George Conrad Walther (p. 207-268).








VENUS


PHYSIQUE.


__________


Quæ legat ipsa Lycoris.
Virg. Eclog. X.





VENUS
PHYSIQUE


PREMIERE PARTIE
Sur l’origine des animaux.



CHAPITRE PREMIER

Exposition de cet Ouvrage


Nous n’avons reçu que depuis peu de temps une vie que nous allons perdre. Placés entre deux instans, dont l’un nous a vus naître, l’autre nous va voir mourir, nous tâchons en vain d’étendre notre être au-delà de ces deux termes : nous serions plus sages, si nous ne nous appliquions qu’à en bien remplir l’intervalle.

Ne pouvant rendre plus long le temps de notre vie, l’amour propre et la curiosité veulent y suppléer, en nous appropriant les temps qui viendront lorsque nous ne serons plus, et ceux qui s’écouloient lorsque nous n’étions pas encore. Vain espoir ! auquel se joint une nouvelle illusion : nous nous imaginons que l’un de ces temps nous appartient plus que l’autre. Peu curieux sur le passé, nous interrogeons avec avidité ceux qui nous promettent de nous apprendre quelque chose de l’avenir.

Les hommes se sont plus facilement persuadés qu’après leur mort ils dévoient comparoître au tribunal d’un Rhadamante, qu’ils ne croiroient qu’avant leur naissance ils auroient combattu contre Ménélas au siege de Troye.[1]

Cependant l’obscurité est la même sur l’avenir et sur le passé : et si l’on regarde les choses avec une tranquillité philosophique, l’intérêt devroit être le même aussi : il est aussi peu raisonnable d’être fâché de mourir trop tôt, qu’il seroit ridicule de se plaindre d’être né trop tard.

Sans les lumieres de la Religion, par rapport à notre être, ce temps où nous n’avons pas vécu, et celui où nous ne vivrons plus, sont deux abymes impénétrables, et dont les plus grands Philosophes n’ont pas plus percé les ténebres que le peuple le plus grossier.

Ce n’est donc point en Métaphysicien que je veux toucher à ces questions, ce n’est qu’en Naturaliste. Je laisse à des esprits plus sublimes à vous dire, s’ils peuvent, ce que c’est que votre ame, quand et comment elle est venue vous éclairer. Je tâcherai seulement de vous faire connoître l’origine de votre corps, et les différens états par lesquels vous avez passé avant que d’être dans l’état où vous êtes. Ne vous fâchez pas si je vous dis que vous avez été un ver ou un œuf, ou une espece de boue : mais ne croyez pas non plus tout perdu, lorsque vous perdrez cette forme que vous avez maintenant ; et que ce corps, qui charme tout le monde, sera réduit en poussiere.

Neuf mois après qu’une femme s’est livrée au plaisir qui perpétue le genre humain, elle met au jour une petite créature qui ne differe de l’homme que par la différente proportion et la foiblesse de ses parties. Dans les femmes mortes avant ce terme, on trouve l’enfant enveloppé d’une double membrane, attaché par un cordon au ventre de la mere.

Plus le temps auquel l’enfant devoit naître est éloigné, plus sa grandeur et sa figure s’écartent de celle de l’homme. Sept ou huit mois avant on découvre dans l’embryon la figure humaine : et les meres attentives sentent qu’il a déjà quelque mouvement.

Auparavant ce n’est qu’une matiere informe. La jeune épouse y fait trouver à un vieux mari des marques de sa tendresse, et découvrir un héritier dont un accident fatal l’a privé : les parens d’une fille n’y voient qu’un amas de sang et de lymphe qui causoit l’état de langueur où elle étoit depuis quelque temps.

Est-ce là le premier terme de notre origine ? Comment cet enfant qui se trouve dans le sein de sa mere s’y est-il formé ? D’où est-il venu ? Est-ce là un mystere impénétrable, ou les observations des Physiciens y peuvent-elles répandre quelque lumiere ?

Je vais vous expliquer les différens systêmes qui ont partagé les Philosophes sur la maniere dont se fait la génération. Je ne dirai rien qui doive alarmer votre pudeur : mais il ne faut pas que des préjugés ridicules répandent un air d’indécence sur un sujet qui n’en comporte aucune par lui-même. La séduction, le parjure, la jalousie, ou la superstition, ne doivent pas déshonorer l’action la plus importante de l’humanité, si quelquefois elles la précedent ou la suivent.

L’homme est dans une mélancolie qui lui rend tout insipide jusqu’au moment où il trouve la personne qui doit faire son bonheur. Il la voit : tout s’embellit à ses yeux : il respire un air plus doux et plus pur ; la solitude l’entretient dans l’idée de l’objet aimé ; il trouve dans la multitude de quoi s’applaudir continuellement de son choix ; toute la Nature sert ce qu’il aime : il sent une nouvelle ardeur pour tout ce qu’il entreprend ; tout lui promet d’heureux succès. Celle qui l’a charmé s’enflamme du même feu dont il brûle : elle se rend, elle se livre à ses transports ; et l’amant heureux parcourt avec rapidité toutes les beautés qui l’ont ébloui : il est déjà parvenu à l’endroit le plus délicieux… Ah malheureux, qu’un couteau mortel a privé de la connoissance de cet état ! le ciseau qui eût tranché le fil de vos jours vous eût été moins funeste. En vain vous habitez de vastes palais, vous vous promenez dans des jardins délicieux, vous possédez tous les trésors de l’Asie ; le dernier de vos esclaves qui peut goûter ces plaisirs est plus heureux que vous. Mais vous que la cruelle avarice de vos parens a sacrifiés au luxe des Rois, tristes ombres qui n’êtes plus que des voix, gémissez, pleurez vos malheurs, mais ne chantez jamais l’amour.

C’est cet instant marqué par tant de délices qui donne l’être à une nouvelle créature, qui pourra comprendre les choses les plus sublimes, et, ce qui est bien au-dessus, qui pourra goûter les mêmes plaisirs.

Mais comment expliquerai-je cette formation ? Comment décrirai-je ces lieux qui font la premiere demeure de l’homme ? Comment ce séjour enchanté va-t-il être changé en une obscure prison habitée par un embryon informe et insensible ? Comment la cause de tant de plaisir, comment l’origine d’un être si parfait n’est-elle que de la chair et du sang[2] ?

Ne ternissons pas ces objets par des images dégoûtantes : qu’ils demeurent couverts du voile qui les cache. Qu’il ne soit permis d’en déchirer que la membrane de l’hymen. Que la biche vienne ici à la place d’Iphigénie. Que les femelles des animaux soient désormais les objets de nos recherches sur la génération : cherchons dans leurs entrailles ce que nous pourrons découvrir de ce mystere ; et s’il est nécessaire, parcourons jusqu’aux oiseaux, aux poissons et aux insectes.


CHAPITRE II

Systême des anciens sur la génération.


Au fond d’un canal que les Anatomistes appellent vagin, du mot latin qui signifie gaine, on trouve la matrice : c’est une espece de bourse fermée au fond, mais qui présente au vagin un petit orifice qui peut s’ouvrir et se fermer, et qui ressemble assez au bec d’une tanche, dont quelques Anatomistes lui ont donné le nom. Le fond de la bourse est tapisse d’une membrane qui forme plusieurs rides qui lui permettent de s’étendre à mesure que le fœtus s’accroît, et qui est parsemée de petits trous, par lesquels vraisemblablement sort cette liqueur que la femelle répand dans l’accouplement.

Les Anciens croyoient que le fœtus étoit formé du mélange des liqueurs que chacun des sexes répand. La liqueur séminale du mâle, dardée jusques dans la matrice, s’y mêloit avec la liqueur séminale de la femelle : et après ce mélange, les Anciens ne trouvoient plus de difficulté à comprendre comment il en résultoit un animal. Tout étoit opéré par une faculté génératrice.

Aristote, comme on le peut croire, ne fut pas plus embarrassé que les autres sur la génération : il différa d’eux seulement en ce qu’il crut que le principe de la génération ne résidoit que dans la liqueur que le mâle répand, et que celle que répand la femelle ne servoit qu’à la nutrition et à l’accroîssement du fœtus. La derniere de ces liqueurs, pour s’expliquer en ses termes, fournissoit la matiere, et l’autre la forme.[3]


CHAPITRE III

Systême des œufs contenant le fœtus.


Pendant une longue suite de siecles ce systême satisfit les Philosophes ; car, malgré quelque diversité sur ce que les uns prétendoient qu’une seule des deux liqueurs étoit la véritable matiere prolifique, et que l’autre ne servoit que pour la nourriture du fœtus, tous s’arrêtoient à ces deux liqueurs, et attribuoient à leur mélange le grand ouvrage de la génération.

De nouvelles recherches dans l’Anatomie firent découvrir autour de la matrice deux corps blanchâtres formés de plusieurs vésicules rondes, remplies d’une liqueur semblable à du blanc d’œuf. L’analogie aussi-tôt s’en empara : on regarda ces corps comme faisant ici le même office que les ovaires dans les oiseaux ; et les vésicules qu’ils contenoient, comme de véritables œufs. Mais les ovaires étant placés au dehors de la matrice, comment les œufs, quand même ils en seroient détachés, pouvoient-ils être portés dans sa cavité ; dans laquelle, si l’on ne veut pas que le fœtus se forme, il est du moins certain qu’il prend son accroissement ? Fallope apperçut deux tuyaux, dont les extrémités, flottantes dans le ventre, se terminent par des especes de franges qui peuvent s’approcher de l’ovaire, l’embrasser, recevoir l’œuf, et le conduire dans la matrice où ces tuyaux ou ces trompes ont leur embouchure.

Dans ce temps la Physique renaissoit, ou plutôt prenoit un nouveau tour. On vouloit tout comprendre, et l’on croyoit le pouvoir. La formation du fœtus par le mélange de deux liqueurs ne satisfaisoit plus les Physiciens. Des exemples de développemens, que la Nature offre par-tout à nos yeux, firent penser que les fœtus étoient peut-être contenus, et déjà tout formés dans chacun des œufs ; et que ce qu’on prenoit’pour une nouvelle production n’étoit que le développement de leurs parties, rendues sensibles par l’accroissement. Toute la fécondité retomboit sur les femelles. Les œufs destinés à produire des mâles ne contenoient chacun qu’un seul mâle. L’œuf d’où devoit sortir une femelle contenoit non seulement cette femelle, mais la contenoit avec ses ovaires, dans lesquels d’autres femelles contenues, et déjà toutes formées, étoient la source des générations à l’infini. Car toutes les femelles contenues ainsi les unes dans les autres, et de grandeurs toujours diminuantes dans le rapport de la premiere à son œuf, n’alarment que l’imagination. La matiere, divisible à l’infini, forme aussi distinctement dans son œuf le fœtus qui doit naître dans mille ans, que celui qui doit naître dans neuf mois. Sa petitesse, qui le cache à nos yeux, ne le dérobe point aux loix suivant lesquelles le chêne, qu’on voit dans le gland, se développe, et couvre la terre de ses branches.

Cependant quoique tous les hommes soient déjà formés dans les œufs de mere en mere, ils y sont sans vie : ce ne sont que de petites statues renfermées les unes dans les autres, comme ces ouvrages du tour, où l’ouvrier s’est plu à faire admirer l’adresse de son ciseau, en formant cent boîtes qui se contenant les unes les autres, sont toutes contenues dans la derniere. Il faut, pour faire de ces petites statues des hommes, quelque matiere nouvelle, quelqu’esprit subtil, qui s’insinuant dans leurs membres, leur donne le mouvement, la végétation et la vie. Cet esprit séminal est fourni par le mâle, et est contenu dans cette liqueur qu’il répand avec tant de plaisir. N’est-ce pas ce feu que les Poëtes ont feint que Promethée avoit volé du Ciel pour donner l’ame à des hommes, qui n’étoient auparavant que des automates ? Et les Dieux ne dévoient-ils pas être jaloux de ce larcin ?

Pour expliquer maintenant comment cette liqueur dardée dans le vagin va féconder l’œuf, l’idée la plus commune, et celle qui se présente d’abord, est qu’elle entre jusques dans la matrice, dont la bouche alors s’ouvre pour la recevoir ; que de la matrice, une partie, du moins ce qu’il y a de plus spiritueux, s’élevant dans les tuyaux des trompes, est portée jusqu’aux ovaires, que chaque trompe embrasse alors, et pénetre l’œuf qu’elle doit féconder.

Cette opinion, quoiqu’assez vraisemblable, est cependant sujette à plusieurs difficultés.

La liqueur versée dans le vagin, loin de paroître destinée à pénétrer plus avant, en retombe aussi-tôt, comme tout le monde sait.

On raconte plusieurs histoires de filles devenues enceintes sans l’introduction même de ce qui doit verser la semence du mâle dans le vagin, pour avoir seulement laissé répandre cette liqueur sur ses bords. On peut révoquer en doute ces faits, que la vue du Physicien ne peut guere constater, et sur lesquels il faudroit en croire les femmes, toujours peu sinceres sur cet article.

Mais il semble qu’il y ait des preuves plus fortes qu’il n’est pas nécessaire que la semence du mâle entre dans la matrice pour rendre la femme féconde. Dans les matrices de femelles de plusieurs animaux disséquées après l’accouplement, on n’a point trouvé de cette liqueur.

On ne sauroit cependant nier qu’elle n’y entre quelquefois. Un fameux Anatomiste[4] en a trouvé en abondance dans la matrice d’une genisse qui venoit de recevoir le taureau. Et quoiqu’il y ait peu de ces exemples, un seul cas où l’on a trouvé la semence dans la matrice prouve mieux qu’elle y entre, que la multitude des cas où l’on n’y en a point trouvé ne prouve qu’elle n’y entre pas.

Ceux qui prétendent que la semence n’entre pas dans la matrice, croient que versée dans le vagin, ou seulement répadue sur ses bords, elle s’insinue dans les vaisseaux, dont les petites bouches la reçoivent et la répandent dans les veines de la femelle. Elle est bientôt mêlée dans toute la masse du sang ; elle y excite tous les ravages qui tourmentent les femmes nouvellement enceintes : mais enfin la circulation du sang la porte jusqu’à l’ovaire, et l’œuf n’est rendu fécond qu’après que tout le sang de la femelle à été, pour ainsi dire, fécondé.

De quelque maniere que l’œuf soit fécondé ; soit que la semence du mâle, portée immédiatement jusqu’à lui, le pénetre ; soit que, délayée dans la masse du sang, elle n’y parvienne que par les routes de la circulation : cette semence, ou cet esprit séminal mettant en mouvement les parties du petit fœtus qui sont déjà toutes formées dans l’œuf, les dispose à se développer. L’œuf jusques-là fixement attaché à l’ovaire, s’en détache ; il tombe dans la cavité de la trompe, dont l’extrémité, appellée le pavillon, embrasse alors l’ovaire pour le recevoir. L’œuf parcourt, soit par sa seule pesanteur, soit plus vraisemblablement par quelque mouvement peristaltique de la trompe, toute la longueur du canal qui le conduit enfin dans la matrice. Semblable aux graines des plantes ou des arbres, lorsqu’elles sont reçues dans une terre propre à les faire végéter, l’œuf pousse des racines, qui pénétrant jusques dans la substance de la matrice, forment une masse qui lui est intimement attachée, appellée le placenta. Au-dessus elles ne forment plus qu’un long cordon, qui allant aboutir au nombril du fœtus, lui portent les sucs destinés à son accroissement. Il vit ainsi du sang de sa mere, jusqu’à ce que n’ayant plus besoin de cette communication, les vaisseaux qui attachent le placenta à la matrice se dessechent, et s’en séparent.

