Les Œuvres de la pensée française/Volume II/II

Les Œuvres de la pensée française
Henri Didier (iip. 19-41).

vi. — La première moitié
du xixe siècle


Le romantisme

C’est une véritable révolution littéraire qui marque le début de ce siècle. On avait rejeté toutes les traditions en politique. On devait logiquement arriver à rejeter aussi toutes les traditions en littérature. Les poètes réclament la suppression des règles. Ils se refusent à admettre l’existence d’un bon goût révélé. Rousseau leur a montré l’importance du moi : ils exigent maintenant pour l’individu la liberté de n’exprimer que ce qu’il sent, c’est-à-dire de s’exprimer lui-même. Pour dégager le moi de toute contrainte extérieure, ils rompront brutalement en visière avec les traditions de la culture antique. Peu à peu s’infiltre le goût des littératures étrangères. Mme de Staël proclame qu’« il faut avoir l’esprit européen ». Et Shakespeare, Young, Ossian, Alfieri, Schiller, Gœthe entrent en France. À la vérité ils n’ont pas sur l’esprit français toute l’influence qu’on a dit. La France, mise en présence des autres littératures, cherchera surtout à tirer d’elle-même, pour le leur opposer, quelque chose de national, ce qui n’est qu’une façon plus large de comprendre l’individualisme. La France sentira d’autant mieux son originalité qu’elle aura pu se comparer avec des esprits différents du sien, et cette originalité trouvée, elle la développera.

Le romantisme est l’ensemble de toutes ces tendances, vers l’originalité, vers la liberté, vers l’individualisme. Original, il l’est par son goût du pittoresque, du brillant, du coloré ; libre, par son évasion hors des lois, par l’extension presque indéfinie qu’il donne au vocabulaire, par la souplesse qu’il introduit dans le vers alexandrin ; individuel enfin par le besoin impérieux qu’il a de donner toujours une forme personnelle aux sentiments généraux.


Mme de Staël

Mme de Staël (1766-1817), qui tient par plus d’un côté au xviiie siècle, annonce la génération nouvelle par son goût de l’improvisation rapide, de l’expression spontanée du sentiment. Deux romans d’elle, Delphine (1812) et Corinne (1817), sont presque des autobiographies. On y trouve déjà ce sentiment de la solitude morale, ce goût de la mélancolie, cette attitude désabusée et hautaine qui caractériseront les grands romantiques.

Mais c’est son livre De l’Allemagne, paru en 1810, qui lui valut le plus grand succès. Elle y préconisait le cosmopolitisme littéraire, l’étude d’autres modèles que les œuvres grecques et latines ; elle vantait les littératures du nord et apportait le mot de romantisme pour étiqueter l’ensemble des nouvelles tendances.

Chateaubriand

Mais si Mme de Staël fut comme un éclaireur du romantisme, on peut dire que le père en fut Chateaubriand (1768-1848). Il voyagea d’abord en Amérique, revint en France, émigra, fut blessé à Thionville, s’exila successivement à Bruxelles, à Jersey, à Londres, revint en France en 1800, fut nommé par Napoléon, ministre plénipotentiaire, démissionna, voyagea de nouveau, fut nommé pair de France par Charles x, et mourut à Paris.

On peut dire qu’il révéla le monde à ses lecteurs. De ses grands voyages, il avait rapporté, avec le goût des vastes solitudes lointaines, le sens d’une beauté, d’une poésie nouvelles. Dans une œuvre qui porte comme titre, son prénom, René (1805), il s’est peint lui-même. Il s’y montre pénétré d’une sorte de langueur, d’un ennui maladif qu’on retrouvera plus d’une fois dans les écrivains qui suivront, qu’on a appelé le mal du siècle, et qui n’est qu’un manque d’équilibre entre le besoin d’étonner par de grandes actions, comme Napoléon, et l’impossibilité d’agir ; entre l’imagination qui commande, et la volonté qui, trop faible, n’exécute pas.

