LES
ÎLES SANDWICH.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

Les îles Sandwich sont au nombre de onze, dont cinq grandes, Hawaii (Owhyhee), Mawi, Morakoi, Oahou et Taouaï ; trois petites, Tawou-Rawe, Ranaï et Niihau, et trois îlots ou rochers ; elles comprennent un espace renfermé entre le 19e et 23e degrés de latitude nord, et le 157e et 159e degrés de longitude ouest.

La vue seule de ces îles démontre qu’elles ne figurent pas depuis long-temps sur la surface du globe ; les éruptions volcaniques qui les ont produites sont encore récentes, et plusieurs promontoires sur lesquels on voit aujourd’hui des villages, sont, de mémoire d’homme, sortis des flancs des volcans. Quand on pénètre dans l’intérieur des îles, il est aisé de se convaincre de la vérité de cette assertion. On peut suivre pas à pas la marche de la création et la prendre, pour ainsi dire, sur le fait ; il est facile de distinguer, à mesure qu’on s’élève, les modifications par lesquelles la lave a dû passer pour se décomposer et devenir terre végétale. Ainsi, la lave qui a formé les pointes basses dont le rivage est comme dentelé, est encore, presque partout, telle que le volcan l’a vomie ; cependant les irrigations naturelles et artificielles, et la chaleur du climat ont déjà, dans quelques vallées du rivage et à Oahou principalement, décomposé la lave à la surface, et l’ont rendue susceptible de produire quelques plantes à courtes racines, sans pouvoir encore nourrir des arbres vigoureux ; à peine les racines viennent-elles à pénétrer jusqu’à la lave, que la plante se dessèche et meurt. J’avais remarqué, dans notre excursion au Pari, que tous les arbres atteignant une hauteur de dix à douze pieds étaient morts, tandis que les broussailles au-dessous d’eux formaient un fourré tellement épais, qu’un homme n’aurait pu y pénétrer. Quand on arrive à une certaine hauteur, les conditions nécessaires à la décomposition de la lave se trouvant réunies avec plus de puissance que dans les terrains bas, on s’aperçoit que l’œuvre a marché plus rapidement, et les arbres sont beaucoup plus vigoureux.

L’île d’Oahou, appelée à juste titre le jardin des îles Sandwich, peut, grace aux eaux abondantes qui l’arrosent, récompenser les travaux de l’agriculture par tous les produits de celles de nos colonies qui sont le plus favorisées de la nature. Les plaines de l’intérieur et celles que borde la mer sont on ne peut plus propices à la culture de la canne à sucre, qui y atteint une grosseur surprenante ; les côteaux produiraient en abondance du coton et du café qui pourraient entrer en concurrence avec les articles similaires les plus vantés. J’ai eu entre les mains des échantillons de coton d’Oahou, qui m’a paru avoir la soie très fine et très longue. L’indigo y croît presque naturellement, et les hautes montagnes offrent à l’exportation leur précieux bois de sandal. Toutes les plantes farineuses, la pomme de terre, la patate douce, le taro, y viennent facilement et en grande quantité. Presque toutes les îles du groupe présentent les mêmes conditions de prospérité ; toutes ont des eaux plus ou moins abondantes, et partout où la nature ne s’est pas chargée de ce travail, l’industrie peut créer des irrigations artificielles. La chaleur, aux îles Sandwich, varie de 60 à 84° Fareinheit (15° 1/2 à 29° Réaumur). Le climat y est très sain, et on n’y a pas encore connu de maladies épidémiques. Les pluies sont abondantes sur le littoral dans les mois de février, mars, août et septembre ; dans les montagnes, il pleut presque sans cesse ; les nuages, dont leurs sommets sont continuellement couronnés, s’y dissolvent en pluies abondantes qui s’écoulent ensuite en torrens et vont enrichir les plaines, de sorte que la nature, après avoir, dans ses convulsions, enfanté cette terre, travaille constamment à la rendre fertile.

Les naturels des îles Sandwich avaient, long-temps avant la découverte, su mettre à profit l’eau des torrens. Les premiers navigateurs admirèrent leur ingénieux système d’irrigation ; ils n’y ont rien changé depuis. Le taro, qui forme la principale nourriture des habitans, a besoin d’avoir, à de certains intervalles et pendant un certain temps, ses racines plongées dans l’eau ; cette opération se renouvelle plusieurs fois avant que la racine soit arrivée à maturité. Profitant habilement de la pente du sol, chaque propriétaire divise son terrain en plusieurs surfaces planes, les unes au-dessous des autres, et closes séparément par des barrières de terre hautes de deux pieds environ et recouvertes de gazon. Les eaux du torrent arrivent par des canaux au carré supérieur, et, après y avoir séjourné le temps nécessaire, passent à celui qui est immédiatement au-dessous, et ainsi de suite. Chaque carré est destiné à nourrir alternativement la famille pendant un temps plus ou moins long. La même eau arrose ainsi les diverses plantations, qui sont calculées de façon qu’un carré soit en pleine maturité, lorsque les produits de celui qui est au-dessus viennent à être consommés.

Au reste, les eaux sont aux îles Sandwich, comme dans tous les pays qui produisent par irrigation, le sujet de nombreuses querelles et quelquefois, mais rarement, d’accidens graves. Il va sans dire que les propriétés du roi et celles des chefs sont le mieux partagées ; mais comme les eaux sont très abondantes, il y en a pour tout le monde. La récolte, d’ailleurs, ne manque jamais ; le cultivateur est toujours assuré de recueillir le prix de son travail. Il est vrai qu’une sécheresse de quelques mois suffirait dans bien des localités pour affamer la population ; mais il n’y a pas d’exemple d’un pareil fléau, et les îles Sandwich sont placées sur le globe de manière à bannir toute crainte à cet égard. Les récoltes sont également à l’abri des ravages que font dans nos colonies les rats, les oiseaux et autres animaux nuisibles. Ce sont là des cadeaux que la civilisation n’a pas encore faits à cette terre. Il est vrai qu’elle leur a déjà apporté les moustiques, les bêtes à mille pattes (scolopendres), les scorpions, etc. Avant 1822, on n’avait jamais vu de moustiques aux îles Sandwich ; il paraît qu’ils y ont été importés de la côte de Californie. C’est également de là que sont venus les bêtes à mille pattes et les scorpions, dont les premiers parurent en 1829. Aujourd’hui, ces animaux incommodes, les moustiques surtout, se sont multipliés à l’infini, et les îles Sandwich ne le cèdent pas, sur ce point, aux pays même qui les leur ont envoyés.

Cette terre encore nouvelle n’a pas eu le temps de voir se multiplier les races d’animaux domestiques. Peut-être même n’y a-t-il que peu de siècles que des plantes ont pu pousser des racines à travers les crevasses des rochers de lave. Long-temps les îles Sandwich ont dû n’être qu’une réunion de cratères vomissant, des torrens de lave, qui, après être allée s’éteindre dans la mer, se solidifiait et élargissait la base du volcan. Puis, lorsque cette terre fut formée, lorsqu’elle fut devenue habitable et fertile, la nature eut soin d’y faire naître des plantes nutritives, de la peupler d’oiseaux et d’y envoyer des habitans. Mais elle a sans doute été surprise avant d’avoir achevé son travail, car Cook n’y trouva que peu de quadrupèdes, très peu d’insectes, et quelques oiseaux seulement (on en compte aujourd’hui dix ou douze espèces). La population fut donc long-temps réduite à vivre de fruits et de poisson, la viande du chien, le seul quadrupède qu’on y rencontrât, étant exclusivement réservée pour les chefs, qui n’en mangeaient que dans les grandes occasions.

On a mis en avant beaucoup de systèmes sur la manière dont les îles Sandwich et les autres îles de l’Océan pacifique ont été peuplées ; chacun a appuyé son opinion de raisonnemens plus ou moins fondés. Certes, je n’ai pas la prétention de résoudre ici un problème qui a échappé peut-être aux savantes recherches d’hommes qui étaient bien plus à même que moi de découvrir la vérité ; toutefois de vieux habitans européens des îles Sandwich, gens nullement instruits, il est vrai, mais observateurs sérieux, m’ont fait partager leur opinion à cet égard. Ils croient que toutes les îles intertropicales de l’Océanie ont eu pour premiers habitans des Malais jetés sur ces côtes par des vents qui les avaient détournés de leur route, et voici sur quoi ils fondent leur croyance.

En 1822 ou 23, disent-ils, une jonque japonaise fut jetée sur la côte de l’île Mawi ; il y avait dix-sept hommes à bord, ils étaient à la mer depuis onze mois, et avaient perdu beaucoup de leurs compagnons. En 1832, une autre jonque japonaise arriva sur la côte sud de l’île Oahou ; quatre hommes la montaient ; ils mouraient de faim, et on fut obligé de prendre les plus grandes précautions pour leur sauver la vie. On les fit venir à Honolulu. Ils déclarèrent qu’il y avait environ dix lunes qu’ils étaient partis du Japon, qu’ils étaient alors trente-six hommes à bord, que peu de temps après leur départ, ils avaient éprouvé un coup de vent très fort qui soufflait de l’occident, qu’ils avaient été immédiatement jetés hors de leur route sans savoir où ils allaient ; qu’au bout d’un certain temps, le froid devint très vif, et qu’ils arrivèrent en vue d’une terre toute couverte de neige ; qu’alors plusieurs de leurs compagnons moururent de froid ; que long-temps le vent les avait poussés le long de cette terre inhospitalière ; qu’enfin le vent ayant changé, ils s’en étaient éloignés, et qu’après plusieurs lunes, le temps étant devenu graduellement plus chaud, ils avaient vu, très loin devant eux, une terre vers laquelle le vent les conduisait, et que c’était ainsi qu’ils avaient abordé aux îles Sandwich. Ils ajoutèrent que tous leurs compagnons avaient péri par la faim et les maladies, qu’ils avaient vécu eux-mêmes dans d’incroyables souffrances ; que d’abord ils s’étaient nourris de poisson, et qu’enfin ils s’étaient vus dans la nécessité de dévorer leurs compagnons morts. Depuis long-temps, dirent-ils, ils ne buvaient que de l’eau de pluie qu’ils recueillaient dans leurs voiles, et, quand la pluie leur manquait, ils buvaient de l’eau de mer.

