Les Œuvres et les Hommes/Les Romanciers/M. Ernest Feydeau

Les Œuvres et les Hommes
Amyot, éditeur (4e partie : Les Romanciersp. 105-143).


ERNEST FEYDAU[1]


I modifier

Voici, enfin, le premier démenti qu’on ait donné à toute la littérature de ce temps ; malheureusement, la voix qui le donne n’est pas assez forte. Elle n’a ni la profondeur, ni la portée, ni le mordant qu’elle devrait avoir. Mais c’est un démenti, et nous sommes tellement moutons de Panurge, que c’est peut-être le premier signe d’une réaction. Fille de l’individualisme, qui a tout envahi, et de ces mauvaises mœurs, que la Comédie corrige en riant, disent les niais qui aiment le spectacle, la littérature de ce temps, — et il ne faut pas biaiser avec une chose si grave, — a fait une haute position à l’adultère dans l’imagination publique.

Prenez-la, en effet, cette littérature, et voyez si l’adultère n’est pas toujours plus ou moins le sujet de ses romans et de ses drames, et l’homme qui le consomme, toujours plus ou moins son héros ! Aux yeux de cette littérature charnelle, anarchique et païenne, l’adultère, après tout, c’est l’amour ! c’est le danger ! c’est la poésie ! Que n’est-ce pas ?… Que n’en ont-ils pas fait ? Nous sommes écœurés de ces idées, mais la majorité des esprits les avale comme l’eau et passe par leur ivresse avant d’arriver à leur corruption. Eh bien ! c’est cette haute position de l’adultère dans l’imagination publique que M. Feydeau a attaquée aujourd’hui. Mais, comme M. Feydeau n’est qu’un moraliste sensible, il n’a attaqué l’adultère que par l’adultère, et ne l’a fait descendre que sous les deux poids qu’il traîne à sa suite, l’humiliation et la douleur.

N’importe ! C’est un commencement, cela… C’est un progrès et c’est une idée juste, et, avant de parler du talent de son exécution, nous en tiendrons compte, et grand compte à M. Ernest Feydeau. Il est sorti de l’ornière du temps, et l’on sait s’il y a de la vase dans cette ornière-là. Nous ne connaissons pas M. Feydeau. Il est jeune, sans doute. C’est un archéologue qui se permet d’avoir du style, ce qui est assez audacieux pour un archéologue, et qui publie encore en ce moment un livre très-savant et très-intéressant sur les sépultures de l’ancienne Égypte. Or, les Spécialités contemporaines, ces bœufs qui ne tracent qu’un sillon, nous font vivement aimer les esprits qui savent faire deux choses. D’une main, M. Feydeau nous tend un livre d’archéologie ; de l’autre, un roman. Seulement, comment s’expliquer qu’un esprit accoutumé aux mâles recherches, sur lesquelles s’élève l’histoire, en écrivant sur l’adultère, ne nous ait donné qu’une étude à vif sur une âme de petit calibre d’ailleurs, et n’ait pas vu plus haut que le niveau du cœur déchiré de son misérable héros ?

Voilà la question que nous proposons, nous, au milieu des éloges de toute sorte que la Critique a donnés sans marchander à M. Feydeau. La critique naturaliste, qui analyse la passion d’un livre et sa vérité de cœur, a exalté l’auteur de Fanny outre mesure, et cela devait être. Pour elle, il est fort, il est sensible, douloureux, ensanglanté. Son livre a le pathétique de la passion blessée ; mais il y a une critique qui doit passer avant le naturalisme de Goëthe, fût-il pratiqué par M. Sainte-Beuve, c’est la critique morale. L’autre, la critique littéraire, ne doit venir qu’après.


II modifier

Eh bien ! devant la critique morale, M. Ernest Feydeau n’est pas si grand que son sujet. Son sujet, s’il l’avait compris avec la hauteur et l’impartialité d’un maître, était encore plus le mariage que l’adultère, et, par un reste d’influence de ce temps auquel il s’arrache, pour M. Feydeau, ç’a été le contraire : au lieu de voir le mariage à travers l’adultère, il n’a vu que l’adultère dans l’adultère, et tel a été tout son sujet. L’auteur de Fanny n’a pas pensé à la question sociale qui palpitait sous la question individuelle. Le croira-t-on ? avec ses habitudes d’histoire, il ne s’est pas rappelé que les nationalités s’écroulent en proportion de leurs atteintes au mariage. Lui qui revient d’Égypte, — qui sait l’Égypte à fond, dit-on, — il ne s’est donc pas demandé, avant d’écrire son roman, pourquoi les lois de l’Égypte punissaient de mort l’adultère, si ce n’est parce qu’elles savaient, ces lois sages, que tout adultère, même celui qui dort le mieux dans l’affreuse innocence de son crime, est toujours armé, décidé à tout et à priori assassin ? Il n’a pas étendu jusque-là son horizon d’artiste.

La longévité des nations qui traversent le temps et qui ont toutes cherché à défendre le mariage et la légitimité paternelle comme la source même de leur double vie, l’Antiquité, par l’eunuchat, cette invention du désespoir, dégradante et terrible, et le Christianisme, qui a transfiguré toutes les institutions antiques par un autre eunuchat volontaire qui retranche, avec la volonté, la convoitise du cœur de l’homme et crée une atmosphère de pudeur inconnue avant Jésus-Christ, cette longévité relative des nations ne lui a rien appris pour, dans cette occasion, s’en souvenir ! Il a oublié que partout où le sentiment baisse, le paganisme, qui n’est pas de l’histoire et de l’archéologie, mais bel et bien de la nature humaine éternelle, le paganisme remontait ! Homme moderne, quoiqu’il ait besoin d’échapper à la préoccupation moderne, — l’individualisme du Contrat social, de Rousseau, — il a trouvé une situation et il l’a exploitée, mais il s’est circonscrit, il s’est calfeutré dans cette situation. Mais entre le mari et l’amant, il n’a vu, comme les autres, que deux hommes, dont l’un trompe et l’autre est trompé ! Il n’a vu que l’abominable lutte du partage ! Il n’a pas vu enfin que là où il croyait deux hommes il n’y en avait qu’un en réalité, et que l’autre n’était pas un homme, mais la fonction sociale, cette chose auguste qui s’appelle la Fonction.

Or, qu’est-il arrivé de cette méconnaissance ? C’est que son livre n’a plus été qu’une vignette et une particularité. C’est qu’il n’a pas de conclusion, non-seulement exprimée, mais sentie, et qu’il ne s’adresse qu’aux honteux souvenirs, que nous avons tous, quand il devrait s’adresser, ce livre, encore plus à l’avilissement de nos idées qu’à l’avilissement de nos mœurs. Le génie a manqué à M. Feydeau, et c’est un livre de génie qu’il nous faudrait présentement sur l’adultère. Quand le génie manque, quelquefois la douleur travaille, mais elle ne peut pas le remplacer !

Elle a travaillé ici, c’est bien évident ; on sent sa présence et on entend sa plainte, mais hors cette plainte, qu’y a-t-il qui nous éclaire le cœur après nous l’avoir touché et, si vous y tenez, déchiré ?… On ne sait pas, de manière à n’en pas douter, même le sens que la douleur donne ici à sa plainte, et l’on se dit : Est-ce une vengeance et un pamphlet que ce livre ? Est-ce un testament ? Est-ce un remords ? Est-ce la réaction du repentir ? Le ton solennel y domine trop ; il y a trop de mélancolies d’étalage pour qu’on ne croie pas à quelque modulation de vengeance dans tout cela, mais, quant au droit, le droit n’apparaît dans cette fumée de larmes que sous la forme d’ un cauchemar, et à travers l’indécision d’un ménagement. Le malheureux qui raconte son histoire semble croire qu’elle n’est pas finie. Il traîne la chaîne qu’il a rompue comme s’il espérait encore de la rattacher, et le livre arrive à son terme sans qu’il ait brûlé son vaisseau.