La mort de sa mère et de sa sœur lui rendit la foi de son enfance. Redevenu chrétien, il est frappé de la beauté des cérémonies chrétiennes. Il publie en 1802 le Génie du Christianisme apologie de la religion chrétienne, si favorable aux arts et aux lettres. Ce retour au christianisme est d’ailleurs une des caractéristiques du mouvement romantique. En 1809, il donne les Martyrs, sorte d’étude historique sur les mœurs païennes et chrétiennes dans l’empire romain, dont la beauté réside surtout dans d’admirables descriptions. C’était une très grande nouveauté que ces tableaux où l’auteur se plaisait à faire vivre devant nous des scènes d’époques disparues, à évoquer en peintre des personnages d’autrefois avec leurs costumes, leur couleur, dans des décors très exacts, à faire intervenir enfin la sensation dans la représentation du passé. La couleur locale était inventée, d’où allaient naître les historiens modernes, Augustin Thierry, Michelet. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), écrit avec les notes de voyage qui n’ont pas trouvé leur place dans les Martyrs, a les mêmes qualités de pittoresque sensible. Après la mort de Châteaubriand fut publiées ses mémoires (Mémoires d’Outre-Tombe) où cet écrivain de génie donne libre carrière à son goût des confidences personnelles, de l’expression complaisante du moi. Certes, on y sent un peu l’emphase d’un personnage avide de s’exalter lui-même, mais on y trouve aussi l’expression d’une vie pleine de troubles, d’une âme ardente et majestueuse, contemplatrice des paysages grandioses dont l’auteur nous donne des peintures admirables. Tout le romantisme y est contenu.

Mme de Staël et Chateaubriand avaient inauguré une manière de roman à la fois psychologique et lyrique et ouvert ainsi une voie qui devait être largement suivie.

Joseph de Maistre

Au même moment, à Saint-Pétersbourg, un gentilhomme savoisien émigré, Joseph de Maistre (1754-1821), faisait l’apologie de la monarchie et du catholicisme, avec une éloquence très incisive, dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg (1821). Il y donnait des arguments au parti ultra, mais poussait si loin ses théories et d’une façon si paradoxale, en faisant par exemple l’éloge de la guerre et du bourreau, qu’il effrayait ses partisans et allait, pour ainsi dire, à l’encontre du but qu’il poursuivait.


Lamartine

Mais ce mouvement vers le sentiment et vers la foi, cet antirationalisme trouvent surtout leur expression dans la poésie lyrique. Cette première moitié du xixe siècle est, par excellence, l’époque des grands poètes. De même que le monde hésite encore à donner la première place à Corneille ou à Racine au xviie siècle, il hésita longtemps à proclamer quel est le plus grand des trois génies qui illustrèrent avec un éclat si vif le xixe : Lamartine, Hugo, Musset.

Le premier en date, Alphonse de Lamartine (1790-1869), était né à Mâcon d’une très ancienne famille. Il vécut pendant sa jeunesse une existence heureuse de gentilhomme campagnard. Un grand amour bientôt brisé par la mort de la jeune femme qui en était l’objet fit de lui, d’un coup, un immense poète. Il publia en 1820 les Méditations qui exprimaient évidemment à un étonnant degré l’âme des jeunes gens de cette époque, car le succès en fut immédiat et prodigieux. C’est le romantisme dans sa pureté première. Le poète y fait preuve d’une sensibilité très grande à laquelle il s’abandonne complètement, sans demander à sa raison d’y tracer jamais de frontières. Ces Méditations ne sont rien moins que la recherche laborieuse d’une vérité, mais les divagations pleines de charmes d’un esprit qui se laisse flotter, balancer au gré de ses rêves, d’autant plus épris d’eux que leur forme est plus vague. Les mots abondent comme une eau et coulent presque indéfiniment, berçant l’âme comme une nacelle, l’anesthésiant en quelque sorte en la baignant dans une douceur indéfinie, dans une mélancolie éternelle. Le vers agit comme une musique sur la sensualité de l’esprit.

En 1830, paraissent les Harmonies, où l’imagination, que rien n’endigue, se donne follement carrière, emportant le lecteur jusqu’au sommet du monde. Jocelyn (1836) est un roman en vers plein de très grandes beautés éparses. La Chute d’un Ange (1838) est une sorte de vaste épopée historique et philosophique dont l’abondance nous rebute un peu aujourd’hui mais qui contient des vers qui sont parmi les plus beaux de la langue.