L’enfant alors plus fort, et prêt à paroître au jour, déchire la double membrane dans laquelle il étoit enveloppé, comme on voit le poulet parvenu au terme de sa naissance briser la coquille de l’œuf qui le tenoit renfermé. Qu’une espece de dureté qui est dans la coquille des œufs des oiseaux n’empêche pas de comparer à leurs œufs l’enfant renfermé dans son enveloppe : les œufs de plusieurs animaux, des serpens, des lézards, et des poissons, n’ont point cette dureté, et ne sont recouverts que d’une enveloppe mollasse et flexible.

Quelques animaux confirment cette analogie, et rapprochent encore la génération des animaux qu’on appelle vivipares de celle des ovipares. On trouve dans le corps de leurs femelles, en même temps, des œufs incontestables, et des petits déjà débarrassés de leur enveloppe.[5] Les œufs de plusieurs animaux n’éclosent que longtemps après qu’ils sont sortis du corps de la femelle : les œufs de plusieurs autres éclosent auparavant. La Nature ne semble-t-elle pas annoncer par-là qu’il y a des especes où l’œuf n’éclôt qu’en sortant de la mere ; mais que toutes ces générations reviennent au même ?


CHAPITRE IV

Systême des animaux spermatiques.


Les Physiciens et les Anatomistes, qui en fait de systême sont toujours faciles à contenter, étoient contens de celui-ci : ils croyoient, comme s’ils l’avoient vu, le petit fœtus formé dans l’œuf de la femelle avant aucune opération du mâle. Mais ce que l’imagination voyoit ainsi dans l’œuf, les yeux l’apperçurent ailleurs. Un jeune Physicien[6] s’avisa d’examiner au microscope cette liqueur, qui n’est pas d’ordinaire l’objet des yeux attentifs et tranquilles. Mais quel spectacle merveilleux, lorsqu’il y découvrit des animaux vivans ! Une goutte étoit un océan où nageoit une multitude innombrable de petits poissons dans mille directions différentes.

Il mit au même microscope des liqueurs semblables sorties de différens animaux, et toujours même merveille : foule d’animaux vivans, de figures seulement différentes. On chercha dans le sang, et dans toutes les autres liqueurs du corps, quelque chose de semblable : mais on n’y découvrit rien, quelle que fût la force du microscope ; toujours des mers désertes, dans lesquelles on n’appercevoit pas le moindre signe de vie.


CHAPITRE IV (suite).


On ne put guere s’empêcher de penser que ces animaux découverts dans la liqueur séminale du mâle étoient ceux qui dévoient un jour le reproduire : car malgré leur petitesse infinie,et leur forme de poissons, le changement de grandeur et de figure coûte peu à concevoir au Physicien, et ne coûte pas plus à exécuter à la Nature. Mille exemples de l’un et de l’autre sont sous nos yeux, d’animaux dont le dernier accroissement ne semble avoir aucune proportion avec leur état au temps de leur naissance, et dont les figures se perdent totalement dans des figures nouvelles. Qui pourroit reconnoître le même animal, si l’on n’avoit suivi bien attentivement le petit ver, et le hanneton, sous la forme duquel il paroît ensuite ? Et qui croiroit que la plupart de ces mouches parées des plus superbes couleurs eussent été auparavant de petits insectes rampans dans la boue, ou nageans dans les eaux ?

Voilà donc toute la fécondité qui avoit été attribuée aux femelles rendue aux mâles. Ce petit ver qui nage dans la liqueur séminale contient une infinité de générations de pere en pere ; il a sa liqueur séminale, dans laquelle nagent des animaux d’autant plus petits que lui, qu’il est plus petit que le pere dont il est sorti : et il en est ainsi de chacun de ceux-là à l’infini. Mais quel prodige, si l’on considere le nombre et la petitesse de ces animaux ! Un homme qui a ébauché sur cela un calcul, trouve dans la liqueur séminale d’un brochet, dès la premiere génération, plus de brochets qu’il n’y auroit d’hommes sur la Terre, quand elle seroit par-tout aussi habitée que la Hollande.[7]

Mais si l’on considere les générations suivantes, quel abyme de nombre et de petitesse ! D’une génération à l’autre les corps de ces animaux diminuent dans la proportion de la grandeur d’un homme à celle de cet atôme qu’on ne découvre qu’au meilleur microscope ; leur nombre augmente dans la proportion de l’unité au nombre prodigieux d’animaux répandus dans cette liqueur.

Richesse immense, fécondité sans bornes de la Nature, n’êtes-vous pas ici une prodigalité ? et ne peut-on pas vous reprocher trop d’appareil et de dépense ? De cette multitude prodigieuse de petits animaux qui nagent dans la liqueur séminale un seul parvient à l’humanité : rarement la femme la mieux enceinte met deux enfans au jour, presque jamais trois. Et quoique les femelles des autres animaux en portent un plus grand nombre, ce nombre n’est presque rien en comparaison de la multitude des animaux qui nageoient dans la liqueur que le mâle a répandue. Quelle destruction, quelle inutilité paroît ici !

Sans discuter lequel fait le plus d’honneur à la Nature, d’une économie précise, ou d’une profusion superflue ; question qui demanderoit qu’on connût mieux ses vues, ou plutôt les vues de celui qui la gouverne ; nous avons sous nos yeux des exemples d’une pareille conduite, dans la production des arbres et des plantes. Combien de milliers de glands tombent d’un chêne, se déssechent ou pourrissent, pour un très-petit nombre qui germera, et produira un arbre ! Mais ne voit-on pas par-là même que ce grand nombre de glands n’étoit pas inutile, puisque si celui qui a germé n’y eût pas été, il n’y auroit eu aucune production nouvelle, aucune génération ?

C’est sur cette multitude d’animaux superflus qu’un Physicien chaste et religieux[8] a fait un grand nombre d’expériences, dont aucune, à ce qu’il nous assure, n’a jamais été faite aux dépens de sa postérité. Ces animaux ont une queue, et sont d’une figure assez semblable à celle qu’a la grenouille en naissant, lorsqu’elle est encore sous la forme de ce petit poisson noir appellé tétard, dont les eaux fourmillent au printemps. On les voit d’abord dans un grand mouvement : mais il se rallentit bientôt ; et la liqueur dans laquelle ils nagent se refroidissant, ou s’évaporant, ils périssent. Il en périt bien d’autres dans les lieux mêmes où ils sont déposés : ils se perdent dans ces labyrinthes. Mais celui qui est destiné à devenir un homme, quelle route prend-il ? comment se métamorphose-t-il en fœtus ?

Quelques lieux imperceptibles de la membrane intérieure de la matrice seront les seuls propres à recevoir le petit animal, et à lui procurer les sucs nécessaires pour son accroissement. Ces lieux, dans la matrice de la femme, seront plus rares que dans les matrices des animaux qui portent plusieurs petits. Le seul animal, ou les seuls animaux spermatiques qui rencontreront quelqu’un de ces lieux, s’y fixeront, s’y attacheront par des filets qui formeront le placenta, et qui l’unissant au corps de la mere, lui portent la nourriture dont il a besoin : les autres périront comme les grains semés dans une terre aride. Car la matrice est d’une étendue immense pour ces animalcules : plusieurs milliers périssent sans pouvoir trouver aucun de ces lieux, ou de ces petites fosses destinées à les recevoir.

La membrane dans laquelle le fœtus se trouve sera semblable à une de ces enveloppes qui tiennent différentes sortes d’insectes sous la forme de chrysalides , dans le passage d’une forme à une autre.

Pour comprendre les changemens qui peuvent arriver au petit animal renfermé dans la matrice, nous pouvons le comparer à d’autres animaux qui éprouvent d’aussi grands changemens, et dont ces changemens se passent sous nos yeux. Si ces métamorphoses méritent encore notre admiration, elles ne doivent plus du moins nous causer de surprise.

Le papillon, et plusieurs especes d’animaux pareils, sont d’abord une espece de ver : l’un vit des feuilles des plantes ; l’autre caché sous terre, en ronge les racines. Après qu’il est parvenu à un certain accroissement sous cette forme, il en prend une nouvelle ; il paroît sous une enveloppe qui resserrant et cachant les différentes parties de son corps, le tient dans un état si peu semblable à celui d’un animal, que ceux qui élevent des vers à soie l’appellent feve ; les Naturalistes l’appellent chrysalide, à cause de quelques taches dorées dont il est quelquefois parsemé. Il est alors dans une immobilité parfaite, dans une léthargie profonde qui tient toutes les fonctions de sa vie suspendues. Mais dès que le terme où il doit revivre est venu, il déchire la membrane qui le tenoit enveloppé ; il étend ses membres, déploie ses ailes, et fait voir un papillon, ou quelqu’autre animal semblable.

Quelques-uns de ces animaux, ceux qui sont si redoutables aux jeunes beautés qui se promenent dans les bois, et ceux qu’on voit voltiger sur le bord des ruisseaux avec de longues ailes, ont été auparavant de petits poissons ; ils ont passé la premiere partie de leur vie dans les eaux, et ils n’en sont sortis que lorsqu’ils sont parvenus à leur derniere forme.

Toutes ces formes, que quelques Physiciens mal-habiles ont prises pour de véritables métamorphoses, ne sont cependant que des changemens de peau. Le papillon étoit tout formé, et tel qu’on le voit voler dans nos jardins, sous le déguisement de la chenille.

Peut-on comparer le petit animal qui nage dans la liqueur séminale à la chenille, ou au ver ? Le fœtus dans le ventre de la mere, enveloppé de sa double membrane, est-il une espece de chrysalide ? et en sort-il, comme l’insecte, pour paroître sous sa derniere forme ?

Depuis la chenille jusqu’au papillon, depuis le ver spermatique jusqu’à l’homme, il semble qu’il y ait quelqu’analogie. Mais le premier état du papillon n’étoit pas celui de chenille : la chenille étoit déjà sortie d’un œuf, et cet œuf n’étoit peut-être déjà lui-même qu’une espece de chrysalide. Si l’on vouloit donc pousser cette analogie en remontant, il faudroit que le petit animal spermatique fut déjà sorti d’un œuf : mais quel œuf ! de quelle petitesse devroit-il être ! Quoi qu’il en soit, ce n’est ni le grand ni le petit qui doit ici causer de l’embarras.


CHAPITRE V

Systême mixte des œufs et des animaux spermatiques.


La plupart des Anatomistes ont embrassé un autre systême, qui tient des deux systêmes précédens, et qui allie les animaux spermatiques avec les œufs. Voici comment ils expliquent la chose.

Tout le principe de vie résidant dans le petit animal, l’homme entier y étant contenu, l’œuf est encore nécessaire : c’est une masse de matiere propre à lui fournir sa nourriture et son accroissement. Dans cette foule d’animaux déposés dans le vagin, ou lancés d’abord dans la matrice, un plus heureux, ou plus à plaindre que les autres, nageant, rampant dans les fluides dont toutes ces parties sont mouillées, parvient à l’embouchure de la trompe, qui le conduit jusqu’à l’ovaire : là, trouvant un œuf propre à le recevoir, et à le nourrir, il le perce, il s’y loge, et y reçoit les premiers degrés de son accroissement. C’est ainsi qu’on voit différentes sortes d’insectes s’insinuer dans les fruits dont ils se nourrissent. L’œuf piqué se détache de l’ovaire, tombe par la trompe dans la matrice, où le petit animal s’attache par les vaisseaux qui forment le placenta.


CHAPITRE VI

Observations favorables et contraires aux œufs.


On trouve dans les Mémoires de l’Académie Royale des Sciences[9] des observations qui paroissent très-favorables au systême des œufs ; soit qu’on les considere comme contenans le fœtus, avant même la fécondation ; soit comme destinés à servir d’aliment et de premier asyle au fœtus.

La description que M. Littre nous donne d’un ovaire qu’il disséqua, mérite beaucoup d’attention. Il trouva un œuf dans la trompe ; il observa une cicatrice sur la surface de l’ovaire, qu’il prétend avoir été faite par la sortie d’un œuf. Mais rien de tout cela n’est si remarquable que le fœtus qu’il prétend avoir pu distinguer dans un œuf encore attaché à l’ovaire.

Si cette observation étoit bien sûre, elle prouveroit beaucoup pour les œufs. Mais l’histoire même de l’Académie de la même année la rend suspecte, et lui oppose avec équité des observations de M. Mery qui lui font perdre beaucoup de sa force.

Celui-ci, pour une cicatrice que M. Littre avoit trouvée sur la surface de l’ovaire, en trouva un si grand nombre sur l’ovaire d’une femme, que si on les avoit regardées comme causées par la sortie des œufs, elles auroient supposé une fécondité inouie. Mais, ce qui est bien plus fort contre les œufs, il trouva dans l’épaisseur même de la matrice une vésicule toute pareille à celles qu’on prend pour des œufs.

Quelques observations de M. Littre, et d’autres Anatomistes, qui ont trouvé quelquefois des fœtus dans les trompes, ne prouvent rien pour les œufs : le fœtus, de quelque maniere qu’il soit formé, doit se trouver dans la cavité de la matrice ; et les trompes ne sont qu’une partie de cette cavité.

M. Mery n’est pas le seul Anatomiste qui ait eu des doutes sur les œufs de la femme, et des autres animaux vivipares : plusieurs Physiciens les regardent comme une chimere. Ils ne veulent point reconnoître pour de véritables œufs ces vésicules dont est formée la masse que les autres prennent pour un ovaire : ces œufs qu’on a trouvés quelquefois dans les trompes, et même dans la matrice, ne sont, à ce qu’ils prétendent, que des especes d’hydatides.

Des expériences devroient avoir décidé cette question, si en Physique il y avoit jamais rien de décidé. Un Anatomiste qui a fait beaucoup d’observations sur les femelles des lapins, GRAAF qui les a disséquées après plusieurs intervalles de temps écoulés depuis qu’elles avoient reçu le mâle, prétend avoir trouvé au bout de vingt-quatre heures des changemens dans l’ovaire ; après un intervalle plus long, avoir trouvé les œufs plus altérés ; quelque temps après, des œufs dans la trompe ; dans les femelles dissequées un peu plus tard, des œufs dans la matrice. Enfin il prétend qu’il a toujours trouvé aux ovaires les vestiges d’autant d’œufs détachés qu’il en trouvoit dans les trompes ou dans la matrice.[10]

Mais un autre Anatomiste aussi exact, et tout au moins aussi fidele, quoique prévenu du systême des œufs, et même des œufs prolifiques, contenans déjà le fœtus avant la fécondation ; VERHEYEN a voulu faire les mêmes expériences, et ne leur a point trouvé le même succès. Il a vu des altérations ou des cicatrices à l’ovaire : mais il s’est trompé lorsqu’il a voulu juger par elles du nombre des fœtus qui étoient dans la matrice.




CHAPITRE VII

Expériences de Harvey


Tous ces systêmes si brillans, et même si vraisemblables, que nous venons d’exposer, paroissent détruits par des observations qui avoient été faites auparavant, et auxquelles il semble qu’on ne sauroit donner trop de poids : ce sont celles de ce grand homme à qui l’Anatomie devroit plus qu’à tous les autres, par sa seule découverte de la circulation du sang.

Charles I. Roi d’Angleterre, Prince curieux, amateur des Sciences, pour mettre son Anatomiste à portée de découvrir le mystere de la génération, lui abandonna toutes les biches et les daimes de ses parcs. HARVEY en fit un massacre savant : mais ses expériences nous ont-elles donné quelque lumiere sur la génération ? ou n’ont-elles pas plutôt répandu sur cette matiere des ténebres plus épaisses ?