Et comment pourrait-il en être autrement, du reste ? Inventé ou réel, le héros anonyme de ce récit, où l’on ne nomme personne, et qui ressemble au linge démarqué des suicidés ou des criminels, ce héros n’est qu’un enfant, et sa maîtresse, qui lui plante incessamment ce soufflet sur la face, « vous êtes un enfant », lui dit la vérité. Il n’est pas autre chose. Et il ne grandira jamais ! Ce n’est point un enfant, parce qu’il a dix ans de moins qu’elle, mais parce qu’il n’a ni force de volonté, ni principe, ni manière à lui de concevoir la vie, ni rien, enfin, de ce qui constitue en bien ou en mal la virilité morale d’un homme. Pauvre petit nerveux, bien élevé de ce temps, qui aime les belles choses agréables, et sa maîtresse par-dessus le marché, parce qu’elle est une de ces belles choses-là ; mais enfant toujours, et enfant gâté, révolté ou docile, apaisé ou furieux, et qui ne devient pas plus homme sous l’étreinte de la Peine, parce qu’il n’a ni une conviction, ni une idée sur laquelle il s’appuie pour lui résister !


III modifier

Cette conception si commune et si molle du héros de M. Ernest Feydeau est, selon nous, le défaut capital de son livre. D’abord, elle empêche tout intérêt de s’attacher à un être aussi faible et aussi chétif, dont les violences même ont quelque chose de grêle, et qui, tout à l’heure, exaspéré par les jalousies de l’amour-propre et de l’autre amour, n’arrivera jamais à une véritable énergie. Mais ce n’est pas tout, elle nuit profondément à l’idée du livre. On met à son compte ce qui devrait être au compte seul de l’adultère, et on se dit que si l’amant de Fanny était un autre homme, un homme de vigueur et d’intelligence, il n’y aurait plus ni tant d’orage, ni tant de honte, ni tant de tortures, et que les coupables, après tout, pourraient être heureux ! Or, c’est précisément le contraire que M. Feydeau avait à montrer. Les douleurs de l’adultère sorties de l’adultère, tenant uniquement à ce fait, que les deux amants sont adultères, et se produisant pour emporter le bonheur qui semble préservé par tous les hasards de la vie, voilà le sujet digne d’un observateur profond dans lequel il fallait plonger, et, pour y plonger mieux, il fallait écarter tout ce qui énervait cette donnée terrible de l’adultère, se frappant lui-même et se retournant contre le bonheur qu’il avait donné. Il fallait peindre le paradis de l’adultère, ce paradis qui est un enfer ; et, pour qu’on en comprît mieux la secrète horreur, les transes et les ignominies, il fallait choisir des créatures d’élection, l’une comme force et l’autre comme pureté, et les rouler dans cet enfer jusqu’à perte de conscience humaine, afin que ceux qui. rêvent à la poésie des amours illégitimes et des intimités qui tremblent sussent une fois pour toutes ce qui en est !!

Tel n’a point fait l’auteur de Fanny. Il n’a pas abattu dans leur péché des êtres sublimes. Fanny, dans son livre, est au fond aussi vulgaire que son amant. Les détails physiques, l’élégance, la civilisation raffinée, toutes ces choses ne nous troublent pas. Peu nous importent les descriptions plus ou moins réussies de cette femme qui ressemble à un portrait de Rubens : ce que nous cherchons en elle, comme dans son amant, c’est l’étincelle divine, la notion morale, et elle n’est pas plus dans l’une que dans l’autre. Ces gens-là ne tombent pas de haut !

Dans la composition du livre, très-inférieure de ce côté, il n’y a point de passé derrière les deux amants que l’auteur met en scène, et il les prend du pied même de leur intimité ; mais on ne sait qu’une chose, c’est leur vie commune. Comment se sont-ils rencontrés ? Cette femme coupable a-t-elle résisté ? Ces questions, dont la solution importe, M. Feydeau les laisse dans l’esprit de son lecteur sans y répondre, pour peindre un bonheur du sein duquel il va lancer le tonnerre de la péripétie, qui doit changer ce bonheur en supplice par l’intervention très-naturelle du mari.

Il le décrit donc ce bonheur, et nous l’avons dit, ce n’est qu’une vignette, — une vignette à la Tony Johannot, — mais dont la grâce, malheureusement, n’est plus très-neuve. Nous connaissons trop les détails de ce pauvre bonheur qui se cache dans un appartement de garçon, dont on nous donne assez bourgeoisement l’inventaire, pour que M. Feydeau soit dispensé de regarder dans le cœur de ses amants et d’y chercher ce qui s’y passe ; mais le physique du bonheur est plus aisé à décrire que ses mystères, et d’ailleurs, l’inventaire de cette félicité n’est pas très-long. A la page 31 de ce livre, qui en a 248, Fanny a dit nous, et ce nous ne veut pas dire eux deux qui sont là sur ce canapé, mais un troisième, et c’est le mari !


IV modifier

« Nous ne sortons jamais du mariage que pour y entrer », — a dit un adultère. C’est ce que madame Fanny va apprendre, mais nous pensons qu’elle aurait déjà dû s’en douter. Au point de vue de la vérité, cette femme de trente-cinq ans, qui n’a pas le droit de mener la vie de garçon, et qui la mène, n’a pas dû attendre la première jalousie de son amant en voyant son mari, pour savoir que le bonheur qu’elle s’était fait dans le désordre avait ses ombres, et pour n’avoir pas senti le regret de l’honneur trahi lui passer quelquefois sur le front. Preuve nouvelle de la vulgarité foncière de ce caractère ! Elle est tranquille, cette malheureuse !… et elle croit pouvoir l’être encore, quand elle a dit à son amant, en parlant de son mari, la phrase qui met le feu au drame : « Tu pourras facilement le lier avec nous. » Avant cette phrase, Fanny était adultère, et lui aussi, car il la savait mariée, quoiqu’ils n’en parlassent jamais : silence de complice ! Or, l’ordre a ses parodies jusque dans la fange. L’occasion avait vingt fois dû naître, pour elle, qui l’outrageait et qui l’oubliait, de s’en réclamer, et les scènes que l’intervention du mari amène avaient dû être pressenties et gâter déjà leur bonheur.

Et c’est ici que la faute d’une histoire sans début s’aggrave encore. Si Fanny et son amant sont ce qu’ils paraissent, s’ils n’ont encore senti, avant l’arrivée du mari, aucun remords, aucune tristesse, aucun trouble, leurs douleurs et leurs jalousies, après l’arrivée du mari dans le drame, ne sont plus que vanité ou jalousies grossières, et le livre perd le caractère que l’auteur a voulu lui donner. Et c’est presque dommage, car la situation est bien traitée. On est emporté par cette tragédie tête-à-tête dans laquelle l’adultère, s’il n’est pas jugé autrement, est au moins jugé par ses fruits.