Dans sa prose, Lamartine fait penser à Chateaubriand. Il en a la souplesse, sinon toute la vigueur. Raphaël (1849) et Graziella (1852) sont des romans au caractère essentiellement autobiographique. On trouve encore de très belles pages dans ses études historiques comme l’Histoire des Girondins (1847).

Le poète se doublait d’un homme politique très actif. Il fut ministre des Affaires Étrangères du Gouvernement provisoire de 1848. Pourtant il mourut pauvre et assez solitaire.

Il a accompli une immense révolution littéraire en élargissant presque indéfiniment le champ de la poésie, en donnant une expression aux aspirations vagues de l’esprit et du cœur, qui paraissaient inexprimables.

Victor Hugo

Victor Hugo (1802-1885), fils du général Hugo, et né à Besançon, est l’incarnation même du génie. Il est à la fois l’abondance et la maîtrise. Il est l’universalité. Il semble en effet qu’il contienne ou forme toutes les écoles poétiques qui naîtront autour de lui et après lui.

Il débuta à vingt ans par un recueil d’odes, qui, remanié, forme, quatre ans après, les Odes et Ballades (1826), déjà étonnantes par la souplesse et la variété des rythmes. Les Orientales (1829), poèmes encore un peu vides de pensée, mais d’un brio extraordinaire, vinrent ensuite. En 1830, il donnait au théâtre Hernani qui déchaînait à la fois un enthousiasme indescriptible et des querelles très violentes. Le poète, amoureux avant tout de la couleur, cherchait une action mouvementée, qui donnât place au pittoresque. Cette action aurait étouffé dans les règles sévères de la tragédie classique. Le poète abolissait donc les unités de temps et de lieu. Il élargissait son action dans le temps et dans l’espace, au grand scandale des réactionnaires. Il faisait voir de grands tableaux, prétextes à mise en scènes brillantes et compliquées. Il assouplissait le vers, y multipliait les enjambements, le voulait vivant, élastique et « lyrique, épique, dramatique, suivant le besoin », théorie qu’il préconisait dans la préface d’un premier drame, Cromwell (1847). (Cette préface est le manifeste des théories nouvelles.) Ainsi le théâtre en vers perdait la monotonie un peu figée de son rythme. Enfin, le poète parachevait la révolution en mélangeant le comique au tragique, grande nouveauté, ou, plus exactement en semant dans le drame des éléments comiques autonomes. (Le théâtre moderne essaiera de mélanger le comique et le tragique d’une façon beaucoup plus étroite.) La première d’Hernani fut un événement littéraire considérable. Classiques et romantiques se battirent pendant les entr’actes.

En 1831, parurent les Feuilles d’Automne, suivies en 1835, des Chants du Crépuscule, en 1837 des Voix Intérieures. Victor Hugo dans le même temps donnait au théâtre plusieurs drames nouveaux, parmi lesquels le Roi s’amuse (1832) et Ruy Blas (1838), et publiait un grand roman historique, Notre-Dame de Paris (1831). Un autre grand drame, les Burgraves (1843), trouvait à la Comédie-Française un public plus sévère. L’époque était déjà passée des grandes victoires romantiques. Le poète se réfugia alors dans la politique. Démocrate fougueux, il fut un des plus grands adversaires du Prince Napoléon, et un des premiers exilés au lendemain du coup d’état. Il se réfugia successivement à Bruxelles et à Guernesey. Alors parurent les Châtiments (1853) pamphlet d’une extrême violence contre le nouveau régime, où l’invective a des accents d’une merveilleuse puissance tragique ; puis les Contemplations (1856) « qu’on pourrait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, les mémoires d’une âme » et qui sont, de tous ses recueils, celui qui contient les pièces les plus pures ; puis la Légende des siècles (1859), celui qui contient les pièces les plus fortes. Avec la Légende des siècles, le poète essaie de donner cette histoire lyrique de la civilisation à laquelle Lamartine s’est déjà essayé. Il part de l’antiquité biblique, parcourt la mythologie grecque, s’arrête à Rome, s’attarde longuement au moyen âge français où les prouesses des chevaliers l’enchantent, peint le xvie siècle, arrive aux temps présents, cherche enfin dans l’avenir le chemin que prendra l’homme à la poursuite de l’idéal. Ce livre, généralement considéré comme le chef-d’œuvre de Victor Hugo, est en tous cas celui où sa puissance s’étale avec le plus de splendeur, et qui contient les plus beaux poèmes qu’ait produits la poésie épique.