HARVEY immolant tous les jours au progrès de la Physique quelque biche, dans le temps où elles reçoivent le mâle ; disséquant leurs matrices, et examinant tout avec les yeux les plus attentifs, n’y trouva rien qui ressemblât à ce que GRAAF prétend avoir observé, ni avec quoi les systêmes dont nous venons de parler paroissent pouvoir s’accorder.

Jamais il ne trouva dans la matrice de liqueur séminale du mâle ; jamais d’œuf dans les trompes ; jamais d’altération au prétendu ovaire, qu’il appelle, comme plusieurs autres Anatomistes, le testicule de la femelle.

Les premiers changemens qu’il apperçut dans les organes de la génération, furent à la matrice : il trouva cette partie enflée et plus molle qu’à l’ordinaire. Dans les quadrupedes elle paroît double ; quoiqu’elle n’ait qu’une seule cavité, son fond forme comme deux réduits, que les Anatomistes appellent ses cornes, dans lesquelles se trouvent les fœtus. Ce furent ces endroits principalement qui parurent les plus altérés. HARVEY observa plusieurs excroissances spongieuses, qu’il compare aux bouts des tetons des femmes. Il en coupa quelques-unes, qu’il trouva parsemées de petits points blancs enduits d’une matiere visqueuse. Le fond de la matrice qui formoit leurs parois étoit gonflé et tuméfié comme les levres des enfans, lorsqu’elles ont été piquées par des abeilles, et tellement mollasse, qu’il paroissoit d’une consistance semblable à celle du cerveau. Pendant les deux mois de Septembre et d’Octobre, temps auquel les biches reçoivent le cerf tous les jours, et par des expériences de plusieurs années, voilà tout ce que HARVEY découvrit, sans jamais appercevoir dans toutes ces matrices une seule goutte de liqueur séminale : car il prétend s’être assuré qu’une matiere purulente qu’il trouva dans la matrice de quelque biche, séparée du cerf depuis vingt jours, n’en étoit point.

Ceux à qui il fit part de ses observations, prétendirent, et peut-être le craignit-il lui-même, que les biches qu’il disséquoit n’avoient pas été couvertes. Pour les convaincre, ou s’en assurer, il en fit renfermer douze après le rut dans un parc particulier ; il en disséqua quelques-unes, dans lesquelles il ne trouva pas plus de vestiges de la semence du mâle qu’auparavant ; les autres porterent des faons. De toutes ces expériences, et de plusieurs autres faites sur des femelles de lapins, de chiens, et autres animaux, HARVEY conclut que la semence du mâle ne séjourne ni même n’entre dans la matrice.

Au mois de Novembre la tumeur de la matrice étoit diminuée, les caroncules spongieuses devenues flasques. Mais, ce qui fut un nouveau spectacle, des filets déliés étendus d’une corne à l’autre de la matrice, formoient une espece de réseau semblable aux toiles d’araignée ; et s’insinuant entre les rides de la membrane interne de la matrice, ils s’entrelaçoient autour des caroncules, à peu près comme on voit la pie-mere suivre et embrasser les contours du cerveau.

Ce réseau forma bientôt une poche, dont les dehors étoient enduits d’une matiere fétide : le dedans, lisse et poli, contenoit une liqueur semblable au blanc d’œuf, dans laquelle nageoit une autre enveloppe sphérique remplie d’une liqueur plus claire et crystalline. Ce fut dans cette liqueur qu’on apperçut un nouveau prodige. Ce ne fut point un animal tout organisé, comme on le devroit attendre des systêmes précédens : ce fut le principe d’un animal, un Point vivant[11] avant qu’aucune des autres parties fussent formées. On le voit dans la liqueur crystalline sauter et battre, tirant son accroissement d’une veine qui se perd dans la liqueur où il nage : il battoit encore lorsqu’exposé aux rayons du Soleil, HARVEY le fit voir au Roi.

Les parties du corps viennent bientôt s’y joindre ; mais en différent ordre, et en différens temps. Ce n’est d’abord qu’un mucilage divisé en deux petites masses, dont l’une forme la tête, l’autre le tronc. Vers la fin de Novembre le fœtus est formé ; et tout cet admirable ouvrage, lorsqu’il paroît une fois commencé, s’acheve fort promptement. Huit jours après la premiere apparence du point vivant l’animal est tellement avancé, qu’on peut distinguer son sexe. Mais encore un coup cet ouvrage ne se fait que par parties : celles du dedans sont formées avant celles du dehors ; les visceres et les intestins sont formés avant que d’être couverts du thorax et de l’abdomen ; et ces dernieres parties, destinées à mettre les autres à couvert, ne paroissent ajoutées que comme un toit à l’édifice.


CHAPITRE VII (suite).

Jusqu’ici l’on n’observe aucune adhérence du fœtus au corps de la mere. La membrane qui contient la liqueur crystalline dans laquelle il nage, que les Anatomistes appellent l’amnios, nage elle-même dans la liqueur que contient le chorion, qui est cette poche que nous avons vue se former d’abord ; et le tout est dans la matrice sans aucune adhérence.

Au commencement de Décembre on découvre l’usage des caroncules spongieuses dont nous avons parlé, qu’on observe à la surface interne de la matrice, et que nous avons comparées aux bouts des mamelles des femelles. Ces caroncules ne sont encore collées contre l’enveloppe du fœtus que par le mucilage dont elles sont remplies : mais elles s’y unissent bientôt plus intimement en recevant les vaisseaux que le fœtus pousse, et servent de base au placenta.

Tout le reste n’est plus que différens degrés d’accroissement que le fœtus reçoit chaque jour. Enfin, le terme où il doit naître étant venu, il rompt les membranes dans lesquelles il étoit enveloppé ; le placenta se détache de la matrice ; et l’animal sortant du corps de la mere, paroît au jour. Les femelles des animaux mâchant elles-mêmes le cordon des vaisseaux qui attachoient le fœtus au placenta, détruisent une communication devenue inutile ; les Sages-femmes font une ligature à ce cordon, et le coupent.

Voilà quelles furent les observations de Harvey. Elles paroissent si peu compatibles avec le systême des œufs, et avec celui des animaux spermatiques, que si je les avois rapportées avant que d’exposer ces systêmes, j’aurois craint qu’elles ne prévinssent trop contr’eux, et n’empêchassent de les écouter.

Au lieu de voir croître l’animal par l’intus-susception d’une nouvelle matiere, comme il devroit arriver s’il étoit formé dans l’œuf de la femelle, ou si c’étoit le petit ver qui nage dans la semence du mâle ; ici c’est un animal qui se forme par la juxta-position de nouvelles parties. Harvey voit d’abord se former le sac qui le doit contenir : et ce sac, au lieu d’être la membrane d’un œuf qui se dilateroit, se fait sous ses yeux comme une toile dont il observe les progrès. Ce ne sont d’abord que des filets tendus d’un bout à l’autre de la matrice ; ces filets se multiplient, se serrent, et forment enfin une véritable membrane. La formation de ce sac est une merveille qui doit accoutumer aux autres.

Harvey ne parle point de la formation du sac intérieur, dont, sans doute, il n’a pas été témoin : mais il a vu l’animal qui y nage se former. Ce n’est d’abord qu’un point ; mais un point qui a la vie, et autour duquel toutes les autres parties venant s’arranger forment bientôt un animal.[12]




CHAPITRE VIII

Sentiment de Harvey sur la génération.


Toutes ces expériences, si opposées aux systêmes des œufs et des animaux spermatiques, parurent à Harvey détruire même le systême du mélange des deux semences, parce que ces liqueurs ne se trouvoient point dans la matrice. Ce grand homme désespérant de donner une explication claire et distincte de la génération, est réduit à s’en tirer par des comparaisons : il dit que la femelle est rendue féconde par le mâle, comme le fer, après qu’il a été touché par l’aimant, acquiert la vertu magnétique : il fait sur cette imprégnation une dissertation plus scholastique que physique ; et finit par comparer la matrice fécondée au cerveau, dont elle imite alors la substance. L’une conçoit le fœtus, comme l’autre les idées qui s’y forment ; explication étrange, qui doit bien humilier ceux qui veulent pénétrer les secrets de la Nature !

C’est presque toujours à de pareils résultats que les recherches les plus approfondies conduisent. On se fait un systême satisfaisant, pendant qu’on ignore les symptomes du phénomene qu’on veut expliquer : dès qu’on les découvre, on voit l’insuffisance des raisons qu’on donnoit, et le systême s’évanouit. Si nous croyons savoir quelque chose, ce n’est que parce que nous sommes fort ignorans.

Notre esprit ne paroît destiné qu’à raisonner sur les choses que nos sens découvrent. Les microscopes et les lunettes nous ont, pour ainsi dire, donné des sens au-dessus de notre portée, tels qu’ils appartiendroient à des intelligences supérieures, et qui mettent sans cesse la nôtre en défaut.


CHAPITRE IX

Tentatives pour accorder ces observations avec le systême des œufs.


Mais seroit-il permis d’altérer un peu les observations de Harvey ? Pourroit-on les interpréter d’une maniere qui les rapprochât du systême des œufs, ou des vers spermatiques ? Pourroit-on supposer que quelque fait eût échappé à ce grand homme ? Ce seroit, par exemple, qu’un œuf détaché de l’ovaire fût tombé dans la matrice, dans le temps que la premiere enveloppe se forme, et s’y fût renfermé ; que la seconde enveloppe ne fût que la membrane propre de cet œuf, dans lequel seroit renfermé le petit fœtus, soit que l’œuf le contînt avant même la fécondation, comme le prétendent ceux qui croient les œufs prolifiques ; soit que le petit fœtus y fût entré sous la forme de ver. Pourrôit-on croire enfin que Harvey se fût trompé dans tout ce qu’il nous raconte de la formation du fœtus ; que des membres déjà tout formés lui eussent échappé, à cause de leur mollesse et de leur transparence, et qu’il les eût pris pour des parties nouvellement ajoutées, lorsqu’ils ne faisoient que devenir plus sensibles par leur accroissement ? La premiere enveloppe, cette poche que Harvey vit se former de la maniere qu’il le raconte, seroit encore fort embarrassante. Son organisation primitive auroit-elle échappé à l’Anatomiste, ou se seroit-elle formée de la seule matiere visqueuse qui sort des mamelons de la matrice, comme les peaux qui se forment sur le lait ?

CHAPITRE X

Tentatives pour accorder ces observations avec le systême des animaux spermatiques.


Si l’on vouloit rapprocher les observations de Harvey du systême des petits vers ; quand même, comme il le prétend, la liqueur qui les porte ne seroit pas entrée dans la matrice, il seroit assez facile à quelqu’un d’eux de s’y être introduit, puisque son orifice s’ouvre dans le vagin. Pourroit-on maintenant proposer une conjecture qui pourra paroître trop hardie aux Anatomistes ordinaires, mais qui n’étonnera pas ceux qui sont accoutumés à observer les procédés des insectes, qui sont ceux qui sont les plus applicables ici ? Le petit ver introduit dans la matrice n’auroit-il point tissu la membrane qui forme la premiere enveloppe ? soit qu’il eût tiré de lui-même les fils que Harvey observa d’abord, et qui étoient tendus d’un bout à l’autre de la matrice ; soit qu’il eût seulement arrangé sous cette forme la matiere visqueuse qu’il y trouvoit. Nous avons des exemples qui semblent favoriser cette idée. Plusieurs insectes, lorsqu’ils sont sur le point de se métamorphoser, commencent par filer ou former de quelque matiere étrangere une enveloppe dans laquelle ils se renferment. C’est ainsi que le ver à soie forme sa coque : il quitte bientôt sa peau de ver ; et celle qui lui succede est celle de feve, ou de chrysalide, sous laquelle tous ses membres sont comme emmaillottés, et dont il ne sort que pour paraître sous la forme de papillon.

Notre ver spermatique, après avoir tissu sa premiere enveloppe, qui répond à la coque de soie, s’y renfermerait, s’y dépouillerait, et seroit alors sous la forme de chrysalide, c’est-à-dire, sous une seconde enveloppe, qui ne seroit qu’une de ses peaux. Cette liqueur crystalline renfermée dans cette seconde enveloppe, dans laquelle paroît le point animé, seroit le corps même de l’animal ; mais transparent comme le crystal, et mou jusqu’à la fluidité, et dans lequel Harvey auroit méconnu l’organisation. La mer jette souvent sur ses bords des matieres glaireuses et transparentes, qui ne paroissent pas beaucoup plus organisées que la matiere dont nous parlons, et qui sont cependant de vrais animaux. La premiere enveloppe du fœtus, le chorion, seroit son ouvrage ; la seconde, l’amnios, seroit sa peau.

Mais est-on en droit de porter de pareilles atteintes à des observations aussi authentiques, et de les sacrifier ainsi à des analogies et à des systêmes ? Mais aussi, dans des choses qui sont si difficiles à observer, ne peut-on pas supposer que quelques circonstances soient échappées au meilleur Observateur ?


CHAPITRE XI

Variétés dans les animaux.


L’Analogie nous délivre de la peine d’imaginer des choses nouvelles ; et d’une peine encore plus grande, qui est de demeurer dans l’incertitude. Elle plaît à notre esprit : mais plaît-elle à la Nature ?

Il y a sans doute quelqu’analogie dans les moyens que les différentes especes d’animaux emploient pour se perpétuer : car, malgré la variété infinie qui est dans la Nature, les changemens n’y sont jamais subits. Mais, dans l’ignorance où nous sommes, nous courons toujours risque de prendre pour des especes voisines des especes si éloignées, que cette analogie, qui d’une espece à l’autre ne change que par des nuances insensibles, se perd, ou du moins est méconnoissable dans les especes que nous voulons comparer.

En effet, quelles variétés n’observe-t-on pas dans la maniere dont différentes especes d’animaux se perpétuent !

L’impétueux taureau, fier de sa force, ne s’amuse point aux caresses : il s’élance à l’instant sur la genisse, il pénetre profondément dans ses entrailles, et y verse à grands flots la liqueur qui doit la rendre féconde.

La tourterelle, par de tendres gémissemens, annonce son amour : mille baisers, mille plaisirs précedent le dernier plaisir.

Un insecte à longues ailes[13] poursuit sa femelle dans les airs : il l’attrape ; ils s’embrassent, ils s’attachent l’un à l’autre ; et peu embarrassés alors de ce qu’ils deviennent, les deux amans volent ensemble, et se laissent emporter aux vents.

Des animaux[14] qu’on a long-temps méconnus, qu’on a pris pour des galles, sont bien éloignés de promener ainsi leurs amours. La femelle, sous cette forme si peu ressemblante à celle d’un animal, passe la plus grande partie de sa vie immobile et fixée contre l’écorce d’un arbre : elle est couverte d’une espece d’écaillé qui cache son corps de tous côtés ; une fente presqu’imperceptible est pour cet animal la seule porte ouverte à la vie. Le mâle de cette étrange créature ne lui ressemble en rien : c’est un moucheron, dont elle ne sauroit voir les infidélités, et dont elle attend patiemment les caresses. Après que l’insecte ailé a introduit son aiguillon dans la fente, la femelle devient d’une telle fécondité, qu’il semble que son écaille et sa peau ne soient plus qu’un sac rempli d’une multitude innombrable de petits.