Ces faits ne peuvent être mis en doute, ils m’ont été attestés par vingt personnes différentes ; mais ce qui faisait croire à ces personnes que la population sandwichienne devait son origine aux Malais plutôt qu’aux Japonais, c’est une certaine analogie dans le type de la physionomie des deux nations, et surtout la grande quantité de mots malais que l’on retrouve dans le dialecte des îles Sandwich. M. Reynolds, consul des États-Unis à Honolulu, m’a assuré qu’il y avait plus de deux cents mots malais dans la langue hawaiienne. Il est donc probable qu’une ou plusieurs embarcations malaises, chassées hors de leur route par un fort vent de sud-ouest, auront été entraînées vers la côte nord-ouest de l’Amérique ; que là elles auront trouvé des vents d’ouest qui les auront conduites jusqu’à une certaine longitude, où, rencontrant les vents alisés, elles auront été poussées jusqu’à une des îles de l’Océan pacifique. Ce qui est arrivé deux fois en quinze ans a dû ou a pu, du moins, arriver dans les temps antérieurs. Je soumets ces faits, sans autre réflexion, à l’examen des hommes capables d’approfondir cette matière.

La population des îles Sandwich a la peau d’un rouge cuivré ; les hommes sont généralement grands et bien faits, leurs cheveux sont noirs et longs, rarement frisés ; les femmes sont plus petites et sont loin d’avoir les formes aussi belles que les hommes ; cependant elles sont assez gracieuses. Les hommes ne portent généralement pas de barbe ; on en voit dont les cheveux sont blonds, soit qu’ils les aient teints au moyen de la chaux, ce qu’ils font souvent, soit aussi peut-être que cette couleur provienne d’un mélange de races. Les chefs semblent former une classe à part par l’élévation de leur taille et leur embonpoint ; mais cette différence ne peut être attribuée, je crois, qu’au genre de vie qu’ils mènent. Je remarquai la beauté de leurs dents et la petitesse de leurs pieds. Presque tous les chefs et les hommes âgés me parurent s’être conformés, cependant, à l’ancien usage qui obligeait les hommes et les femmes à se faire sauter une ou deux dents de devant à la mort d’un père, d’une mère, d’un ami ou d’un chef. Je n’ai rencontré que très peu de cas de difformité ; c’est une remarque, d’ailleurs, qui a été faite chez toutes les nations sauvages : libres dans leurs allures et leurs vêtemens, elles ne sont pas exposées à ces accidens qui, chez nous, ont quelquefois pour les enfans des conséquences si fâcheuses.

Le caractère des naturels est doux, timide, gai, fin et observateur ; ils sont généralement très rieurs : lorsque nous étions mouillés dans la baie de Ke-ara-Kakoua, le bruit qu’ils faisaient à l’entour du navire me rappelait le vacarme que j’avais souvent entendu dans les forêts de l’Amérique méridionale, lorsque tous les arbres autour de moi étaient couverts d’une armée de aras et de perroquets ; cependant ils me parurent plus posés et moins causeurs lorsque je les revis à terre. Je remarquai qu’un heureux changement s’était opéré dans le caractère de cette population. Cook représente les naturels comme des voleurs très habiles, et parle des précautions infinies et presque toujours inutiles qu’il était obligé de prendre pour soustraire à leur convoitise les objets susceptibles d’être dérobés. On nous dit, et nous pûmes nous en convaincre par nous-mêmes, qu’il ne restait plus de traces de cette mauvaise disposition ; nous n’eûmes pas à nous plaindre d’un seul vol, et cependant les naturels auraient eu mille occasions de nous voler, s’ils en avaient eu le désir. Lors de notre excursion à Ke-ara-Kakoua, nous fûmes obligés, pour débarquer, de nous jeter à l’eau et de déposer sur le sable nos vêtemens mouillés. Rien n’y manqua lorsque nous les reprîmes ; pourtant nous étions entourés de cent naturels, hommes et femmes, et il y avait là bien des objets qui devaient les tenter. Il m’arriva même qu’ayant laissé tomber une boucle d’argent dans le sable sans m’en apercevoir, un Indien qui l’avait trouvée me l’apporta en courant.

Chaque famille vit dans sa case et cultive son champ de taro ; les femmes partagent avec les hommes les soins de l’agriculture, préparent la nourriture de la famille, et font les tissus qui servent à la vêtir. Les hommes passent la plus grande partie de leur temps à pêcher du poisson ou des coquilles dont ils trouvent le débit sur les bâtimens qui entrent en relâche ; il y a des jours réclamés par le roi ou les chefs pour la culture de leurs terres ; ces jours-là, les pirogues sont tabou ; dès la veille, elles ont été tirées sur le rivage, et la baie est déserte, Ces occupations sont loin cependant d’employer tout leur temps, surtout dans celles des îles où la civilisation n’a pas créé de nouveaux besoins. Chaque fois que nous vînmes à terre, une foule d’hommes et de femmes nous suivit dans nos excursions, pendant des journées entières ; les femmes, — et nous fûmes témoins de ce fait, — passent au moins trois ou quatre heures par jour à jouer au milieu des vagues qui viennent se briser sur le rivage. C’est à peu près le seul divertissement auquel je les aie vues se livrer. Autrefois elles se réunissaient, et le chant et la danse faisaient agréablement passer les heures de loisir ; mais aujourd’hui que ces plaisirs sont défendus, je ne sais trop ce que fait le peuple quand il n’a rien à faire. Je conçois que dans un pays civilisé on puisse, à la rigueur, se passer de danse et de chant ; les visites, la conversation, les spectacles, et mille sujets de distraction, font écouler le temps rapidement ; mais que veut-on que fassent ces pauvres sauvages, car sauvages ils sont encore, si on leur enlève ces plaisirs auxquels ils étaient habitués, avant de les avoir mis en état de s’en créer d’autres plus rationnels et peut-être moins innocens ? Au reste, la facilité avec laquelle les missionnaires ont assujetti cette population à supporter sans murmure leur influence, quelquefois un peu tyrannique, prouve combien elle est aisée à gouverner, et combien il faudrait peu d’efforts pour l’amener au but qu’ils se sont sans doute proposé.

Tous les navigateurs qui ont visité les îles Sandwich ont parlé plus ou moins longuement de la religion qu’ils y ont trouvée ; il serait inutile de répéter ce qu’ils en ont dit. Mon but, d’ailleurs, n’étant que de faire connaître ce peuple tel qu’il est aujourd’hui, avec les changemens que le contact des nations civilisées a opérés en lui, je me contenterai de rappeler les principaux traits de son ancienne religion. Les insulaires s’étaient fait des dieux de tout ce qui leur inspirait de la crainte ; c’étaient de monstrueuses divinités auxquelles ils immolaient des victimes humaines dans certaines occasions, soit pour se les rendre propices au commencement d’une campagne, soit lorsque les chefs étaient malades, pour conjurer le dieu de la mort ; souvent aussi, de nombreuses victimes accompagnaient les chefs au tombeau, et on les choisissait parmi leurs serviteurs les plus intimes.

À Owhyhee, Pèle, la déesse des volcans, en menaçant à chaque instant la propriété et la vie des naturels, leur arrachait de nombreux sacrifices. Lorsque la terre venait à trembler, quand de larges tourbillons de fumée s’élevaient au-dessus des nuages, quand, la nuit, des colonnes de flamme, sortant des flancs des montagnes, teignaient le ciel d’un rouge de sang, on envoyait des victimes à Pèle pour conjurer son courroux ; mais, hélas ! la déesse était inexorable : elle accomplissait, au moyen de ses ravages, l’œuvre de création que lui imposait un dieu plus puissant qu’elle ; elle ajoutait une nouvelle couche de lave à celles dont cette terre est formée.

Le dieu d’Oahou passait aussi pour un dieu très puissant, il était surtout très vorace ; les plus riches offrandes de taro et de patates douces le satisfaisaient à peine, et toujours, par l’organe de ses prêtres, son appétit prélevait de nombreux tributs sur les récoltes des fidèles. Aussi ce dieu était-il d’une taille colossale, et bien lui en prit. Il arriva, un jour, que le soleil ne parut plus à Oahou ; les hommes étaient tristes, beaucoup d’entre eux devenaient fous, et de grandes maladies décimaient la population. De nombreuses victimes furent immolées au dieu, et, pendant deux lunes, toute l’île resta prosternée devant ses autels. Le roi d’une grande terre vers le sud (Taïti, sans doute) avait fait le soleil prisonnier, et, après l’avoir renfermé dans une caverne très profonde, il en avait bouché l’ouverture avec d’immenses blocs de lave. Ses précautions ne s’étaient pas bornées là : il avait placé en sentinelle près de l’ouverture un oiseau qui jette un cri perçant quand il entend le moindre bruit, et à la tête de ses plus intrépides guerriers, il était toujours prêt à fondre sur ceux qui oseraient tenter de délivrer le prisonnier. Mais tout cela n’intimida pas le puissant dieu d’Oahou qu’avaient ému les plaintes de ses adorateurs ; c’était un très grand dieu : quand il allait d’une île à l’autre, l’eau lui arrivait à la cheville ; et elle ne lui vint qu’au genou, quand il traversa la mer pour aller à la terre du sud. Lorsqu’il arriva à Taïti, il était nuit. Il s’avança si doucement, que l’oiseau ne l’entendit pas, et il l’étrangla avant qu’il eût pu pousser un cri ; puis, écartant de sa puissante main les blocs qui fermaient l’entrée de la caverne, il saisit le soleil et le lança en l’air avec une force incroyable. Quand il fut à une certaine distance du rivage, il jeta un grand cri qui réveilla le roi de Taïti et ses guerriers : ceux-ci coururent à la caverne ; mais leur étonnement fut grand lorsqu’ils virent que le soleil était délivré. Le dieu d’Oahou l’avait lancé à une si grande hauteur, qu’ils ne purent jamais le reprendre. Depuis ce temps, le soleil a toujours brillé à Oahou.

