Les Œuvres et les Hommes/À côté de la grande histoire/X

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 135-148).

LE CHRISTIANISME
EN CHINE, EN TARTARIE ET AU THIBET[1]



I

Nous ne parlerons encore que des deux premiers volumes du Christianisme en Chine, en Tartarie et au Thibet[2], mais ces deux volumes donnent parfaitement l’idée de ceux qui vont suivre. L’auteur d’ailleurs nous est connu. Comme voyageur, il s’est fait une véritable renommée et une considération qui vaut mieux encore. Il a publié déjà deux récits de voyage, l’un en Chine, l’autre sur les plateaux du Thibet, lesquels, quand ils parurent, frappèrent également tout le monde par leur nouveauté et l’étendue de leurs observations. Entrepris dans un but de propagande religieuse, — l’auteur était lazariste, — ces voyages, dont nous avons rendu compte avec une sympathie presque enthousiaste, car, à part de leur but, le plus grand que puisse atteindre l’homme, ils prouvaient autant de caractère, de décision, de persévérance que de curiosité élevée ; ces voyages, qu’il faudra désormais citer quand on parlera de l’Asie, ont mis pour la première fois dans la circulation des notions certaines sur ces mystérieuses populations qui vivent et meurent depuis tant de siècles comme des fourmilières d’insectes dans des boîtes fermées, sous le couvercle semé d’hiéroglyphes de leurs impénétrables civilisations. L’abbé Huc, qui a vécu sans étouffer sous ce couvercle, nous l’a soulevé. Ses livres ont une réalité de détails qu’aucun livre n’a eue au même degré sur les mêmes sujets. Lorsqu’il les écrivait de ce style ferme, clair et sensé, que nous aimons à retrouver sous sa plume comme la preuve de la solidité du génie occidental que les mœurs stupéfiantes de l’hypertrophique Orient n’ont pu émousser, il se constituait à l’avance, puisqu’il pensait à écrire l’histoire, une grande autorité comme historien. Dans tout état de cause et de littérature, les voyages préparent merveilleusement à l’histoire, mais dans l’état actuel de nos connaissances, ils sont presque de nécessité. Vieillir rend les hommes positifs. Avec les besoins de plus en plus marqués de précision et d’exactitude qui tendent à devenir le fond même de l’esprit moderne, l’historien, pour bien comprendre l’histoire et la ressusciter en la peignant, doit vivre là où elle a vécu et s’est faite. Cela devient nécessaire partout, mais cela est surtout profitable quand il s’agit — comme ici, par exemple, — de nations lointaines et stationnaires, que le temps agite et ronge sur place, tout en ayant l’air de les conserver.

Et telle est l’Asie, l’Asie tout entière. Huc, dans ses voyages comme dans ce livre-ci, ne nous parle que des Chinois et des Tartares ; mais ce qui est vrai de ces deux peuples l’est de toutes les populations de l’Asie, de toutes ces masses de momies peintes qui pourrissent silencieusement sur leurs bases depuis des éternités, et qui y pourriront jusqu’au jour, peu éloigné maintenant, où, touché par la main vivante de l’Occident, s’émiettera définitivement en poussière tout cet amoncellement de sanie ! Identiques dans la corruption et dans la mort, qui a vu un de ces peuples les a vus tous. Qui en a étudié un seul dans le présent les connaît tous dans le passé, à quelque point qu’on veuille remonter dans la durée ; car pour ces peuples, routiniers jusque dans leurs révolutions, et qui font toujours les mêmes choses, aujourd’hui ressemble à hier, comme il doit ressembler à demain. L’auteur des Voyages en Chine et au Thibet, par cela même qu’il y avait vécu et séjourné longtemps, était donc aussi apte qu’on pouvait l’être à nous écrire une histoire complète de ces deux pays, ou même de l’Asie, dont ces deux pays sont les clefs. Sans beaucoup de peine et d’efforts, et en restant dans les travaux de toute sa vie, il pouvait conquérir littérairement le nom d'Asiatique et se faire une gloire éclatante et facile, à une époque où l’esprit d’aberration philosophique qui mène le monde s’est engoué de l’Asie, et poétiquement, scientifiquement, politiquement, — de toutes les manières enfin, — en a monstrueusement exagéré la grandeur. Eh bien, Huc ne l’a pas voulu ! Il connaît trop l’Asie pour s’y tromper. Il a trop appris par leurs livres même combien les peuples asiatiques méritent peu les recherches de l’histoire et comme c’est prouvé par la leur ! Confuse, en effet, obscure, incertaine, et ce n’est pas tout, répugnant à la lumière, — car c’est la Critique qui fait la valeur de l’Histoire, et la Critique n’est jamais là où les peuples ne sont que des masses sans conscience et sans liberté, — l’histoire orientale n’est qu’un vague empâtement d’hommes, de choses et de doctrines. Elle est anonyme et impersonnelle. Excepté Mahomet qu’on y voit, et qu’on y voit bien, peut-être parce qu’il est moins Asiatique en venant vers nous, nulle figure ne se détache nettement de cet immense théâtre à scènes perdues ! Les noms, même quand il y en a, — et il y en a de terribles et d’affreux : Gengiskhan, Timour, etc., — ne sont personne. Ils désignent seulement des haches humaines dont le manche est dans la main de Dieu… Témoin plus que personne, par ses voyages et ses études, de cette stérilité historique dont l’Asie est frappée, Huc, qui n’est ni un panthéiste ni un matérialiste, puisqu’il est prêtre, a dédaigné de refaire sur des proportions sans justesse une histoire qu’on pourrait bloquer en quelques pages, tant elle est monotone et bornée, et il a choisi pour nous la raconter la seule chose qui soit vraiment digne d’une histoire, cette transfusion tant de fois essayée du Christianisme dans les veines du monde oriental, cette transfusion qui n’a pas réussi encore, mais qui doit réussir, si l’Asie n’est pas irrémissiblement condamnée !

