Les Œuvres et les Hommes/Les Romanciers/M. Ch. Bataille et M. E. Rasetti

Les Œuvres et les Hommes
Amyot, éditeur (4e partie : Les Romanciersp. 281-294).


M. CH. BATAILLE ET M. E. RASETTI[1]


I modifier

Quelques personnes ont prétendu que sans les Misérables, qui ont, tout ce temps, absorbé l’attention publique, ce livre d’Antoine Quérard aurait recommencé le succès de Madame Bovary. La seule raison d’en douter, c’est qu’en bien des choses ces deux livres se ressemblent, et qu’il est assez rare que l’imagination se prenne deux fois au même miroir. Elle est plus fine que les alouettes… Les grands succès vrais, — car il y a les grands succès faux, comme celui des Misérables, tenant à des circonstances extérieures au livre, — les grands succès vrais sont toujours des impressions fraîches. Antoine Quérard ne fait point une de ces impressions-la. Ce n’est pas moi qui ai dit, mais enfin on a dit que l’Antoine Quérard de MM. Bataille et Rasetti était une Madame Bovary retournée, une Madame Bovary mâle ; et à mon sens, cela n’est pas exact, du moins dans cette affirmation et dans cette rigueur, mais je comprends bien qu’on l’ait dit. Assurément, M. Bataille, que je connais bien (je connais moins M. Rasetti), a trop de violence dans le talent et surtout trop d’amour de la violence, pour exécuter cette chose patiente, cette hypocrisie de l’esprit, — une imitation qui veut se cacher : car toute imitation a au moins la prétention de n’être pas une copie ! Seulement, il ne m’est pas prouvé, à moi, que si Madame Bovary n’eût pas été dans le monde, Antoine Quérard eût jamais paru. Il y a des esprits qui se mettent en vibration les uns par les autres ; M. Flaubert a fait vibrer M. Bataille, et la vibration a été l’Antoine Quérard d’aujourd’hui.

Et par cela seul, M. Flaubert est le supérieur et le maître, la cause étant toujours plus grande que son effet, mais M. Charles Bataille est, malgré tout, une force à sa manière, une force qui fera peut-être un jour vibrer les autres, au lieu, comme aujourd’hui, de vibrer par eux. M. Gustave Flaubert a eu sur M. Bataille cette supériorité amère des années qui fait la connaissance du cœur humain, si nécessaire au romancier. Il est un artiste très-froid, d’une concentration infinie, arrivant toujours à la chaleur par l’extrême froid, ce qui est une loi de la nature intellectuelle tout autant que de la nature physique ; c’est de plus un esprit analytique des plus perçants, qui a introduit l’analyse jusque dans la peinture, sans que la peinture soit morte du coup ! M. Charles Bataille, au contraire, est un jeune homme d’une ardeur extrême, que je vais tout à l’heure caractériser.

M. Flaubert a réfléchi et léché dix ans, et peut-être plus, son fameux livre de Madame Bovary, publié tard dans la maturité de sa vie et mûr comme elle. M. Charles Bataille a fait le sien impétueusement, de compte à demi avec un autre esprit (bah ! qu’est-ce que cela fait, pourvu qu’on produise ?), il a fait le sien comme il doit faire tout, cet homme aux cheveux fauves, à la face sanguine, au nez relevé du chien de chasse qui aspire le vent ! Parmi les choses positives, dont la résultante est le talent d’un homme, il n’y a rien de commun entre M. Flaubert et M. Bataille, mais il y a les négations !

C’est surtout par les négations qu’ils se ressemblent. Ni l’un ni l’autre n’a de philosophie, et ils doivent même, l’un et l’autre, en avoir le mépris. Leur principe, à l’un et à l’autre, doit être de n’avoir pas de principes, et s’ils ont des conclusions dans l’esprit, — or, le moyen de ne pas en avoir ? — de ne point les mettre dans leurs livres, sous prétexte d’art bien compris. Ainsi encore, ils n’ont pas d’idéal et ils ne se doutent point que l’idéal est dans la chose la plus vulgaire et la plus aimée d’eux, parce qu’elle est vulgaire, et qu’il ne s’agit que de l’en faire jaillir ! L’un et l’autre, pour être plus réels (croient-ils), ils oublient la réalité la plus profonde, celle de la poésie, ancrée dans le fond du cœur de toute chose. Disons le mot affreux, poussé à présent dans la langue, ils sont réalistes tous les deux ! Ils appartiennent tous les deux à cette École de la peinture, fausse même en peinture, en littérature, exécrable, que l’on appelle le Réalisme, et que la littérature enivrée, ces derniers temps, d’art plastique, n’a pas eu le cœur de renvoyer aux ateliers d’où elle est sortie pour venir insolemment se planter chez nous !

