Les écoles normales, réponse à M. Paroz
LES ÉCOLES NORMALES
Le Comité de rédaction de la Revue Pédagogique a reçu de M. Marlier, directeur de l’école normale de Nancy, une lettre en réponse à un article de M. Paroz, inséré dans le numéro de décembre 1880 (VI, p. 565) et intitulé : De l’Internat et de l’Externat dans les écoles normales. M. Paroz ayant critiqué le système de l’école de Nancy, il est naturel que M. Marlier relève les erreurs du pédagogue suisse et combatte ses conclusions. La Revue Pédagogique désire la lumière et ouvrira toujours ses colonnes à ceux qui veulent bien la lui apporter.
Monsieur le rédacteur en chef,
Mis personnellement en cause par M. Paroz dans son récent article sur les Écoles normales, je viens demander à votre impartialité de vouloir bien faire insérer ma réponse dans un des prochains numéros de la Revue pédagogique.
Il est devenu de règle de blâmer ce que nous avons fait et de déplorer ce que nous sommes : nos bâtiments scolaires sont mal conçus, mal aménagés ; on n’y a prévu ni ce que réclame l’hygiène, ni ce que demande une éducation bien conduite : les éducateurs français sont pour la plupart dans l’erreur et n’ont plus qu’à faire au plus vite ce qui se pratique chez nos voisins où tout est pour le mieux : les projets de réforme abondent, et la Suisse se fait entendre aujourd’hui. Par la plume de M. Paroz, elle nous soumet ses idées et nous convie à les adopter.
Mon honorable collègue Paroz, à propos des Écoles normales de France, qu’il ne connaît que par celle que je dirige, condamne en bloc le régime de ces établissements. « Les élèves, dit-il, sont internés, cloîtrés, et de plus, sous une surveillance continuelle ; études, récréations, repas, sorties, sommeil, tout y est surveillé ! »
C’est le comble de l’erreur !
M. Paroz s’est trop hâté de triompher : il sait fort bien qu’il est toujours dangereux de conclure du particulier au général, et puis, en ce qui concerne Nancy, M. Paroz a très mal vu ou a été fort mal servi par ses souvenirs.
Les élèves sont internés. C’est vrai : aime-t-il mieux l’externat qu’il conseille en principe et qu’il condamne dans la pratique ?
L’internat a besoin pour réussir d’être dirigé par de bons maîtres, dit-il, nous sommes d’accord : mais ces bons maîtres, ces hommes moraux qu’il demande sont-ils si rares en France ? « Quand directeur et maîtres vont jouer et boire dans les lieux publics, les élèves en font autant. » Où M. Paroz a-t-il eu un tel spectacle ? Ce n’est assurément pas en France.
L’internat doit s’appuyer sur un autre facteur : la tendance morale et religieuse, dit-il, imprimée à l’école par le personnel enseignant.
Et mais existe-t-il une seule école normale où le directeur et ses maîtres ne s’appuient dans les questions de discipline, sur le sentiment du devoir et de l’honneur largement développé ? Il n’en est pas un qui ne fasse appel à la réflexion, à l’esprit de résolution. En ce qui me concerne, je trouve mes meilleurs moyens dans la raison des élèves, dans l’idée claire du devoir et dans l’exercice constant de leur volonté.
Je les aime mieux, comme efficacité, qu’un verset de l’Évangile ou une citation empruntée au Nouveau ou à l’Ancien Testament.
À chacun selon ses moyens : ici, j’emploie les moyens purement humains : M. Paroz puise en partie sa force dans un certain mysticisme. C’est son droit. Néanmoins l’internat à Nancy n’est pas aussi lourd, ni aussi inefficace qu’il le pense.
Les élèves sont sous une surveillance continuelle ! La proposition eût été vraie si M. Paroz avait dit : Un maître est presque constamment au milieu des élèves. À l’étude : oui, lorsque les trois promotions y sont réunies.
M. Paroz pense-t-il qu’il serait utile d’abandonner à eux-mêmes 60 élèves de 16 à 19 ans ? mais il suffirait d’un brouillon, d’une espièglerie, ou des tracasseries d’un oisif pour troubler le silence et empêcher le travail de ses 59 condisciples. La présence du maître qui préside à l’étude annote en même temps les devoirs des élèves, prévient précisément ce trouble et empêche toute déperdition de temps. Le maître n’impose de travail à personne : son rôle est de le rendre possible à tous.
À Neuwied, les élèves sont libres et réunis par chambrées de 7 ou 8. C’est bon ou mauvais selon la composition des chambrées ; à défaut d’une chambre pour chaque élève, je tiens à la salle d’étude générale. J’ai connu autrefois ces chambrées dont j’ai fait partie : c’était mauvais comme travail, mauvais comme moyen de moralisation. À Neuwied les choses se passent mieux sans doute, mais j’aurais aimé à connaître les résultats de l’institution au point de vue de l’instruction générale et de la moralité des élèves. Sur ce point, ma conviction est faite et le système des chambrées me semble le pire des systèmes.
Les récréations sont surveillées. — Très vrai et je suis du reste convaincu que le maître y doit toujours être mêlé aux élèves. N’est-ce pas dans ces moments que l’élève se livre à ses penchants, qu’il nous permet de voir jusqu’au fond de son âme ! N’est-ce pas dans ces récréations plutôt qu’à l’étude, plutôt que dans les classes, que nous nous rendons compte des omissions d’une première éducation et pouvons y appliquer le remède qu’elles comportent ?
