Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Philosophie positive

Les Œuvres et les Hommes
Amyot, éditeur (1re partie : Les Philosophes et les Écrivains religieuxp. 293-308).

XX

PHILOSOPHIE POSITIVE[1]




I

Est-ce elle qui s’élève, cette doctrine, si cela peut s’appeler une doctrine ? — ou plutôt est-ce le monde philosophique qui s’abaisse ? Mais elle n’était presque pas, elle rasait la terre, on la voyait à peine, et voici que, depuis quelque temps, la rampante bête s’est redressée, qu’elle se nettoie comme elle peut, de ses origines, que l’aile lui pousse, cette aile de papier sur laquelle les sottises vont si loin, et qu’elle sera peut-être une hydre, un dragon à mille têtes sans cervelle, demain ! Le positivisme, voilà déjà le nom qu’on donne maintenant à ce qui fut tout d’abord la religion gion et la philosophie positives ! Quand l’idée enfonce la grammaire, c’est qu’elle est déjà forte dans les esprits ! Le positivisme, voilà le nom barbare de cette chose qui fut une folie parfaitement caractérisée dans le cerveau troublé qui la conçut, et dont aujourd’hui les uns veulent faire une religion encore, et les autres, plus malins, simplement une philosophie ! Cela suffirait bien !…

Or, c’est de ceux-ci, les malins, que je veux exclusivement parler aujourd’hui. Je ne veux m’occuper ni occuper mes lecteurs des insensés et des imbéciles qu’Auguste Comte, mort récemment, a laissés après lui pour répandre la religion qu’il a fondée, et qui fonctionnent, eux et leur culte, pour le moment, dans quelque grenier. Non ! je ne veux parler que des philosophes, et non pas des prêtres positivistes, des philosophes qui prétendent tirer une grande doctrine des six volumes de fatras qu’Auguste Comte a légués… aux vers de la terre, et qui font actuellement de si grands efforts pour cacher le ridicule fondamental de leur grand homme. Ce sont ceux-là en effet qui sont dangereux ; ce sont ceux-là qui pourraient faire croire, si on les laissait faire, au génie d’un écrivain qui n’en avait pas, même mêlé à de la folie, et par conséquent pourraient donner à ses idées un ascendant que l’idée de génie donne toujours, dans ce pays-ci, aux opinions d’un homme. Les autres… les autres iront naturellement tomber dans le grand sac à marionnettes où sont tombés, successivement engloutis, tous les dieux du dix-neuvième siècle et leurs divers clergés, Le Mapah, Jean Journet, Thoureil, les phalanstériens avec leur queue, les saints et leur tunique, et ils n’ont besoin de personne pour les pousser dans ce sac-là.

II

Cette séparation très-marquée entre les Talapoins du positivisme et ses philosophes, sinon plus positifs, au moins plus rassis et surtout plus habiles, existait déjà du temps du prophète et du dieu : mais c’est depuis sa mort que cette séparation s’est énergiquement accusée, et on le conçoit. Tant que le dieu était là, il n’était pas prudent de parler de sa sagesse, car il pouvait se livrer à des incartades cérébrales nouvelles qui auraient tout déconcerté. Une fois mort, au contraire, on ne le craignait plus ; on était tranquille. On connaissait exactement le bloc de folies qu’il fallait prudemment enterrer. On tenait l’obus formidable qu’il fallait empêcher, par tous les moyens, d’éclater. Jusque-là on avait eu assez de chance. Auguste Comte n’a jamais eu la célébrité retentissante de Saint-Simon ou de Fourier. Le hasard avait épaissi autour de lui cette obscurité qui rend les hommes plus grands, quand ils sont grands, comme l’ombre fait les diamants plus beaux. Tout s’était passé d’abord dans un coin de l’École polytechnique, d’où on l’avait chassé pour cause de doctrine malséante et malsaine. Puis, dans un cercle fort étroit, on avait, pendant vingt ans, entendu cette voix âpre, obstinée, pesante, ne portant pas loin, et qui avait cependant la prétention d’instruire la terre et de la changer ! Mais, hors de ce cercle, rien ou peu de chose. Le monde, auquel on avait servi tant de religions depuis un quart de siècle, était si repu de ce genre de folies, qu’il ne fit nulle attention à celle d’Auguste Comte, laquelle ressortait néanmoins en haute bouffonnerie sur celles qu’on lui avait servies jusque-là. La religion de ce Mystique sans Dieu était l’humanisme, c’est-à-dire la déification de l’humanité (idée commune, du reste, à tous ces fabricants de religions !), mais c’était la déification de l’humanité par la femme ; et le culte de cette religion fut l’adoration de la femme, qui, dans un temps qu’on ne précisait pas, devait faire des enfants toute seule… Je me contenterai de ce léger détail pour donner une idée de cet Illuminé ténébreux et à tendresse pleurnicheuse, malgré ses mathématiques, à qui quelques vieilles femmes et quelques très-jeunes gens firent une rente, mais dont le dévouement ne put le tirer du fond de son puits, où il resta ; — seul rapport qu’il eût jamais, le pauvre homme ! avec la Vérité !