Rendons justice à M. Feydeau. Il les a bien ramassés, il les a bien ouverts tout grands, ces fruits cruels, ces fruits funestes, pour qu’on vît mieux l’immonde poussière qui emplit la bouche qui y mord… C’est là le mérite de ce livre d’une immoralité inconsciente, ou Dieu elle devoir n’apparaissent une seule fois dans la pensée de personne, et qui, par là, n’est plus qu’un daguerréotype, l’exact daguerréotype, peut-être, de la triste société de l’auteur, Maîtrisé par son sujet beaucoup plus qu’il ne le maîtrise, l’auteur de Fanny a de la force et beaucoup de talent quand il est dans son sujet, mais il n’en a point quand il faudrait être au-dessus. Or, il est pleinement dans son sujet, et n’a jamais plus de puissance que quand il nous peint, non plus les meubles de Boule et les fauteuils capitonnés de l’intimité, mais cet affreux tu à toi de l’adultère où, de douleur en douleur, de pudeur en pudeur, et de honte en honte, les deux amants descendent jusqu’au déshonneur le plus complet, et à l’infamie, car l’homme y devient insensé et abject, sans pouvoir reprendre une part de soi à la passion qui le dévore, et la femme, à son tour, y devient menteuse et infidèle ; elle l’était déjà, mais, entendons-nous ! menteuse dans l’amour et infidèle… à son amant !

Et c’est le dernier pas, en effet, et l’accomplissement de la parole que nous avons citée : « On n’échappe au mariage que pour y revenir. » Fanny a trompé son mari pour son amant, et elle finit par tromper son amant pour son mari. La revanche est complète, et le châtiment de l’adultère est dans ce sanglant coup de fouet ! La scène où l’amant voit, du balcon où il s’est glissé à plat ventre pour espionner sa maîtresse, l’infidélité de cette femme, est d’une netteté de détails redoutablement troublante. Ce n’est pas nous qui reprochons à l’auteur le cru de cette scène, qui est une leçon, et qui est affilée sur tous les côtés comme une arme à plusieurs tranchants, et qui doit faire plusieurs blessures d’un seul coup. Mais nous ne craindrons pas de lui reprocher d’avoir donné au personnage de Fanny quelque chose d’entraîné et de physiquement involontaire dans cette scène, qui serait odieuse, si, pour l’amant, elle n’était pas un supplice. Il aura cru qu’en agissant ainsi il aura ménagé à son héroïne une excuse, il a diminué le mépris pour elle, et rendu plus probable la lâcheté de sa trahison. Mais, dans tous les cas, et quelle qu’ait été sa pensée, il a manqué de profondeur. Fanny devait retourner à son mari, parce qu’il était son mari, voilà tout, par l’inévitable nature des choses, et nous n’avions pas besoin de cette goutte d’un sang corrompu pour l’expliquer. Il eût été plus beau, et d’une vérité bien autrement fière, de montrer qu’on ne se démarie pas, et que le mariage est d’essence indissoluble, et plus fort que toutes les révoltes du cœur et ses imbéciles divorces ! Les amants ressemblent aux gouvernements provisoires des révolutions. Ils sont les exécuteurs des hautes œuvres de l’autorité légitime et méconnue. Mais les révolutions ne peuvent pas toujours durer ; et ce qui ramène les sociétés au pouvoir ramène les femmes à leurs époux. C’est la même loi.

Malheureusement, l’auteur de Fanny n’a pas la notion du mariage, nous l’avons dit, et il faut le lui répéter ! Si le mariage est une alcôve, c’est bien peu, et les douleurs de l’adultère méritent plus de mépris que de pitié ; mais si c’est un sacrement, prenons garde ! tout va grandir et se surnaturaliser, même pour l’observation et l’art. Voilà ce qu’il faut redire sur tous les tons à un homme de talent comme M. Feydeau. Il était fait pour plus que pour creuser une situation, quoiqu’il l’ait bien creusée. Il ne devait pas apporter seulement un flambeau au pied d’un tableau et s’en aller après. Il devait montrer que le libertinage est au mariage ce que la métempsychose est à l’immortalité, et conclure bravement que, dans ce monde, qui n’a pas été bâti pour le bonheur, ainsi que le croient des moralistes pusillanimes, enfer pour enfer, l’enfer du devoir est encore le plus doux !


VI modifier

Le livre de M. Feydeau est écrit comme il est pensé, avec une ardeur qui n’empêche ni la correction, ni la finesse du trait, ni la solidité. M. Feydeau a de l’écrivain. Y aurait-il, comme on l’a dit, une atmosphère des idées ? Toujours est-il qu’involontairement cette figure de Fanny nous rappelle un autre visage, celui de madame Bovary, mais en adouci et en distingué ; comme le style de l’auteur de Fanny nous rappelle aussi, par le fil coupant et la précision intuitive, le style de M. Flaubert. Dans tout cela, il n’y a pas imitation, sans doute, il y a affection peut-être, et certainement naturelle analogie. M. Feydeau, comme écrivain, a son individualité, et nous souhaiterions, pour lui, qu’il fût, comme moraliste, au niveau de ce qu’il est comme écrivain. Son livre, qu’on a appelé « un poëme », devrait s’appeler d’un autre nom…. M. Feydeau a fait précéder sa seconde édition d’une lettre de M. Janin qui était inutile, puisque M. Feydeau n’avait pas besoin de présentation pour être agréé du public. Il s’était fort bien présenté tout seul. A quoi bon, d’ailleurs, tout ce gazouillage de M. Janin devant le sérieux et le pathétique d’un pareil livre ?… On dirait la vitrine d’une modiste, où seraient exposées des cornes de cerf.


VII modifier

C’est une chose terrible qu’un premier succès. S’il est mérité, il oblige à un succès plus grand, sous peine de tomber de la hauteur qu’il vous a faite. Mais, s’il est immérité, par hasard, et qu’un second, plus vrai, plus justifié, n’en vienne pas couvrir la chance menteuse, on fait pis que de tomber, on sombre… Le Public, désabusé, de taupe devenu lynx, et furieux d’avoir été taupe, prend une revanche cruelle, et on paie en même temps pour la réalité nouvelle et pour la vieille illusion. M. Ernest Feydeau, je le crains bien, va faire ce petit compte. C’est avec Daniel qu’il va payer son succès de Fanny, et je crois qu’il le paiera cher.

C’est qu’aussi le succès de Fanny a été par trop grand ! Il a été presque incroyable. Rien ne lui a manqué, rien, si ce n’est la proportion avec le véritable mérite et du livre et de l’écrivain. Le premier roman de M. Ernest Feydeau révélait du talent, sans doute, mais ce talent n’était pas tel qu’il pût étonner. Il n’était nullement difficile d’en prendre la mesure avec sang-froid, et pour notre part nous la prîmes un des premiers… Ce n’était pas, en effet, un de ces talents qui semblent tomber du ciel, tant ils sont inattendus : nous en connaissions la famille… L’idée du livre, qui valait mieux que le livre, était heureuse, et pour le moment très-nouvelle. C’était le mariage châtiant l’adultère (à la fin !). Sous une plume de plus de génie ou seulement de plus de moralité que la plume de M. Feydeau, cette idée-là aurait pu produire quelque chose d’utile et de grand. Au fond, lorsque l’on y regarde, cette fameuse Fanny n’était pas plus que cela. Une idée puissante galvaudée et du talent, oui, mais d’une équivoque originalité. Était-ce donc la peine de faire tant de bruit ?

Cependant le bruit s’était fait. Le succès a été des plus sonores, et qui l’eût contesté l’eût fait retentir davantage… Littérature aux mêmes camellias que la dame de ce nom, la Fanny de M. Feydeau, cousine de la Marguerite Gautier de M. Dumas, cousine aussi de la Madame Bovary de M. Flaubert, mais de plus sa très-humble servante, la Fanny de M. Feydeau a été l’événement de l’année précédente, comme disent les badauds de bonne volonté, qui portent à dos tous les pavois, ces crocheteurs du succès ! Au bruit littéraire, il s’est même ajouté un autre bruit bien plus friand que le bruit littéraire pour les amateurs… le bruit du scandale, et enfin, pour comble de friandise, le scandale est venu des scandaleux. Fanny, comme Dorine, a été convertie avec le mouchoir de Tartuffe ; mais savez-vous de quelle poche il était tiré ?… Comique, plus comique que celui de la comédie !