Chacun des dieux avait ses prêtres qui vivaient grassement de l’autel ; leur influence était très grande, et souvent, dit-on, ils tenaient en leurs mains les destinées des chefs et des rois. Tamea-Mea assuma sur lui seul toute l’autorité spirituelle ; il fut à la fois conquérant et souverain pontife ; il sentait toute la force que lui donnait cette réunion de pouvoirs, et jamais les efforts des missionnaires, qui arrivèrent des États-Unis peu de temps avant sa mort, ne purent obtenir de lui qu’on portât la moindre atteinte aux croyances religieuses du pays. — Votre religion, répondait-il, quand on lui en parlait, est peut-être très bonne pour votre nation ; mais les dieux d’Hawaii sont nécessaires à la nation d’Hawaii : ce sont eux qui m’ont donné la force pour conquérir, ce sont eux qui me donnent la puissance pour régner. Je ne connais pas votre dieu ; pourquoi abandonnerais-je les miens ? — Pour un sauvage, Tamea-Mea se montrait politique assez habile ; il sentait combien l’influence religieuse devait avoir de force sur la population qu’il gouvernait ; la puissance était entre ses mains, et il savait bien qu’elle passerait toute entière aux mains des hommes qui donneraient à la nation un nouveau dieu dont ils seraient eux-mêmes les prêtres ; il adoucit cependant quelques-unes des rigueurs du tabou.

Le tabou, dont j’ai déjà parlé plusieurs fois, était une interdiction, tantôt religieuse, tantôt civile, d’user de certaines choses, de les toucher ou même de les voir. Il y avait deux espèces de tabou, le tabou temporaire et le tabou permanent ; le tabou permanent ou sacré était inhérent à la chose déclarée tabou : ainsi, la personne du roi, celle des prêtres, la maison du roi, le lieu où il se baignait, les temples, les offrandes faites aux dieux, les sépultures royales, étaient toujours tabou. Peu à peu les prêtres et les chefs étendirent le tabou et en firent une spéculation ; certaines plumes, certains poissons devinrent tabou pour le peuple ; le roi et les principaux chefs seuls pouvaient porter ces plumes et manger ces poissons. L’infraction au tabou sacré ou permanent était presque toujours punie de mort ; des peines corporelles très sévères châtiaient ceux qui violaient le tabou temporaire.

Quelquefois les prêtres prononçaient un tabou général sur tout le pays, quelquefois sur un village, sur une maison ; le tabou interdisait l’usage tantôt d’une chose, tantôt d’une autre. Dans certains cas, le tabou défendait au peuple d’allumer des torches de kukui, de manger du poisson, des cocos, de pêcher, de sortir de l’enceinte des maisons, etc. ; dans d’autres, c’était un moyen d’approprier à l’usage exclusif des prêtres et des chefs une chose qui devenait rare ; souvent aussi, le but était de rendre présent à l’esprit des naturels le pouvoir des prêtres, en le leur faisant sentir jusque dans l’intérieur de leurs maisons. Le tabou pouvait donc être considéré comme un moyen employé par le plus fort pour imposer sa volonté au plus faible. Aussi, était-il descendu des chefs aux autres classes de la société ; les hommes avaient rendu mille choses tabou pour les femmes ; les cocos, certains poissons, les bananes, étaient tabou pour elles ; elles ne pouvaient rester dans l’appartement où mangeaient les hommes.

Tamea-Mea, comme je viens de le dire, rendit moins sévère la pénalité attachée à l’infraction du tabou ; mais ce ne fut que sous le règne de Rio-Rio que le tabou fut entièrement aboli. Les femmes surtout et le peuple recueillirent les fruits de cette réforme religieuse, due à l’influence que les missionnaires américains commençaient à exercer sur l’esprit des chefs du gouvernement. Cependant un cri d’horreur s’éleva dans toutes les îles, lorsque le grand prêtre lui-même proclama l’abolition du tabou : mais cette population, si douce et si facile à conduire, eut bientôt oublié ses dieux de bois ; elle renversa elle-même les idoles qu’elle avait si long-temps rougies de sang humain, et, suivant l’exemple des chefs, elle se prosterna en foule devant les autels du nouveau dieu. La régente Kaahou-Manou fut une des premières à embrasser le christianisme et favorisa de tout son pouvoir les efforts que firent les missionnaires pour établir et propager la religion chrétienne.

Ce fut peu de temps après cette époque, en 1827, je crois, que deux missionnaires catholiques, MM. Bachelot et Short, arrivèrent à Honolulu ; ils s’y établirent d’abord sans opposition, et, au dire de tous les habitans, leur conduite publique et privée fut toujours exemplaire. Doux, affables, humbles, se livrant sans ambition et sans arrière-pensée à leur œuvre de régénération, ils eurent bientôt fait un grand nombre de prosélytes. Les missionnaires protestans commencèrent alors à croire que la concurrence des missionnaires catholiques pouvait devenir dangereuse et prirent des mesures pour l’arrêter. Un jour, en 1832, les deux missionnaires furent arrachés de leur domicile, par ordre de Kaahou-Manou, mis à bord d’un bâtiment du pays, et, après un mois de traversée, pendant lequel ils souffrirent les plus grandes privations, ils furent déposés sur la côte de Californie, à quarante milles de toute habitation, sans vivres, sans eau, sans armes pour se défendre contre les bêtes féroces.

Je crois que le gouvernement français n’a jamais eu connaissance de cette affaire qui demandait peut-être son intervention ; ces hommes doux et pacifiques ne voulurent pas sans doute attirer sur ce pays la sévérité de notre gouvernement. Peut-être aussi crurent-ils à tort qu’après la révolution de juillet deux pauvres missionnaires persécutés ne seraient pas entendus. Si telle fut leur pensée, ils se trompaient, et la protection de la France ne leur eût certainement pas manqué, si cette affaire fût parvenue à la connaissance du gouvernement ; ils en trouveront la preuve dans les mesures qui seront sans doute prises pour que de pareils faits ne se renouvellent plus[2]. Nous ne sommes plus aujourd’hui au temps des persécutions religieuses. On m’a assuré que l’ordre d’embarquement et les dispositions qui l’accompagnaient étaient entièrement écrits de la main d’un missionnaire connu à Honolulu. J’ose à peine croire, cependant, que dans le XIXe siècle, des hommes appartenant à une nation libre et éclairée aient pu se résoudre à donner un pareil exemple de persécution et d’intolérance. MM. Bachelot et Short sont encore, m’a-t-on dit, en Californie.

C’est la crainte que l’objet de l’arrivée de la Bonite ne fût de demander satisfaction et réparation de cette injustice, qui répandit l’alarme dans la ville d’Honolulu, lorsqu’on aperçut le pavillon tricolore. Quelques jours auparavant, un missionnaire catholique irlandais, M. Welch, était arrivé à Oahou : il avait reçu l’ordre verbal de repartir immédiatement ; mais, d’après l’avis du consul anglais, il avait refusé d’obéir à moins qu’on ne lui en donnât l’ordre par écrit. Cet ordre devait lui être remis le jour même de notre arrivée ; mais la présence de la Bonite changea sans doute les dispositions de Kinao : l’ordre ne fut pas envoyé, et seize jours après, lors de notre départ, non-seulement M. Welch ne l’avait pas reçu, mais on ne lui avait pas même reparlé de son départ. Comme une corvette anglaise, l’Actéon, entra à Honolulu la veille du jour où nous mîmes à la voile, il est probable que M. Welch n’aura plus été inquiété. Du reste, les prosélytes faits par les deux missionnaires catholiques furent cruellement persécutés. Tous ceux qui n’abjurèrent pas la foi catholique furent incarcérés et condamnés aux travaux les plus vils. Quelques-uns gémissent encore dans les cachots.

Quand on parla à Kauikeaouli de la violence commise contre les missionnaires catholiques, il répondit que cet acte avait eu lieu sous la régence de Kaahou-Manou, qu’il n’y avait pas eu la moindre part, et que par conséquent il ne pouvait pas en être responsable. Il ajouta ensuite qu’il savait que presque toutes les guerres qui ont agité les états d’Europe provenaient de ce qu’il y avait alors, dans ces états, deux religions rivales. La religion presbytérienne ayant été enseignée la première aux îles Sandwich, on ne pouvait plus, disait-il, en admettre une autre ; c’était ainsi seulement qu’il pourrait conserver la tranquillité dans ses états ; une religion était bien suffisante pour 100 ou 150,000 habitans. Certes, Kauikeaouli, en parlant ainsi, donnait une preuve de grande sagesse, et surtout d’une connaissance de l’histoire que je n’aurais pas soupçonnée en lui. J’approuve parfaitement le principe d’après lequel il parlait ; mais ceux qui lui firent si bien la leçon auraient dû ajouter que les États-Unis sont peut-être le pays du monde où il y a le plus de religions différentes, que cependant les catholiques n’y sont pas persécutés, et que la nation n’est pas, pour des causes de religion, déchirée par la guerre civile ; que c’est l’intolérance qui est la première cause des désordres, et qu’en violant la liberté individuelle des missionnaires catholiques, en les déportant arbitrairement, Kaahou-Manou avait fait un acte odieux d’intolérance ; qu’aucune loi écrite, d’ailleurs, ne faisant de la religion presbytérienne la religion exclusive de l’état, on avait agi, envers les missionnaires catholiques, contre tous les principes de la justice et de l’équité.

La religion presbytérienne est donc aujourd’hui généralement répandue dans toutes les îles Sandwich, c’est-à-dire que les naturels vont, le dimanche, entendre le service divin dans les églises des missionnaires presbytériens ; malheureusement, à bien peu d’exceptions près, cette conversion est presque toujours purement nominale. Les naturels, en effet, ne sont pas encore en état de comprendre leur nouvelle religion ; d’ailleurs on la leur présente sous un aspect trop sévère et trop mystique. Partout où ne résident pas les missionnaires, les insulaires ont conservé, sinon les coutumes barbares de leur ancienne religion, du moins leurs absurdes superstitions. L’œuvre n’est donc encore qu’ébauchée ; mais la force des choses, en dépit du système suivi par les missionnaires, amènera, pour ces populations, ces améliorations morales et matérielles qu’une meilleure direction aurait pu produire beaucoup plus tôt.