En 1862, parut encore un grand roman, les Misérables, plein de beaux tableaux qui se composent en fresque, puis, en 1874, un autre roman, Quatre-vingt-treize.

Hugo était rentré en France en 1870. Il publia l’Année terrible et plusieurs autres recueils de poèmes, Quand il mourut, en 1885, laissant un grand livre inachevé, la Fin de Satan, il était révéré en France comme un demi-dieu et la nation lui fut les plus somptueuses funérailles.

Son influence est peut-être unique dans l’histoire littéraire. Maître incontesté du romantisme, il survit avec une étonnante vigueur à l’agonie de celui-ci et continue à faire aimer le grandiose et l’héroïque à une époque de lassitude et d’analyse sentimentale. Il n’est pas beaucoup plus un penseur que Lamartine, mais il est le plus grand génie oratoire de tous les temps. Il a donné aux mots une couleur que les grands classiques leur avaient toujours refusée, et introduit dans le vocabulaire nombre de termes nouveaux, techniques, populaires, étrangers, qui, ajoutant à la phrase du pittoresque et de la précision, renforcent la sensation. Il a assoupli prodigieusement le vers, varié les rythmes, donné à la langue poétique toutes les possibilités d’un orchestre complet. Il domine enfin tout ce dix-neuvième siècle, le plus puissant, le plus fécond, le plus brillant de tous les siècles.

Alfred de Vigny

À côté de la gloire éblouissante de Victor Hugo, celle d’Alfred de Vigny (1797-1863), poète plus penseur mais plus sombre, plus triste, plus sobre et plus hautain, rayonne d’un éclat moins vif. Mais Vigny est un très grand poète. Plus farouche que les autres romantiques, il répugne un peu à se mettre lui-même en scène, et réfrène sans cesse sa sensibilité. Il veut exprimer des idées et il réussit presque toujours à exprimer des pensées fortes et profondes. Ses poèmes, qu’il éparpilla, ne parurent réunis qu’après sa mort : les Destinées (1863). Des pièces comme Moïse, la Mort du Loup, la Maison du Berger ont une grande beauté triste et poignante et sont écrits dans une langue vigoureuse et serrée. Le vers, moins souple que chez Hugo, y est parfois plus plein, plus resserré, d’une harmonie plus âpre mais non moins émouvante. Vigny est plus artiste que ses contemporains.

Il avait adopté la carrière des armes. Il l’abandonna à 31 ans. Il fit jouer un drame, Chatterton (1835), et publia deux très beaux romans, Cinq Mars (1826), avec quoi on peut dire qu’il créait le roman historique, et Servitude et Grandeur militaire (1835), tableau de la vie militaire peint avec une précision orgueilleuse et triste, où la vie de soldat est montrée pour la première fois avec un réalisme qui ne fait qu’ajouter à sa grandeur austère.

Vigny a traduit avec une émotion profonde et des accents d’une rare vigueur la tristesse de l’homme perdu au milieu de la nature indifférente et du monde hostile.

Alfred de Musset

Alfred de Musset (1810-1857), né à Paris, n’est pas tout à fait de la génération de Lamartine et d’Hugo. Il est intermédiaire entre eux et ceux qui formeront la seconde génération romantique. Il a moins de génie oratoire que Lamartine et Hugo, mais une sensibilité plus profonde, peut-être un peu moins saine. Quand cette sensibilité entre en jeu, il est le plus passionné des romantiques, il crie sa douleur à l’univers dans un mouvement d’une fougue inouïe. Le reste du temps, il s’amuse, fait de l’esprit, joue avec sa plume et rappelle le xviiie siècle. Ce mélange de sensibilité profonde et d’ironie légère est bien d’un Parisien.