Nous avons eu la pudeur outragée des bohémiens de la petite presse, des femmes libres et de tous les écrivains à l’état de compote dans l’adultère de leurs livres depuis vingt ans, tous indignés et rouges écarlate parce que M. Feydeau se permettait de déshonorer l’adultère et fouaillait l’amant avec la femme coupable, d’une main plus hardie que pure, il est vrai, mais eux voyaient plus les coups que la main ! C’est ainsi que le trop heureux M. Feydeau a tout eu, et tout de suite, dans les bénéfices de la renommée, et la quantité qu’il ne méritait pas, et la qualité qu’il ne méritait pas davantage, car seul un écrivain de moralité irréprochable pouvait goûter, comme un raffinement légitime dans les jouissances de sa gloire, l’injure exquise des hommes qui n’ont pas le droit d’avoir une pudeur.

Tel fut le succès de Fanny. Que si aujourd’hui je rappelle ce premier livre de M. Feydeau, ce n’est pas pour en tracasser la fortune. La fortune des livres est un destin à la fois souvent drôle et triste, qui divertit et qui mystifie. Fanny a eu le sien, et nous n’y serions pas revenus si Daniel ne nous y ramenait de vive force, Daniel qui pouvait confirmer la gloire exagérée faite à Fanny et qui pourrait bien l’effacer !


VIII modifier

Daniel est un livre de contradiction bien plus que de conscience, et quand je dis conscience, je l’entends dans les deux sens du mot et je parle au double point de vue de la morale et de l’art. L’espèce d’éclair qui avait passé dans l’esprit de M. Feydeau, embrouillé dans les scepticismes et les ignorances religieuses de son siècle, quand il eut le courage de se faire, dans Fanny, bourreau d’adultère, cette espèce d’ éclair s’est vite éteint et sans avoir rien allumé. On pouvait croire qu’il y avait furieusement enfoncé encore dans le livre de M. Feydeau, dans ce chaos d’une sensibilité révoltée, un moraliste, pour plus tard, un moraliste qui n’était pas venu, mais qui viendrait, qui pousserait du fond de l’artiste et qui en grandirait le talent en le purifiant. Eh bien ! si on l’avait pensé, c’eût été une erreur. Il n’y avait dans l’auteur de Fanny rien du tout… qu’un écrivain qui cherchait, n’importe où, le sujet d’un livre, et qui, ennuyé et dégoûté (avec juste raison) de cette éternelle tombola littéraire où l’adultère gagnait toujours, s’était dit : « Mais si je renversais la thèse pour faire du neuf… » et qui l’a renversée, qui a tout simplement retourné ce vieux gant sali… Daniel nous apprend aujourd’hui que dans l’auteur de Fanny il n’y avait pas davantage. Moraliste de hasard dont l’étoile a filé, — et l’on sait que les étoiles qui filent ne sont pas de vraies étoiles, — voici dans quel marais celle de M. Feydeau est tombée. Ce marais, c’est Daniel.

Le bourreau de l’adultère a écrit, en effet, sur la première page de son Daniel cette phrase de Chamfort, qui résume l’esprit du livre, mais qui ne lui en a pas donné : « Quand un homme et une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux amants sont l’un à l’autre de par la nature, qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines », et jamais plus flagrante insolence ne fut portée par la main d’un bâtard enragé (et Chamfort était l’un et l’autre) à la face d’une société qui a mis le mariage plus haut, que ses institutions, puisqu’elle en a fait un sacrement. Jamais épigraphe ne fut donc plus antisociale et plus impie. Né dans la bauge du XVIIIe siècle, le malheureux qui a écrit cette opinion animale pensait peut-être à couvrir de cette orgueilleuse généralité le déshonneur de sa mère, et si cela fut, voilà son excuse !

Mais M. Feydeau n’est pas Chamfort. Il a sur les idées un siècle de plus. Assez intelligent, à ce qu’il semble, pour dépasser, comme les moins grands d’entre nous, les doctrines méprisées présentement du Contrat social, il n’est pas fait pour retourner tête basse à cette doctrine de marcassin et de glands tombés, qu’on appelle le naturalisme, pour appeler d’un nom propre des choses qui ne le sont pas. Or, c’est ce qu’il fait aujourd’hui. Le monsieur Feydeau de Daniel contredit hautement le monsieur Feydeau de Fanny. Enfant gâté qui, comme tous les enfants gâtés, a l’esprit de contradiction et le porte en toutes choses, il a entendu dire à la Critique que peut-être il sera moral demain, et il est remonté vers son immoralité de la veille, indifférent à tout, si ce n’est au jeu même de ses facultés.

Et ce qui, en morale, est arrivé à M. Ernest Feydeau, lui arrive aussi en littérature, car l’homme est d’une unité effrayante, et là comme ailleurs le pur génie de la conscience a cédé au génie troublé, agité, orageux, de la contradiction. L’auteur de Fanny avait été accusé naguère d’appartenir au réalisme, non pas au réalisme du fond de la tonne, mais de la surface et des bords, et probablement humilié (et on le conçoit) d’être la fleur d’un pareil panier, il a voulu montrer comment il entendait l’idéalisme dans la forme et la poésie dans la prose.

On lui avait reproché, — si vous vous en souvenez, — les détails par trop bourgeois et même par trop boutiquiers de son premier livre, les descriptions des clous et des tentures de ses appartements, le capitonné, le vernis et le tripoli de tout cela ; on l’avait même (et ce n’était pas nous) appelé le « tapissier littéraire », et il a essayé de prouver que « le tapissier » pouvait travailler aussi à ciel ouvert, faire du Byron, de l’Océan, de la grande nature, car la prétention de Daniel, c’est d’être un livre byronien, et c’est avec cette épithète qu’un critique célèbre nous l’annonçait un jour dans une quinte de bienveillance.

M. Feydeau, en écrivant Daniel, n’a pas cédé à l’entraînement de sa veine ; il l’aurait plutôt contrariée s’il en avait eu une, mais il n’en avait pas ; il n’avait pas assez, pour la faire grimacer dans l’effort, de spontanéité décidée et profonde. Souple, facile et abondant, le talent de M. Ernest Feydeau se plie à toutes les formes et reçoit, en les dégradant un peu, toutes les teintes. Il a le choix de beaucoup de manières, parce qu’il n’en subit aucune, parce qu’il ne sent en lui jamais cette irrésistible inspiration qui fait des hommes de vrai génie des esclaves de Dieu comme le soleil. Pour lui, développer son talent dans le sens même de son talent n’est pas la question, mais prouver qu’il a du talent et de plusieurs sortes, et voilà pourquoi, après nous avoir plaqué du Flaubert dans Fanny, il nous plaque du Byron dans Daniel ; car M. Feydeau fait exclusivement dans le plaqué, et ses succès ne peuvent guère être plus durables que ceux des trompe-l’œil parfois émerveillants, mais éphémères, d’un art sans conscience. Ce sont des succès de plaqué.

Seulement voyons si son similor byronien est réussi, même comme similor !