Les missionnaires des différentes îles se réunissent tous les ans, à une époque fixe, à Honolulu ; une goélette, qui appartient à la mission, va les chercher dans leurs résidences. C’est une espèce de concile annuel où chacun présente les fruits de son travail de l’année, et où l’on se concerte pour l’avenir. Tous les missionnaires des îles Sandwich sont Américains, de même que tous ceux des îles de la Société (Taïti) sont Anglais : c’est par une espèce de pacte tacite que le clergé de ces deux nations s’est partagé la domination spirituelle, j’ajouterais presque temporelle, des îles de l’Océanie.

La Haina, dans l’île de Mawi, peut être considérée comme la capitale de la mission ; c’est là que les missionnaires ont leur principal établissement et leur high school (grande école), espèce de pépinière où viennent se former les moniteurs qui vont ensuite aider les missionnaires dans leurs travaux.

Il y a une imprimerie à La Haina, il y en a deux à Honolulu, l’une qui est la propriété des missionnaires, et l’autre qui appartient à l’éditeur d’un journal publié en anglais à Honolulu, le Sandwich islands Gazette. La Gazette des îles Sandwich est un journal hebdomadaire, publié par un Américain, et opposé aux missionnaires. Le Ke Kumu (flambeau, professeur), journal publié en hawaiien par les missionnaires, ne contient que quelques annonces d’arrivées de navires et des extraits d’ouvrages religieux. Je remarquai que, parmi un très grand nombre de livres imprimés en hawaiien qui me tombèrent sous la main, très peu avaient rapport aux progrès de l’industrie ou de la science ; tous, à l’exception de quelques livres contenant des élémens d’arithmétique ou de géographie, traitaient de matières religieuses ; c’étaient des commentaires de la Bible, des catéchismes à l’usage des naturels, ou des livres de psaumes. Certes, je ne nie pas l’utilité de ces ouvrages, ni même leur indispensable nécessité ; mais je ne puis m’expliquer pourquoi les missionnaires qui, dans l’exercice de leurs devoirs de religion, ont toujours témoigné tant de zèle et de persévérance, ont tout-à-fait négligé de donner aux insulaires des notions d’industrie, de mécanique, de fabrication, d’agriculture, notions sans lesquelles les résultats de la civilisation ne peuvent devenir avantageux pour les naturels. Je témoignai ma surprise de ce que je n’avais trouvé chez les chefs aucune connaissance de l’histoire. On me répondit que les naturels n’apprendraient que trop tôt, en lisant l’histoire des autres peuples, à devenir corrompus et pervers ; qu’il valait mieux que la civilisation pénétrât dans ce pays par une voie plus pure, et que les personnes qui s’étaient chargées de cette mission sauraient, quand le temps en serait venu, faire connaître aux habitans des îles Sandwich l’histoire des peuples de l’ancien monde, en ayant soin d’en élaguer tout ce qui pourrait éveiller en eux des idées corruptrices. En attendant, cette population qui se trouve à chaque instant en rapport avec des matelots déserteurs et des gens sans aveu, et qui ne voit, à bien peu d’exceptions près, que le rebut de notre société, s’empoisonne à ce contact funeste, sans pouvoir opposer au mal cette défense naturelle qu’elle trouverait dans les occupations journalières de l’industrie et dans une éducation plus large et plus libérale.

Le meilleur moyen de rendre chère à ces peuples leur nouvelle religion eût été de leur démontrer que leur existence actuelle ne pouvait que s’améliorer par le changement ; mais ils n’ont, jusqu’à ce jour, éprouvé, de la religion qu’on leur a imposée, que ses privations et ses rigueurs ; elle les soumet à une vie à laquelle ils n’étaient pas habitués, elle leur demande une grande partie du temps qu’ils pourraient consacrer au travail, elle leur défend des jeux et des divertissemens auxquels ils étaient attachés, et en compensation elle ne leur présente que des avantages purement métaphysiques qu’ils ne peuvent ni apprécier ni concevoir.

Au reste, cette population que les premiers navigateurs nous représentent comme si heureuse dans sa nudité, nous a semblé misérable sous les haillons dont la civilisation l’a couverte. Qu’a-t-elle donc gagné au changement ? — Lorsque Cook découvrit les îles Sandwich, il en trouva les habitans gais et heureux. Leur bonheur était matériel, il est vrai ; les jouissances morales leur étaient inconnues ; vivant dans une imprévoyance presque complète, ils n’avaient pas même la conscience de leur dignité d’homme. — On leur a enlevé leur bonheur matériel, sans leur procurer les jouissances morales. Je sais que c’est ainsi que commence toujours la civilisation, et qu’il faut qu’elle détruise la barbarie pour créer sur ses ruines ; mais a-t-on fait tout ce qu’on devait faire ? A-t-on suivi la marche qu’indiquaient la raison, l’humanité et l’intérêt même de la religion ? Non, sans doute, et tant qu’on ne l’aura pas essayé, les naturels seront fondés à regretter leurs anciens usages et à méconnaître les bienfaits de la civilisation. Ce n’était pas le langage mystique de la Bible qu’il fallait leur faire entendre ; leur esprit n’était pas mûr pour ces sublimes vérités. C’étaient les dogmes fondamentaux de la religion chrétienne qu’il fallait se contenter de leur apprendre, dogmes simples et purs qu’ils auraient facilement compris. Il fallait ensuite travailler au bien-être matériel de la population, se hâter de la faire jouir des fruits de cette civilisation qu’on lui apportait. On aurait dû d’abord user de l’influence illimitée dont on disposait dans les îles pour remplacer par des lois sages et libérales ces institutions despotiques qui livrent au caprice d’un chef la fortune des naturels. Comment les citoyens d’un peuple libre ont-ils pu laisser subsister de pareils abus ? Ont-ils craint d’aller trop loin et de compromettre leur influence ? Eh quoi ! ils ont manié ce peuple comme ils l’ont voulu, ils lui ont enlevé son costume, ses habitudes, sa religion ; ils ont vu le grand-prêtre lui-même proclamer le premier l’impuissance de ses dieux, porter à leur voix la torche sur ces temples et ces idoles par lesquels il gouvernait le peuple ; et ils ont craint de toucher à des lois absurdes faites dans des temps de despotisme et de barbarie, dans des temps, d’ailleurs, où les caprices et la cupidité des chefs étant nécessairement limités, ces lois n’étaient pas, à beaucoup près, aussi oppressives pour le peuple qu’elles le sont devenues aujourd’hui ! En vérité on ne saurait condamner trop sévèrement le système suivi dans les îles Sandwich, quand on en considère les résultats.

Enfin, quand la propriété du citoyen serait devenue inviolable, quand de justes bornes auraient été mises au despotisme des chefs, il fallait favoriser, par tous les moyens possibles, le développement du commerce, de l’industrie et de l’agriculture ; pour cela, on devait appeler, encourager les étrangers. Il ne fallait pas, comme on l’a fait, opposer entrave sur entrave à leur établissement fixe dans le pays. Mais, répondra-t-on, ce sont les étrangers qui ont corrompu la population native. J’en conviens, et c’était là le premier effet que le contact de la civilisation devait produire. C’était un mal inévitable ; mais il fallait y porter le seul remède possible, et le remède était dans la cause même du mal. Ou vous deviez laisser ces populations sauvages comme vous les avez trouvées et vous en éloigner vous-mêmes, ou bien vous deviez les soustraire à l’influence pernicieuse de la seule société européenne qui leur fût connue, et l’affluence d’étrangers industriels, commerçans, agriculteurs, etc., pouvait seule amener ce résultat. Croit-on que ce soit auprès des matelots des bâtimens baleiniers que les sauvages puissent prendre des exemples de morale ?

Les missionnaires ont trouvé cette population sans caractère formé, avec des vices qui n’étaient que superficiels, des mœurs simples et naïves, et une facilité extraordinaire à recevoir des impressions nouvelles. Qu’en ont-ils fait ? Ils croient avoir corrigé les mœurs, et la démoralisation est à son comble, démoralisation de calcul, bien plus odieuse que celle dont ils se vantent d’avoir triomphé ; ils croient avoir fait des chrétiens, et ils n’ont fait que des hypocrites ; ils croient avoir amélioré la position matérielle des habitans, et ils leur ont fait connaître la misère, qu’ils ne connaissaient pas.

Il y a cependant une vérité incontestable, c’est que les missionnaires ont beaucoup fait pour les peuplades de l’Océanie ; mais ils ont eux-mêmes imposé à leur mission des limites beaucoup trop étroites, ils sont bien loin d’avoir fait tout le bien qu’ils auraient pu faire. À quoi doit-on l’attribuer ? Peut-être à un excès de zèle, peut-être aussi à l’éducation peu libérale qu’ils ont reçue eux-mêmes ; imbus de ce rigorisme religieux si remarquable dans certaines sectes, ils ont souvent perdu de vue le bien temporel de ces peuplades, en cherchant à les faire participer à ces biens spirituels qu’ils mettaient eux-mêmes au-dessus de tout. Ils ont aboli des coutumes barbares et révoltantes pour l’humanité ; ils ont donné aux naturels quelques notions de l’état de la société, mais ils se sont arrêtés à la limite même où la réforme allait produire des résultats utiles. On dirait qu’une arrière-pensée les a constamment dominés. Ainsi ils ont établi des écoles, mais ils ont proscrit l’étude de la langue anglaise. En cela, quel peut avoir été leur but ? Il est évident qu’ils craignaient, comme je l’ai dit, que l’influence des résidens européens ne vînt à contrebalancer la leur. Mais n’était-ce pas là le plus grand obstacle qu’on pût opposer aux progrès de la civilisation, et n’y a-t-il pas évidemment anomalie entre le but qu’on s’est proposé et les moyens qu’on emploie ? Les missionnaires ont-ils voulu, en rendant plus difficiles les communications des naturels avec les étrangers, arrêter la contagion du vice ? Mais tout le monde le sait, — et aux îles Sandwich plus qu’ailleurs on peut s’en convaincre, — le vice n’a pas besoin du langage pour se communiquer, l’exemple seul a suffi pour corrompre ces populations si naïves et si impressionnables.