Tels sont les côtés communs à M. Gustave Flaubert et à M. Charles Bataille et qui leur donnent cette ressemblance à laquelle tout le monde, au premier abord, a été pris. Ce sont deux réalistes, de talent, tous deux, mais qui se perdront immanquablement tous les deux, s’ils restent dans ce bourbier du réalisme. Je crois l’avoir dit, dans le temps, à M. Flaubert. C’est, selon moi, une des choses les plus tristes de ce temps, que de voir M. Champfleury, le chef titulaire d’une École où il y a un homme comme M. Flaubert ! Or, s’il y a M. Flaubert dans cette École, il y a moyen d’expliquer qu’on y trouve M. Bataille, fait pour mieux aussi, de nature, que pour suivre M. Champfleury, ce chef de file que je ne voudrais pas cependant changer, car il peut de dégoût mettre un jour tout le monde qui le suit en fuite ; M. Champfleury dont, en somme, le talent ne se hausse qu’à faire du Balzac déshonoré !


II modifier

J’espère beaucoup, pourquoi donc ne le dirais-je pas ? dans la nature de M. Bataille. C’est un violent. Dans ces gens-là, il y a toujours de la ressource. Ils vont devant eux, ventre à terre, sautent de côté, se cabrent, se renversent, se retournent de tête à queue, mais ils se retournent ! La violence est presque toujours doublée en eux d’une magnifique élasticité. Eh bien ! qu’il me le pardonne, M. Bataille ! je compte là-dessus. Son tempérament nous délivrera peut-être un jour des abus de son tempérament, car M. Ch. Bataille, s’il n’y prend garde et s’il ne se met en défense, c’est l’invasion de l’esprit par le tempérament ; et, déjà, attention ! La prairie est couverte ! Il faudrait endiguer !

Voulez-vous une jolie anecdote ? M. Paul Féval, le romancier, M. Paul Féval, que j’appelle la clef des cœurs par l’ironie, répondit à l’envoi de l’Antoine Quérard, que lui avait adressé M. Bataille, par ce seul mot Spartiate « taureau ! » et rien de mieux dit. En un seul mot, c’est toute la critique de ce livre très-ardent, très-mugissant, très-terrible, mais aussi très-animal. Hélas ! trop animal ! L’auteur, qui a sa fierté après tout, a beau se mettre de la famille de Noé vis-à-vis des animaux de l’arche, purs ou impurs, il est englobé, à tout instant, par eux. Il ne lui reste d’homme que ce qu’il en faut pour manier une plume et pour raconter les amours des diverses espèces, car de personnes humaines dans son livre, avec leur libre arbitre et leur équilibre, il n’y en a point. Il n’y a que des instincts, des fièvres, des fureurs utérines, des hystéries, en somme, des animalités !

L’amour, comme le conçoit M. Bataille, n’est pas simplement une passion dans laquelle le physique déborde l’âme et l’entraîne, à la fin. Non ; c’est de prime saut l’invincible fatalité des sens, à la manière antique ; et que dis-je ? on le flatterait en l’appelant païen, cet Œgypan littéraire, il est bien mieux ou bien pis que cela. L’amour, vainqueur des dieux et des hommes, comme on disait à Abdère, l’amour dans le livre de M. Bataille, un instant combattu chez son docteur Quérard, un brave homme auquel il essaie de nous intéresser, et qui fait des choses que la Critique va vous raconter, mais en prenant ses précautions ; l’amour, chez tous les personnages de ce livre sanguin et matériel, ou plutôt la notion même de l’amour, dans la tête de M. Charles Bataille, n’est que la notion du satyriasis, revêtue d’une expression pourprée, pléthorique, qui veut être lyrique à toute force, et qui, sous son lyrisme artificiel, ne cache pas pour nous la honte de la chose, car l’auteur, lui, ne la connaît pas, et, quand il rougit, ce n’est pas de cela… Un tel livre, que l’expression et le bouillonnement empêchent d’être un livre à la de Sade, aurait un succès fou chez les singes, si ces messieurs lisaient des romans ; mais ce n’est pas là une raison décisive pour en avoir un parmi nous…