Sa vie fut troublée par la grande passion que lui inspira George Sand, passion fébrile et orageuse qu’il raconte dans la Confession d’un enfant du siècle (1836), roman autobiographique écrit dans une admirable langue. Ses Premières Poésies, libertines, impertinentes, avaient été écrites entre 1829 et 1835. Les Poésies Nouvelles vont de 1836 à 1852. La crise amoureuse par laquelle il avait passé et qui devait le laisser comme brisé, lui inspira les Nuits : Nuit de Mai, Nuit de Décembre (1835), Nuit d’Août (1836), Nuit d’Octobre (1837), où se révèle avec une maîtrise incroyable le plus grand poète du cœur que nous connaissions. La douleur de l’amant est si forte qu’elle gagne le poète tout entier. Et dans le cri de désespoir qu’il pousse, c’est toute l’âme humaine qui résonne. Jamais peut-être le particulier n’a atteint une si grande force de généralisation. Tous les cœurs sont contenus dans ce cœur… Pourtant cette poésie si essentiellement romantique est classique par plus d’un point, et réussit ce jour de force de concilier deux tendances en apparence inconciliables. Au romantisme il prend le goût de la souffrance, l’amour du moi, le déchaînement de la passion et la grande liberté de la forme ; il en laisse le côté facilement oratoire et demande au contraire classicisme la pureté, la simplicité du sentiment, l’amour de la seule vérité.

Il a laissé, outre d’assez nombreuses nouvelles (Contes et Nouvelles) un théâtre sur lequel il y aurait beaucoup à dire : Les Caprices de Marianne (1833), On ne badine pas avec l’amour, Fantasio (1834), le Chancelier (1835), Il ne faut jurer de rien (1836)… On y sent à la fois l’influence de Marivaux et de Shakespeare, toujours le mélange de la tradition et des apports nouveaux. Les sentiments y sont analysés avec la plus grande délicatesse dans un mouvement rapide, léger, plein d’imprévu et de pittoresque que Marivaux, analyste un peu lent, avait toujours ignoré. Ce théâtre si neuf qui rappelait le théâtre purement romantique et en reposait cependant par le retour à l’humanité vraie, trouva devant le public un succès considérable. Musset occupe dans cet éblouissant xixe siècle une des toutes premières places.

Théophile Gautier

Théophile Gautier (1811-1872) né un an après Musset, est d’abord un des plus fougueux romantiques. Il fut un des plus bruyants champions d’Hugo dans la bataille d’Hernani. Il commença par s’assimiler plus les défauts que les qualités de ceux qu’il admirait. Ses premiers poèmes, Albertus (1832), la Comédie de la Mort (1838), sont des pièces trop étonnantes pour plaire. Les Jeune France (1833) et Mademoiselle de Maupin, sont des romans assez ampoulés, mais d’une langue ferme, colorée, très belle. Théophile Gautier prenait enfin possession de lui-même avec Émaux et Camées (1852) petits poèmes d’une forme impeccable où la fougue première du poète s’est changée en force contenue, resserrée, pleine d’éclat, et qui sont une œuvre très parfaite. Il donnait encore un roman, le Capitaine Fracasse (1863) qui rappelait, avec plus de perfection, le Roman Comique de Scarron, et des études de critique d’art et de critique littéraire.

Théophile Gautier est un artiste dans la littérature. Très visuel, il regarde beaucoup plus qu’il ne sent. Il s’attache à la forme et à la couleur qu’il rend d’ailleurs puissamment.