Mais encore une fois, aujourd’hui qu’il est mort, et bien mort, voilà qu’on l’en tire, et qu’après l’avoir bien lavé, épongé et essuyé de cette religion qui pourrait bien tout perdre, on le donne pour un immense philosophe, dont la philosophie doit être la seule religion des temps futurs. Comme cela, vous comprenez ? Le tour est fait. Laissons le mystagogue. Prenons le philosophe, et on l’a pris. Les brochures se sont multipliées. On s’est glissé et tortillé dans quelques grands journaux, et hier encore un homme considérable, M. Littré, y écrivait ces Paroles de philosophie positive qu’il nous donne en brochure aujourd’hui et dans lesquels il se vante d’être le disciple de M. Comte, et le propagateur humble et dévoué du positivisme, dont au fond il se croit peut-être le saint Paul. Que le plus grand saint du catholicisme lui pardonne ! Il n’en sera jamais que le Considérant.

Or, précisément M. Littré est un de ces habiles dont nous parlions tout à l’heure, qui font la bonne distinction dans Auguste Comte, du fondateur de religion et du philosophe. Homme d’esprit, qui a le sentiment du ridicule, ce sentiment préservateur, M. Littré craindrait de jurer qu’il croit à l’édifice religieux et social bâti par Comte, pour abriter, sous sa coupole, les générations de l’avenir. Il est médecin. Il se connaît mieux en folies que M. Célestin de Blignières, par exemple, plus enthousiaste, plus empaumé et qui a osé (ô imprudence !) intituler son livre Exposition de la philosophie et de la religion positives, au lieu de l’appeler Exposition de la philosophie positive, tout simplement. Je sais qu’il y parie peu de cette religion, et qu’il la fond avec la philosophie dans les dernières pages de son écrit ; je sais que les grands ridicules y sont estompés, mais cependant on les y aperçoit encore sous l’estompe de précaution qui les couvre.

Et en effet nous sommes pratiques, et nous voulons être populaires ! M. Célestin de Blignières est en France le vulgarisateur philosophique d’Auguste Comte comme miss Martineau l’est en Angleterre. Il ne doit donc strictement parler que de philosophie et n’avoir pas de distractions. Dans le titre de son travail je trouve le mot expressif d’exposition abrégée et populaire. Vous le voyez ! nous n’en sommes plus à l’Érudition et à la Pensée qui dédaignent de descendre de leurs sommets ! Non ! nous voulons mettre l’Académie des Sciences dans la rue en attendant que nous la mettions dans l’Église, et vive la science ! comme dit M. Jourdain.