II

Félicitons-le de ce choix et de cette préférence. Son histoire, qui commence par ces deux volumes d’un intérêt si animé, formera un ensemble complet des progrès successifs et des extinctions alternantes du Christianisme en Chine et au Thibet. Magnifique et quelquefois navrant spectacle ! L’auteur y remonte, à travers mille obscurités, jusqu’à la première lueur qu’on y voit poindre de cette doctrine chrétienne, en définitive étouffée par cette masse d’idolâtrie subsistant toujours et qui a fait de la Chine quelque chose de si abominablement exceptionnel parmi les peuples. Remontant aussi haut qu’on puisse remonter dans une pareille histoire, l’abbé Huc, qui a lu sur son sujet tout ce qu’on peut lire en Chine ou ailleurs, discute avec beaucoup de compétence la légende syriaque et grecque de saint Thomas l’apôtre évangélisant les Indes, et montre, sans l’affirmer positivement cependant, que le Christianisme a pu pénétrer des Indes en Chine presque au même moment où il faisait son apparition dans le monde occidental. Quoi qu’il en puisse être à cet égard, l’historien — qui est un critique très agile dans l’explication et le rapprochement des textes, et qui se livre à un examen fort approfondi de la fameuse inscription de Si-Ngan-Fou, attribuée par Voltaire aux jésuites avec cette moqueuse superficialité d’érudition qui distinguaitle grand perfide, — n’hésite plus quand il s’agit d’affirmer que la propagation de la loi chrétienne existait dans la Haute-Asie de 636 à 781. Et qu’importe, du reste ! Toute cette partie de l’ouvrage de Huc, avec sa science très vivante et très appuyée, n’en justifie pas moins l’épigraphe chinoise pleine de tristesse qu’il a mise au frontispice de son histoire : « Oh ! qu’il est difficile de convertir les hommes ! » Effectivement, que le Christianisme, en Chine, ait existé à une période plutôt qu’à une autre, il est certain qu’il n’y a vécu qu’à grand’peine, plus ou moins altéré, d’ailleurs, plus ou moins souillé de nestorianisme, et finalement plus ou moins entraîné dans l’idolâtrie générale, ou dans cette effroyable indifférence qui est la seule manière pour les Chinois d’échapper à l’idolâtrie ! L’abbé Huc, dont les yeux sont froids et dont l’esprit, fait pour l’histoire, n’a aucune des illusions du prosélytisme, ne laisse sur ce point aucun doute. Même plus tard, quand les faits s’affermissent et se clarifient dans son récit, et prennent de ces certitudes qu’il n’est plus permis de discuter ; même au moment de ces merveilleux succès des Jésuites qui firent croire un jour à l’imagination européenne que la croix conquerrait l’Empire du Milieu, on s’enivrait trop d’une religieuse espérance… car trente-six mille chrétiens, au plus, sur trois cents millions d’âmes, n’étaient qu’une faible étincelle du feu qu’on croyait avoir allumé ! Toujours donc à la Chine le Christianisme fut un grand et glorieux peut-être, et voilà le secret de l’intérêt qu’elle inspire ! Aurait-elle pu devenir chrétienne ? Ne le sera-t-elle pas un jour ?… Oui ! avant tout, avant le détail du martyre et de l’héroïsme de ces missionnaires toujours prêts à mourir, avant l’ascendant de ces Jésuites qui furent si près du triomphe, et puis qui s’en trouvèrent si loin, ce qui fait, à nos yeux, l’intérêt suprême de ce livre, c’est que le Christianisme à la Chine n’a jamais été qu’une question, — une question dont la solution se voile encore aux yeux les plus pénétrants, quand on reste dans les simples probabilités humaines de l’histoire !