Le roman

On a vu que les poètes avaient publié des romans. Ils n’avaient pas pu ne pas y mettre un peu de leur lyrisme. George Sand (1804-1876), une femme, n’écrit pas en vers, mais elle porte dans des romans autobiographiques tout le lyrisme qu’ont montré les poètes, et même un peu plus. Le lyrisme étant l’expression d’une âme, c’est d’abord son âme qu’elle exprime dans ses premiers romans : Indiana (1831), Valentine (1832), Lélia (1833), Jacques (1834), Mauprat (1836). Puis, étant femme, et subissant violemment l’influence des hommes qui l’entourent, elle écrit des romans socialistes : le Compagnon du tour de France (1840), Consuelo (1842), le Meunier d’Angibault (1845), le Péché de Monsieur Antoine (1847). Elle se retire alors à la campagne et y écrit des romans campagnards : la Mare au diable (1846), la Petite Fadette (1849), François le Champi (1850) ; c’est la meilleure partie de son œuvre, et la plus sincère. Elle y exprime tout le charme de son Berry natal dans un style où les locutions paysannes apportent, avec le plus grand naturel, un curieux parfum de terroir. Enfin elle consacre la dernière partie de sa vie à composer des romans romanesques, idéalistes, tels que les Beaux Messieurs de Boisdoré (1858), et ce fameux Marquis de Villemer (1860) qu’avec l’aide de Dumas fils elle mit à la scène avec un si grand succès.

Sa forme est harmonieuse et souple ; sa facilité prodigieuse. Un mélange d’observation et de romanesque fait de chacun de ses romans le type du roman idéaliste français.

Mais la facilité même de George Sand la portait peu aux études psychologiques très poussées. Le roman psychologique atteint presque à la plus haute perfection dans Adolphe (1816), de Benjamin Constant (1767-1830), seule tentative littéraire d’un homme qui s’occupa toute sa vie d’études religieuses et politiques. Benjamin Constant fut fort amoureux de Mme de Staël. C’est l’histoire lamentable de cet amour qu’il dépeint avec une assez grande sécheresse qui donne un peu à ce roman l’air d’un rapport sur une question sentimentale, mais aussi avec une acuité, une pénétration, une intelligence du cœur humain qui n’avaient jamais été atteintes, même de très loin et qui font de ce petit livre un des plus complets, un des plus intéressants documents qui aient jamais été publiés sur l’amour.

Toutefois, il s’agissait là encore d’un roman autobiographique. Transporter dans le roman d’aventures le sens de l’observation psychologique fut l’œuvre de Stendhal (1783-1842). C’était un soldat qui fit campagne en Italie et en Russie, puis se fixa en Italie. Ses deux principaux livres sont deux romans, le Rouge et le Noir (1831), et la Chartreuse de Parme (1839). Le style n’en est pas très remarquable. Les dons psychologiques y sont prodigieux. Stendhal apporte, lui aussi, des documents sur l’homme, et des documents de premier ordre. Il note avec une minutie déconcertante les mouvements de l’âme les plus subtils. Il a eu une grande influence sur la génération de romanciers qui commença à écrire vers 1880, en particulier sur Paul Bourget et Maurice Barrès.

Dans le même temps, Prosper Mérimée (1803-1870), dont on ne sait pas assez qu’il est un immense écrivain, publiait de petits romans et des nouvelles : la Chronique de Charles ix, Matteo Falcone, l’Enlèvement de la redoute, Tamango (1829), le Vase étrusque (1830), Colomba (1840), Carmen (1845), etc… C’est le plus sobre et le plus mesuré des littérateurs du siècle. Sa philosophie est amère : il se plaît, par exemple, à exposer, dans des nouvelles exotiques, combien la morale change d’un pays à l’autre et se contredit ; il est d’un pessimisme aigu, il ne regarde vivre les hommes qu’avec de l’ironie aux lèvres, mais il cache ce pessimisme et cette ironie sous une grande pudeur. Il a le plus grand souci de ne jamais se montrer lui-même dans ses personnages. Son style est la netteté, la précision, la pureté mêmes. Il a les meilleures qualités classiques en pleine époque romantique.

Alexandre Dumas père (1803-1870) donna au roman historique une vogue que celui-ci n’avait jamais connue. Il a laissé une très longue suite de romans écrits d’une plume rapide et alerte, remarquables surtout par de rares qualités d’imagination, de verve, d’esprit et de gaîté. Les plus célèbres sont la trilogie constituée par les Trois Mousquetaires (1844), Vingt ans après (1845) et le Vicomte de Bragelonne (1848) ; le Comte de Monte-Cristo, la Reine Margot, le Chevalier de Maison-Rouge, le Collier de la Reine, etc…

La Comédie humaine

Mais le grand maître du roman, qui domine toute la première moitié du xixe siècle, est Honoré de Balzac (1799-1850), qui laissa, sous le titre générique de la Comédie humaine, une œuvre titanesque.