C’est toujours un événement grave que l’apparition dans ce monde d’une philosophie nouvelle, quelle qu’elle soit. La moins forte et la moins féconde est encore prolifique et fait des petits… Si ces petits sont très-petits, c’est toujours au moins un genre d’insectes incommodes, une malpropreté du cerveau. Mais ici les insectes qui menacent seraient très-gros, s’ils venaient à naître… La philosophie de M. Comte est assez fausse pour aller très-loin, et elle n’a même d’autre raison de s’arrêter que sa prétention d’être une religion par-dessus le marché d’une philosophie. Dans l’état actuel de ce pauvre esprit humain, qui se croit un esprit très-fort, ceci la compromet. Mais sans sa prétention à être une religion, elle a bien, je vous assure, tout ce qu’il faut pour dompter la pensée publique. Elle doit lui plaire, par son apparente simplicité de point de vue et de déduction, et la faire trembler, par les connaissances terribles qu’elle exige… Or la pensée publique, en France surtout, ressemble aux femmes, qui doivent toujours un peu trembler pour bien nous aimer.

Toute cette mathématique, voyez-vous, toute cette astronomie, toute cette physique, toute cette chimie, toute cette biologie, toute cette science sociale, pour arriver à être philosophe, c’est-à-dire à savoir deux mots de morale, deux simples mots sur ses devoirs, ah ! voilà qui produit un rude effet sur l’ignorant et qui l’agenouille, tandis qu’au contraire la facilité de comprendre le système, très-peu compliqué de M. Comte, comme vous allez le voir, charme tous les superficiels, tous les gens qui donnent une chiquenaude à leur jabot et qui pirouettent ! Or, qui a pour soi messieurs les ignorants et messieurs les superficiels doit être un homme fièrement accompagné ! Et si vous y joignez cette autre variété florissante, les jugeurs, les solennels, les hommes-tribunaux, les Perrins-Dandins, presque aussi communs que les Georges, pris assez subtilement à la petite trappe de l’impartialité, vous avez l’opinion tout entière, ou au moins ses forces les plus vives, et c’est le cas présent pour M. Comte ! Il a la rouerie d’être impartial. Il se distingue des autres philosophes qui traitent le passé avec l’insolence du présent, et il le salue comme un mort, il est vrai, mais il le salue ! Positivement, dans la grossièreté universelle, il a la décence du coup de chapeau.

Il est donc redoutable ou du moins pourrait l’être, et voilà pourquoi nous voulons vous parler de cet homme qui, si on laissait faire ses amis, deviendrait relativement puissant, en raison de ses affectations et de ses impuissances. Voilà pourquoi nous voulons vous exposer brièvement, mais intégralement pourtant, cette philosophie pédantesque et bouffie, qui cache un vide profond sous sa bouffissure et son étalage scientifique. L’exposer suffira, car elle est justement de ces doctrines auxquelles la meilleure réponse qu’il y ait à faire est celle qu’on leur fait… seulement en les exposant.


Il est des rapprochements singuliers et gais… même en philosophie. M. Comte a pour homonyme un homme dont on a beaucoup parlé autrefois. Comme M. Comte le philosophe, cet autre M. Comte faisait aussi de la science à sa manière, car il était physicien, mais la physique qu’il faisait était… amusante. Disons le mot : il escamotait. Eh bien ! voici qui a lieu d’étonner. M. Comte le philosophe, le grave, celui qui n’amuse pas, mais qui croit éclairer, est aussi un escamoteur, et son système de philosophie n’est qu’une longue suite de tours d’escamotages. C’est très-curieux. Ne vous récriez pas ! M. Comte le philosophe escamote littéralement, dans son système de philosophie positive, qui n’est que le vide positif, — d’abord Dieu et tout l’ordre surnaturel ; ensuite la métaphysique tout entière et le monde d’abstractions et d’explications qu’elle traîne à sa suite ; enfin, les causes finales et les causes premières ! Terribles muscades sur lesquelles il souffle et qui disparaissent, comme les muscades de liège de l’autre M. Comte, mais avec ce désavantage que lui, l’escamoteur philosophique, il ne sait pas les retrouver… Ce déplorable escamoteur en second, qui ne sait rien faire revenir sous son gobelet de ce qu’il en ôte, a, pour toute baguette magique, une affirmation sans preuve, bête, en effet, comme un coup de baguette : mais en philosophie ce qu’on écarte n’est pas supprimé.