IX modifier

Daniel, le héros du livre de M. Ernest Feydeau, est un jeune homme fatal, comme toute la race d’où il vient, qui raconte à la première personne les malheurs de sa vie jusqu’à sa mort, que M. Feydeau est bien obligé, lui, de raconter à la troisième. Riche, noble, — on n’a plus besoin de noblesse, — et on ne dit pas qu’il le soit, misanthrope marié et trompé indignement par sa femme, qui mériterait bien, par parenthèse, de s’appeler Fanny, car elle lui ressemble horriblement, si ce n’est pas elle. Il y a souvent l’ombre du même type de femme sous la plume des écrivains qui ne sont pas assez forts pour être impersonnels ! L’histoire de ce Lara par mariage n’est nullement compliquée, mais il faut avoir un fier génie pour se permettre une telle simplicité.

Après avoir, comme Childe-Harold et comme René, promené ça et là sa noire misanthropie, Daniel (c’est Daniel sans autre nom, Daniel, toujours comme René et comme Childe-Harold) rencontre au bord des mers une jeune fille qu’il décrit pendant tout le roman et qu’il ne nous montre pas une seule fois avec ce trait qui grave une image dans notre âme ; et, cette jeune fille, il se met à l’aimer dès la première vue avec la passion de l’épigraphe du livre, une de ces passions qui font deux êtres l’un à l’autre de par la nature et de droit divin, plus légitimes par conséquent que les lois et les conventions !

Après beaucoup de conversations et de promenades, cette passion les fiance tous les deux, et s’ils ne s’appartiennent pas dans le roman, ils s’y donnent du moins leurs anneaux et quelques baisers, tout cela, bien entendu, malgré le mariage, connu de la jeune fille, et dont le sombre Daniel, dans les plans de l’auteur, reste et doit rester la victime. En effet, là est le sens du livre. C’est le mariage, la racine de tous les maux, le mariage indissoluble, imprévoyant, sacrilège envers la sainte et libre nature, et que les écrivains comme M. Feydeau ont pour mission de faire détester ; c’est le mariage, pour qu’on le maudisse, qui doit mettre le sceau à la destinée et à l’infortune de Daniel ! Voici comment, du reste : un rival ingénieux fait courir le bruit d’une réconciliation entre Daniel et sa femme, depuis longtemps abandonnée, et le coup de cette nouvelle développe chez la jeune fille une maladie de cœur qui la tue et qui le fait se tuer sur le cadavre de sa maîtresse, comme Roméo.

Car Roméo, Werther, Lara. Faust, Chateaubriand, ils y sont tous, héros ou auteurs romantiques, dans ce dernier des romantiques, dans ce romantique défait et changé de la dernière heure ; ils y sont tous, dans ce Daniel, mais, hélas ! costumés avec le caoutchouc du siècle, baissés de trente-six crans, et transposés du ton féodal dans le ton moderne et bourgeois ; et les événements de ce poëme, en strophes de prose, sont de même transposés et baissés, et les détails aussi, et toutes choses enfin de ce livre, échoué sans naufrage ! de ce livre faux et guindé, froid, quoique frénétique, et, quoique immoral, ennuyeux ! On y voit la mer, comme dans les amours de Juan et d’Haïdée, mais c’est… à Trouville, aux bains de Trouville, entre les salons où des hommes en veste de basin et en panama lorgnent des crinolines et la cabane des baigneuses que M. Feydeau, ce Byron d’épiderme, mais qui a le réalisme sous la peau, ne peut s’empêcher de nous peindre avec le pinceau ramassé de M. Courbet.

On y voit des rivaux, mais ce sont des fils d’usuriers genevois, comme M. Cabasse, méfiants et lâches parce qu’ils ont des millions, écornés par des parasites, ou comme M. Georget (Cabasse et Georget, noms peu byroniens !), lâches et envieux, parce qu’ils n’ont rien. Il y a des duels, les duels, la seule chose poétique des romans modernes avec la platitude, s’accroissant chaque jour de nos mœurs, mais poétiques à trop bon marché, quand l’auteur qui se les permet n’en relève pas le lieu par trop aisément commun, par quelque chose qui leur donne du caractère, et, pour Dieu ! un peu de nouveauté ! Il y a là des dévouements ordinaires à tout roman sentimental, plus lieux communs encore que les duels ; et, entre autres, il y a celui-là qu’aimait La Fontaine :

De la dame

Emportée à travers la flamme !

mais la flamme est celle d’un grenier à foin incendié par la chandelle d’un garçon d’écurie qui va en bonne fortune de rue, ce qui fait dire à Daniel avec convoitise : « Voilà un homme heureux ! » Il y a des groupes pathétiques et naïfs, mais parmi les naïfs vous avez celui de l’eau apportée dans le chapeau de Daniel-Lara pour laver une bottine crottée ; et parmi les pathétiques, la jeune fille vue sur le rocher de Trouville en attitude de Corinne, sans harpe, sur le cap Misène. Il y a enfin des promenades à cheval, et l’amazone, et le voile, et tout cela à la dernière mode, et qui s’en ira avec elle, et enfin il y a une langue pour dire et pour peindre tout cela, toutes ces pauvretés de détail accumulées sur cette pauvreté d’invention, mais cette langue, nous la connaissions ; elle n’a pas changé, c’est celle de Fanny. C’est cette langue dévouée à l’ameublement, à la tapisserie, aux clous dorés, aux épingles et aux épinglettes, à tous ces brimborions pointillés qu’elle décrit avec un amour de myope qui regarde de près, et que dorénavant M. Feydeau fera bien de ne plus déplacer !

X modifier

Ainsi vous le voyez, Daniel, le roman byronien (soi-disant), est une tentative avortée. Malgré les ambitions de son auteur et les caresses de l’amitié à l’amour-propre, Daniel, littérairement tout autant que moralement, vaut beaucoup moins que Fanny, Fanny la surfaite, et certainement, il se retournera contre elle, Daniel, c’est du Byron réaliste, du Byron avec des gants à dix-huit sous. C’est du Chateaubriand de salle de bain, qui voit la mer par la fenêtre de l’établissement. Certes, pour l’honneur littéraire de M. Feydeau, l’auteur de Fanny aurait dû rester ce qu’il était, un réaliste que je ne comparerai pas à Champfleury, — un réaliste de l’état-major de la place, qui emboîte le pas derrière M. Gustave Flaubert, et qui a voulu cette fois-ci lui passer par-dessus la tête, mais en vain. Il est resté à son ancienne place ; il n’a pu s’enlever.

Son triste roman d’aujourd’hui, moins inventé et moins intrigué que les romans les plus tombés, que Caroline de Lichtefield, par exemple, devait avoir, pour être quelque chose, ou de la passion, ou des caractères, ou un grand langage, et tout cela lui a triplement manqué ! La passion de Daniel est sans intérêt et sans grandeur, car elle ne combat contre rien dans l’âme de celui qui l’éprouve, et qui est un philosophe à la manière de Champfort, lequel affirme que l’amour légitime tue par sa violence. Or, la passion qui ne s’ensanglante pas elle-même contre le devoir dans nos cœurs n’est plus qu’un désir assez ignoble, fait de sens et de vanité. Quant aux personnages du livre de M. Feydeau, j’ai dit en deux mots (car il n’en faut pas plus), ce qu’étaient Georget et Cabasse. Eh bien ! il y a encore un comte de Grammont, l’oncle de la jeune fille, Fontenelle-dandy qui finit par glisser dans le dévouement et qui se fait tuer, par honneur du monde, pour sa nièce ; vrai d’inconséquence, ayant l’intérêt d’une larme retrouvée dans un œil qu’on croyait séché ; d’ailleurs sans profondeur aucune, et tout le temps qu’il est égoïste, très-facile à peindre, dans l’égoïsme universel qui pose, sous tant de faces, devant nous. C’est là à peu près tout.