Il était né à Tours, en 1799. Il écrivit dès l’âge de vingt ans. Tourmentée de besoins d’argent, sa vie fut un perpétuel labeur. D’énormes romans, où défilent tous les personnages de la vie contemporaine, se succèdent sans interruption, au hasard d’une improvisation fiévreuse. Gobseck (1830), la Maison du Chat-qui-pelote (1830), la Femme de Trente ans (1831-1842), le Colonel Chabert (1832), nous font pénétrer les mystères de la vie privée, nous en dévoilent les intrigues les plus secrètes. Eugénie Grandet (1833), le Lys dans la Vallée (1835), Ursule Mirouet (1841), un Ménage de garçon sont un ensemble qui constitue toute une vaste fresque de la vie provinciale. Le Père Goriot (1834), César Birotteau (1837), la Cousine Bette (1846), le Cousin Pons (1847), forment une série qui met en scène la vie parisienne avec ses types les plus marqués. Les Chouans (1829), une Ténébreuse affaire (1841), sont des tableaux colorés de la Révolution et de l’Empire. Le Médecin de campagne (1833), le Curé de village (1839-1846), les Paysans (1844), peignent les mœurs campagnardes.

Écrasé, usé par cette production formidable, Balzac succomba à la tâche. Foudroyé par l’apoplexie, il mourut à cinquante-et-un ans.

Balzac a fait entrer la couleur locale dans le roman contemporain. Ce qui manque à Adolphe, par exemple, à savoir la description minutieuse des décors où se passe l’action, les portraits physiques des personnages, leur généalogie, leur physiologie, leurs antécédents, leurs racines, leurs attaches. Balzac nous les retrace avec une précision et une abondance de détails qui vont souvent jusqu’à l’excès mais qui donnent magnifiquement l’impression de l’universalité. Réaliste puissant, cet homme sans cesse tourmenté par des embarras d’argent, a introduit l’argent dans la littérature. Il lui a donné, dans les préoccupations humaines, la première place qui, jusqu’alors, avait été uniquement réservée à l’amour. Avec l’argent entraient dans le roman moderne la foule des hommes d’affaires, usuriers, banquiers, huissiers, etc…, les histoires de procès, testaments, contestations judiciaires. Enfin, il faisait du roman, la représentation de la vie tout entière, fondant dans un seul creuset tous les genres dans lesquels, avant lui, les romanciers s’étaient complu et dont ils s’étaient satisfaits, le roman de mœurs, le roman historique, le roman de caractères, le roman social, le roman sentimental. Tous les romanciers qui vinrent après lui et même les auteurs dramatiques subissent profondément son influence. Aujourd’hui encore on ne cesse de porter ses livres au théâtre, où lui-même avait médiocrement réussi. Il a donné à ceux qui l’ont suivi, le souci de la documentation exacte, le goût des réalités de la vie, le sentiment de la vie moderne. Mais tant d’amour de la vérité et de l’universalité impliquait l’abandon de quelques-unes de nos qualités traditionnelles, le choix, la mesure, l’équilibre. Son style est un instrument plus puissant que délicat. Il ne craint pas de faire appel à tous les vocabulaires, même les plus spéciaux, aux jargons professionnels, et même à l’argot des boulevards et des prisons. Et c’est seulement en renonçant aux qualités classiques du style qu’il arrive à donner cette impression de vie frémissante et complète. Son génie a créé des types inoubliables, tels que Rastignac, le père Grandet, Mme Marneffe, etc… qui, dans leur complexité moderne, égalent les créations synthétiques de Molière.

L’Histoire

Le mouvement annoncé par Chateaubriand dans les Martyrs, fut riche de conséquences. Il avait montré les hommes des époques passées avec leurs costumes, leurs gestes, leur physionomie tout entière. Augustin Thierry (1795-1856), s’efforça d’appliquer à l’Histoire proprement dite ces qualités que le roman venait de révéler. La Conquête de l’Angleterre par les Normands (1825), fut le commencement d’une ère nouvelle pour l’Histoire. Il y faisait vivre intensément les peuples aux prises, mélangeant l’érudition et l’art. Dans les Récits des temps mérovingiens (1840), il mettait en scène l’histoire des crimes des premiers rois germaniques avec une vigueur dramatique encore inconnue de tous les historiens qui l’avaient précédé. Il n’arrive pas, malgré tous ses efforts, à la puissance d’évocation de Chateaubriand.