La galle-insecte n’est pas la seule espece d’animaux dont le mâle vole dans les airs, pendant que la femelle sans ailes, et de figure toute différente, rampe sur la terre. Ces diamans dont brillent les buissons pendant les nuits d’automne, les vers luisans, sont les femelles d’insectes ailés, qui les perdraient vraisemblablement dans l’obscurité de la nuit, s’ils n’étoient conduits par le petit flambeau qu’elles portent.[15]

Parlerai-je d’animaux dont la figure inspire le mépris et l’horreur ? Oui : la Nature n’en a traité aucun en marâtre. Le crapaud tient sa femelle embrassée pendant des mois entiers.

Pendant que plusieurs animaux sont si empressés dans leurs amours, le timide poisson en use avec une retenue extrême : sans oser rien entreprendre sur sa femelle, ni se permettre le moindre attouchement, il se morfond à la suivre dans les eaux ; et se trouve trop heureux d’y féconder ses œufs, après qu’elle les y a jetés.

Ces animaux travaillent-ils à la génération d’une maniere si désintéressée ? ou la délicatesse de leurs sentimens supplée-t-elle à ce qui paroît leur manquer ? Oui, sans doute ; un regard peut être une jouissance ; tout peut faire le bonheur de celui qui aime. La Nature a le même intérêt à perpétuer toutes les especes : elle aura inspiré à chacune le même motif ; et ce motif, dans toutes, est le plaisir. C’est lui qui, dans l’espece humaine, fait tout disparoître devant lui ; qui, malgré mille obstacles qui s’opposent à l’union de deux cœurs, mille tourmens qui doivent la suivre, conduit les amans au but que la Nature s’est proposé.[16]

Si les poissons semblent mettre tant de délicatesse dans leur amour, d’autres animaux poussent le leur jusqu’à la débauche la plus effrénée. La Reine abeille a un sérail d’amans, et les satissait tous. Elle cache en vain la vie qu’elle mene dans l’intérieur de ses murailles ; en vain elle en avoit imposé même au savant Swarmerdam : un illustre Observateur[17] s’est convaincu par ses yeux de ses prostitutions. Sa fécondité est proportionnée à son intempérance ; elle devient mere de 30 et 40 mille enfans.

Mais la multitude de ce peuple n’est pas ce qu’il y a de plus merveilleux ; c’est de n’être point restreint à deux sexes, comme les autres animaux. La famille de l’abeille est composée d’un très-petit nombre de femelles, destinées chacune à être Reine, comme elle, d’un nouvel essaim ; d’environ deux mille mâles ; et d’un nombre prodigieux de neutres, de mouches sans aucun sexe, esclaves malheureux qui ne sont déstinés qu’à faire le miel, nourrir les petits dès qu’ils sont éclos, et entretenir par leur travail le luxe et l’abondance dans la ruche.

Cependant il vient un temps où ces esclaves se révoltent contre ceux qu’ils ont si bien servis. Dès que les mâles ont assouvi la passion de la Reine, il semble qu’elle ordonne leur mort, et qu’elle les abandonne à la fureur des neutres. Plus nombreux de beaucoup que les mâles, ils en font un carnage horrible : et cette guerre ne finit point que le dernier mâle de l’essaim n’ait été exterminé.

Voilà une espece d’animaux bien différens de tous ceux dont nous avons jusqu’ici parlé. Dans ceux-là deux individus formoient la famille, s’occupoient et suffisoient à perpétuer l’espece : ici la famille n’a qu’une seule femelle ; mais le sexe du mâle paroît partagé entre des milliers d’individus ; et des milliers encore beaucoup plus nombreux manquent de sexe absolument.

Dans d’autres especes, au contraire, les deux sexes se trouvent réunis dans chaque individu. Chaque limaçon a tout à la fois les parties du mâle et celles de la femelle : ces animaux s’attachent l’un à l’autre, s’entrelacent par de longs cordons, qui sont leurs organes de la génération ; et après ce double accouplement, chaque limaçon pond ses œufs.

Je ne puis omettre une singularité qui se trouve dans ces animaux. Vers le temps de leur accouplement la Nature les arme chacun d’un petit dard formé d’une matiere dure et crustacée.[18] Quelque temps après ce dard tombe de lui-même, sans doute après l’usage auquel il a servi. Mais quel est cet usage, quel est l’office de cet organe passager ? Peut-être cet animal si froid et si lent dans toutes ses opérations a-t-il besoin d’être excité par ces piqûres ? Des gens glacés par l’âge, ou dont les sens étoient émoussés, ont eu quelquefois recours à des moyens aussi violens, pour réveiller en eux l’amour. Malheureux ! qui tâchez par la douleur d’exciter des sentimens qui ne doivent naître que de la volupté, restez dans la léthargie et la mort ; épargnez-vous des tourmens inutiles : ce n’est pas de votre sang que Tibulle a dit que Vénus étoit née.[19] Il falloit profiter dans le temps des moyens que la Nature vous avoit donnés pour être heureux : ou si vous en avez profité, n’en poussez pas l’usage au-delà des termes qu’elle a prescrits ; au lieu d’irriter les fibres de votre corps, consolez votre ame de ce qu’elle a perdu.

Vous seriez cependant plus excusable encore que ce jeune homme qui, dans un mélange bizarre de superstition et de galanterie, se déchire la peau de mille coups aux yeux de sa maîtresse, pour lui donner des preuves des tourmens qu’il peut souffrir pour elle, et des assurances des plaisirs qu’il lui fera goûter.

On ne finiroit point si l’on parloit de tout ce que l’attrait de cette passion a fait imaginer aux hommes pour leur en faire excéder ou prolonger l’usage. Innocent limaçon, vous êtes peut-être le seul pour qui ces moyens ne soient pas criminels ; parce qu’ils ne sont chez vous que les effets de l’ordre de la Nature. Recevez et rendez mille fois les coups de ces dards dont elle vous a armés. Ceux qu’elle a réservés pour nous sont des soins et des regards.

Malgré ce privilege qu’a le limaçon de posséder tout à la fois les deux sexes, la Nature n’a pas voulu qu’ils pussent se passer les uns des autres ; deux sont nécessaires pour perpétuer l’espece.[20]


CHAPITRE XI (suite).


Mais voici un hermaphrodite bien plus parfait. C’est un petit insecte trop commun dans nos jardins, que les Naturalistes appellent puceron. Sans aucun accouplement il produit son semblable, accouche d’un autre puceron vivant. Ce fait merveilleux ne devroit pas être cru s’il n’avoit été vu par les Naturalistes les plus fideles, et s’il n’étoit constaté par M. de Reaumur, à qui rien n’échappe de ce qui est dans la Nature, mais qui n’y voit jamais que ce qui y est.

On a pris un puceron sortant du ventre de sa mere ou de son pere ; on l’a soigneusement séparé de tout commerce avec aucun autre, et on l’a nourri dans un vase de verre bien fermé : on l’a vu accoucher d’un grand nombre de pucerons. Un de ceux-ci a été pris sortant du ventre du premier, et renfermé comme sa mere : il a bientôt fait comme elle d’autres pucerons. On a eu de la sorte cinq générations bien constatées sans aucun accouplement. Mais ce qui peut paroître une merveille aussi grande que celle-ci, c’est que les mêmes pucerons qui peuvent engendrer sans accouplement s’accouplent aussi fort bien quand ils veulent.[21]

Ces animaux, qui en produisent d’autres étant séparés de tout animal de leur espece, se seroient-ils accouplés dans le ventre de leur mere ? ou lorsqu’un puceron en s’accouplant en féconde un autre, féconderoit-il à la fois plusieurs générations ? Quelque parti qu’on prenne, quelque chose qu’on imagine, toute analogie est ici violée.

Un ver aquatique, appellé polype, a des moyens encore plus surprenans pour se multiplier. Comme un arbre pousse des branches, un polype pousse de jeunes polypes : ceux-ci, lorsqu’ils sont parvenus à une certaine grandeur, se détachent du tronc qui les a produits : mais souvent, avant que de s’en détacher, ils en ont poussé eux-mêmes de nouveaux ; et tous ces descendans de différens ordres tiennent à la fois au polype aïeul. L’Auteur de ces découvertes a voulu examiner si la génération naturelle des polypes se réduisoit à cela, et s’ils ne s’étoient point accouplés auparavant. Il a employé, pour s’en assurer, les moyens les plus ingénieux et les plus assidus : il s’est précautionné contre toutes les ruses d’amour, que les animaux les plus stupides savent quelquefois mettre en usage aussi bien et mieux que les plus fins. Le résultat de toutes ses observations a été que la génération de ces animaux se fait sans aucune espece d’accouplement.

Mais cela pourroit-il surprendre, lorsqu’on saura quelle est l’autre maniere dont les polypes se multiplient ? Parlerai-je de ce prodige ? et le croira-t-on ? Oui, il est conftant par des expériences & des témoignages qui ne permettent pas d’en douter. Cet animal pour se multiplier n’a besoin que d’être coupé par morceaux : le tronçon auquel tient la tête reproduit une queue, celui auquel la queue est restée reproduit une tête, et les tronçons sans tête et sans queue reproduisent l’un et l’autre. Hydre plus merveilleuse que celle de la fable ; on peut le fendre dans sa longueur, le mutiler de toutes les façons ; tout est bientôt réparé ; et chaque partie est un animal nouveau.[22]

Que peut-on penser de cette étrange espece de génération ; de ce principe de vie répandu dans chaque partie de l’animal ? Ces animaux ne seraient-ils que des amas d’embryons tout prêts à se développer dès qu’on leur feroit jour ? ou des moyens inconnus reproduisent-ils tout ce qui manque aux parties mutilées ? La Nature, qui dans tous les autres animaux a attaché le plaisir à l’acte qui les multiplie, ferait-elle sentir à ceux-ci quelque espece de volupté lorsqu’on les coupe par morceaux ?

CHAPITRE XII

Réflexions sur les systêmes de développemens.


La plupart des Physiciens modernes, conduits par l’analogie de ce qui se passe dans les plantes, où la production apparente des parties n’est que le développement de ces parties, déjà formées dans la graine ou dans l’oignon ; et ne pouvant comprendre comment un corps organisé seroit produit ; ces Physiciens veulent réduire toutes les générations à de simples développemens. Ils croient plus simple de supposer que tous les animaux de chaque espece étoient contenus déjà tous formés dans un seul pere, ou une seule mere, que d’admettre aucune production nouvelle.

Ce n’est point la petitesse extrême dont devroient être les parties de ces animaux, ni la fluidité des liqueurs qui y devroient circuler, que je leur objecterai : mais je leur demande la permission d’approfondir un peu plus leur sentiment, et d’examiner, 1º. si ce qu’on voit dans la production apparente des plantes est applicable à la génération des animaux ; 2º. si le systême du développement rend la Physique plus claire qu’elle ne seroit en admettant des productions nouvelles.

Quant à la premiere question ; il est vrai qu’on apperçoit dans l’oignon de la tulipe les feuilles et la fleur déjà toutes formées, et que sa production apparente n’est qu’un véritable développement de ces parties : mais à quoi cela est-il applicable, si l’on veut comparer les animaux aux plantes ? Ce ne sera qu’à l’animal déjà formé. L’oignon ne sera que la tulipe même ; et comment pourroit-on prouver que toutes les tulipes qui doivent naître de celle-ci y sont contenues ? Cet exemple donc des plantes, sur lequel ces Physiciens comptent tant, ne prouve autre chose si ce n’est qu’il y a un état pour la plante où sa forme n’est pas encore sensible à nos yeux, mais où elle n’a besoin que du développement et de l’accroissement de ses parties pour paroître. Les animaux ont bien un état pareil : mais c’est avant cet état qu’il faudroit savoir ce qu’ils étoient. Enfin quelle certitude a-ton ici de l’analogie entre les plantes et les animaux ?

Quant à la seconde question, si le systême du développement rend la Physique plus lumineuse qu’elle ne seroit en admettant de nouvelles productions ; il est vrai qu’on ne comprend point comment, à chaque génération, un corps organisé, un animal se peut former : mais comprend-on mieux comment cette suite infinie d’animaux contenus les uns dans les autres auroit été formée tout à la fois ? Il me semble qu’on se fait ici une illusion, et qu’on croit résoudre la difficulté en l’éloignant. Mais la difficulté demeure la même, à moins qu’on n’en trouve une plus grande à concevoir comment tous ces corps organisés auroient été formés les uns dans les autres, et tous dans un seul, qu’à croire qu’ils ne sont formés que successivement.

Descartes a cru comme les Anciens que l’homme étoit formé du mélange des liqueurs que répandent les deux sexes. Ce grand Philosophe, dans son traité de l’homme, a cru pouvoir expliquer comment, par les seules loix du mouvement et de la fermentation, il se formoit un cœur, un cerveau, un nez, des yeux, etc.[23]

Le sentiment de Descartes sur la formation du fœtus par le mélange de ces deux semences a quelque chose de remarquable, et qui préviendrait en sa faveur, si les raisons morales pouvoient entrer ici pour quelque chose : car on ne croira pas qu’il l’ait embrassé par complaisance pour les Anciens, ni faute de pouvoir imaginer d’autres systêmes.

Mais si l’on croit que l’Auteur de la Nature n’abandonne pas aux seules loix du mouvement la formation des animaux ; si l’on croit qu’il faille qu’il y mette immédiatement la main, et qu’il ait créé d’abord tous ces animaux contenus les uns dans les autres : que gagnera-t-on à croire qu’il les a tous formés en même temps ? Et que perdra la Physique, si l’on pense que les animaux ne sont formés que successivement ? Y a-t-il même pour Dieu quelque différence entre le temps que nous regardons comme le même, et celui qui se succede ?

CHAPITRE XIII

Raisons qui prouvent que le fœtus participe également du pere et de la mere.


Si l’on ne voit aucun avantage, aucune simplicité plus grande à croire que les animaux, avant la génération, étoient déjà tous formés les uns dans les autres, qu’à penser qu’ils se forment à chaque génération ; si le fond de la chose, la formation de l’animal demeure pour nous également inexplicable : des raisons très-fortes sont voir que chaque sexe y contribue également. L’enfant naît tantôt avec les traits du pere, tantôt avec ceux de la mere ; il naît avec leurs défauts et leurs habitudes, et paroît tenir d’eux jusqu’aux inclinations et aux qualités de l’esprit. Quoique ces ressemblances ne s’observent pas toujours, elles s’observent trop souvent pour qu’on puisse les attribuer à un effet du hasard : et sans doute elles ont lieu plus souvent qu’on ne peut le remarquer.

Dans des especes différentes ces ressemblances sont plus sensibles. Qu’un homme noir épouse une femme blanche, il semble que les deux couleurs soient mêlées ; l’enfant naît olivâtre, et est mi-parti avec les traits de la mere et ceux du pere.

Mais dans des especes plus différentes l’altération de l’animal qui en naît est encore plus grande. L’âne et la jument forment un animal qui n’est ni cheval ni âne, mais qui est visiblement un composé des deux : et l’altération est si grande, que les organes du mulet sont inutiles pour la génération.

Des expériences plus poussées, et sur des especes plus différentes, feroient voir encore vraisemblablement de nouveaux monstres. Tout concourt à faire croire que l’animal qui naît est un composé des deux semences.

Si tous les animaux d’une espece étoient déjà formés et contenus dans un seul pere ou une seule mere, soit sous la forme de vers, soit sous la forme d’œufs, observeroit-on ces alternatives de réssemblances ? Si le fœtus étoit le ver qui nage dans la liqueur séminale du pere, pourquoi ressembleroit-il quelquefois à la mere ? S’il n’étoit que l’œuf de la mere, que sa figure auroit-elle de commun avec celle du pere ? Le petit cheval déjà tout formé dans l’œuf de la jument prendroit-il des oreilles d’âne, parce qu’un âne auroit mis les parties de l’œuf en mouvement ?