III modifier

J’ai dit que je prendrais mes précautions pour raconter le livre de MM. Bataille et Basetti ; je les prendrai et je le raconterai en quelques mots… Il faut bien que les pauvres gens qui ne demandent qu’à lire sachent de quoi il s’agit dans un livre dont on leur parlera certainement, parce qu’il est sur un sujet scabreux et scandaleux. Antoine Quérard est un médecin de village. Le village est la scène du roman de M. Bataille, qui a, je crois, l’honneur d’être villageois et qui connaît bien les paysans, mais comme il connaît tout, par dehors. Antoine Quérard est fort de tête comme de poignet. C’est un homme, c’est-à-dire un mâle, pour M. Bataille, qui ne voit dans l’homme que la bête puissante, et qui dédouble toujours l’humanité, fier profit pour elle !

Antoine Quérard commence par se croire amoureux d’une belle fille nommée Clémentine Picot, fille d’un vieux retraité, qui s’est fait cafetier et vend du tabac. Vous savez que pour être mis en première ligne dans les romans des réalistes, il faut être vulgaire de nom et faire des choses vulgaires ; c’est la suprême caractéristique de ces égalitaires charmants. Quand le nom et les choses sont ignobles, c’est encore mieux. Une fois marié avec cette Picot, et brouillé, à cause de ce mariage, avec un oncle, moitié bourgeois, moitié manant, qui le déshérite, il est devenu un médecin de campagne très-réussissant et très-heureux, avec une femme qui me semble à moi la vraie femme d’un homme d’action et de pensée, mais que M. Bataille, qui manque ici à son tempérament pour n’écouter que la voix d’un esprit faussé par les livres et les idées modernes, fait la galeuse de son roman.

… Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal !

Inconséquence, pour le dire en passant, d’un homme aussi homme que M. Bataille ! Il croit à l’égalité intellectuelle de l’homme et de la femme. Il a, lui, dans la tête, cette idée sans virilité ! Mais, oublié un moment, son tempérament se retrouve. Cette Clémentine, qu’il dit si belle, il la peint fort mal. Rubens indigéré, une telle nature brouille sa palette. Il parle de la splendeur épanouie de cette longue figure byzantine, comme si une figure pouvait être byzantine et épanouie tout à la fois. On est épanoui ou byzantin comme on est gras ou maigre, il faut choisir. Et ce n’est pas tout. Cette femme, M. Bataille nous la donne comme ayant la passion du devoir : mais qu’est-ce pour M. Bataille que le devoir dont il l’étiquette ?…

Je voudrais bien savoir ce qu’est le devoir pour un homme qui ne croit qu’à la vie, à la génération des êtres, à la reproduction et aux instincts !… Or, par cela même qu’elle a la passion du devoir… abstrait, sans doute, l’auteur, qui sait rire comme tout Ægipan, nous fait de Clémentine une caricature ! Il nous montre cette passionnée du devoir ne pensant qu’à ses bas et à sa cuisine, ce qui est un singulier grief pour M. Bataille, qui est, avant et après tout, un esprit de haute graisse, un Rabelaisien de nature, sensuel jusqu’aux sauces, entendant la ripaille comme un paysan qu’il est, et la peignant bien, et même mieux que ses paysages.

Pour mon compte, je le trouve superbe quand il veut me donner l’idée de quelque boudin crevé dans un plat… Véritablement un talent aussi entripaillé que lui aurait dû être plus doux à une cuisinière comme Clémentine. Il ne l’a point été et il l’a sacrifiée à sa jeune sœur Rosette, belle nature de femme entretenue, la mademoiselle Bovary du livre, pour laquelle le docteur Quérard se prend d’un amour qu’il faut bien appeler incestueux. Je l’écris donc, ce mot-là, sans aucune pruderie. D’ailleurs, si ma morale, qui n’est pas mienne, mais celle de Notre Seigneur Jésus-Christ, paraît duriuscule à d’aucuns, ma poétique a quelque hardiesse.