Thiers (1797-1877), auteur d’une Histoire de la Révolution (1823-1827), et d’une Histoire du Consulat et de l’Empire, est un improvisateur brillant et un très grand érudit, qu’une carrière politique trop remplie empêcha de donner des œuvres absolument définitives.

Guizot (1787-1874), son rival à la tribune, fait l’histoire des idées sans se préoccuper du pittoresque. Il a laissé une Histoire de la Révolution d’Angleterre (1826-1856) et une Histoire générale de la Civilisation.

Mais le plus grand historien du siècle est évidemment Michelet (1798-1874), qui mène à bien la réforme tentée par Augustin Thierry. Michelet avait un don de visionnaire prodigieux qui lui permit de ressusciter pour ses contemporains la vie des siècles disparus. Ses facultés d’évocation sont telles qu’il partage les passions de ce peuple français dont il usera sa vie à raconter l’histoire. Souvent son imagination l’entraîne et les historiens d’aujourd’hui, qui ont fait de l’histoire une science exacte, absolument étrangère à la littérature, lui reprochent avec violence d’assez nombreuses inexactitudes. Ils ont tort. Si l’Histoire de France de Michelet n’est que l’histoire de France vue à travers un tempérament, du moins ce tempérament est-il à la fois un des plus français et des plus compréhensifs qui se puissent rencontrer. Il semble que Michelet ait été le témoin de tous les siècles, et s’il n’a pas pu se dégager complètement des influences de son temps, s’il est toujours resté manifestement un romantique, il n’en a pas moins donné à ses contemporains le sens du passé. Si son Histoire de France ne constitue pas un document à consulter, elle est du moins une merveilleuse fresque, vigoureusement dessinée, magistralement peinte, puissamment évocatrice.

Michelet a laissé encore des livres tels que l’Oiseau (1856) et l’Insecte (1857), études naturalistes d’un poète, trop poète pour être vraiment naturaliste. Il mourut laissant inachevée une Histoire du xixe siècle.

La Critique

Le roi de la critique pendant l’époque romantique fut Sainte-Beuve (1804-1869). Il publia en 1828 un tableau de la Poésie française au xvie siècle. Il essayait d’y montrer comment les romantiques, qu’on accusait de manquer de traditions, se rattachaient au xvie siècle. Son œuvre se compose de Portraits littéraires, de Portraits contemporains, d’une Histoire de Port-Royal, des Causeries du Lundi (1849-1861), réunion en volumes de ses articles de critique hebdomadaire, des Nouveaux lundis (1861-1869), et de quelques œuvres littéraires : un roman, Volupté (1834) et des poèmes : Poésies de Joseph Delorme (1829).

Il élargit singulièrement les frontières de la critique. Il se plaisait à étudier un auteur, non seulement dans son œuvre, mais encore dans ses rapports avec les hommes de son temps et même avec les grands écrivains des époques antérieures avec lesquels il lui trouvait des affinités. Il se livrait à ce travail sans aucune idée préconçue et en se gardant de tout système, prétendant que le particulier ne se fond jamais tout entier dans le général, que la nature aime les formes diverses, que chaque individu présente bien plus de différences avec les autres que de points communs. Cela lui donna la passion du détail individuel, ce qui le conduisit quelquefois à perdre de vue les proportions ; mais son goût infaillible le garda toujours des erreurs graves. Il fut au milieu de cette époque confuse où se mêlaient tant d’influence, d’une étonnante lucidité. Son style se ressent de ses qualités d’esprit. Il est souple, élégant, précis.

Avant de s’adonner complètement à la critique, il avait essayé d’être un poète. Les Poésies de Joseph Delorme apportaient une note nouvelle, l’intimité, en quoi Sainte-Beuve est le précurseur de Coppée, et un certain goût de l’individualité maladive, en quoi il préparait Baudelaire.