La population des îles Sandwich a diminué, depuis la découverte, d’une manière effrayante ; elle se trouve réduite aujourd’hui au quart tout au plus de ce qu’elle était lors du premier voyage de Cook. On attribue cette diminution à diverses causes. L’usage des liqueurs fortes a été ici, comme chez toutes les nations sauvages, un poison apporté par les Européens. Des maladies inconnues autrefois ont infecté la population. Le libertinage a dû avoir des suites d’autant plus désastreuses dans ce pays, que la contagion se répandait jusque dans l’intérieur des familles sans qu’on pût employer le moindre remède pour combattre un mal qu’on ne connaissait pas. Une cause de dépopulation, au moins aussi puissante que le libertinage, existe encore dans une maladie dont m’ont parlé plusieurs médecins européens établis depuis longtemps à Honolulu. Cette maladie, qui s’est introduite dans l’île depuis dix ans environ, attaque les femmes en couches, et en enlève six au moins sur dix. Elle s’annonce par des boutons blancs au bord des lèvres ; peu à peu ces boutons gagnent l’intérieur de la gorge, l’estomac, les viscères ; elle commence ordinairement huit ou dix jours avant l’accouchement, et se termine presque toujours par la mort de la femme et de son enfant. Mais quelles que soient les causes qui déciment la population des îles Sandwich, n’est-ce pas une chose surprenante et affligeante à la fois que partout où la civilisation s’est trouvée en contact avec l’état sauvage, ce contact soit devenu mortel pour les populations qu’il devait régénérer ? Partout se sont présentés les mêmes effets, quoique les causes fussent différentes. Fanatique et sanguinaire au Pérou et au Mexique, envahissante aux États-Unis, religieuse et mystique aux îles Sandwich, partout où la civilisation a pénétré, les populations ont disparu devant elle. Que sont devenus ces peuples indiens qui couvraient les vallées de l’Amérique espagnole ? La civilisation les a tués ; à peine en rencontrez-vous aujourd’hui quelques vestiges dans les classes les plus abjectes de la société. Que reste-t-il, dans les vallées de l’Ohio, du Missouri, du Mississipi, de ces nombreuses tribus qui en habitaient les forêts ? Le voisinage des blancs les a fait disparaître, et bientôt on se demandera si ces nations ont jamais existé. Il en sera de même aux îles Sandwich, la population s’éteindra avant d’être civilisée, soit par cette horrible mortalité qui la ronge, soit parce qu’elle se fondra avec les migrations d’Europe et d’Amérique. C’est cette fusion qu’il faut se hâter d’opérer par tous les moyens possibles, et pour cela il faut donner au pays des lois sages, il faut appeler l’industrie, encourager l’agriculture, favoriser le commerce. Voilà par quels moyens on peut arracher cette malheureuse population à l’état de marasme qui paralyse en elle les principes vitaux. Si l’on ne se hâte, avant peu il n’y aura plus personne à civiliser aux îles Sandwich, si ce n’est les civilisateurs eux-mêmes.

Le gouvernement des îles Sandwich est monarchique et absolu ; il a subi de grandes modifications depuis la découverte. Autrefois, chacune des îles qui composent le groupe connu sous le nom d’îles Sandwich ou Hawaii était gouvernée par un chef particulier, indépendant de ses voisins ; ces divers souverains étaient presque continuellement en guerre ; enfin Tamea-Mea, héritier de la souveraineté de l’île d’Owhyhee, commença cette série de conquêtes qui le rendirent roi absolu de toutes les îles Sandwich.

Tamea-Mea était doué d’un grand talent d’observation et surtout d’une persévérance remarquable ; il reconnut bientôt quel puissant secours il pouvait trouver chez les Européens, qui commençaient alors à visiter ces îles, et son premier soin fut d’en attacher plusieurs à son service. À sa mort, qui eut lieu en 1819, son fils Rio-Rio monta sur le trône ; quelques symptômes d’insurrection se manifestèrent à Atooï, mais ils furent immédiatement comprimés par la présence de Rio-Rio qui, seul avec un compagnon dévoué, traversa la mer et alla trouver son compétiteur. Celui-ci, plein d’admiration pour une si noble confiance, le reconnut comme son souverain. Ce fut Rio-Rio qui abolit l’ancien culte, auquel Tamea-Mea, par conviction ou par politique, n’avait jamais voulu qu’on portât la moindre atteinte. Rio-Rio abolit également le tabou. À cette époque, les missionnaires commencèrent à exercer une grande prépondérance. Cette prépondérance n’eut plus de bornes à la mort de Rio-Rio, qui, en 1824, alla mourir en Angleterre. Kaahou-Manou, femme de Tamea-Mea, et régente pendant la minorité de Kauikeaouli, porta dans la pratique de sa nouvelle religion un zèle qui alla jusqu’au fanatisme, et se laissa entièrement guider par les missionnaires.

À la mort de Kaahou-Manou, Kinao, sa fille, qui lui succéda dans la régence des îles Sandwich, dominée par le même ascendant, adopta aveuglément toutes les mesures qui lui furent dictées par la mission, et l’autorité des missionnaires fit loi dans le pays. J’ai déjà dit que la majorité de Kauikeaouli n’apporta aucun changement à ce système. Habitué à plier sous la volonté de sa sœur, il n’a pas jusqu’à ce jour fait acte de pouvoir. Cependant son aversion bien connue pour les innovations, quelques velléités d’indépendance qu’on crut reconnaître en lui, firent naître chez les chefs du parti de la régente l’idée de l’enlever d’Oahou, et de le transporter à Mawi, l’île du groupe la plus dévouée au nouveau système. Kauikeaouli fut instruit de ce projet par le départ presque simultané de tous ses serviteurs. Dans cette circonstance critique, il s’adressa aux étrangers résidant à Honolulu : ceux-ci lui promirent de le soutenir, et leur résolution, bien connue du parti opposé, fit avorter le projet. Kauikeaouli peut donc trouver, quand il voudra ou saura en faire usage, de grands élémens de force dans l’appui que lui prêteront les étrangers. Ceci se passait en 1832. À cette époque parurent deux documens ou proclamations, l’une de Kinao et l’autre de Kauikeaouli, qui atteignait alors l’époque de sa majorité. Ces deux pièces, imprimées en hawaiien, étaient une espèce de déclaration de leurs droits respectifs mais, de la part de Kauikeaouli, ce ne fut qu’une vaine formule, et il retomba bientôt sous le joug de sa sœur.

Peu de temps après, l’idée fut suggérée, on ne sait par qui, à Kauikeaouli d’entreprendre la conquête des nouvelles Hébrides. Son intention, dit-on, était, en cas de réussite, d’abandonner les îles Sandwich avec toute sa cour et d’aller fonder un nouveau trône dans le pays conquis. Deux bricks furent consacrés à cette expédition : Boki, un des généraux de Tamea-Mea et gouverneur de Oahou, dut la commander ; mais l’entreprise fut on ne peut plus malheureuse ; un des bricks, à bord duquel se trouvait Boki, fut entraîné au large par un fort coup de vent du sud, et on n’en a jamais eu de nouvelles. L’équipage du second brick, l’Harrietta, au nombre de plus de cent hommes, périt tout entier victime d’une épidémie, avant d’être parvenu à sa destination ; on fut obligé d’envoyer un nouvel équipage d’Honolulu pour ramener le brick des îles Viti ou Fidji, où il avait été abandonné.

Aujourd’hui les choses sont à peu près au même point qu’en 1832. Kauikeaouli semble chercher à s’aveugler sur la dépendance où le tient sa sœur, et pendant qu’il se livre à la dissipation d’une vie toute matérielle, Kinao gouverne, ou plutôt les missionnaires règnent en son nom.

Au reste, les rouages du gouvernement sont on ne peut plus simples. Le roi ordonne, et les sujets obéissent sans que les lois du souverain aient besoin de commentaires. Aujourd’hui, ce pouvoir absolu n’est que très peu tempéré par les dispositions des missionnaires, qui se sont plus attachés à la propagation de leur religion qu’au bien-être temporel du peuple. Les réglemens introduits par eux sont exclusivement religieux ; cependant ils se sont constamment opposés à toutes les mesures qui, en donnant de la sécurité aux étrangers, pouvaient les engager à former dans le pays des établissemens considérables de commerce et d’agriculture.

Sous le roi, des gouverneurs administrent les différentes îles. Ce sont de hauts et puissans seigneurs, soumis de nom seulement à l’autorité du souverain, pour le compte duquel ils perçoivent la capitation ; mais une bien faible partie des valeurs reçues va à Honolulu. Il serait peut-être difficile d’obtenir des comptes ; Kouakini, par exemple, est aussi souverain à l’île d’Owhyhee que Kauikeaouli lui-même ; cependant l’autorité royale est partout reconnue. Il y a quarante ans, la haute puissance de Tamea-Mea comprimait toutes les idées d’indépendance qui pouvaient menacer l’intégrité de sa couronne ; aujourd’hui, l’union des missionnaires et leur accord dans toutes les mesures nécessaires au maintien de cette unité de pouvoir produisent le même résultat. Il y a donc peu d’apparence qu’il survienne, du moins dans un avenir rapproché, des révolutions qui changent la forme du gouvernement des îles Sandwich ; il est facile toutefois de prévoir quelle sera l’issue de la lutte qui s’est engagée entre les missionnaires et les résidens européens. Quelques efforts que fassent les premiers pour éloigner ce moment, le jour viendra, je n’en doute pas, où le nombre des étrangers, en augmentant à mesure que s’accroîtront les ressources du pays, paralysera toutes les mesures des missionnaires, et ouvrira ces contrées à un système d’administration plus large et plus productif.

J’ajouterai quelques mots sur les lois qui régissent aujourd’hui les îles Sandwich, et sur l’administration de la justice. Le code d’Hawaii contient dix articles. C’est une espèce de commentaire du décalogue, ou plutôt la loi naturelle amplifiée et dénaturée par la civilisation. Chaque délit est puni d’un temps plus ou moins long d’emprisonnement ou de travaux forcés ; mais il n’en est aucun qui ne puisse être racheté pour une somme plus ou moins forte. Le meurtre avec préméditation seul n’admet pas de compensation en argent et est puni de mort ; cependant la préméditation peut être si facilement écartée, que la loi devient illusoire : elle fait payer 200 piastres (1000 francs) la vie d’un homme, et tout homme pouvant disposer de 50 piastres peut commettre un viol. On voit que la morale publique n’est pas taxée très haut. Du reste, la part de la civilisation dans ce code n’est pas ce qu’il contient de plus moral.