Croira-t-on, pourra-t-on imaginer que le ver spermatique, parce qu’il aura été nourri chez la mere, prendra sa ressemblance et ses traits ? Cela seroit-il beaucoup plus ridicule qu’il ne le seroit de croire que les animaux dussent ressembler aux alimens dont ils se sont nourris, ou aux lieux qu’ils ont habités ?

CHAPITRE XIV

Systême sur les monstres.


On trouve dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de Paris une longue dispute entre deux hommes célebres, qui, à la maniere dont ils combattoient, n’auroit jamais été terminée sans la mort d’un des combattans. La question étoit sur les monstres. Dans toutes les especes on voit souvent naître des animaux contrefaits ; des animaux à qui il manque quelques parties, ou qui ont quelques parties de trop. Les deux Anatomistes convenoient du systême des œufs : mais l’un vouloit que les monstres ne fussent jamais que l’effet de quelqu’accident arrivé aux œufs : l’autre prétendoit qu’il y avoit des œufs originairement monstrueux, qui contenoient des monstres aussi-bien formés que les autres œufs contenoient des animaux parfaits.

L’un expliquent assez clairement comment les désordres arrivés dans les œufs faisoient naître des monstres : il suffisoit que quelques parties, dans le temps de leur mollesse, eussent été détruites dans l’œuf par quelque accident, pour qu’il naquît un monstre par défaut, un enfant mutilé. L’union ou la confusion de deux œufs, ou de deux germes d’un même œuf, produisoit les monstres par excès, les enfans qui naissent avec des parties superflues. Le premier degré de monstres seroit deux gemeaux simplement adhérens l’un à l’autre, comme on en a vu quelquefois. Dans ceux-là aucune partie principale des œufs n’auroit été détruite : quelques parties superficielles des fœtus déchirées dans quelque endroit, et reprises l’une avec l’autre, auroient causé l’adhérence des deux corps. Les monstres à deux têtes sur un seul corps, ou à deux corps sous une seule tête, ne différeroient des premiers que parce que plus de parties dans l’un des œufs auroient été détruites : dans l’un, toutes celles qui formoient un des corps ; dans l’autre, celles qui formoient une des têtes. Enfin un enfant qui a un doigt de trop est un monstre composé de deux œufs, dans l’un desquels toutes les parties, excepté ce doigt, ont été détruites.

L’adversaire, plus Anatomiste que raisonneur, sans se laisser éblouir d’une espece de lumiere que ce systême répand, n’objectoit à cela que des monstres dont il avoit lui-même disséqué la plupart, et dans lesquels il avoit trouvé des monstruosités, qui lui paroissoient inexplicables par aucun désordre accidentel.

Les raisonnemens de l’un tenterent d’expliquer ces désordres : les monstres de l’autre se multiplierent ; à chaque raison que M. de Lemery alléguoit, c’étoit toujours quelque nouveau monstre à combattre que lui produisoit M. Winsslow.

Enfin on en vint aux raisons métaphysiques. L’un trouvoit du scandale à penser que Dieu eût créé des germes originairement monstrueux : l’autre croyoît que c’étoit limiter la puissance de Dieu, que de la restreindre à une régularité et une uniformité trop grande.

Ceux qui voudroient voir ce qui a été dit sur cette dispute le trouveroient dans les Mémoires de l’Académie.[24]

Un fameux Auteur Danois a eu une autre opinion sur les monstres : il en attribuoit la production aux Cometes. C’est une chose curieuse, mais bien honteuse pour l’esprit humain, que de voir ce grand Médecin traiter les Cometes comme des abcès du Ciel, et prescrire un régime pour se préserver de leur contagion.[25]


CHAPITRE XV

Des accidens causés par l’imagination des meres.


Un phénomene plus difficile encore, ce me semble, à expliquer que les monstres dont nous venons de parler, ce serait cette espece de monstres causés par l’imagination des meres, ces enfans auxquels les meres auroient imprimé la figure de l’objet de leur frayeur, de leur admiration, ou de leur desir. On craint d’ordinaire qu’un negre, qu’un singe, ou tout autre animal dont la vue peut surprendre ou effrayer, ne se présente aux yeux d’une femme enceinte. On craint qu’une femme en cet état délire de manger quelque fruit, ou qu’elle ait quelqu’appétit qu’elle ne puisse pas satisfaire. On raconte mille histoires d’enfans qui portent les marques de tels accidens.

Il me semble que ceux qui ont raisonné sur ces phénomenes en ont confondu deux sortes absolument différentes.

Qu’une femme troublée par quelque passion violente, qui se trouve dans un grand péril, qui a été épouvantée par un animal affreux, accouche d’un enfant contrefait ; il n’y a rien que de très-facile à comprendre. Il y a certainement entre le fœtus et sa mere une communication assez intime pour qu’une violente agitation dans les esprits ou dans le sang de la mere se transmette dans le fœtus, et y cause des désordres auxquels les parties de la mere pouvoient résister, mais auxquels les parties trop délicates du fœtus succombent. Tous les jours nous voyons ou éprouvons de ces mouvemens involontaires qui se communiquent de bien plus loin que de la mere à l’enfant qu’elle porte. Qu’un homme qui marche devant moi fasse un faux pas ; mon corps prend naturellement l’attitude que devroit prendre cet homme pour s’empêcher de tomber. Nous ne saurions guere voir souffrir les autres sans ressentir une partie de leurs douleurs, sans éprouver des révolutions quelquefois plus violentes que n’éprouve celui sur lequel le fer et le feu agissent. C’est un lien par lequel la Nature a attaché les hommes les uns aux autres. Elle ne les rend d’ordinaire compatissans, qu’en leur faisant sentir les mêmes maux. Le plaisîr et la douleur sont les deux maîtres du Monde. Sans l’un, peu de gens s’embarrasseroient de perpétuer l’espece des hommes : si l’on ne craignoit l’autre, plusieurs ne voudroient pas vivre.

Si donc ce fait tant rapporté est vrai, qu’une femme soit accouchée d’un enfant dont les membres étoient rompus aux mêmes endroits où elle les avoit vu rompre à un criminel ; il n’y a rien, ce me semble, qui doive beaucoup surprendre, non plus que dans tous les autres faits de cette espece. Mais il ne faut pas confondre ces faits avec ceux où l’on prétend que l’imagination de la mere imprime au fœtus la figure de l’objet qui l’a épouvantée, ou du fruit qu’elle a desiré de manger. La frayeur peut causer de grands désordres dans les parties molles du fœtus : mais elle ne ressemble point à l’objet qui l’a cauiée. Je croirois plutôt que la peur qu’une femme a d’un tigre fera périr entierement son enfant, ou le fera naître avec les plus grandes disformités, qu’on ne me fera croire que l’enfant puisse naître moucheté, ou avec des griffes, à moins que ce ne soit un effet du hasard qui n’ait rien de commun avec la frayeur du tigre. De même l’enfant qui naquit roué est bien moins prodige que ne le seroit celui qui naîtroit avec l’empreinte de la cerise qu’auroit voulu manger sa mere ; parce que le sentiment qu’une femme éprouve par le desir ou par la vue d’un fruit ne ressemble en rien à l’objet qui excite ce sentiment.

Cependant rien n’est si fréquent que de rencontrer de ces signes qu’on prétend formés par les envies des meres : tantôt c’est une cerise, tantôt c’est un raisin, tantôt c’est un poisson. J’en ai observé un grand nombre : mais j’avoue que je n’en ai jamais vu qui ne pût être facilement réduit à quelqu’excroissance ou quelque tache accidentelle. J’ai vu jusqu’à une souris sur le cou d’une Demoiselle dont la mere avoit été épouvantée par cet animal ; une autre portoit au bras un poisson que sa mere avoit eu envie de manger. Ces animaux paroissoient à quelques-uns parfaitement dessinés : mais pour moi l’un se réduisit à une tache noire et velue, de l’espece de plusieurs autres qu’on voit quelquefois placées sur la joue, et auxquelles on ne donne aucun nom, faute de trouver à quoi elles ressemblent : le poisson ne fut qu’une tache grise. Le rapport des meres, le souvenir qu’elles ont d’avoir eu telle crainte ou tel desir, ne doit pas beaucoup embarrasser : elles ne se souviennent d’avoir eu ces desirs ou ces craintes qu’après qu’elles sont accouchées d’un enfant marqué ; leur mémoire alors leur fournit tout ce qu’elles veulent : et en effet il est difficile que dans un espace de neuf mois une femme n’ait jamais eu peur d’aucun animal, ni envie de manger d’aucun fruit.


CHAPITRE XVI

Difficultés sur le systême des œufs, et des animaux spermatiques.


Il est temps de revenir à la maniere dont se fait la génération. Tout ce que nous venons de dire, loin d’éclaircir cette matiere, n’a peut-être fait qu’y répandre plus de doutes. Les faits merveilleux de toutes parts se sont découverts, les systêmes se sont multipliés : et il n’en est que plus difficile, dans cette grande variété d’objets, de reconnoître l’objet qu’on cherche.

Je connois trop les défauts de tous les systêmes que j’ai proposés, pour en adopter aucun : je trouve trop d’obscurité répandue sur cette matiere, pour oser former aucun systême. Je n’ai que quelques pensées vagues, que je propose plutôt comme des questions à examiner, que comme des opinions à recevoir : je ne serai ni surpris, ni ne croirai avoir lieu de me plaindre, si on les rejette. Et comme il est beaucoup plus difficile de découvrir la maniere dont un effet est produit, que de faire voir qu’il n’est produit, ni de telle, ni de telle maniere ; je commencerai par faire voir qu’on ne sauroit raisonnablement admettre, ni le systême des œufs, ni celui des animaux spermatiques.

Il me semble donc que ces deux systêmes sont également incompatibles avec la maniere dont Harvey a vu le fœtus se former.

Mais l’un et l’autre de ces deux systêmes me paroissent encore plus sûrement détruits par la ressemblance de l’enfant, tantôt au pere, tantôt à la mere ; et par les animaux mi-partis qui naissent des deux especes différentes.

On ne sauroit peut-être expliquer comment un enfant, de quelque maniere que le pere et la mere contribuent à sa génération, peut leur ressembler : mais de ce que l’enfant ressemble à l’un et à l’autre, je crois qu’on peut conclure que l’un et l’autre ont eu également part à sa formation.

Nous ne rappellerons plus ici le sentiment de Harvey, qui réduisoit la conception de l’enfant dans la matrice à la comparaison de la conception des idées dans le cerveau. Ce qu’a dit sur cela ce grand homme ne peut servir qu’à faire voir combien il trouvoit de difficulté dans cette matiere ; ou à faire écouter plus patiemment toutes les idées qu’on peut proposer, quelque étranges qu’elles soient.

Ce qui paroît l’avoir le plus embarrassé, et l’avoir jeté dans cette comparaison, c’a été de ne jamais trouver la semence du cerf dans la matrice de la biche. Il a conclu de-là que la semence n’y entroit point. Mais étoit-il en droit de le conclure ? Les intervalles du temps qu’il a mis entre l’accouplement de ces animaux et leur dissection n’ont-ils pas été beaucoup plus longs qu’il ne falloit pour que la plus grande partie de la semence entrée dans la matrice eût le temps d’en ressortir, ou de s’y imbiber ?

L’expérience de Verheyen, qui prouve que la semence du mâle entre quelquefois dans la matrice, est presqu’une preuve qu’elle y entre toujours, mais qu’elle y demeure rarement en assez grande quantité pour qu’on puisse l’y appercevoir.

Harvey n’auroit pu observer qu’une quantité sensible de semence : et de ce qu’il n’a pas trouvé dans la matrice de semence en telle quantité, il n’est pas fondé à assurer qu’il n’y en eût aucunes gouttes répandues sur une membrane déjà toute enduite d’humidité. Quand la plus grande partie de la semence ressortiroit aussi-tôt de la matrice, quand même il n’y en entreroit que très-peu, cette liqueur mêlée avec celle que la femelle répand est peut-être beaucoup plus qu’il n’en faut pour donner l’origine au fœtus.

Je demande donc pardon aux Physiciens modernes si je ne puis admettre les systêmes qu’ils ont si ingénieusement imaginés : car je ne suis pas de ceux qui croient qu’on avance la Physique en s’attachant à un systême malgré quelque phénomene qui lui est évidemment incompatible ; et qui, ayant remarqué quelqu’endroit d’où suit nécessairement la ruine de l’édifice, achevent cependant de le bâtir, et l’habitent avec autant d’assurance que s’il étoit le plus solide.

Malgré les prétendus œufs, malgré les petits animaux qu’on observe dans la liqueur séminale, je ne sais s’il faut abandonner le sentiment des Anciens sur la maniere dont se fait la génération ; sentiment auquel les expériences de Harvey sont assez conformes. Lorsque nous croyons que les Anciens ne sont demeurés dans telle ou telle opinion que parce qu’ils n’avoient pas été aussi loin que nous, nous devrions peut-être plutôt penser que c’est parce qu’ils avoient été plus loin, et que des expériences d’un temps plus reculé leur avoient fait sentir l’insufissance des systêmes dont nous nous contentons.

Il est vrai que lorsqu’on dit que le fœtus est formé du mélange des deux semences, on est bien éloigné d’avoir expliqué cette formation : mais l’obscurité, qui reste, ne doit pas être imputée à la maniere dont nous rationnons. Celui qui veut connoître un objet trop éloigné, et qui ne le découvre que confusément, réussit mieux que celui qui voit plus distinctement des objets qui ne sont pas celui-là.

Quoique je respecte infiniment Descartes, et que je croie, comme lui, que le fœtus est formé du mélange des deux semences, je ne puis croire que personne soit satisfait de l’explication qu’il en donne, ni qu’on puisse expliquer par une méchanique intelligible comment un animal est formé du mélange de deux liqueurs. Mais quoique la maniere dont ce prodige se fait demeure cachée pour nous, je ne l’en crois pas moins certain.


CHAPITRE XVII

Conjectures sur la formation du fœtus.


Dans cette obscurité sur la maniere dont le fœtus est formé du mélange des deux liqueurs, nous trouvons des faits qui sont peut-être plus comparables à celui-là que ce qui se passe dans le cerveau. Lorsque l’on mêle de l’argent et de l’esprit de nitre avec du mercure et de l’eau, les parties de ces matieres viennent d’elles-mêmes s’arranger pour former une végétation si semblable à un arbre, qu’on n’a pu lui en refuser le nom.[26]

Depuis la découverte de cette admirable végétation, l’on en a trouvé plusieurs autres : l’une, dont le fer est la base, imite si bien un arbre, qu’on y voit non seulement un tronc, des branches et des racines, mais jusqu’à des feuilles et des fruits.[27] Quel miracle, si une telle végétation se formoit hors de la portée de notre vue ! La seule habitude diminue le merveilleux de la plupart des phénomenes de la Nature[28] : on croit que l’esprit les comprend, lorsque les yeux y sont accoutumés. Mais pour le Philosophe, la difficulté reste : et tout ce qu’il doit conclure, c’est qu’il y a des faits certains dont il ne sauroit connoître les causes ; et que ses sens ne lui sont donnés que pour humilier son esprit.