Et que disons-nous ? Se voile-t-elle ? L’intérêt de l’ouvrage que nous examinons, de ce livre si impartial et si fidèle, ne touche-t-il pas à la tristesse ?… Quand on l’a lu, n’est-on pas tenté de désespérer ?… Certes ! il y a, dans ces deux volumes sur le Christianisme en Chine, assez de sublimités dépensées par le génie et la foi de la Chrétienté pour réussir vingt fois dans la conversion de ces masses d’hommes qu’elle s’est proposée, et jamais pourtant la réussite n’a été possible. En un clin d’œil ces chrétientés, pour parler comme les missionnaires, établies à Macao, à Canton, et même à Péking, ces espèces d’édifices élevés dans le sang des martyrs et dans l’effort d’un prosélytisme divin, se sont écroulées comme des châteaux de cartes, au contact du plus misérable événement. Pour que toujours, à toute époque, les choses se soient passées ainsi, ne faut-il pas qu’il y ait dans cette Chine, dont c’est là l’éternelle histoire, des faits d’un ordre providentiel, mystérieux et terrible, peu aperçus du commun des historiens, mais pourtant comme il s’en rencontre à certaines places dans les annales du genre humain… Pour les peuples, ainsi que pour les hommes, la grâce méprisée — longtemps et obstinément méprisée — produit l’endurcissement, l’aveuglement, l’impénitence. Il y a certainement des damnées parmi les nations. On les croit vivantes et elles semblent vivre ; elles ont des sciences, des gouvernements, des littératures, des industries ; elles sont encore des sociétés. Mais elles portent déjà le linceul de Dieu sur leurs têtes, et leur jugement est prononcé tout bas dans l’histoire, bien avant qu’il y retentisse promulgué par les visibles et définitives catastrophes. Pourquoi la Chine, la Chine abîmée de vices et de vieillesse, la Chine corrompue et d’une corruption auprès de laquelle toutes les dépravations de l’Europe sont des innocences, la Chine, indifférente à toute doctrine religieuse, quoiqu’elle ait joué avec les nôtres comme un enfant curieux et pervers, ne serait-elle pas une de ces nations ?… De tous les peuples connus à qui le Christianisme ait offert sa coupe de rafraîchissement, de lumière et de paix, le peuple chinois est celui qui l’a le plus repoussée, le plus rejetée de ses lèvres, le plus renversée sur les mains des apôtres infatigables à la lui offrir ! Pourquoi Dieu, lassé à la fin, n’aurait-il pas sorti ce peuple ingrat de l’orbe de ses miséricordes ? Pourquoi ne l’aurait-il pas condamné ?… Et quelle notion prise dans ce Christianisme, repoussé par la Chine, empêcherait d’admettre aujourd’hui l’impossibilité d’une conversion à laquelle on a résisté pendant des siècles, et cette vue d’un châtiment, pour les peuples qui n’ont pas, comme les individus, d’autre monde pour expier leurs fautes, sans laquelle l’ordre croule et l’Histoire ne se comprend plus !…

De notion pareille, certainement il n’y en a pas. L’abbé Huc le missionnaire, dans le zèle de sa charité, ne conclut rien, du moins tout haut, des faits qu’il expose comme historien, mais nous, nous conclurons pour lui. Nous, nous n’avons jamais cru beaucoup aux transformations morales et libres de cette grande idiote qu’on appelle l’Asie, de cette hébétée de l’opium, du panthéisme indou et des coups de bâton ; mais en ce moment nous y croyons moins que jamais, et surtout en ce qui touche la Chine, c’est-à-dire l’expression de l’Asie dans sa concentration la plus violente et la plus dure. Indépendamment de ce qui est commun à l’une et à l’autre, de cette résistance de la race bien plus que de l’individu qu’elles opposent au Christianisme toutes les deux, — car on n’a pas déformé la tête humaine pendant des milliers d’années dans des doctrines de perdition pour qu’elle se courbe, au premier mot, sous le signe sacré du baptême, et pour que la lumière de la vérité y pénètre tout à coup dans la douceur de son premier rayon, — la Chine, de son côté, qui ne le sait ? est à la veille d’une réaction terrible et furieuse contre l’Occident. Cette petite question de l’opium qui doit planter le feu, un de ces matins, aux quatre coins de l’Asie, a dressé déjà la Chine sur ses pieds contrefaits et lui a fait porter avec terreur ses mains pointues à cette hermétique ceinture qu’elle avait trop imprudemment relâchée. Pas de doute qu’elle ne veuille la fermer ! La Chine maintenant ne peut plus être cette indifférente séculaire dont nous avons secoué quelquefois la torpeur, avec des rites et des dogmes qui n’étaient au fond que des nouveautés amusantes pour son loisir de peuple ennuyé. Blessée dans la fibre de l’intérêt matériel, la seule fibre qui soit sensible et puisse jeter du sang chez les peuples quand ils sont gangrenés jusqu’au cœur, d’indifférente elle passe ennemie, et sa haine contre nous est aussi grande que la peur que nous lui faisons. Pour montrer à quelles proportions étranges et rapides cette haine est, d’un seul trait, montée, ne parlait-on pas, récemment, de l’empoisonnement en masse de tout le thé que, chaque année, les Chinois vendent aux Européens ?… Assurément, dans des circonstances et des dispositions aussi exorbitantes et aussi cruelles, l’avenir du Christianisme en Chine est plus que menacé ; il a cessé d’être, soyez-en sûrs ! Idées et influences chrétiennes, travaux des missionnaires, éducation des néophytes, la Chine rejettera de son sein tout ce qu’elle ne pourra pas y étouffer. Comme elle confond tous les Occidentaux avec les Barbares aux cheveux rouges qui lui ont fait la guerre, elle confondra dans une commune horreur l’Église, mère de la chrétienté, et tous les gouvernements politiques qui allongent, plus ou moins, leurs épées vers elle. Tel est le destin de la Chine, son malheur prochain, certain, inévitable, et