On dit bien avec l’aplomb de l’escamoteur : « Il n’y a plus, en philosophie, de transcendance ; il n’y a plus que de l’immanence », la transcendance, — c’est-à-dire, pour être clair, — la difficulté dans les questions par leur hauteur même, n’en existe pas moins de toute son existence indestructible, et l’esprit humain ne se tient pas pour dit qu’elle n’est plus parce que M. Auguste Comte a soufflé. On dit aussi à toutes les pages de l’exposition de M. de Blignières : « L’homme ne peut savoir le pourquoi de rien ; le comment est seul à sa portée. » Ce n’est pas sur cette hautaine parole de M. Comte, rapportée et enregistrée par M. de Blignières et apostillée par M. Littré, que les lois qui régissent l’humanité seront changées et qu’elle se déshabituera d’aller choquer sa noble tête contre les problèmes de sa destinée, insolubles dans ce monde-ci du moins, mais que son éternel honneur est d’incessamment agiter !

Ainsi, vous le voyez, la simplification dont je parlais est assez tôt faite. C’est une suppression : voilà tout ! C’est un escamotage au profit des sciences physiques, les seules au fond qu’admette M. Comte, ce fondateur de religion nouvelle, qui est athée et qui ne reconnaît de Dieu que l’humanité. L’induction sublime qui donne Dieu en métaphysique, l’induction baconienne, la déduction de Descartes qui veut aller de l’homme à Dieu, tout ce haut système de probabilités qui est toute la philosophie pour ceux dont l’inquiétude d’esprit n’est pas apaisée par la double clarté de la révélation et de l’histoire, n’a pour M. Comte aucune valeur scientifique.

La science, pour être de la science, doit se borner à constater des faits, ce qui est encore un escamotage de la science, mais le plus maladroit de tous, celui-là, car la science a toujours été tenue de faire plus, même dans M. Comte, et le voilà inconséquent ! En effet, ce négateur des causes finales et premières par haine de l’indémontré n’en part pas moins de l’indémontré, comme le plus modeste d’entre nous. En supposant, dit-il, que tout ce qui est jusqu’ici tombé dans le monde y soit tombé en raison des lois de la pesanteur, ce qui tombera demain tombera-t-il de même ?… Nulle réponse que le besoin qu’on a de faire admettre le principe de l’invariabilité des lois naturelles » (page 81). Et il appelle cela « nulle réponse ! » Et les conditions sine qua non de l’existence de l’esprit humain ne lui paraissent pas une raison assez péremptoire, à cet escamoteur, qui fait tout disparaître : mais ici, c’est le bon sens qui est escamoté !

Et cette inconséquence n’est pas la seule dans le système de M. Comte. Lui qui a écrit, selon M. de Blignières, ou du moins qui a professé qu’une science n’était jamais que l’étude propre d’une classe de phénomènes dont l’analogie a été saisie, prétend cependant, partout, que l’observation est seule scientifique et décompose l’art d’observer en trois modes irréductibles « l’observation pure, — l’expérimentation, — et la comparaison », ce qui est exclusif de toute analogie, comme preuve, et fait de la méthode soi-disant nouvelle de M. Comte quelque chose d’aussi vieux et d’aussi borné que la première méthode venue d’observation, pratiquée dans les sciences physiques ! Rien de moins surprenant, du reste ; M. Comte le philosophe, n’étant, à bien le prendre tout entier, qu’un physicien ! Malgré la gloire qu’on lui badigeonne en ce moment, l’auteur de la Philosophie positive n’est que la cent quarantième incarnation de ce matérialisme, qui depuis La Mettrie et son homme-chou jusqu’à M. Littré, qui n’a point l’audace de ce légume, s’est transformé sans cesse et se transformera encore, mais qui est identiquement le même que dans les livres du dix-huitième siècle, où il fait grande pitié.