Les autres figures du roman ne sont que des comparses, de plats repoussoirs sur lesquels la tête de Daniel puisse bomber. Mais Daniel lui-même, Daniel non plus, n’est pas un caractère, lui, le détritus de tous les types, forcenés et faibles, dont le Romantisme a fait ses héros si longtemps ! Il ne reste donc que le langage, mais Chateaubriand peut se tenir tranquille dans sa tombe, il n’est pas encore détrôné !

Et tant mieux ! du reste ; tant mieux ! C’est comme une justice, et, à coup sûr, c’est une douceur que de voir le talent manquer à ceux qui manquent aux lois morales ! Tant mieux que ce Daniel ne soit pas le chef-d’œuvre que l’on disait, puisqu’il devait être la mise en action et en drame, pour la faire triompher, d’une des plus honteuses doctrines du XVIIIe siècle ! Tant mieux que ce Daniel, qui n’a pas peut-être reçu le baptême, dans la pensée de M. Feydeau, — « qui adore le suprême idéal, et s’indigne contre l’hypocrisie », comme si c’était maintenant d’hypocrisie qu’il s’agissait, — que ce Daniel, élevé comme un jeune chien par un oncle de vaudeville « qui a aimé les femmes et la vie facile », et que son neveu appelle un ange, ma foi ! tant mieux que ce contempteur de la société, telle qu’elle est faite et qui pose comme la loi, l’abaissement, le foulement aux pieds de toute loi par la passion désordonnée, n’ait pas le prestige du talent, ne soit pas couvert par cette éblouissante et effrayante magie, et qu’ainsi il ne puisse entraîner les imaginations charmées et troubler le fond des consciences en remuant puissamment le fond des cœurs ! Tant mieux ! et nous disons sympathiquement pour M. Feydeau lui-même, car l’absence de talent suffisant pour être dangereux dans le livre qu’il publie aujourd’hui, lui constitue une espèce d’innocence… Il a bien assez de répondre des intentions et des idées de ce livre.

Mais au moins c’est fini ! Le Manfred bourgeois croisé de Werther, qu’il a appelé Daniel, ne sera pas la floraison et l’épanouissement d’une branche de plus sur cette vieille souche de types connus et coupables, et qu’il faut à présent couper au ras de terre pour tout le mal qu’elle nous a fait.


XI modifier

Savez-vous ce que c’est que le Favoritisme en littérature ?… Un jour, un homme éminent, d’un talent aussi connu… que le soleil, d’une réputation fixée, un pouvoir toujours, sinon toujours une influence, se prend pour un débutant quelconque de ce caprice de bienveillance qu’ont parfois les gens arrivés pour ceux qui partent, ou du caprice d’imagination de qui fut poète avant d’être critique, et, par le fait seul de ce caprice, voilà que le bruit se fait et s’étend autour du grelot que l’homme célèbre a attaché à son favori ! Là, comme ailleurs, du reste, moins est le favori, et plus est le favoritisme.

Un critique célèbre, M. Sainte-Beuve, nous a donné récemment le spectacle de cette dernière grâce un peu tombante des pouvoirs, blasés ou séduits, qui mettent une main protectrice sur quelque jeune épaule qui ne les soutient pas et qu’ils décorent. Il s’est donné le luxe d’un pouvoir vieillissant, car enfin il n’a pas dû chercher un appui ! son favori a été M. Feydeau. Dans une déclaration publique et solennelle, il s’est fait son parrain littéraire. M. Feydeau est un nouveau-né dans la littérature. Déjà M. Sainte-Beuve l’avait ondoyé sur le front byronien de Daniel, mais aujourd’hui il l’a tenu sur les fonts de baptême de la publicité, dans la personne de Catherine d’Overmeire, et il a répondu, à haute et intelligible voix, de son talent devant les hommes et devant Dieu.

Personne ne se serait douté assurément de ce goût de paternité spirituelle et d’adoption de M. Sainte-Beuve. On lui avait bien, dans le temps, reproché d’aimer à ressusciter des morts oubliés, et j’avoue même que, sur ce point, il avait fait de vrais miracles ; mais il n’avait été jusque-là que simple thaumaturge. Excusez du peu ! Or, sans nul doute, qui peut le plus peut le moins : le voici paternel ! Il a créé M. Feydeau, non pas de rien, comme la plus fine fleur des favoris, qui doivent être faits de rien… comme le monde, car M. Feydeau (et c’est là son côté inférieur comme favori ) existait certainement avant que M. Sainte-Beuve eût soufflé dessus. Il avait une existence et une surface. Il avait publié Fanny, que je m’obstine à appeler, moi, malgré les défauts que j’y signalai, le meilleur de ses ouvrages, quoiqu’il fût son petit premier.

Comme les parrains sont souvent des parents, peut-être même est-ce par la parenté qu’il faut expliquer le parrainage de M. Sainte-Beuve. Il est force bons esprits qui prétendent que Fanny descend de l’Amaury de Volupté. Toujours est-il que rien ne ressemble plus au romantisme qui se lève que le romantisme qui se couche. Alors ce ne serait plus du favoritisme qu’il faudrait reprocher à M. Sainte-Beuve, ce serait du népotisme, et il y aurait donc dans l’ordre littéraire quelque chose de possible, comme un cardinal-neveu !

C’est cette situation que M. Sainte-Beuve a créée de son plein, puissant et capricieux gré, à M. Ernest Feydeau, que nous voulons examiner en vous rendant compte de Catherine d’Overmeire, qui a déterminé en M. Sainte-Beuve son explosion de paternité protectrice ; et, de plus, nous voulons savoir si, comme tous les favoris du monde, M. Feydeau a justifié sa position de favori… en ne la justifiant pas du tout.


XII modifier

Catherine d’Overmeire n’est pas une idée comme Fanny, mais de l’art pour l’art, un conte pour un conte, c’est le récit d’une séduction que rien, à coup sûr, n’empêche d’être vraie. En d’autres termes, c’est cette vieille et éternelle histoire, toujours vulgaire et toujours nouvelle, d’une femme séduite, enlevée et trahie par un homme, et que le romancier le moins éloquent, le moins pathétique et le moins habile, pourra toujours recommencer avec une inépuisable chance de succès, tout le temps que les hommes seront ce qu’ils sont, à si peu d’exceptions près, — de vrais jeunes gens jusqu’à la tombe. Née d’une séduction, Catherine d’Overmeire est victime d’une autre. Seulement, une fois parfaitement déshonorée, elle est épousée par un moraliste plein d’ampleur, qui n’y fait pas tant de façons, et qui tient la faute de la jeune fille bien moins pour une honte que pour un malheur.

Telle est la donnée, doit-on dire philosophique ? sur laquelle M. Feydeau a construit un livre que des rhétoriciens perclus, et qui veulent que les faits ne bougent pas plus que leur imagination podagre, ont appelé, ces jours-ci, un mélodrame plutôt qu’un roman. Critique idiote, si elle n’était pas menteuse ! Il est impossible, en effet, que des rhétoriciens, si forts sur la division des vieux genres, ne sachent pas que le mélodrame est un drame où les entrées des personnages se font au son de la musique, ce qui n’arrive pas une seule fois (nous en donnons notre parole d’honneur !) dans le livre de M. Feydeau. Or, s’il n’y a pas de musique dans le livre de M. Feydeau, le mélodrame n’y est pas, et il n’y reste que le drame, qui n’appartient pas exclusivement à la représentation scénique, le drame qui entre partout et se mêle à tout, et qui est forcé dans le roman comme au théâtre. N’importe donc où il soit et où on le prenne, c’est la vie que le drame, c’est la vie passionnée. Or, encore, il est évident que la passion qui brûle et bouleverse la vie, que l’amour qui se méprend, la faiblesse qui tombe, l’égoïsme qui dévore, la haine qui se venge, la pitié qui se sacrifie, toutes les fautes enfin, ces moitiés de crime, quand ce n’est pas le crime tout entier, il est bien évident que tout cela s’agite et se remue, et n’habite pas le bleu des dessus de porte des maisons tranquilles ; mais ce n’est pas moins la réalité, pour être agitée, la réalité hors de laquelle il n’y a ni mélodrame, ni drame, ni roman, ni rien de littéraire que la syntaxe et des rhétoriques… qui ne servent plus !