nous ajoutons — mérité !

III

Le livre de l’abbé Huc, qui ne parle que du passé du Christianisme à la Chine, n’avait point à indiquer ces choses ; mais il les soulève fatalement dans l’esprit du lecteur, selon cette parole, vraie pour le coup, d’un esprit célèbre, qui fut trop souvent dans le faux : « Le passé est gros de l’avenir. » Nous le répétons, ce qui nous a frappé et comme accablé dans la lecture de ces deux volumes, c’est la grandeur de la vie et de la mort des missionnaires, ces héros de l’Église romaine ; c’est aussi la grandeur des moyens employés par eux pour fonder quelque chose de vaste et de solide, et cependant la petitesse des résultats qu’ils ont obtenus ! Quoique l’histoire entreprise par Huc ne soit pas finie, nous avons, dans ce qu’il vient de publier, les plus beaux temps des missions ; nous avons la période, nous allions presque dire, tant ils furent puissants ! les règnes de Mathieu Ricci et de Schall.

Malheureusement, ces règnes furent personnels, ils n’établirent point de dynastie. Quand un homme de génie comme le Père Ricci subjuguait l’esprit curieux d’un empereur chinois et se l’asservissait par l’admiration, tout allait bien dans les chrétientés le temps que cela durait, mais tout dépendait de la vie d’un homme. Ce grand homme mort, l’empereur chinois reprenait son pli, ses préjugés, ses défiances, et le Christianisme, qui a besoin d’être soutenu dans un pays où l’autorité du souverain crée l’opinion, retombait. Ce qui suit la superbe influence des Jésuites en Chine au XVIIe siècle n’est plus guères qu’un coucher de soleil qui dure encore et dont nos missionnaires actuels sont les derniers rayons. L’ardeur, le dévouement, la foi, la science même, voilà ce qui, de leur côté, est resté éternel et splendide. Mais la beauté du moment unique qui brilla pour le Christianisme à la Chine, au XVIIe siècle, ne se retrouvera plus ! Une pareille pensée pourrait décourager d’autres hommes que nos missionnaires ; mais qu’importent les données de l’histoire, qu’importe la réalité humaine, et, dans un certain sens, le châtiment de Dieu sur des nations visiblement condamnées, à ces apôtres qui prêchent la folie de la croix et qui savent espérer contre toute espérance, spem contra spem ! Leur affaire, à ces hommes sublimes, à ces promoteurs du Saint-Esprit dans les âmes, c’est d’agir toujours en dehors de toute prévision naturelle et humaine, c’est de montrer Dieu même aux aveugles, c’est de le parler même à des sourds ! Qui sait ? Réduit à son état atomique dans la personne de ses derniers prêtres à la Chine, le Christianisme n’en paraîtra que plus auguste, et sur les lèvres de ces derniers prêtres l’éclair de la puissance de Dieu brillera mieux ! Quoi que devienne la Chine, elle aura bien toujours pour eux quelques supplices, et, si elle est condamnée, ils pourront l’assister. Le martyr n’est jamais inutile. Le sang versé n’est jamais perdu. Quand il ne féconde pas le sol qu’il arrose, il féconde l’Histoire, et s’il n’a pas, à un jour donné, conquis des âmes dans l’espace, soyons tranquilles ! il en conquerra dans le temps !

  1. L’Abbé Huc. Le Christianisme en Chine, en Tartarie et au Thibet (Pays, 31 mars 1857).
  2. Gaume.