On ne sauroit guere douter qu’on ne trouve encore plusieurs autres productions pareilles, si on les cherche, ou peut-être lorsqu’on les cherchera le moins. Et quoique celles-ci paroissent moins organisées que les corps de la plupart des animaux, ne pourroient-elles pas dépendre d’une même méchanique, et de quelques loix pareilles ? Les loix ordinaires du mouvement y suffiroient-elles, ou faudroit-il appeller au secours des forces nouvelles ?

Ces forces, tout incompréhensibles qu’elles sont, semblent avoir pénétré jusques dans l’Académie des Sciences de Paris, où l’on pese tant les nouvelles opinions avant que de les admettre. Un des plus illustres Membres de cette Compagnie, dont nos sciences regretteront long-temps la perte[29] ; un de ceux qui avoient pénétré le plus avant dans les secrets de la Nature, avoit senti la difficulté d’en réduire les opérations aux loix communes du mouvement, et avoit été obligé d’avoir recours à des forces qu’il crut qu’on recevroit plus favorablement sous le nom de rapports, mais rapports qui font que toutes les fois que deux substances qui ont quelque disposition à se joindre l’une avec l’autre, se trouvent unies ensemble ; s’il en survient une troisieme qui ait plus de rapport avec l’une des deux, elle s’y unit en faisant lâcher prise à l’autre.[30]

Je ne puis m’empêcher d’avertir ici que ces forces et ces rapports ne sont autre chose que ce que d’autres Philosophes plus hardis appellent attraction. Cet ancien terme, reproduit de nos jours, effaroucha d’abord les Phy siciens qui croyoient pouvoir expliquer sans lui tous les phénomenes de la Nature. Les Astronomes furent ceux qui sentirent les premiers le besoin d’un nouveau principe pour les mouvemens des corps célestes, et qui crurent l’avoir découvert dans ces mouvemens mêmes. La Chymie en a depuis reconnu la nécessité ; et les Chymistes les plus fameux aujourd’hui admettent l’attraction, et l’étendent plus loin que n’ont fait les Astronomes.

Pourquoi si cette force existe dans la Nature, n’auroit-elle pas lieu dans la formation du corps des animaux ? Qu’il y ait dans chacune des semences des parties destinées à former le cœur, la tête, les entrailles, les bras, les jambes ; et que ces parties ayent chacune un plus grand rapport d’union avec celle qui, pour la formation de l’animal, doit être sa voisine, qu’avec toute autre ; le fœtus se formera : et fût-il encore mille fois plus organisé qu’il n’est, il se formeroit.

On ne doit pas croire qu’il n’y ait dans les deux semences que précisément les parties qui doivent former un fœtus, ou le nombre de fœtus que la femelle doit porter : chacun des deux sexes y en fournit sans doute beaucoup plus qu’il n’est nécessaire. Mais les deux parties qui doivent se toucher étant une fois unies, une troisîeme, qui auroit pu faire la même union, ne trouve plus sa place, et demeure inutile. C’est ainsi, c’est par ces opérations répétées, que l’enfant est formé des parties du pere et de la mere, et porte souvent des marques visibles qu’il participe de l’un et de l’autre.

Si chaque partie est unie à celles qui doivent être ses voisines, et ne l’est qu’à celles-là, l’enfant naît dans sa perfection. Si quelques parties se trouvent trop éloignées, ou d’une forme trop peu convenable, ou trop foibles de rapport d’union pour s’unir à celles auxquelles elles doivent être unies, il naît un monstre par défaut. Mais s’il arrive que des parties superflues trouvent encore leur place, et s’unissent aux parties dont l’union étoit déjà suffisante, voilà un monstre par excès.

Une remarque sur cette derniere espece de monstres est si favorable à notre systême, qu’il semble qu’elle en soit une démonstration : c’est que les parties superflues se trouvent toujours aux mêmes endroits que les parties nécessaires. Si un monstre a deux têtes, elles sont l’une et l’autre placées sur un même cou, ou sur l’union de deux vertebres ; s’il a deux corps, ils sont joints de la même maniere. Il y a plusieurs exemples d’hommes qui naissent avec des doigts surnuméraires : mais c’est toujours à la main ou au pied qu’ils se trouvent. Or si l’on veut que ces monstres soient le produit de l’union de deux œufs, ou de deux fœtus, croira-t-on que cette union se fasse de telle maniere que les seules parties de l’un des deux qui se conservent se trouvent toujours situées aux mêmes lieux que les parties semblables de celui qui n’a souffert aucune destruction ? J’ai vu une merveille plus décisive encore sur cette matiere : c’est le squelette d’une espece de géant, qui n’a d’autre difformité qu’une vertebre de trop, placée dans la suite des autres vertebres, et formant avec elles une même épine.[31] Croira-t-on, pourra-t-on penser que cette vertebre soit le reste d’un fœtus ?

Si l’on veut que les monstres naissent de germes originairement monstrueux, la difficulté sera-t-elle moindre ? Pourquoi les germes monstrueux observeront-ils cet ordre dans la situation de leurs parties ? pourquoi des oreilles ne se trouveront-elles jamais aux pieds, ni des doigts à la tête ?

Quant aux monstres humains à tête de chat, de chien, de cheval, etc. j’attendrai à en avoir vu pour expliquer comment ils peuvent être produits. J’en ai examiné plusieurs qu’on disoit tels ; mais tout se réduisoit à quelques traits difformes : je n’ai jamais trouvé dans aucun individu, de partie qui appartînt incontestablement à une autre espece qu’à la sienne : et si l’on me faisoit voir quelque minotaure, ou quelque centaure, je croirois plutôt des alliances odieuses que des prodiges.

Il semble que l’idée que nous proposons sur la formation du fœtus satisferoit mieux qu’aucune autre aux phénomenes de la génération ; à la ressemblance de l’enfant, tant au pere qu’à la mere ; aux animaux mixtes qui naissent des deux especes différentes ; aux monstres, tant par excès que par défaut : enfin cette idée paroît la seule qui puisse subsister avec les observations de Harvey.




CHAPITRE XVIII

Conjectures sur l’usage des animaux spermatiques.


Mais ces petits animaux qu’on découvre au microscope dans la semence du mâle, que deviendront-ils ? À quel usage la Nature les aura-t-elle deitinés ? Nous n’imiterons point quelques Anatomistes qui en ont nié l’existence : il faudroit être trop malhabile à se servir du microscope, pour ne les pouvoir appercevoir. Mais nous pouvons très-bien ignorer leur emploi. Ne peuvent-ils pas être de quelqu’usage pour la production de l’animal, sans être l’animal même ? Peut-être ne servent-ils qu’à mettre les liqueurs prolifiques en mouvement ; à rapprocher par-là des parties trop éloignées ; et à faciliter l’union de celles qui doivent se joindre, en les faisant se présenter diversement les unes aux autres.

J’ai cherché plusieurs fois avec un excellent microscope s’il n’y avoit point d’animaux semblables dans la liqueur que la femme répand. Je n’y en ai point vu : mais je ne voudrois pas assurer pour cela qu’il n’y en eût pas. Outre la liqueur que je regarde comme prolifique dans les femmes, qui n’est peut-être qu’en fort petite quantité, et qui peut-être demeure dans la matrice, elles en répandent d’autres sur lesquelles on peut se tromper ; et mille circonstances rendront toujours cette expérience douteuse. Mais quand il y auroit des animaux dans la semence de la femme, ils n’y feroient que le même office qu’ils font dans celle de l’homme. S’il n’y en a pas, ceux de l’homme suffisent apparemment pour agiter et pour mêler les deux liqueurs. Que cet usage, auquel nous imaginons que les animaux spermatiques pourroient être destinés, ne vous étonne point : la Nature, outre ses agens principaux pour la production de ses ouvrages, emploie quelquefois des ministres subalternes. Dans les isles de l’Archipel on éleve avec grand soin une espece de moucherons qui travaillent à la fécondation des figues.[32]



SECONDE PARTIE
Variétés dans l’espece humaine.



CHAPITRE PREMIER

Distribution des différentes races d’hommes selon les différentes parties de la Terre.


Si les premiers hommes blancs qui en virent de noirs les avoient trouvés dans les forêts, peut-être ne leur auroient-ils pas accordé le nom d’hommes. Mais ceux qu’on trouva dans de grandes villes, qui étoient gouvernés par de sages Reines,[33] qui fasoient fleurir les Arts et les Sciences dans des temps où presque tous les autres peuples étoient des barbares ; ces Noirs-là auroient bien pu ne pas vouloir regarder les Blancs comme leurs freres.

Depuis le tropique du Cancer jusqu’au tropique du Capricorne l’Afrique n’a que des habitans noirs. Non seulement leur couleur les distingue, mais ils différent des autres hommes par tous les traits de leur visage : des nez larges et plats, de grosses levres, et de la laine au lieu de cheveux, paroissent constituer une nouvelle espece d’hommes.[34]

Si l’on s’éloigne de l’équateur vers le pôle antarctique, le noir s’éclaircit, mais la laideur demeure : on trouve ce vilain peuple qui habite la pointe méridionale de l’Afrique.[35]

Qu’on remonte vers l’orient, on verra des peuples dont les traits se radoucissent et deviennent plus réguliers, mais dont la couleur est aussi noire que celle qu’on trouve en Afrique.

Après ceux-là, un grand peuple basané est distingué des autres peuples par des yeux longs, étroits, et placés obliquement.

Si l’on passe dans cette vaste partie du Monde qui paroît séparée de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, on trouve, comme on peut croire, bien de nouvelles variétés. Il n’y a point d’hommes blancs : cette terre peuplée de nations rougeâtres et basanées de mille nuances, se termine vers le pôle antarctique par un cap et des isles habitées, dit-on, par des Géants. Si l’on en croit les relations de plusieurs voyageurs, on trouve à cette extrémité de l’Amérique une race d’hommes dont la hauteur est presque double de la nôtre.

Avant que de sortir de notre continent, nous aurions pu parler d’une autre espece d’hommes bien différens de ceux-ci. Les habitans de l’extrémité septentrionale de l’Europe sont les plus petits de tous ceux qui nous sont connus : les Lappons du côté du nord, les Patagons du côté du midi, paroissent les termes extrêmes de la race des hommes.

Je ne finirois point si je parlois des habitans des isles qu’on rencontre dans la mer des Indes, et de celles qui sont dans ce vaste océan qui remplit l’intervalle entre l’Asie et l’Amérique. Chaque peuple, chaque nation y a sa forme.

Si l’on parcouroit toutes ces isles, on trouveroit peut-être dans quelques-unes des habitans bien plus embarrassans pour nous que les Noirs ; auxquels nous aurions bien de la peine à refuser ou à donner le nom d’hommes. Ces habitans des forêts de Borneo dont parlent quelques voyageurs, si semblables d’ailleurs aux hommes, en pensent-ils moins pour avoir des queues de singes ? Et ce qu’on n’a fait dépendre ni du blanc ni du noir dépendra-t-il du nombre des vertebres ?

Dans cet isthme qui sépare la mer du nord de la mer pacifique, on dit[36] qu’on trouve des hommes plus blancs que tous ceux que nous connoissons : leurs cheveux seroient pris pour la laine la plus blanche : leurs yeux, trop foibles pour la lumiere du jour, ne s’ouvrent que dans l’obscurité de la nuit ; ils sont dans le genre des hommes ce que sont parmi les oiseaux les chauve-souris et les hiboux. Quand l’astre du jour a disparu, et laissé la Nature dans le deuil et dans le silence ; quand tous les autres habitans de la Terre accablés de leurs travaux, ou fatigués de leurs plaisirs, se livrent au sommeil ; le Darien s’éveille, loue ses Dieux, se réjouit de l’absence d’une lumiere insupportable, et vient remplir le voide de la Nature. Il écoute les cris de la chouette avec autant de plaisir que le berger de nos contrées entend le chant de l’alouette, lorsqu’à la premiere aube, hors de la vue de l’épervier, elle semble aller chercher dans la nue le jour qui n’est pas encore sur la Terre : elle marque par le battement de ses ailes la cadence de ses ramages : elle s’éleve et se perd dans les airs : on ne la voit plus qu’on l’entend encore : ses sons, qui n’ont plus rien de distinct, inspirent la tendresse et la rêverie : ce moment réunit la tranquillité de la nuit avec les plaisirs du jour. Le Soleil paroît ; il vient rapporter sur la Terre le mouvement et la vie, marquer les heures, et destiner les différens travaux des hommes. Les Dariens n’ont pas attendu ce moment ; ils sont déjà tous retirés. Peut-être en trouve-t-on encore à table quelques-uns qui, après avoir farci leur ventre de ragoûts, épuisent leur esprit en traits et en pointes. Mais le seul homme raisonnable qui veille, est celui qui attend midi pour un rendez-vous : c’est à cette heure, c’est à la faveur de la plus vive lumiere qu’il doit tromper la vigilance d’une mere, et s’introduire chez sa timide amante.

Le phénomene le plus remarquable, et la loi la plus confiante sur la couleur des habitans de la Terre, c’est que toute cette large bande qui ceint le globe d’orient en occident, qu’on appelle la zone torride, n’est habitée que par des peuples noirs, ou fort basanés. Malgré les interruptions que la mer y cause, qu’on la suive à travers l’Afrique, l’Asie et l’Amérique, soit dans les isles, soit dans les continens, on n’y trouve que des nations noires : car ces hommes nocturnes dont nous venons de parler, et quelques Blancs qui naissent quelquefois, ne méritent pas qu’on fasse ici d’exception.

En s’éloignant de l’équateur, la couleur des peuples s’éclaircit par nuances. Elle est encore fort brune au-delà du tropique ; et l’on ne la trouve tout-à-fait blanche que lorsqu’on s’avance dans la zone tempérée. C’est aux extrémités de cette zone qu’on trouve les peuples les plus blancs. La Danoise aux cheveux blonds éblouit par sa blancheur le voyageur étonné : il ne sauroit croire que l’objet qu’il voit, et l’Afriquaine qu’il vient de voir, soient deux femmes.

Plus loin encore vers le nord, et jusques dans la zone glacée, dans ce pays que le Soleil ne daigne pas éclairer en hiver, où la terre, plus dure que le soc, ne porte aucune des productions des autres pays ; dans ces affreux climats on trouve des teints de lis et de roses. Riches contrées du midi, terres du Pérou et du Potoli, formez l’or dans vos mines ; je n’irai point l’en tirer ; Golconde, filtrez le suc précieux qui forme les diamans et les rubis ; ils n’embelliront point vos femmes, et sont inutiles aux nôtres : qu’ils ne servent qu’à marquer tous les ans le poids et la valeur d’un Monarque[37] imbécille, qui pendant qu’il est dans cette ridicule balance perd ses États et sa liberté.

Mais dans ces contrées extrêmes, où tout est blanc et où tout est noir, n’y a-t-il pas trop d’uniformité ? et le mélange ne produiroit-il pas des beautés nouvelles ? C’est sur les bords de la Seine qu’on trouve cette heureuse variété : dans les jardins du Louvre, un beau jour d’été, vous verrez tout ce que la Terre entiere peut produire de merveilles.