Il y a trois juges à Honolulu, et un juge dans chaque district : ils vivent du produit de leur balance, et ce n’est pas un revenu stérile, car le quart et quelquefois le tiers de toutes les amendes payées reviennent au juge. Par exemple, si un homme marié commet un adultère avec une femme mariée, l’amende est de 15 piastres (75 francs) pour chacun des deux coupables. L’homme paie 15 piastres, dont 5 au juge et 10 au mari de la femme ; la femme adultère paie de son côté 15 autres piastres, dont 5 au juge et 10 à la femme de son complice. Il en est de même des actions civiles ; le juge prélève un quart de la valeur en litige.

Lorsqu’un étranger commet un délit, il est jugé par un jury composé également d’étrangers et de naturels. Les juges ne font alors qu’appliquer la loi ; mais, lorsqu’une action civile leur est soumise, ils jugent d’après leurs propres lumières et en dernier ressort. Il va sans dire que les étrangers ne s’adressent jamais à ce tribunal, toutes les difficultés qui peuvent s’élever entre eux sont jugées par arbitres.

Il n’y a pas, aux îles Sandwich, de charte pour le peuple, rien qui limite l’autorité du roi ou des chefs. Le roi est maître absolu du sol et de tout ce qu’il produit. Ce n’est que par sa permission que les habitans vivent sur la terre et des fruits de la terre ; il a donc le droit de disposer de tout ce qui leur appartient. Cependant, à défaut de stipulations écrites, il y a des usages établis et auxquels, jusqu’à ce jour, on n’a dérogé que rarement. Ainsi, quoiqu’à la mort du possesseur d’une terre, cette terre revienne de droit au roi, celui-ci permet, cependant, presque toujours que le fils du défunt hérite de la cabane et du champ de son père ; mais, je le répète, ce n’est là qu’une concession, et non pas un droit.

Il n’y a pas non plus, aux Îles Sandwich, de système de contributions bien fixe ; mais il est convenu, aujourd’hui, que chaque naturel doit payer au roi un impôt ou capitation d’une piastre par homme et d’une demi-piastre par femme ou enfant haut de quatre pieds ; tout enfant au-dessous de cette taille est exempt de ce droit. En outre, le roi prélève la moitié de la valeur de toutes les ventes opérées par les naturels, c’est-à-dire que si une poule, par exemple, est vendue 50 sous, 25 sous sont payés au roi. Il y a ensuite deux jours par semaine consacrés à la culture des terres du roi ou des chefs ; enfin, le roi peut mettre en réquisition tout ce qui est à sa convenance chez ses sujets.

Voilà tout ce que la civilisation a fait pour ce peuple ; il faut avouer que le premier soin des civilisateurs aurait dû être de modifier des lois aussi barbares.

Le commerce des îles Sandwich est encore peu important. Le pays, ne produisant que peu de chose, ne peut, par conséquent, consommer que de faibles valeurs. Le commerce se fait presque exclusivement par quelques bâtimens américains ou anglais qui viennent directement à Honolulu, ou qui touchent à ce port, soit dans le trajet des républiques de la mer du Sud à la mer de Chine soit en allant à la côte nord-ouest d’Amérique ou en Californie. Quelques-uns y déposent la totalité de leur chargement pour fournir aux besoins de la consommation du pays, ou l’y mettre seulement en entrepôt, afin d’attendre une chance favorable pour le transporter sur les marchés de la Californie.

Quelques maisons américaines se sont établies, depuis quelques années, à Honolulu ; elles sont au nombre de quatre ou cinq, et ne font que des affaires peu considérables. Il n’y a qu’une seule maison anglaise ; encore est-elle de très peu d’importance. Le commerce français a paru, à de longs intervalles, aux îles Sandwich ; mais le hasard seul l’y a conduit, et aucune opération directe, depuis celle qui fut faite en 1826 par une maison de Bordeaux, à l’instigation de Rives, médecin de Tamea-Mea, qui avait accompagné Rio-Rio en Angleterre, n’a été dirigée de France vers ce pays.

La consommation des îles Sandwich ne va pas au-delà de 4 ou 500,000 fr., et la somme totale des importations, soit pour la consommation, soit en entrepôt, s’élève à peine à 200,000 piastres (fr. 1,000,000).

La consommation du pays consiste en quelques toiles de coton blanches, écrues et imprimées, en quincaillerie, planches, bois, poutres, sucre, café, liqueurs fortes, etc. ; l’importation des objets de luxe et de demi-luxe se borne à ce que peuvent consommer cinq ou six cents Européens ou Américains du nord, généralement assez pauvres, qui résident dans les différentes îles. Les Américains portent aux îles Sandwich des cotons blancs et écrus, des savons, des habillemens faits pour hommes et femmes, de la farine, du rum, quelques vins et autres articles français, etc. ; les chargemens anglais se composent principalement d’indiennes, cotons blancs, toile à voiles, cordage, quincaillerie, fourniture, pour les navires, etc. ; les planches et poutres viennent de la Nouvelle-Zélande, le sucre des îles de la Société (Taïti) ou du Pérou.

Les îles Sandwich donnent, en échange de ces importations, du bois de sandal, des provisions de bouche, un peu d’huile de kukui, qui est d’une qualité excellente pour brûler, parfaitement limpide et sans odeur, et de l’argent, qu’elles reçoivent des bâtimens qui viennent y renouveler leurs vivres. Mais elles pourront produire, aussitôt que l’industrie agricole s’y sera développée, toutes les denrées appelées coloniales, et leur commerce, limité aujourd’hui, devra nécessairement s’étendre à mesure qu’elles pourront offrir plus de produits en échange. Aujourd’hui, la plus grande ressource commerciale des îles Sandwich est dans l’affluence des bâtimens baleiniers qui croisent sur les côtes du Japon, et qui viennent deux fois par an, en février et en octobre, au port d’Honolulu, pour y réparer leurs avaries et y faire des provisions qu’ils y trouvent très bonnes et à bon marché. Il entre, chaque année, à Honolulu, environ cinquante à soixante baleiniers américains, et vingt à vingt-cinq baleiniers anglais. On a calculé que les dépenses de chaque navire baleinier s’élevaient, dans une relâche, à environ 500 piastres (2500 francs) faisant un total de 35 à 40,000 piastres (175 à 200,000 francs).

Le bois de sandal est devenu très rare aujourd’hui ; il faut aller le chercher par des routes presque impraticables. Pendant les premières années de l’exploitation, les forêts de sandal furent coupées sans discernement et sans précaution ; c’était un trésor dont les chefs ne connaissaient pas la valeur et dont ils abusèrent quand ils la connurent. Il est aujourd’hui presque impossible de se procurer un chargement complet de ce bois précieux ; c’est à peine si de faibles parties peuvent en être amenées au rivage. Si, dès à présent, on mettait quelque ordre dans les coupes, si le bois de sandal enfin était exploité sagement, il pourrait encore, dans quelques années, offrir au commerce une branche assez riche d’exportation ; mais il ne faut pas l’espérer. La pauvreté des chefs, jointe aux passions qu’on a éveillées en eux, s’y oppose ; aujourd’hui surtout, qu’ils voient que cette ressource va leur manquer, ils se hâtent de l’épuiser par tous les moyens possibles.

Mais, comme je l’ai dit tout à l’heure, les plus grandes richesses des îles Sandwich sont encore enfouies dans la terre, et l’industrie seule des Européens et des Américains du nord peut les livrer au commerce ; car la population elle-même est bien loin de posséder cette persévérance et cette énergie qui sont nécessaires pour mener à bien de grands établissemens agricoles. Si les terres des îles Sandwich restent livrées exclusivement à l’exploitation des naturels, des siècles s’écouleront avant qu’ils aient le talent ou le courage d’en tirer parti. On ne donne pas tout d’un coup à des populations habituées à vivre au jour le jour et presque sans peine, l’amour du travail et l’industrie qui seule peut le rendre utile. Jusqu’à ce jour donc, aux îles Sandwich, l’agriculture n’a pas fait un pas vers le progrès, et ces terres fertiles attendent les bras qui devront les rendre productives. Chaque naturel vit dans sa case, cultive la quantité de taro qui lui est nécessaire, se contentant d’élever quelques volailles et des cochons qu’il vend aux navires qui visitent les îles ; avec le prix de la vente, il paie la capitation due au roi et se procure des étoffes ou des liqueurs fortes Mais cette ressource n’appartient qu’à l’aristocratie du pays ; au-dessous de cette classe, qui a déjà acquis quelque industrie, est la population presque générale des îles Sandwich, qui vit encore comme elle vivait avant la découverte, avec beaucoup plus de misère toutefois, et des redevances plus fortes à payer aux chefs.

C’est donc à l’avenir de développer les ressources territoriales et commerciales des îles Sandwich. Placées au centre du grand Océan pacifique septentrional, elles sont là comme un relais au milieu de cette immense mer qui sépare l’Inde et la Chine de l’Amérique méridionale ; elles acquerront de l’importance à mesure que les relations entre les deux continens se développeront. Si l’isthme de Panama s’ouvre, les îles Sandwich deviendront nécessairement un des points les plus intéressans du globe, puisqu’aux ressources dont je viens de parler, elles joindront l’avantage d’être situées sur la grande route de l’Europe à l’Inde ; elles deviendront l’entrepôt naturel, le point de station du commerce qui se fera par cette nouvelle voie ; c’est là que viendront aboutir toutes les marchandises destinées à la Chine, aux Philippines, à l’Inde chinoise, à la côte nord-ouest d’Amérique, à la Californie, etc. Si à cette situation avantageuse on joint un sol fertile et un climat sain, on ne doutera pas que les îles Sandwich ne soient destinées à devenir un jour une station commerciale très importante.