Ma poétique est que le droit du romancier et du poëte est de tout peindre en s’y prenant bien. Je ne crains pas plus l’inceste qu’autre chose dans un roman courageux, écrit pour les forts, et qui pourrait être d’une terrible et accablante moralité ! Seulement, pour le risquer, il faut avoir dans des proportions exorbitantes ce qui manque à M. Bataille, et même à M. Rasetti, mais principalement à M. Bataille, que je n’ai pas suivi dans les bois réels, mais dans le livre d’aujourd’hui, et qui, je l’ai dit, ne me fait pas l’effet d’avoir une autre morale que les Faunes pétulants dans le fond des bois !

Ainsi l’inceste, l’adultère en famille, avec ses transes, ses infamies, ses lâchetés, ses intimités haletantes, ses horreurs de toute espèce, voilà le sujet du livre de MM. Bataille et Rasetti. Sujet épouvantable, qu’il fallait toucher avec les mains pures, passées au charbon d’Isaïe, d’un artiste consommé. Ce ne sont pas là les quatre mains de ces messieurs. J’en connais deux parmi ces quatre, et je vous jure que le pouls y bat trop vite, que le sang les infiltre trop, que la passion y met des tremblements trop convulsifs pour avoir cette domination et cette sûreté des mains pures qu’ont les grands artistes, quand ils touchent à des sujets ardents et fangeux.

Le docteur Quérard a pour sa belle-sœur la passion qui conduit à tous les crimes. Une fois qu’il l’aime, il ne la séduit pas : il se jette dessus. Séduire ! allons donc ! c’est de l’âme encore ! corrompue peut-être, mais intelligentielle ; c’est de la combinaison, détestable, il est vrai, mais spirituelle et volontaire, et ce forcené de chair et de sang qui s’appelle Bataille et qui ne conçoit que comme une bataille la volupté, ne se donne pas la peine d’en chercher si long… Premier bond de dégoût pour le cœur et l’esprit, quand on lit ce livre ; premier bond suivi de bien d’autres, quand on s’obstine à cette lecture, et on s’y obstine ; la violence du talent vous tient… Pas de séduction ! Une surprise ! une surprise qu’on ne peut pardonner, même à la bête humaine, car elle devient un arrangement et le plus honteux des esclavages entre ce mâle et cette femelle que l’on nous donne pour un homme mûr et pour une jeune fille !

L’amour même, comme les auteurs semblent l’admettre un instant, l’amour virginal de Rosette pour le jeune Paul ne la purifie point, ne l’arrache point à l’abominable concubinage dans lequel elle vit avec son beau-frère. M. Bataille, l’adorateur de M. Hugo, ne croit pas comme M. Hugo aux miracles purificateurs de l’amour, et il a raison. Rosette, la concubine d’Antoine Quérard, reste donc sa concubine, mais, comme elle aime Paul et qu’elle le lui a dit, elle se dégrade de plus en plus, et, dès cette heure, elle passe à l’état de bovarisme absolu.

Voilà, en effet, le rapport intime du roman de MM. Bataille et Rasetti avec le roman de M. Flaubert ! Il y a encore d’autres ressemblances entre ces deux romans, mais elles ne sont qu’à fleur de peau, et celle-ci est profonde. Celle-ci accuse le servage de l’esprit dans la conception de l’héroïne d’un livre, c’est-à-dire dans son personnage le plus important. Ce personnage manque de nouveauté, et la situation seule dans laquelle il est placé diffère de la situation de Mme Bovary dans M. Flaubert. C’est là-dessus que les auteurs du livre se sont retirés. Il y a, comment dirai-je ? deux situations ou deux spectacles dans le livre d’Antoine Quérard, que M. Flaubert n’a point abordés et devant lesquels peut-être aurait-il reculé. Ce sont les deux infanticides, accomplis l’un après l’autre par le docteur Quérard. Le premier réussit, mais au second la malheureuse Rosette succombe. Il fallait bien que le roman finît, et on ne pouvait pas, quelque talent qu’on eût pour peindre ces hideurs physiques, prolonger indéfiniment le pathétique des avortements !