Laissons donc là ce reproche absurde de mélodrame. Nous avons tenu à le relever pour le compte de M. Feydeau, parce qu’il y a d’autres reproches plus vrais à faire à son livre, — au fond comme à la forme de son livre, — et que nous les lui ferons. Et je ne parle même pas du mutisme de moralité dont ce livre est frappé dans son ensemble. Il me suffit que M. Feydeau n’ait pas été, comme tant d’autres, un endoctrineur d’immoralité, précise et sonore. Son haut protecteur, M. Sainte-Beuve, prétend qu’il faut écarter la morale des livres d’imagination, ce que je ne crois point, et qu’il faut faire amusant avant tout. Je ne veux certes pas mutiler, pour la déshonorer, la pensée de M. Sainte-Beuve. Quand il dit amusant, il pense intéressant, évidemment. C’est ainsi qu’il entend l’amusant. Mais, justement, l’abaissement général de tous les personnages passionnés du roman de M. Feydeau, de tous ceux-là dont l’action noue ou dénoue le roman de Catherine d’Overmeire, diminue excessivement l’intérêt qu’ils devraient inspirer.

Il est une règle dans l’observation du cœur humain et de l’art qui l’exprime ; il est une règle qu’il ne faut jamais perdre de vue. C’est que nous ne nous intéressons profondément qu’aux êtres le plus loin de nous dans la vie, non par la position extérieure, mais par l’intimité des sentiments, par la vertu ou par le vice. Sur ce point, la langue est bien faite. Tous les héros de roman sont des héros, soit dans le mal, soit dans le bien, et ils doivent l’être… C’est de poétique éternelle, quel que soit leur costume ou leur destinée, depuis César Birotteau, le parfumeur, jusqu’au duc de Nemours de La Princesse de Clèves, depuis Vautrin, le voleur, jusqu’à Julien Sorel, l’ambitieux et l’hypocrite, comme le cardinal de Retz à dix-huit ans. Il y a une géométrie dans les choses littéraires comme en mathématiques, et la rapidité et la force de l’intérêt s’y calculent aussi par le carré des distances…. Eh bien ! c’est cette géométrie qu’a méconnue M. Feydeau ; c’est ce carré des distances que je ne trouve pas dans son livre. Tous ses héros ne sont pas des héros ; ils sont de taille de foule, et ils vivent coude à coude avec ce qu’il y a de plus commun dans l’humanité.

L’héroïne est une jeune fille flamande que l’auteur a faite vulgaire à dessein, croyant, par là, énorme erreur ! la faire plus réelle, ne lui donnant que la beauté physique, des trois beautés humaines la moins admirable, et encore, dans la beauté physique, la moins grande, la beauté charnelle et rosé des femmes de Rubens. C’est une Clarisse sans fierté, sans esprit et sans résistance, une Clarisse de premier mot, qui ne discute pas avec Lovelace, mais qui saute le mur de son couvent tout de suite, et se laisse tomber, pouf ! dans les bras de l’homme qui l’a séduite, avec la pesanteur engourdie de toute cette chair flamande et de tout ce sang qui lui gonfle les veines et qui lui porte, sans doute, au cerveau. Quant au Lovelace de cette Clarisse de kermesse, ce n’est plus ce Satan anglais, plus infernal que celui de Milton, ce grand et fascinant scélérat, qui est presque une excuse pour cette navrante chute de Clarisse, qui fit pleurer tous les cœurs purs de l’Angleterre, mais c’est la dernière expression de Lovelace, comme la dernière ligne du profil de l’homme aplati fait, dit-on, celui du crapaud. Le comte de Goyek ne serait pas même digne d’être palefrenier chez feu lord Lovelace. C’est, qu’on me passe le mot, un Lovelace canaille. Mais encanailler un grand type terrible ne le rend pas plus formidable. Au contraire, vous le rapprochez trop. La canaille n’est jamais très-loin dans l’humanité. Nous y touchons de toutes parts.

Le comte de Goyek n’est pas même hideux, car la hideur est encore quelque chose. Il est simplement dégoûtant, et la correction extérieure de son vice, et sa force physique, et son sang-froid qui tient à ses muscles, et son luxe qui tient à son argent, toutes ces matérialités, que M. Feydeau décrit avec un amour de matérialiste, ne l’exhaussent pas du plus mince degré dans l’idéal de l’affreux…. De même, la mère de Catherine, cette Clara qui méprise son père et sa mère, qui hait son amant, qui hait son mari, qui hait sa fille, et que l’auteur appelle grande quelque part, tant il est content de ce caractère, et tant cet adorateur de la force la confond avec la grandeur ! De même, encore, le dominicain, dont le personnage est sacrifié à celui de Clara, et tombe dans le poncif du prêtre inventé par les romanciers de l’école Flaubert, et même Champfleury, que je défie bien, l’un et l’autre, en s’y adjoignant M. Feydeau, d’inventer jamais un vrai prêtre ! Enfin, le peintre Marcel, qui ramasse les débris du naufrage de Catherine, ce qui n’est pas une grande aubaine, ce sage d’atelier, ce moraliste de peinture, n’est qu’un bon garçon qui veut vivre à Bruges et qui se moque du préjugé.

J’ai nommé tous les personnages déterminants et décisifs du roman de M. Feydeau, et nul d’entre eux n’y donne l’intérêt élevé, l’intérêt d’art ou de nature humaine que doit avoir toute œuvre qui a la prétention de vivre. Tous ces types, qu’on a vu grandioses dans des œuvres qu’il est impossible d’oublier, sont ici descendus, ravalés, brutaux, vulgaires, et d’un commun d’autant plus abominable qu’il est vrai. Ce ne sont pas les actes de ces personnages qui me révoltent, moi, c’est eux-mêmes… Voilà pour le fond, pour le cœur même du roman. Voici pour sa forme maintenant.


XIII modifier

La forme, le style de Catherine d’Overmeire est la forme, le style de Fanny, à laquelle M. Feydeau est revenu… Heureusement, après son essai de byronisme dans Daniel, le Byronien infortuné, dont le style est fait de sécheresses qui craquent dans sa phrase comme des bottes de maroquin travaillées à la mécanique, ne recommencera plus de tentative poétique en prose. Il restera auprès de M. Dumas fils, auquel il ressemble plus qu’à lord Byron, et auquel il fait bien de dédier ses œuvres comme au roi des secs en littérature. A tout seigneur tout honneur ! M. Dumas fils et M. Flaubert doivent être les modèles enviés et désespérants de M. Ernest Feydeau. Dans Fanny, il avait appliqué à la vie parisienne et à l’ameublement de l’amour, dans ses meubles, le procédé de M. Flaubert. Il avait tout décrit avec cette minutie d’observation qui détache tout et qui ne fond rien, et qui finit par nous faire entrer l’objet dans l’œil avec tous ses ongles, pour nous le faire voir. Aujourd’hui, il a changé de place sa chambre noire.