Une brune aux yeux noirs brille de tout le feu des beautés du Midi ; des yeux bleus adoucissent les traits d’une autre : ces yeux portent par-tout où ils sont les charmes de la blonde. Des cheveux châtains paroissent être ceux de la nation. La Françoise n’a ni la vivacité de celles que le Soleil brûle, ni la langueur de celles qu’il n’échauffe pas : mais elle a tout ce qui les fait plaire. Quel éclat accompagne celle-ci ! Elle paroît faite d’albâtre, d’or et d’azur : j’aime en elle jusqu’aux erreurs de la Nature, lorsqu’elle a un peu outré la couleur de ses cheveux. Elle a voulu la dédommager par une nouvelle teinte de blanc d’un tort qu’elle ne lui a point fait. Beautés qui craignez que ce soit un défaut, n’ayez point recours à la poudre ; laissez s’étendre les roses de votre teint ; laissez-les porter la vie jusques dans vos cheveux… J’ai vu des yeux verts dans cette foule de beautés, et je les reconnoissois de loin : ils ne ressembloient, ni à ceux des nations du Midi, ni à ceux des nations du Nord.

Dans ces jardins délicieux le nombre des beautés surpasse celui des fleurs : et il n’en est point qui aux yeux de quelqu’un ne l’emporte sur toutes les autres. Cueillez de ces rieurs, mais n’en faites pas des bouquets : voltigez, amans, parcourez-les toutes ; mais revenez toujours à la même, si vous voulez goûter des plaisïrs qui remplissent votre cœur.


CHAPITRE II

Explication du phénomene des différentes couleurs dans les systêmes des œufs et des vers.


Tous ces peuples que nous venons de parcourir, tant d’hommes divers, sont-ils sortis d’une même mere ? Il ne nous est pas permis d’en douter. Ce qui nous reste à examiner, c’est comment d’un seul individu il a pu naître tant d’especes si différentes. Je vais hasarder sur cela quelques conjectures.

Si les hommes ont été d’abord tous formés d’œuf en œuf, il y auroit eu dans la premiere mere des œufs de différentes couleurs qui contenoient des suites innombrables d’œufs de la même espece, mais qui ne dévoient éclore que dans leur ordre de développement après un certain nombre de générations, et dans les temps que la Providence avoit marqués pour l’origine des peuples qui y étoient contenus. Il ne seroit pas impossible qu’un jour la suite des œufs blancs qui peuplent nos régions venant à manquer, toutes les nations européennes changeassent de couleur : comme il ne seroit pas impossible aussi que la source des œufs noirs étant épuisée, l’Ethiopie n’eût plus que des habitans blancs. C’est ainsi que dans une carriere profonde, lorsque la veine de marbre blanc est épuisée, l’on ne trouve plus que des pierres de différentes couleurs qui se succedent les unes aux autres. C’est ainsi que des races nouvelles d’hommes peuvent paroître sur la Terre, et que les anciennes peuvent s’éteindre.

Si l’on admettoit le systême des vers, si tous les hommes avoient d’abord été contenus dans ces animaux qui nageoient dans la semence du premier homme, il faudroit dire des vers ce que nous venons de dire des œufs : le ver pere des Negres contenoit de ver en ver tous les habitans de l’Ethiopie ; le ver darien, le ver hottentot, et le ver patagon, avec tous leurs descendans, étoient déjà tous formés, et devoient peupler un jour les parties de la Terre où l’on trouve ces peuples.


CHAPITRE III

Productions de nouvelles especes.


Ces systêmes des œufs et des vers ne sont peut-être que trop commodes pour expliquer l’origine des Noirs et des Blancs : ils expliqueroient même comment des especes différentes pourroient être sorties de mêmes individus. Mais on a vu dans la dissertation précédente quelles difficultés on peut faire contre.

Ce n’est point au blanc et au noir que se réduisent les variétés du genre humain ; on en trouve mille autres : et celles qui frappent le plus notre vue ne coutent peut-être pas plus à la Nature que celles que nous n’appercevons qu’à peine. Si l’on pouvoit s’en assurer par des expériences décisives, peut-être trouveroit-on aussi rare de voir naître avec des yeux bleus un enfant dont tous les ancêtres auroient eu les yeux noirs, qu’il l’est de voir naître un enfant blanc de parens negres.

Les enfans d’ordinaire ressemblent à leurs parens : et les variétés même avec lesquelles ils naissent sont souvent des effets de cette ressemblance. Ces variétés, si on les pouvoit suivre, auroient peut-être leur origine dans quelqu’ancêtre inconnu. Elles se perpétuent par des générations répétées d’individus qui les ont, et s’effacent par des générations d’individus qui ne les ont pas. Mais, ce qui est peut-être encore plus étonnant, c’est, après une interruption de ces variétés, de les voir reparoître ; de voir l’enfant qui ne ressemble ni à son pere ni à sa mere, naître avec les traits de son aïeul. Ces faits, tout merveilleux qu’ils sont, sont trop fréquens pour qu’on les puisse révoquer en doute.

La Nature contient le fonds de toutes ces variétés : mais le hasard ou l’art les mettent en œuvre. C’est ainsi que ceux dont l’industrie s’applique à satisfaire le goût des curieux, sont, pour ainsi dire, créateurs d’especes nouvelles. Nous voyons paroître des races de chiens, de pigeons, de serins, qui n’étoient point auparavant dans la Nature. Ce n’ont été d’abord que des individus fortuits ; l’art et les générations répétées en ont fait des especes. Le fameux Lyonnès crée tous les ans quelqu’espece nouvelle, et détruit celle qui n’est plus à la mode. Il corrige les formes, et varie les couleurs : il a inventé les especes de l’arlequin, du mopse, etc.

Pourquoi cet art se borne-t-il aux animaux ? pourquoi ces Sultans blasés dans des sérails qui ne renferment que des femmes de toutes les especes connues, ne se font-ils pas faire des especes nouvelles ? Si j’étois réduit comme eux au seul plaisir que peuvent donner la forme et les traits, j’aurois bientôt recours à ces variétés. Mais quelque belles que fussent les femmes qu’on leur feroit naître, ils ne connoîtront jamais que la plus petite partie des plaisirs de l’amour, tandis qu’ils ignoreront ceux que l’esprit et le cœur peuvent faire goûter.

Si nous ne voyons pas se former parmi nous de ces especes nouvelles de beautés, nous ne voyons que trop souvent des productions qui pour le Physicien sont du même genre ; des races de louches, de boiteux, de goutteux, de phthisiques : et malheureusement il ne faut pas pour leur établissement une longue suite de générations. Mais la sage Nature, par le dégoût qu’elle a inspiré pour ces défauts, n’a pas voulu qu’ils se perpétuassent ; chaque pere, chaque mere fait de son mieux pour les éteindre ; les beautés sont plus surement héréditaires ; la taille et la jambe, que nous admirons, sont l’ouvrage de plusieurs générations, où l’on s’est appliqué à les former.

Un Roi du Nord[38] est parvenu à élever et embellir sa nation. Il avoit un goût excessif pour les hommes de haute taille et de belle figure : il les attiroit de toutes parts dans son royaume ; la fortune rendoit heureux tous ceux que la Nature avoit formés grands. On voit aujourd’hui un exemple singulier de la puissance des Rois : cette nation se distingue par les tailles les plus avantageuses, et par les figures les plus régulieres. C’est ainsi qu’on voit s’élever une forêt au-dessus de tous les bois qui l’environnent, si l’œil attentif du maître s’applique à y cultiver des arbres droits et bien choisis. Le chêne et l’orme, parés des feuillages les plus verds, poussent leurs branches jusqu’au Ciel : l’aigle seule en peut atteindre la cime. Le successeur de ce Roi embellit aujourd’hui la forêt par les lauriers, les myrtes et les fleurs.

Les Chinois se sont avisés de croire qu’une des plus grandes beautés des femmes seroit d’avoir des pieds sur lesquels elles ne pussent pas se soutenir. Cette nation, si attachée à suivre en tout les opinions et le goût de ses ancêtres, est parvenue à avoir des femmes avec des pieds ridicules. J’ai vu des mules de Chinoises où nos femmes n’auroient pu faire entrer qu’un doigt de leur pied. Cette beauté n’est pas nouvelle : Pline d’après Eudoxe parle d’une nation des Indes dont les femmes avoient le pied si petit, qu’on les appelloit pieds-d’autruches.[39] Il est vrai qu’il ajoute que les hommes avoient le pied long d’une coudée : mais il est à croire que la petitesse du pied des femmes a porté à l’exagération sur la grandeur de celui des hommes. Cette nation n’étoit-elle point celle des Chinois, peu connue alors ? Au reste on ne doit pas attribuer à la Nature seule la petitesse du pied des Chinoises ; pendant les premiers temps de leur enfance on tient leurs pieds serrés, pour les empêcher de croître. Mais il y a grande apparence que les Chinoises naissent avec des pieds plus petits que les femmes des autres nations. C’est une remarque curieuse à faire, et qui mérite l’attention des voyageurs.

Beauté fatale, desir de plaire, quels désordres ne causez-vous pas dans le Monde ! Vous ne vous bornez pas à tourmenter nos cœurs ; vous changez l’ordre de toute la Nature. La jeune Françoise, qui se moque de la Chinoise, ne la blâme que de croire qu’elle en sera plus belle en sacrifiant la grâce de la démarche à la petitesse du pied ; car au fond elle ne trouve pas que ce soit payer trop cher quelque charme, que de l’acquérir par la torture et la douleur. Elle-même dès son enfance a le corps renfermé dans une boîte de baleine, ou forcé par une croix de fer, qui la gêne plus que toutes les bandelettes qui serrent le pied de la Chinoise. Sa tête hérissée de papillotes pendant la nuit, au lieu de la mollesse de ses cheveux, ne trouve pour s’appuyer que les pointes d’un papier dur : elle y dort tranquillement, elle se repose sur ses charmes.


CHAPITRE IV

Des Negres-blancs.


J’oublierois volontiers ici le phénomene que j’ai entrepris d’expliquer : j’aimerois bien mieux m’occuper du réveil d’Iris, que de parler du petit monstre dont il faut que je vous fasse l’histoire.

C’est un enfant de quatre ou cinq ans qui a tous les traits des Negres, et dont une peau très-blanche et blafarde ne fait qu’augmenter la laideur.[40] Sa tête est couverte d’une laine blanche tirant sur le roux : ses yeux d’un bleu clair paroissent blessés de l’éclat du jour : ses mains grosses et mal faites ressemblent plutôt aux pattes d’un animal qu’aux mains d’un homme. Il est né, à ce qu’on assure, de pere et mere afriquains, et très-noirs.

L’Académie des Sciences de Paris fait mention[41] d’un monstre pareil qui étoit né à Surinam, de race afriquaine. Sa mere étoit noire, et assuroit que le pere l’étoit aussi. L’Historien de l’Académie paroît révoquer ce dernier fait en doute, ou plutôt paroît persuadé que le pere étoit un Negre-blanc. Mais je ne crois pas que cela fût nécessaire : il suffisoit que cet enfant eût quelque Negre-blanc parmi ses aïeux, ou peut-être étoit-il le premier Negre-blanc de sa race.

Feu Madame la Comtesse de Vertillac, qui avoit un cabinet rempli de curiosités les plus merveilleuses de la Nature, mais dont l’esprit s’étendoit bien au-delà, avoit le portrait d’un Negre de cette espece. Quoique celui qu’il représente, qui est actuellement en Espagne, et que Milord Maréchal m’a dit avoir vu, soit bien plus âgé que celui qui est à Paris, on lui voit le même teint, les mêmes yeux, la même physionomie.

On m’a assuré qu’on trouvoit au Sénégal des familles entieres de cette espece : et que dans les familles noires, il n’étoit ni sans exemple ni même fort rare de voir naître des Negres-blancs.


CHAPITRE IV (suite).

L’Amérique et l’Afrique ne sont pas les seules parties du Monde où l’on trouve de ces sortes de monstres ; l’Asie en produit aussi. Un homme aussi distingué par son mérite que par la place qu’il a occupée dans les Indes orientales, mais sur-tout respectable par son amour pour la vérité, M. du Mas, a vu parmi les Noirs, des Blancs dont la blancheur se transmettoit de pere en fils. Il a bien voulu satisfaire sur cela ma curiosité. Il regarde cette blancheur comme une maladie de la peau[42] ; c’est, sélon lui, un accident, mais un accident qui se perpétue, et qui subsiste pendant plusieurs générations.

J’ai été charmé de trouver les idées d’un homme aussi éclairé conformes à celles que j’avois sur ces especes de monstres. Car qu’on prenne cette blancheur pour une maladie, ou pour tel accident qu’on voudra, ce ne sera jamais qu’une variété héréditaire, qui se confirme ou s’efface par une suite de générations.

Ces changemens de couleur sont plus fréquens dans les animaux que dans les hommes. La couleur noire est aussi inhérente aux corbeaux et aux merles, qu’elle l’est aux Negres : j’ai cependant vu plusieurs fois des merles et des corbeaux blancs. Et ces variétés formeroient vraisemblablement des especes, si on les cultivoit. J’ai vu des contrées où toutes les poules étoient blanches. La blancheur de la peau liée d’ordinaire avec la blancheur de la plume a fait préférer ces poules aux autres ; et de génération en génération on est parvenu à n’en voir plus éclore que de blanches.

Au reste il est fort probable que la différence du blanc au noir, si sensible à nos yeux, est fort peu de chose pour la Nature. Une légere altération à la peau du cheval noir y fait croître du poil blanc, sans aucun passage par les couleurs intermédiaires.

Si l’on avoit besoin d’aller chercher ce qui arrive dans les plantes pour confirmer ce que je dis ici, ceux qui les cultivent vous diroient que toutes ces especes de plantes et d’arbrisseaux panachés qu’on admire dans nos jardins, sont dues à des variétés devenues héréditaires, qui s’effacent si l’on néglige d’en prendre soin.[43]


CHAPITRE V

Essai d’explication des phénomenes précédens.


Pour expliquer maintenant tous ces phénomenes ; la production des variétés accidentelles, la succession de ces variétés d’une génération à l’autre, et enfin l’établissement ou la destrucrion des especes ; voici, ce me semble, ce qu’il faudrait supposer. Si ce que je vais vous dire vous révolte, je vous prie de ne le regarder que comme un effort que j’ai fait pour vous satisfaire. Je n’espere point vous donner des explications complettes de phénomenes si difficiles : ce sera beaucoup pour moi si je conduis ceux-ci jusqu’à pouvoir être liés avec d’autres phénomenes dont ils dépendent.

Il faut donc regarder comme des faits qu’il semble que l’expérience nous force d’admettre,

1º. Que la liqueur séminale de chaque espece d’animaux contient une multitude innombrable de parties propres à former par leurs assemblages des animaux de la même espece :

2º. Que dans la liqueur séminale de chaque individu, les parties propres à former des traits semblables à ceux de cet individu sont celles qui d’ordinaire sont en plus grand nombre, et qui ont le plus d’affinité ; quoiqu’il y en ait beaucoup d’autres pour des traits différens.

3º. Quant à la matiere dont se formeront dans la semence de chaque animal des parties semblables à cet animal, ce seroit une conjecture bien hardie, mais qui ne seroit peut-être pas destituée de toute vraisemblance, que de penser que chaque partie fournit ses germes. L’expérience pourroit peut-être éclaircir ce point, si l’on essayoit pendant longtemps de mutiler quelques animaux de génération en génération : peut-être verroit-on les parties retranchées diminuer peu à peu ; peut-être les verroit-on à la fin s’anéantir.

Les suppositions précédentes paroissent nécessaires : et étant une fois admises, il semble qu’on pourroit expliquer tous les phénomenes que nous avons vus ci-dessus.

Les parties analogues à celles du pere et de la mere étant les plus nombreuses, et celles qui ont le plus d’affinité, seront celles qui s’uniront le plus ordinairement : et elles formeront d’ordinaire des animaux semblables à ceux dont ils seront sortis.