Cet avenir peut n’être pas aussi éloigné qu’on serait d’abord disposé à le croire. L’idée d’ouvrir un canal à travers l’isthme de Panama n’est pas nouvelle, et la possibilité de la mettre à exécution a été plus d’une fois démontrée, quoi qu’en aient dit de savans géologues : cette élévation qu’ils supposent aux eaux de l’Océan pacifique et qui mettrait en danger les côtes de l’autre continent est une chimère ; et, cette crainte fût-elle fondée, la difficulté des moyens à employer pour retenir les eaux par des écluses ne pourrait se comparer aux obstacles que l’on aurait vaincus pour ouvrir le canal. Il y a deux ans, un projet de canalisation proposé au gouvernement de la Nouvelle-Grenade, projet bien conçu, mais qui malheureusement n’était pas praticable par plusieurs raisons qui se rattachaient à une des parties contractantes, fut accepté par ce gouvernement ; on faisait à l’entrepreneur des avantages immenses. Je ne doute pas qu’il n’accédât très volontiers à un projet de même nature, dont l’exécution lui semblerait assurée par la moralité et la puissance de la compagnie qui entreprendrait ce magnifique travail. Il y a peu d’années, une compagnie américaine proposa de construire un chemin de fer qui irait de Chagres à Panama, traversant ainsi l’isthme dans toute sa largeur ; le projet dont j’ai parlé tout à l’heure vint se jeter au travers de cette entreprise, et je ne sais ce qui en est advenu. Mais, quoique l’ouverture d’un canal me paraisse beaucoup plus avantageuse que la construction d’un chemin de fer, ce moyen secondaire de transport ne laisserait pas d’avoir une influence immense sur la situation des îles Sandwich ; car il s’établirait sans doute immédiatement des lignes de paquebots qui iraient prendre les marchandises déposées à Panama et les transporteraient soit dans les diverses républiques espagnoles, soit dans les mers de Chine et de l’Inde.

D’autres circonstances peuvent encore, d’un moment à l’autre, donner une grande importance de position aux îles Sandwich, et rendre cette relâche très intéressante pour notre navigation commerciale. Notre commerce se trouve, pour ainsi dire, banni des marchés de l’Inde et de l’Indo-Chine par les difficultés qu’éprouvent nos bâtimens à s’y procurer des chargemens de retour. La consommation du thé et de l’indigo est limitée en France, et un nombre déterminé de chargemens de ces denrées approvisionne nos marchés pour bien long-temps. D’un autre côté, les bénéfices que nos bâtimens pourraient faire sur les marchandises importées dans les mers de Chine et de l’Inde ne peuvent pas être assez considérables pour indemniser nos armateurs des pertes que leur fait éprouver un navire revenant à vide après un si long voyage. Aujourd’hui surtout que la concurrence manufacturière est si grande, les nations dont les navires ont des chargemens de retour assurés, nous offriraient une rivalité contre laquelle nous ne pourrions lutter. Nous nous trouvons donc dans la nécessité de proportionner nos expéditions pour l’Inde au nombre de navires que nécessite en France l’importation du thé, de l’indigo et autres denrées de cette contrée. Il est vrai que Bourbon et ce que nous appelons nos possessions dans l’Inde nous offrent quelques sucres pour chargemens de retour ; mais, outre que cette ressource est bien faible, nous avons un commerce direct avec Bourbon qui suffit à l’exportation des produits du pays, et, dans tous les cas, le fret qu’y pourraient trouver ceux de nos bâtimens qui vont en Chine, est soumis à des chances trop fortes pour qu’on puisse y avoir confiance.

Il est donc clair que, si nous trouvions des frets de retour assurés dans l’Inde et en Chine, nous pourrions y envoyer un bien plus grand nombre de navires et augmenter considérablement dans ces pays la consommation de nos articles, qui y sont généralement appréciés. Ici se présente une question qu’on a souvent agitée et sur laquelle je reviendrai plus tard, parce qu’elle est vitale pour notre commerce en Chine et dans l’Inde, et parce que je crois que les véritables intérêts de nos manufactures ont été méconnus jusqu’à ce jour. Je veux parler de l’admission des sucres de Manille et de la Cochinchine avec des droits proportionnés à ceux que paient nos sucres coloniaux. Lorsqu’en 1817 les droits d’entrée sur les sucres de la mer de Chine furent diminués, notre commerce, voyant s’ouvrir pour lui des débouchés qu’il appelait depuis long-temps de tous ses vœux, se porta avec ardeur vers l’Inde, et on vit jusqu’à quinze et vingt bâtimens français dans la baie de Manille. Ce moment de prospérité commerciale ne dura pas ; les intérêts de notre commerce, de notre navigation et de nos manufactures furent sacrifiés, suivant mon opinion, à des intérêts bien moins importans.

Je me suis souvent demandé pourquoi, avec toutes nos ressources territoriales, avec le bon marché de la main-d’œuvre en France comparé au prix de la main-d’œuvre en Angleterre, et avec mille autres causes de succès, nous nous trouvons partout en arrière des autres nations commerciales ; pourquoi, enfin, nous n’arrivons jamais que les derniers, glanant seulement là où les autres ont moissonné. Quand j’ai vu par mes propres yeux, je me suis toujours convaincu qu’il ne manque à la France, pour rivaliser heureusement avec l’Angleterre et les États-Unis, que la ferme volonté de réussir et une déviation rationnelle du système suivi jusqu’à ce jour. Nous ne sentons peut-être pas assez toute l’importance d’une grande prospérité commerciale, quoique, cependant, nos yeux se soient ouverts depuis quelques années, et que nous ayons manifesté une sollicitude qui a peut-être trop respecté encore de vieux préjugés dont l’influence pernicieuse semble démontrée aujourd’hui[3].

Le consul anglais eut la bonté de me communiquer un état de mouvement commercial du port de Honolulu, le seul de tous ceux des îles Sandwich qui soit habituellement fréquenté par les navires étrangers. Cet état embrasse les années 1830, 31, 32, 33, 34 et 35, et donne une idée assez exacte des relations de ce pays ; mais, je le répète, on aurait tort de juger de l’importance commerciale que les îles Sandwich pourront acquérir, par ce qu’elles sont aujourd’hui : les circonstances que je viens d’énumérer et d’autres encore pourront développer rapidement les ressources qu’elles renferment, et en faire un entrepôt important, sinon un marché considérable, pour les marchandises européennes.

La position géographique des îles Sandwich appelle encore sur elles l’intérêt sous un autre point de vue ; placées, quoiqu’à une grande distance, en regard des possessions russes du Kamstchatka, elles ont, depuis long-temps, attiré l’attention du gouvernement moscovite. Sur dix-huit bâtimens de guerre qui ont visité ces îles depuis 1825, on compte quatre bâtimens russes. Si une guerre venait à se déclarer entre l’Angleterre et la Russie, nul doute que chacune de ces deux puissances ne cherchât à s’en emparer, dans le but d’en faire une station militaire et un lieu de refuge pour ses bâtimens de guerre et ses corsaires.

Il est vrai que l’influence américaine domine aujourd’hui aux îles Sandwich, elle est exercée par les missionnaires, qui viennent tous des États-Unis ; le commerce y est également fait par l’Amérique. Cependant je n’ai jamais pu croire que l’Angleterre, si habile à apprécier les divers points militaires du globe, et à s’en emparer lorsqu’ils peuvent lui être utiles, n’ait pas senti l’importance qu’auraient, sous ce point de vue, les îles Sandwich, si une guerre venait à éclater entre elle et la Russie ; je n’ai jamais pu croire qu’elle s’endormît au moment même où l’imminence de ce danger se faisait sentir, et qu’elle consentît à abandonner ses droits aux autres nations, lorsqu’en les réclamant en temps opportun, elle conservait une apparence de légalité. Elle a dû considérer, depuis long-temps, avec intérêt le port de Honolulu, port fortifié, dont l’entrée étroite et difficile peut être si aisément défendue, et qui, entre les mains d’une nation ennemie, deviendrait un puissant sujet d’alarmes pour le commerce anglais dans l’Inde. Je conçois très bien que l’Angleterre, qui regarde les îles Sandwich comme étant soumises à sa suzeraineté par suite de la cession qui en fut faite à Vancouver par Tamea-Mea, acte sans valeur réelle, si l’on veut, mais qui n’en servira pas moins de prétexte quand l’Angleterre jugera l’occupation nécessaire ; je conçois, dis-je, que l’Angleterre n’ait pas reconnu jusqu’à ce jour la nécessité d’établir une garnison à Honolulu, cette garnison lui aurait coûté beaucoup d’argent et eût été entièrement inutile dans les circonstances actuelles ; mais je suis bien persuadé qu’elle a les yeux constamment ouverts sur les îles Sandwich, et qu’elle apprécie toute l’importance que cette position peut offrir en cas de guerre.

Les relations politiques des îles Sandwich avec les gouvernemens des nations civilisées se bornent, jusqu’à ce jour, à deux actes : le premier est celui par lequel, le 25 février 1794, Tamea-Mea se reconnut, lui et les siens, sujets de S. M. B. Le second acte politique est le traité de commerce signé le 23 décembre 1826, entre Kauikeaouli et le gouvernement des États-Unis. La teneur de ce traité n’implique aucun avantage exclusif pour les Américains ; elle assure seulement la protection du gouvernement des îles Sandwich aux citoyens et aux propriétés des citoyens des États-Unis, contre tous ennemis, en cas de guerre ; il consacre l’admission, dans les ports des îles Sandwich, des bâtimens américains, et leurs droits à commercer avec la population de ces îles. Les articles suivans établissent certaines règles pour le sauvetage des navires américains qui feraient naufrage sur les côtes des îles Sandwich et pour l’arrestation des déserteurs ; le traité se termine enfin par la clause usuelle : que le commerce américain jouira de tous les avantages qui pourraient être accordés à la nation la plus favorisée, stipulant, sur ce point, pleine réciprocité pour le commerce des îles Sandwich avec les États-Unis.