Le roman de Catherine se passe à Bruges d’abord, — puis à Bruxelles, — puis à Bruges encore. — Bruxelles n’est là que pour le voisinage, mais Bruges, voilà le point que M. Feydeau a eu pour principal but de décrire. — C’est la description héroïne parmi toutes les autres descriptions. Le roman s’ouvre par une peinture aussi détaillée que la dentelle de cette ville de dentelières et de carillon. Elle est suivie par la description de la maison de la grand’mère de Catherine, où rien n’est oublié, ni le chat, ni le perroquet, ni même les mites du perroquet. Après celle-là, autre description du couvent où l’on met Catherine, et des occupations des religieuses heure par heure. Puis, encore, autre description du château où l’engloutit son ravisseur, et des toilettes qu’il lui fait faire ; puis, encore, autre description de la salle à manger d’un gandin de Bruxelles, le comte de Busterback, caricature qui doit cacher quelque ressentiment ou quelque antipathie, et personnage de bêtise impossible, même à Bruxelles. Enfin, description des changements arrivés au logis de Bruges pendant l’absence de Catherine, et finissant par la description du fumier, des poules, des cochons, véritable assomption de couleur locale flamande ! C’est, comme vous le voyez, une enfilade vertigineuse de descriptions. Cette rage de décrire est si grande dans M. Feydeau, que, non-seulement il décrit ce que ses personnages voient, mais il décrit même ce qu’ils rêvent. On dirait qu’il a interverti l’ordre des procédés ordinaires, et qu’il n’a pas placé ses personnages dans ses descriptions, mais plaqué ses descriptions par-dessus ses personnages, mettant l’accessoire devant le principal, et la plastique inerte devant la nature vivante ! C’est cette préoccupation de peintre dévorant le littérateur, et qui, du reste, est la maladie des pommes de terre de la littérature actuelle, c’est cette préoccupation qui a poussé l’auteur de Catherine a faire un peintre de son second héros, le bon et le définitif, et à lui souffler des théories sur les rapports de la peinture et des gouvernements, pour lesquelles il est évident que l’honnête Marcel n’est que la sarbacane de M. Ernest Feydeau.

Mettre des théories quelconques dans un roman est encore une des manies de notre siècle. MM. de Goncourt plaçaient dans le leur une théorie médicale, l’autre jour. Reste de doctrinarisme qui nous domine encore, et dont nos enfants auront la piété de seulement sourire, en pensant au scepticisme de leurs pères, quand ils trouveront de ces discussions pédantesques au milieu de nos plus romanesques inventions !

Tel est cependant, pour le fond et la forme, tout le livre de M. Feydeau, qu’une voix pleine d’autorité nous a vanté comme un chef-d’œuvre. Pour mon humble part, il m’est impossible de souscrire à un jugement pareil ou de m’y associer. Tout ce que je vois dans le livre de M. Feydeau nouvellement publié, c’est un retour à sa première manière, qu’elle fût d’ailleurs spontanée ou d’imitation dans Fanny. Or, le retour à la première manière est presque toujours un progrès dans un homme, car la première manière est la vraie ; elle est d’instinct pour les facultés, quelle qu’en soit la force ou la faiblesse.

M. Feydeau, qui n’a pas, en écrivant Catherine d’Overmeire, produit un livre meilleur que Fanny comme exécution, et qui en a produit un très-inférieur comme vue et portée, a pourtant regagné du terrain, le terrain qu’il avait perdu quand il écrivait Daniel.

Au milieu de tout cet abus descriptif que je reproche à M. Feydeau, et de cette possession de son âme par la matière et ses spectacles ; au milieu des personnages de son roman, qui agissent dans la logique de leurs passions, mais aussi dans la logique de leur bassesse, il y a deux ou trois détails à noter, et que je noterai précisément parce que je repousse nettement et formellement tout le reste. Ainsi, dans l’ordre des caractères, la grand’mère de Catherine est le seul qu’on puisse excepter de l’abaissement général, mais l’originalité n’y est pas, et aux termes où en sont arrivées les littératures, il n’est plus permis de peindre la maternité sans rencontrer l’originalité dans la profondeur qu’on lui donne. Autrement, il serait trop facile de toucher avec des sentiments maternels ! Ainsi, dans l’ordre des scènes et des effets, l’enlèvement odieux de Catherine, odieux des deux côtés, et pour l’homme qui l’enlève et pour elle, l’enlèvement une fois consenti, il est certainement le morceau le plus pathétique du roman. Les pressentiments de Catherine, sa fuite épouvantée sur ce cheval ardent et méchant, qu’elle ne mène pas et qui la cahote sur sa selle ; l’étendue des neiges autour d’eux, le tocsin qui sonne dans la nuit, les torches qu’on voit courir à l’horizon, la chute de cette fille, qui n’est pas taillée pour être une amazone, mais une ménagère de Flandre, qui va peut-être mourir dans ce chemin, de fatigue, de froid et de peur, et qu’on ramasse et qu’on rejette sur sa selle, presque inanimée, au galop du cheval qui l’emporte, tout cela est haletant, effaré, sinistre, et, sans la grossièreté du misérable coquin auquel elle s’est donnée, serait peut-être tragique et beau. Mais la grossièreté est, qu’il y prenne garde ! l’écueil du roman, et je dirai plus, du talent de M. Feydeau. A tout bout de champ, et dans presque toutes les scènes où le romancier a l’éclair du talent, elle jaillit sous ses pieds, et lui éteint son éclair sous son éclaboussure de fange.

Quant à ce sermon prêché par le dominicain dans l’église de Sainte-Gudule, que M. Sainte-Beuve a cité comme une invention piquante et réussie, outre que ce sermon est trop long et fait trop attendre l’effet qu’il amène et que l’on soupçonne, — la déclaration de Clara à Catherine, dans l’église même, que le dominicain qui tonne là-haut contre les vices est son père,— ce sermon, plus littéraire que sacerdotal, n’est pas une invention qui appartienne en propre à M. Feydeau. Dans le Romuald, de M. de Custine, il y a un sermon tout entier, prêché à la fin du roman, et il ne faut pas même être catholique pour reconnaître la différence de profondeur dans l’accent qui existe entre l’œuvre d’un écrivain catholique de conscience éternelle, et celle de l’écrivain qui ne l’est que par la supposition momentanée de son esprit.


XIV modifier

Encore une fois, voilà scrupuleusement la Catherine d’Overmeire que M. Sainte-Beuve a douée de bruit, mais qu’il ne douera ni de durée, ni de solidité, malgré la vigueur de ses approbations et de ses espérances. M. Sainte-Beuve a surtout vanté M. Feydeau pour demain. Comme la plupart des parrains, il s’est fait prophète en l’honneur de son filleul, mais les prophéties des jours de baptême, c’est comme les bonbons et les confitures de ces jours-là, quand ils sont mangés.

M. Sainte-Beuve a prétendu que M. Feydeau avait dix romans dans la tête. Nous verrons bien. Seulement, avec ces dix romans de l’avenir, je ne crois point, sauf erreur, que M. Feydeau s’élève beaucoup au-dessus de Fanny, s’il s’y élève, et j’ai déjà deux preuves pour appuyer cette incertaine prévision. Fanny sera le niveau de cet esprit qui répète actuellement Fanny par la forme, et qui, par l’idée, n’y ajoute pas. Si M. Feydeau était plus médiocre, j’espérerais pour lui davantage, quoique le phénomène de Balzac, ce grand génie qui fut dix ans une effroyable chrysalide de médiocrité, plus étonnante que son génie même, ne doive probablement plus être un phénomène qui se renouvelle, nous vivants.


  1. Fanny, Daniel, Catherine d’Overmeire.