C’est en raison de cette pitié sans doute, qu’on le réhabille, et que M. Comte s’est chargé de ce soin et de cette dépense. Il a eu cette vertu pour ce vice. Il lui a fait cette charité. Il est vrai que le matérialisme la lui a rendue. Si M. Comte a donné au matérialisme un habit neuf, dont il avait grand besoin, le pauvre diable (et diable est le mot) ! le matérialisme a donné à M. Auguste Comte une doctrine, car on peut demander ce que serait M. Comte sans le Matérialisme, si Cabanis, Broussais et le docteur Gall n’avaient jamais existé !…

Tels sont les prédécesseurs dans la science et les maîtres de M. Comte ; Cabanis, Broussais et le docteur Gall, le docteur Gall surtout, dont directement il procède, et auquel il emprunte son système de petites boîtes numérotées sur le crâne, pour mettre là-dedans les facultés de l’âme qu’il y a vues probablement, ce grand observateur qui n’invente rien, et pas même sa philosophie ! Les facultés de l’âme et la morale, qui est la conséquence de ces facultés, sortent pour M. Comte de ces ingénieuses petites boîtes numérotées, ou plutôt elles sont ces petites boîtes elles-mêmes.

Si elles ne sont pas ces petites boîtes elles-mêmes, qu’il nous les montre, ces facultés de l’âme indépendantes, ayant une existence à elles, quoique renfermées en ces petits engins. Mais, allez ! en restant dans l’observation et dans le connaissable, — comme il dit en gallois, sans doute, — on peut l’en défier et conclure que les petites boites numérotées ont mystifié l’escamoteur.


Jusqu’ici nous n’avons rien trouvé encore dans toute cette philosophie positive dont il ne reste rien positivement, quand on veut la toucher et la prendre avec les mains de son esprit. Nous n’y avons rien trouvé de particulier à M. Auguste Comte, et s’il a eu l’originalité d’une négation, c’est la plus triste des originalités de l’erreur ! Il est vrai, comme nous l’avons vu, que cette négation est assez vaste et laisse une large trouée, un hiatus terrible, dans la préoccupation de l’esprit humain. Ni théologie, ni métaphysique ! Tout cela balayé du cerveau de l’homme d’un seul coup ! Hein ! quel coup de plumeau d’Hercule !

Seulement, pour que le coup de balai fût réel, il faudrait un autre manche que le génie de M. Comte qui, véritablement, n’est pas de longueur !

Pour caler la négation qu’il se permet, et qui a besoin de solidité, en raison même de sa masse, M. Auguste Comte a une de ces explications arbitraires et communes à toutes les philosophies de l’histoire, le seul genre de philosophie que l’on fasse maintenant !

« L’intelligence humaine, dit-il, a passé par trois états — rien de plus, rien de moins (toujours l’escamoteur !) : — l’état théologique, qui est la fiction ; — l’état métaphysique, qui est l’abstraction, — et l’état positif, qui sera la démonstration », et auquel nous sommes arrivés à grandes guides et avec M. Auguste Comte pour postillon, bien entendu ! Vous vous rappelez, n’est-ce pas ? la division saint-simonienne du genre humain en époques organique et critique ? M. Auguste Comte se la rappelle bien, lui ! si vous ne vous la rappelez pas ! Eh bien ! c’est sur cette division des trois états qu’il aperçoit successivement dans les Annales du monde, et qu’un autre historien ne verra pas et traitera de chimérique, c’est sur cette division que M. Comte appuie la négation des deux premiers états du genre humain qui ont existé, mais qui sont finis, la période de la fiction, c’est-à-dire de toutes les religions, depuis le fétichisme jusqu’à la religion positive — exclusivement, et la période de la métaphysique depuis Aristote jusqu’à Hegel… ma foi ! oui, même Hegel ! qui du moins avait une philosophie tout entière, derrière sa philosophie de l’histoire, tandis que M. Auguste Comte n’a qu’une philosophie de l’histoire, et rien derrière, absolument rien, en sa qualité de philosophe positif !

Et vraiment, je ne voudrais pas rire dans ce sujet, je voudrais être sérieux ; mais le comique positiviste est plus fort que moi. Une nomenclature n’est pas, n’a jamais été une philosophie, et je ne reconnais d’autre mérite à M. Comte, si mérite il a, que celui d’une nomenclature. Ôtez à ce penseur pillard et frelon celle qu’il a faite des sciences et dont j’ai parlé plus haut, au commencement de ce chapitre, mathématique, astronomie, physique, chimie, biologie, science sociale et morale, qu’il classe en sciences abstraites et concrètes, et il n’a plus que les idées d’autrui, qui ne se cachent pas. En morale, où il n’invente pas plus qu’en métaphysique, par exemple, M. Comte donne à ce que nous, chrétiens, appelons de ce beau nom de charité, tombé du dictionnaire des Anges dans la langue des hommes, le nom grotesque, inventé par lui, d’altruisme.