Le hasard, ou la disette des traits de famille, feront quelquefois d’autres assemblages : et l’on verra naître de parens noirs un enfant blanc, ou peut-être même un noir de parens blancs ; quoique ce dernier phénomene soit beaucoup plus rare que l’autre.

Je ne parle ici que de ces naissances singulieres ou l’enfant né d’un pere et d’une mere de même espece auroit des traits qu’il ne tiendroit point d’eux : car dès qu’il y a mélange d’espece, l’expérience nous apprend que l’enfant tient de l’une et de l’autre.

Ces unions extraordinaires de parties qui ne sont pas les parties analogues à celles des parens, sont véritablement des monstres pour le téméraire qui veut expliquer les merveilles de la Nature. Ce ne sont que des beautés pour le sage qui se contente d’en admirer le spectacle.

Ces productions ne sont d’abord qu’accidentelles : les parties originaires des ancêtres se retrouvent encore les plus abondantes dans les semences : après quelques générations, ou dès la génération suivante, l’espece originaire reprendra le dessus ; et l’enfant, au lieu de ressembler à ses pere et mere, ressemblera à des ancêtres plus éloignés.[44] Pour faire des especes des races qui se perpétuent, il faut vraisemblablement que ces générations soient répétées plusieurs fois ; il faut que les parties propres à faire les traits originaires, moins nombreuses à chaque génération, se dissipent, ou restent en si petit nombre qu’il faudroit un nouveau hasard pour reproduire l’espece originaire.

Au reste quoique je suppose ici que le fonds de toutes ces variétés se trouve dans les liqueurs séminales mêmes, je n’exclus pas l’influence que le climat et les alimens peuvent y avoir. Il semble que la chaleur de la zone torride soit plus propre à fomenter les parties qui rendent la peau noire, que celles qui la rendent blanche : et je ne sais jusqu’où peut aller cette influence du climat ou des alimens, après de longues suites de siecles.

Ce seroit assurément quelque chose qui mériteroit bien l’attention des Philosophes, que d’éprouver si certaines sïngularités artificielles des animaux ne passeroient pas, après plusieurs générations, aux animaux qui naîtroient de ceux-là ; si des queues ou des oreilles coupées de génération en génération ne diminueroient pas, ou même ne s’anéantiroient pas à la fin.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que toutes les variétés qui pourroient caractériser des especes nouvelles d’animaux et de plantes, tendent à s’éteindre : ce sont des écarts de la Nature, dans lesquels elle ne persévere que par l’art ou par le régime. Ses ouvrages tendent toujours à reprendre le dessus.


CHAPITRE VI

Qu’il est beaucoup plus rare qu’il naisse des enfans noirs de parens blancs, que de voir naître des enfans blancs
de parens noirs. Que les premiers parens du genre
humain étoient blancs. Difficulté sur l’origine des Noirs levée. De ces naissances subites d’enfans blancs au milieu de peuples noirs on pourroit peut-être conclure que le blanc est la couleur primitive des hommes, et que le noir n’est qu’une variété devenue héréditaire depuis plusieurs siecles, mais qui n’a point entierement effacé la couleur blanche, qui tend toujours à reparoître : car on ne voit point arriver le phénomene opposé ; l’on ne voit point naître d’ancêtres blancs des enfans noirs.


Je sais qu’on a prétendu que ce prodige étoit arrivé en France : mais il est si destitué de preuves suffisantes, qu’on ne peut raisonnablement le croire. Le goût de tous les hommes pour le merveilleux doit toujours rendre suspects les prodiges, lorsqu’ils ne sont pas invinciblement constatés. Un enfant naît avec quelque difformité, les femmes qui le reçoivent en font aussi-tôt un monstre affreux : sa peau est plus brune qu’à l’ordinaire, c’est un Negre. Mais tous ceux qui ont vu naître les enfans negres savent qu’ils ne naissent point noirs, et que dans les premiers temps de leur vie l’on auroit peine à les distinguer des autres enfans. Quand donc dans une famille blanche il naîtroit un enfant negre, il demeureroit quelque temps incertain qu’il le fût : on ne penseroit point d’abord à le cacher, et l’on ne pourroit dérober, du moins les premiers mois de son existence, à la notoriété publique, ni cacher ensuite ce qu’il seroit devenu, sur-tout si l’enfant appartenoit à des parens considérables. Mais le Negre qui naîtrait parmi le peuple, lorsqu’il auroit une fois pris toute sa noirceur, ses parens ne pourraient ni ne voudraient le cacher ; ce seroit un prodige que la curiosîté du Public leur rendroit utile : et la plupart des gens du peuple aimeroient autant leur fils noir que blanc.

Or si ces prodiges arrivoient quelquefois, la probabilité qu’ils arriveroient plutôt parmi les enfans du peuple que parmi les enfans des grands, est immense : et dans le rapport de la multitude du peuple, pour un enfant noir d’un grand Seigneur, il faudroit qu’il naquît mille enfans noirs parmi le peuple. Et comment ces faits pourroient-ils être ignorés ? comment pourroient-ils être douteux ?

S’il naît des enfans blancs parmi les peuples noirs, si ces phénomenes ne sont pas même fort rares parmi les peuples peu nombreux de l’Afrique et de l’Amérique, combien plus souvent ne devroit-il pas naître des Noirs parmi les peuples innombrables de l’Europe, si la Nature amenoit aussi facilement l’un et l’autre de ces hasards ? Et si nous avons la connoissance de ces phénomenes lorsqu’ils arrivent dans des pays si éloignés, comment se pourroit-il faire qu’on en ignorât de semblables s’ils arrivoient parmi nous ?

Il me paroît donc démontré que s’il naît des Noirs de parens blancs, ces naissances sont incomparablement plus rares que les naissances d’enfans blancs de parens noirs.

Cela suffiroit peut-être pour faire penser que le blanc est la couleur des premiers hommes, et que ce n’est que par quelque accident que le noir est devenu une couleur héréditaire aux grandes familles qui peuplent la zone torride ; parmi lesquelles cependant la couleur primitive n’est pas si parfaitement effacée qu’elle ne reparoisse quelquefois.

Cette difficulté donc sur l’origine des Noirs tant rebattue, et que quelques gens voudroient faire valoir contre l’histoire de la Genese, qui nous apprend que tous les peuples de la Terre sont sortis d’un seul pere et d’une seule mere ; cette difficulté est levée si l’on admet un systême qui est au moins aussi vraisemblable que tout ce qu’on avoit imaginé jusqu’ici pour expliquer la génération.


CHAPITRE VII

Conjectures pourquoi les Noirs ne se trouvent que dans la zone torride, et les Nains et les Géants vers les pôles.


On voit encore naître, et même parmi nous, d’autres monstres qui vraisemblablement ne sont que des combinaisons fortuites des parties des semences, ou des effets d’afinités trop puissantes ou trop foibles entre ces parties. Des hommes d’une grandeur excessive, et d’autres d’une petitesse extrême, sont des especes de monstres ; mais qui seraient des peuples, si l’on s’appliquoit à les multiplier.

Si ce que nous rapportent les voyageurs, des terres magellaniques, et des extrémités septentrionales du Monde, est vrai ; ces races de Géans et de Nains s’y seroient établies, ou par la convenance des climats, ou plutôt parce que, dans les temps où elles commençoient à paroître, elles auraient été chassées dans ces régions par les autres hommes, qui auroient craint des Colosses, ou meprisé des Pygmées.

Que des Géans, que des Nains, que des Noirs, soient nés parmi les autres hommes, l’orgueil ou la crainte auront armé contre eux la plus grande partie du genre humain ; et l’espece la plus nombreuse aura relégué ces races difformes dans les climats de la Terre les moins habitables. Les Nains se seront retirés vers le pôle arctique : les Géans auront été habiter les terres de Magellan : les Noirs auront peuplé la zone torride.




CHAPITRE DERNIER

Conclusion de cet ouvrage : doutes et questions.


Je n’espere pas que l’ébauche de systême que nous avons proposé pour expliquer la formation des animaux, plaise à tout le monde : je n’en suis pas fort satisfait moi-même ; et n’y donne que le degré d’assentiment qu’elle mérite. Je n’ai fait que proposer des doutes et des conjectures. Pour découvrir quelque chose sur une matiere aussi obscure, voici quelques questions qu’il faudroit auparavant résoudre, et que vraisemblablement on ne résoudra jamais.

I

Cet instinct des animaux, qui leur fait rechercher ce qui leur convient, et fuir ce qui leur nuit, n’appartient-il point aux plus petites parties dont l’animal est formé ? Cet instinct, quoique dispersé dans les parties des semences, et moins fort dans chacune qu’il ne l’est dans tout l’animal, ne suffit-il pas cependant pour faire les unions nécessaires entre ces parties ? puisque nous voyons que, dans les animaux tout formés, il fait mouvoir leurs membres. Car quand on diroit que c’est par une méchanique intelligible que ces mouvemens s’exécutent, quand on les auroit tous expliqués par les tensions et les relâchemens que l’affluence ou l’absence des esprits ou du sang causent aux muscles, il faudroit toujours en revenir au mouvement même des esprits et du sang qui obéit à la volonté. Et si la volonté n’est pas la vraie cause de ces mouvemens, mais simplement une cause occasionelle, ne pourroit-on pas penser que l’instinct seroit une cause semblable des mouvemens et des unions des petites parties de la matiere ? ou qu’en vertu de quelqu’harmonie préétablie, ces mouvemens seroient toujours d’accord avec les volontés ?

II

Cet instinct, comme l’esprit d’une République, est-il répandu dans toutes les parties qui doivent former le corps ? ou, comme dans un État monarchique, n’appartient-il qu’à quelque partie indivisable ?

Dans ce cas, cette partie ne seroit-elle pas ce qui constitue proprement l’essence de l’animal, pendant que les autres ne seroient que des enveloppes, ou des especes de vêtemens ?

III

À la mort cette partie ne survivroit-elle pas ? et dégagée de toutes les autres, ne conserveroit-elle pas inaltérablement son essence ? toujours prête à produire un animal, ou, pour mieux dire, reparoître revêtue d’un nouveau corps ; après avoir dissipée dans l’air, ou dans l’eau, cachée dans les feuilles des plantes, ou dans la chair des animaux, se retrouveroit-elle dans la semence de l’animal qu’elle devroit réproduire ?

IV

Cette partie ne pourroit-elle jamais reproduire qu’un animal de la même espece ? ou ne pourroit-elle point produire toutes les especes possibles, par la seule diversité des combinaisons des parties auxquelles elle s’uniroit[45] ?


fin de la seconde partie.




  1. Pythagore se ressouvenoit des différens états par lesquels il avoit passé avant que d’être Pythagore. Il avoit été d’abord Ætalide, puis Euphorbe blessé par Ménélas au siege de Troye, Hermotime, le Pêcheur Pyrrhus, et enfin Pythagore.
  2. Miseret atque etiam pudet æstimantem quam sit frivola animalium superbissimi origo ! C. Plin. Nat. hist. l. VII. c. 7.
  3. Aristot. de generat. animal. lib.II. cap. IV.
  4. Verheyen.
  5. Mém. de l’Acad. des Scienc. an. 1727. p. 32.
  6. Hartsoeker.
  7. Lewenhoek.
  8. Lewenhoek.
  9. Année 1701.
  10. Regnerus de Graaf, de mulierum organis.
  11. Punctum saliens.
  12. GUILLELM. HARVEY, de cervarum et damarum coïtu. Exercit. LXVI.
  13. La demoiselle, perla en latin.
  14. Hist. des insectes de M. de Reaumur, tome IV.
  15. Hist. de l’Acad. des Scienc. an. 1723.
  16.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Ita capta lepore,
        Illecebrisque tuis omnis natura animantum,
        Te sequitur cupidè, quo quamque inducere pergis.
                                                                   Lucret. lib. I.
  17. Hist. des insect. de M. de Reaumur, t. V. p. 504.
  18. Heister de cochleis.
  19.  .  .  .  .  .  .  .  .  Is sanguine natam
        Is Venerem, et rapido sentiat esse mari.
                                       Tibull. lib. I. Eleg. II.
  20. Mutuis animis amant, amantur. Catull. Carm. XLIII.
  21. Hist. des insect. de M. de Reaumur, tom. VI.
  22. Philosoph. transact. Nº. 567. L’ouvrage va paroître, dans lequel M. TREMBLEY donne au Public toutes ses découvertes sur ces animaux.
  23. L’homme de DESCARTES, et la formation du fœtus.
  24. Mém. de l’Acad. Royale des Sciences, années 1724, 1733, 1734, 1738 et 1740.
  25. Th. Bartholini de Cometa consilium medicum, cum monstrorum in Dania natorum historia.
  26. Arbre de Diane.
  27. Voyez Mém. de l’Acad. Royale des Sciences de Paris, ann. 1706.
  28. Quid non in miraculo est, cùm primùm in notitiam venit ?C. Plin. Nat. Hist. lib. VII. cap. i.
  29. M. Geoffroy.
  30. Mém. de l’Acad. des Scienc. de Paris, ann. 1718.
  31. Ce squelette singulier est à Berlin dans la salle anatomique de l’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres. En voici la description que M. Buddæus Professeur d’Anatomie m’a envoyée.
          En conformité de vos ordres, que j’ai reçus hier, j’ai l’honneur de vous mander très-humblement qu’il y a effectivement dans notre amphithéâtre un squelette qui a une vertebre de trop. Il est d’une grandeur de sept pieds, et S. M. le feu Roi l’a envoyé ici pour le garder à cause de sa rareté. Je l’ai examiné avec soin, et il se trouve que la vertebre surnuméraire doit être rangée à celles des lombes. Les vertebres du cou ont leurs marques particulieres, dont on les connoît tres-aisément : ainsi elle n’appartient fixement pas à elles ; moins encore à celles du dos, puisque les côtes les caractérisent. La premiere vertebre des lombes a sa conformité naturelle, par rapport à son union avec la douzieme du dos ; et la derniere des lombes a sa figure ordinaire pour s’appliquer a l’os sacrum. Ainsi il faut chercher la surnuméraire entre le reste des vertebres des lombes, c’est-à-dire, entre la premiere et la derniere lombaire.
  32. Voyez le voyage du Lev. de Tournefort.
  33. Diodore de Sicile, liv. 3.
  34. Æthiopes maculant orbem, tenebrisque figurant,
        Per fuscas hominum gentes.
                                            Manil. lib. IV. vers. 723.
  35. Les HOTTENTOTS.
  36. Voyage de Wafer, description de l’isthme de l’Amérique.
  37. Le Grand Mogol se fait peser tous les ans : et les poids qu’on met dans la balance sont des diamans et des rubis. Il vient d’être détrôné par Kouli-Can, et réduit à être vassal des Rois de Perse.
  38. Frédéric-Guillaume, Roi de Prusse.
  39. C. Plin. Natur. Hist. lib. 7. cap. 2.
  40. Il fut apporte à Paris en 1744.
  41. Hist. de l’Acad. Royale des Sciences, 1734.
  42. Ou plutôt de la membrane réticulaire, qui est la partie de la peau dont la teinte fait la couleur des Noirs.
  43. Vidi lecta diu, et multo spectata labore,
        Degenerare tamen, ni vis humana quotannis
        Maxima quæeque manu legeret.
                                                  Vïrg. Georg. lib. 2.
  44. C’est ce qui arrive tous les jours dans les familles. Un enfant qui ne ressemble ni à son pere ni à sa mere, ressemblera à son aïeul.
  45. Non omnis moriar ; multaque pars meî
        Vitabit Libitinam. Q. Hor. Carm. lib. III.