Ici, les jeunes gens ont le libre parcours du parc, du jardin et du potager et ils ne se font pas faute d’en user : ils s’y livrent aux jeux qui leur plaisent, se groupent suivant leurs sympathies ; se promènent, courent, vont, viennent ; s’asseyent, circulent sans que nous intervenions. Répandus sur une vaste surface, masqués par de grands ‘arbres, ils peuvent se considérer et ils sont vraiment libres de leurs actes, de leurs mouvements et de leurs paroles. En aucune saison cette jouissance n’est restreinte. À Peseux y a-t-il plus de liberté ? Les récoltes de fruits sont-elles plus respectées qu’à Nancy, ou, pour éviter les fautes, l’entrée du jardin n’est-elle pas interdite ? S’il en était ainsi, quel système donnerait les meilleurs résultats !
C’est pendant les récréations que nos jeunes gens se groupent autour de leurs maîtres, nouent et entretiennent ces relations affectueuses et familières qui sont l’un des caractères particuliers des écoles normales. Un maître se promène entouré de deux ou trois élèves qu’il entretient de leurs travaux — qu’il stimule et dirige de ses conseils : il encourage celui-ci, prévient les défaillances chez celui-là ; assiste à une partie de boules ou à un exercice de gymnastique ; aide au classement de plantes ou de minéraux répandus sur une table et recueillis pendant les promenades ou les excursions.
Et vous blâmez cette surveillance !
Les sorties sont surveillées. — Je suppose qu’il est question des promenades et j’avoue que l’étonnement de mon honorable collègue, m’étonne étrangement.
Les repas sont surveillés. — Effectivement un maître y assiste et M. Paroz aurait pu voir que c’est ne occasion de corriger les mauvaises attitudes et les habitudes rustiques contraires aux bienséances.
Nos élèves causent pendant les repas : n’est-il pas convenable de veiller à ce que le ton de la conversation reste constamment modéré ?
À Peseux, le directeur et sa famille prennent leurs repas au réfectoire en mème temps que les élèves. C’est une coutume qui serait difficilement acceptée en France et avec raison. Mais qu’est-ce donc que cette simultanéité dans les repas des maîtres et des élèves, sinon une surveillance ?
Sommeil… tout y est surveillé !
60 élèves couchent dans un même dortoir. Un maître couche dans une pièce voisine ; il dort lorsqu’il en éprouve le besoin et pendant son sommeil, il surveille le sommeil de ses élèves ! Cela ne soutient pas l’examen.
Je considère l’intervention des maîtres dans les récréations, les études et les repas comme une des nécessités de l’internat et de l’éducation des élèves. Et quelle que soit à l’avenir l’organisation des écoles normales, cette intervention ne pourra ni disparaitre, ni s’amoindrir sans compromettre le caractère de ces établissements.
Qu’il y ait, comme aujourd’hui dans chaque école un personnel chargé tout à la fois de l’instruction et de l’éducation des élèves, ou que l’on crée partout un personnel d’enseignement seulement, puis à côté un ensemble de maîtres, plus particulièrement chargés de l’éducation ce qui me paraît désirable et d’une échéance forcée, l’essentiel sera que l’éducation des élèves se fasse et se fasse bien : elle ne peut se faire que par la vie en commun et le contact permanent des maîtres et des disciples.
M. Paroz nous propose Peseux comme modèle : en Suisse, les élèves ont des sorties régulières, il en est de même en Allemagne. En France, nos règlements s’y opposent, Je les trouve trop rigoureux et j’y voudrais des adoucissements. Mais quel usage les élèves-maîtres de Suisse et d’Allemagne font-ils de la liberté ? Boire et fumer dans les brasseries, n’est-ce pas à cela que se passent la plupart des sorties[1] ? On ne songe pas à y redire en Suisse et en Allemagne ; en France, on serait moins tolérant et l’opinion se montrerait sévère pour de telles habitudes ou de telles directions.
M. Paroz nous recommande de placer nos écoles normales à la campagne, ce dont nous nous garderons bien : de ne pas les entourer de murs et de confier la plus grande partie de la surveillance et notamment celle de nuit à des élèves.
À Peseux, dans une bourgade de quelques centaines d’habitants, des murs d’enceinte sont inutiles ; mais dans une grande ville ils sont nécessaires pour nous donner la sécurité, non contre les tentatives de l’intérieur, mais contre les agressions de l’extérieur et certains contacts qu’il est inutile de préciser.
Recommander de confier la surveillance à des élèves ; c’est l’aggraver, c’est en conserver tous les mauvais côtés et se priver volontairement du bien qu’on en doit retirer. À une surveillance indulgente, paternelle, éclairée et autorisée, il substitue une autorité inexpérimenté, tracassière, passionnée parfois, quand elle n’aboutit à la complicité.
J’admets le concours d’élèves pour la surveillance des services intérieurs, mais pas ailleurs, et je mourrai probablement dans l’impénitence finale. Songe-t-on à supprimer la surveillance dans nos grandes écoles de l’État ou dans les plus hautes classes de nos lycées ? Songe-t-on à la confier à des élèves de la promotion ou de la classe, à ceux qu’on appelle des majors ? Nul ne voudrait s’en charger : s’il est dans notre caractère de nous dévouer pour les nôtres, il est contraire à notre délicatesse innée d’appeler les sévérités de l’administration, même sur un coupable ; celui qui l’oublierait serait vite mis en quarantaine.
En Suisse, en Allemagne la chose se pratique, et ne heurte personne.
En résumé si tout n’est pas à conserver dans notre organisation actuelle, tout n’est pas non plus à abandonner et surtout tout n’est pas à copier au delà du Jura ou des Vosges !
Veuillez agréer, monsieur le rédacteur, l’expression de mes sentiments les plus distingués,
Directeur de l’École normale de Nancy.
- ↑ Les registres des sorties font-ils mention de ces stations, de leur durée, de l’abondance et de la nature des consommations ?