IV modifier

Tel est ce livre d’Antoine Quérard, je ne dirai pas dans sa pensée, car j’en ignore la pensée, et dont je vous ai épargné les détails. La pensée d’un livre, l’idée qu’il exprime, la notion de vérité qu’il laisse dans l’esprit, une fois l’émotion apaisée, toutes ces choses, les réalistes en font peu de cas. Peindre pour peindre, décrire pour décrire, voilà leur visée, une visée très-courte, quand on l’entend comme eux, car ce n’est pas la main qui peint, c’est la tête. C’est la tête qui peint avec la main ! Dans un roman d’observation humaine et sociale, vous ne pouvez pas faire abstraction de tout ce qui n’est pas l’objet même que vous devez peindre.

La morale, la religion, la métaphysique, toutes les conditions de la nature humaine intellectuelle pèsent sur vous. Elles s’infiltrent dans votre couleur, maîtrisent votre coup de pinceau ! les Réalistes restant toujours moins bas qu’ils ne voudraient l’être… Malgré l’enivrement de ce tempérament

à la Mirabeau, qui fait encore sa seule individualité littéraire, M. Bataille n’arrivera jamais, je l’espère, à ce degré de bestialité délirante qui doit être pour lui l’idéal. Le livre qu’il vient de publier, ce livre révolutionnaire sans but et moraliste sans foi, n’a pas d’autre explication et d’autre signification que le bonheur de se vautrer là dedans, comme un bœuf dans un pâturage ! En dehors des sens sur lesquels il frappe, il n’existe plus comme portée. Est-il dangereux ? Tout peut l’être. La nature humaine en chute est si misérablement bâtie, que le dégoût ne sauve pas toujours du dégoûtant… Malgré l’ignominie des situations du livre de MM. Bataille et Rasetti, et malgré la pureté de l’adolescence des jeunes filles, je ne jetterais pas ce roman par-dessus les murs de leurs pensions. Je m’arrêterais. Je croirais à un danger certain. Et MM. Bataille et Rasetti auraient beau rire, comme tous les diables, de ce danger, moi, j’y croirais !

Quant aux détails du livre en question, sont-ils assez soignés, assez trouvés, assez puissants du reste, pour que l’art ait caché de son voile de prestiges les monstruosités du sujet ?… A mon sens, non. A bien des places, il y a l’erreur ou l’ignorance de la nature humaine, l’inconséquence, la maladresse. Antoine Quérard qui, selon les prétentions du livre, est un grand esprit, se conduit, lui, le plus souvent, la tête carrée, comme une tête vide. Par exemple, quand il introduit le jeune Paul dans sa maison et qu’il le fait vivre avec Rosette, il n’est pas seulement un être stupide, mais il devient un être impossible.

Certes, le premier venu peut planter dans sa maison un beau jeune homme qui lui vole sa femme sous ses yeux. Cela s’est vu. Le fait est commun, et les fabliaux et les comédies parlent gaiement de cette destinée des maris imprudents : mais un Antoine Quérard n’est pas un mari, c’est un amant, et un amant intelligent, coupable, plus vieux que sa maîtresse, et il répugne à sa passion même qu’il établisse gratuitement chez lui M. Paul. Qu’importe, du reste, aux auteurs ? Ce qui les préoccupe et les entraîne, c’est la passion montrée à tout prix, c’est la furie d’un tempérament qu’ils transportent d’eux-mêmes dans les personnages de leur affreux drame. Ils n’y voient plus clair. On peut dire qu’ils ont comme un coup de sang dans les yeux.

Je le lui ai dit déjà, mais je le répéterai spécialement à M. Charles Bataille, qui aujourd’hui collabore avec M. Rasetti et qui fera peut-être tout seul un autre roman demain : qu’il défende son esprit de son tempérament, s’il veut que son talent se forme et grandisse. Il pourrait avoir un jour beaucoup plus de talent, mais son tempérament, voilà l’ennemi ! Je n’ai pas d’autre conseil à donner aujourd’hui à ce fougueux jeune homme, à cet apoplectique de santé, de matérialité, de passion impure et brutale, et qui, pour le quart d’heure, semble bien moins relever de la plume de la Critique que de la lancette du médecin !


  1. Antoine Quérard.