Eh bien ! en matière d’idées, M. Comte est un altruiste. C’est un altruiste intellectuel. Quoi donc lui appartient dans son système ? Est-ce la division du pouvoir en pouvoir spirituel et pouvoir temporel, qu’il dit d’ordre majeur, la grande affaire, et que le Moyen Age a léguée au monde moderne ? Est-ce la conclusion à laquelle il aboutit : la reconnaissance de cette distinction des pouvoirs et l’abolition de toute doctrine officielle ? Est-ce l’idée que le gouvernement actuel doit abandonner le rétablissement de l’ordre intellectuel à la libre concurrence des penseurs indépendants, ce qui prouve, par parenthèse, qu’il n’y a rien de plus près d’un imbécile qu’un sectaire ?… Est-ce même sa définition du progrès, qui a besoin d’une autre définition pour qu’on l’entende, et qu’il appelle l’ordre continu ?

Est-ce l’idée, qu’il dit être la plus générale de la philosophie positive, « que toutes les connaissances humaines doivent être dominées par un petit nombre de sciences fondamentales et former un tout ?… » Est-ce son mépris de la psychologie et de l’économie politique ?… Est-ce son altruisme, à part le mot que personne ne lui dispute ? Est-ce sa morale, sans Dieu, sans sanction, sans immortalité, sans espérance, et pour le plaisir d’être agréable à tout le monde ? Est-ce sa religion de l’humanité ?

Mais tout cela est vieux, détérioré et branlant comme un pont qui croule. Tout cela, depuis des temps infinis, jonche, de la plus triste façon, le champ de la spéculation humaine ! Et c’est avec tout cela pourtant que vous voulez éclairer le monde jusqu’au fin fond de sa dernière illusion ! C’est avec cela que vous vous appelez ou qu’on vous appelle le seul philosophe des temps futurs, le démonstrateur, le positiviste. Faites-vous appeler poseur plutôt ! Ce sera mérité et plus juste. Je ne sache rien de plus contestable, de moins approfondi, de moins approchant du réel, que cette philosophie de l’histoire à quoi se réduit, en somme, l’œuvre de M. Comte, dans M. de Blignières, et qui vient après les escamotages de toutes les questions vraiment philosophiques, théodicée, métaphysique, vérités abstraites, comme les ombres chinoises venaient après les tours de gobelet, chez l’autre escamoteur.

Oui, malgré ma résolution de rester grave en ce grave sujet de philosophie, je n’ai pu résister à la mordante envie d’appeler les choses par leur nom, et ce n’est point ma faute à moi si ce nom n’est pas mélancolique. M. Auguste Comte était de son vivant un fort savant homme en mathématiques, mais en philosophie, c’était un indigent, excusable peut-être, — car chacun veut vivre, — quand il empruntait les idées qu’il n’avait pas. C’était encore une de ses manières d’escamoter, à cet infatigable escamoteur !

Il se fit, comme Arlequin, un habit de toutes pièces, et ces pièces avaient malheureusement beaucoup servi. Mais il n’avait pas, il faut bien le dire, la grâce d’Arlequin. Un jour, vous vous rappelez la comédie ? Arlequin s’escamote lui-même, et il n’y a plus rien dans son habit bariolé. Eh bien ! c’est le seul tour d’escamotage que M. Comte ne fasse pas. Mais l’avenir s’en chargera, et la renommée, qu’on arrange pour lui aujourd’hui, disparaîtra bientôt, dernière muscade sur laquelle il ait oublié de souffler !


  1. Exposition de la religion et de la philosophie positive, par M. Célestin de Blignières. Paroles de philosophie positive, par M. Littré.