ce n’est pas l’Imagination qui a manqué à cette féconde époque pour inventer le Roman ; c’est l’Observation. C’est l’étude exacte et détaillée des sentiments et des choses qui apporte à l’Imagination concentrée les matériaux sur lesquels elle va travailler. La condition essentielle de tout romancier est d’être, avant tout, un observateur. Jusque-là, il n’est encore qu’un poëte (dans le sens de créateur). Sa fantaisie peut être charmante ou puissante, mais le roman dans lequel il peut très-bien entrer de la fantaisie (voir le Tristram Shandy de Sterne), doit toujours prendre sa base dans la réalité, qu’il idéalise ou qu’il n’idéalise pas, mais qu’il ne peut jamais fausser. Cela étant, on comprend très-bien que le Roman ne peut pousser qu’assez tard sur l’arbre des littératures. L’Imagination tout d’abord n’est pas réfléchie. Elle ne tient pas à être savante, — et quand elle sent la nécessité de le devenir, soit qu’il s’agisse de l’esprit général d’un peuple ou du génie particulier d’un homme, c’est que le peuple ou cet homme ont déjà largement vécu.

Et ce que je dis là, je ne le dis pas seulement pour la littérature française, je le dis aussi pour les autres littératures de l’Europe. Excepté la Russie, l’artificielle Russie, que nous avons vue si récemment faite, à coups de hache, par un charpentier hollandais, instruite par une philosophe française et habillée par des modistes de Paris, nous sommes tous à peu près du même âge en Europe. Ce que l’on dit d’un peuple, on peut donc le dire d’un autre peuple. Or, pour tous, le Roman est de date récente. Cependant, si c’est un bonheur, en toutes choses, que de venir le premier, nous ne contesterons pas à l’Espagne son droit d’aînesse. Le premier roman, digne de ce nom, puisque ni la moquerie de l’auteur, ni la folie du héros n’entament la nature humaine assez profondément pour qu’on ne puisse la reconnaître, Don Quichotte, est de 1602. Seulement, n’oublions pas non plus, nous autres Français, que soixante-seize ans après Don Quichotte paraissait La Princesse de Clèves, bien avant que l’Angleterre, cette terre du Roman qui, en moins de deux siècles, est allée de Richardson à Walter Scott, n’eût publié les chefs-d’œuvre de Daniel de Foë et Clarisse ; Clarisse, qui est le Roman même, dans la plus splendide netteté de sa notion ! Les romans de de Foë parurent tous, en effet, de 1719 à 1724, et Clarisse en 1748. Assurément, la pâle et délicate Mme de La Fayette, cette fille d’une société factice et qui n’a appris ce qu’elle sait de la nature humaine qu’en écoutant à travers les draperies des convenances à la porte de quelques cœurs, semble une bien grêle observatrice, quand on la compare à des esprits comme de Foë et Richardson, ces génies énergiques qui plongent, eux, dans l’humanité à une si grande profondeur, et qui la brassent comme on brasse un bain. Rousseau lui-même, le maladif Rousseau, avec son âme de domestique humilié qui lui fausse toutes choses, ne peut, dans sa Nouvelle-Héloïse, soutenir la comparaison avec des observateurs d’une franchise, d’une vigueur et d’une santé dans l’observation, comme Fielding, Richardson, Goldsmith. Il est vrai que du temps de Rousseau, nous avions Prévost et Lesage. Mais Gil Blas, beaucoup trop vanté, et qui n’est d’ailleurs qu’un roman d’ordre secondaire, puisqu’il est un roman d’aventures, Gil Blas n’est profond qu’aux yeux des gens superficiels, et si Manon Lescaut a la vérité du sentiment, elle n’a pas la vérité de la couleur. Tout cela ne contrebalançait pas les grandes œuvres anglaises. Excepté la Delphine de Mme de Staël, qui est un vrai roman, d’un développement très-étendu, de caractères très-variés et de passion très-scrutée, nous n’eûmes, jusque dans les commencements du XIXe siècle, que la très-petite monnaie de Mme de Lafayette, les Genlis, les Souza, les Montolieu, les Duras. Mais au moment où s’éteignait radieusement Walter Scott, Balzac naquit à la publicité, et, à LUI SEUL, il allait établir un équilibre qui n’avait jamais existé entre la France et l’Angleterre.

C’est le privilège du génie, — quand il est absolu, — aussi bien dans les Lettres que dans les Sciences, de faire faire un pas aux esprits de leur temps, c’est-à-dire de leur donner des exigences de plus…. Non-seulement le génie du romancier crée des types, des situations, des caractères, des dénoûments, et à sa manière, fait de la vie, comme Dieu, — de la vie immortelle, — mais ces types, ces caractères, ces situations sont des découvertes dans l’ordre de l’imagination et de l’observation combinées ; ce sont des faits qui doivent rester acquis à l’inventaire humain, comme les faits de la Science. Pour les égaler désormais, il sera nécessaire de les surpasser. De même que le grand Frédéric, qui avait inventé un système de guerre et de victoire qui a été renversé par le système de guerre d’un autre inventeur, Napoléon, Balzac attend le Napoléon qui le vaincra. Celui qui pourrait l’égaler serait encore son inférieur. L’illustre auteur de La Comédie humaine n’a pas changé la nature du roman qui existait avant lui, mais il en a élargi les assises, et il l’a positivement élevé à l’état de Science, à force d’observations, de renseignements, de notions de toute espèce, d’une exactitude, d’une sûreté et d’une justesse merveilleuses. Il a supprimé le roman abstrait, l’homme abstrait dont nous nous sommes payés si longtemps, et il a mis à sa place le roman concret et l’homme tout entier ! Voilà l’héritage qu’il nous a laissé. Qui accroîtra cet héritage ? Balzac aura-t-il un successeur ? Qui le sera ? En aura-t-il un, de notre temps ? Y a-t-il déjà parmi nous, pressenti ou inconnu encore, un homme qui puisse à son tour prendre le sceptre du Roman, que pour prendre il faut d’abord soulever, et qui sache en augmenter la lourdeur pour les mains qui viendront après lui ? Questions dont la réponse est implicitement dans ce livre ! Fidèle au plan que s’est tracé l’Auteur des Œuvres et des Hommes (voir la Préface générale de l’ouvrage), il ne peut publier dans un seul volume que la première série des Romanciers contemporains, mais on y verra déjà très-clairement ce que Dieu donne pour remplacer un grand homme tombé ! Le nombre est tout, — dit la lâcheté moderne, qui a mis sur le nombre la vérité. Voyons donc le nombre aujourd’hui !


J. B. d’A.

  1. On n’a rien à dire ici du Drame romantique, le drame de MM. Victor Hugo et Alexandre Dumas, cet effort de 1830, prouve l’importance séculaire de la tragédie. Ce n’est qu’une réaction contre elle. On ne fait jamais des révolutions que contre des gouvernements.