Les Anglais n’ont pas voulu faire un traité avec un pays dont ils se regardent comme les suzerains, car ce traité aurait remis leurs droits en litige ; ils se sont donc abstenus de tout acte politique avec le gouvernement sandwichien, depuis l’acte de cession. Les Américains, au contraire, pressentant qu’un jour les Anglais pourront faire valoir leurs droits acquis sur les îles Sandwich, ont voulu consacrer par un traité les avantages dont ils jouissent aujourd’hui, et qu’ils auraient pu se voir enlever peut-être par la prise de possession d’un autre gouvernement. Ce traité doit être alors pour eux une garantie. Les Américains ont été guidés en cela par une sage prévoyance ; ils ont reconnu toute l’importance commerciale qu’acquerront les îles Sandwich, et ont voulu mettre leur commerce à l’abri d’une révolution dans le gouvernement.

Ne devrions-nous pas profiter de leur exemple et nous assurer par un traité les avantages que la position géographique des îles Sandwich pourra, par la suite, offrir à notre commerce ? Peut-être, plus tard, ne sera-t-il plus temps de le faire. Il est certain qu’aujourd’hui un traité de commerce avec les gouvernemens des îles de l’Océanie n’intéresserait que très peu notre navigation commerciale ; mais ce serait un document qui resterait dans nos archives jusqu’au jour où l’occasion se présentera d’en faire usage.

Le traité passé entre les États-Unis et les îles Sandwich est incomplet, et, tout en s’occupant des relations commerciales de ses compatriotes, l’agent américain n’a pas bien apprécié les circonstances où se trouve le pays avec lequel il traitait ; il n’a pas songé aux établissemens déjà formés aux îles Sandwich par les Américains, ni à ceux qu’un accroissement de commerce tendrait nécessairement à y faire naître. Les établissemens existans ont été fondés sans précautions préalables, chacun occupant un terrain cédé, disent les propriétaires, par le gouvernement des îles, mais sans acte ostensible. Aujourd’hui, ce gouvernement, s’appuyant sur les anciennes lois du pays, se déclare propriétaire exclusif de toutes les terres, et il y comprend celles où des étrangers ont formé des établissemens, leur permettant bien d’y demeurer leur vie durant, mais sous condition que les terrains et les bâtisses reviendront à la couronne, lorsque le résident actuel viendra à mourir ou à abandonner le pays pour une cause quelconque. Le gouvernement a déclaré, en outre, qu’aucun étranger ne pourrait être propriétaire de terres aux îles Sandwich, mesure qui lui a été dictée et dont on n’a pas bien calculé la pernicieuse influence.

Cette déclaration du gouvernement a arrêté tout l’essor que l’industrie agricole pouvait prendre aux îles Sandwich, et a inspiré au commerce une défiance qui ne peut qu’en paralyser les progrès. Les étrangers qui voudraient cultiver une terre, y former les établissemens nécessaires, y faire, enfin, de grandes dépenses, sont arrêtés par la certitude que, si une maladie ou un motif quelconque les forçait à quitter le pays, ils perdraient tout d’un coup le fruit de leurs travaux, que leur mort, d’ailleurs, enlèverait à leurs enfans. Ceux qui s’établissent dans ces îles, ayant toujours à tenir compte de l’éventualité d’un abandon obligé, proportionnent leurs dépenses d’installation aux chances de succès que peut offrir un établissement passager. L’agriculture n’a donc fait aucun progrès, et, au lieu des établissemens immenses qu’un système plus large eût créés, on ne voit, dans les fertiles plaines des îles Sandwich, que l’ancienne culture du taro, telle qu’elle était avant la découverte. Le système suivi par le gouvernement inspire aussi de la défiance ; il montre qu’il y a déjà, chez ces populations nouvelles, jalousie de l’étranger, et il ne fait pas bien augurer des dispositions futures.

Il y a cependant une vérité incontestable pour tous, c’est que ce pays ne peut plus s’accommoder de son ancienne existence ; la population est entrée dans une nouvelle vie ; ses besoins se sont multipliés, et l’industrie seule peut lui fournir les moyens d’y satisfaire. Si on paralyse les ressources du pays, on l’expose à une démoralisation complète, dont les effets commencent déjà à se faire sentir d’une manière effrayante.

D’un autre côté, il y aurait injustice à exiger que chacun eût la liberté de bâtir et de planter sur les terres du gouvernement, sans les avoir, au préalable, achetées. Mais à quoi conduira le système actuellement en vigueur, ce système qui éloigne et décourage l’industrie étrangère ? À la non production presque absolue des terres. La population de Oahou (je cite cette île parce qu’elle est une des plus peuplées) est de 20,000 ames, et la superficie de l’île, en plaines, coteaux et montagnes, est d’au moins 600 lieues carrées. La millième partie peut-être en est cultivée aujourd’hui. Sont-ce ces peuplades encore sauvages qui sauront tirer de cette terre les trésors qu’elle renferme ? Sont-ce ces hommes qui deviendront propriétaires actifs et qui sauront appeler des planteurs habiles de l’Inde, de l’Amérique ou de l’Europe, et les diriger ? D’ailleurs, cette population native, qui a déjà diminué dans une si terrible progression depuis quarante ans, ne diminuera-t-elle pas encore par les mêmes causes ? Ne subira-t-elle pas le sort de toutes ces peuplades sauvages que le contact de la civilisation a frappées de mort, et qui ont disparu de la surface de la terre avant l’accomplissement de l’œuvre de régénération ?

Lorsque nous arrivâmes à Honolulu, nous y trouvâmes la corvette américaine Peacock, ayant à bord le commodore Kennedy. M. Edwards avait été envoyé par le gouvernement des États-Unis pour régler divers points commerciaux avec certains états de l’Inde, et assurer la stabilité des établissemens de commerce aux îles Sandwich. Mais, M. Edwards étant mort dans l’Inde avant son arrivée à Honolulu, le commodore Kennedy continua son voyage et suivit les instructions reçues par M. Edwards. Le principal objet de sa mission était l’interprétation à donner au traité passé entre le gouvernement des États-Unis et celui des îles Sandwich. Ce traité était interprété de différentes manières par les naturels et les Américains ; ceux-ci prétendaient que les terrains sur lesquels ils avaient fait bâtir des maisons étaient devenus leur propriété ; le gouvernement des îles Sandwich déclarait, ainsi que je viens de le dire, que les Américains et autres étrangers, ayant bâti sur des terrains qui ne leur appartenaient pas, n’avaient aucun droit à la propriété ; que c’était un grand acte de condescendance que de leur en laisser la jouissance pendant le temps de leur séjour dans le pays, et que, lorsqu’ils viendraient à le quitter, l’état devait rentrer en possession d’une propriété sur laquelle il conservait tous ses droits. M. Kennedy fit tous ses efforts pour que l’on consacrât par des articles additionnels au traité le principe soutenu par ses compatriotes ; mais il y eut des entraves. À la première conférence, on était tombé d’accord sur tous les points ; le lendemain les articles additionnels devaient être signés. Le lendemain, non-seulement le gouvernement de Honolulu refusait d’accéder aux demandes de M. Kennedy ; mais il déclarait formellement qu’il était décidé à ne pas souffrir que des étrangers devinssent propriétaires aux îles Sandwich, à quelque titre que ce fût. Le commodore Kennedy, n’ayant pas d’instructions spéciales pour agir en cette circonstance, partit fort mécontent, menaçant, dit-on, le gouvernement des îles Sandwich de l’intervention efficace des États-Unis.

On attribue le refus du gouvernement de Honolulu aux missionnaires, qui, dans un sens, à mon avis, ont soutenu ou engagé le gouvernement à soutenir un principe dont l’équité ne peut se nier. La prétention d’être propriétaire d’un terrain parce qu’on y a bâti une maison n’était pas, même en droit naturel, soutenable ; mais fermer la porte à tout accommodement dans cette question, était tout-à-fait impolitique. C’était nuire aux intérêts directs du pays et de la population, dont le bonheur, je dirai même la conservation, dépend du prompt mélange des naturels avec la population formée par les migrations européennes ou américaines ; car ce n’est qu’alors que disparaîtront ces abus sans nombre et cet arbitraire épouvantable sous lesquels gémissent les malheureux insulaires, arbitraire et oppression devenus aujourd’hui mille fois plus insupportables qu’autrefois.

Le gouvernement sandwichien a donc mal fait, suivant moi, de prendre des mesures aussi absolues. Il est certain que la construction d’une maison ne consacre pas un droit au terrain sur lequel cette maison a été bâtie ; mais on devait faire attention aux circonstances dans lesquelles l’établissement avait été formé, à la situation du pays à cette époque, et en faire un titre de préférence aux possesseurs actuels. Dans certains cas même, la prescription devait donner aux possesseurs un droit de propriété, ou pouvait influer sur la longueur des baux que le gouvernement accorderait par la suite. Quant aux terres incultes, et c’était là, je crois, un des principaux objets que voulait atteindre M. Kennedy, n’y avait-il pas des moyens légaux pour que des étrangers pussent les cultiver avec toute sécurité et sans la crainte d’en être dépossédés quand ils seraient au moment de recueillir le fruit de leurs travaux ? Le gouvernement ne pouvait-il pas être amené à céder, moyennant un certain prix et pour un nombre d’années suffisant, la propriété des terres qui, faute de bras, restent improductives ? Ne pouvait-il pas, en offrant aux acquéreurs toutes les sûretés désirables, se réserver à lui-même toute espèce de garanties de souveraineté et de propriété absolue, si toutefois il voulait refuser aux étrangers le droit de devenir propriétaires, s’il voulait en un mot persister dans un système que je regarde comme insoutenable aux îles Sandwich.

En résumé, les missionnaires ont, sans nul doute, fait du bien aux îles Sandwich, mais ils ont aussi fait beaucoup de mal en ne faisant pas tout le bien qu’il leur était donné d’accomplir. Doit-on en accuser leurs intentions ? doit-on croire aux vues d’intérêt personnel qu’on leur prête, ou faut-il rejeter la faute sur les principes dans lesquels ils ont été élevés eux-mêmes, sur cette condition attachée à l’humanité, qu’aucune œuvre sortie des mains de l’homme n’est parfaite ? C’est ce que je n’entreprendrai pas de décider. Mon séjour aux îles Sandwich a été trop court pour bien asseoir mon opinion à cet égard, et, quel que fût mon jugement, je craindrais d’être injuste envers les missionnaires ou envers leurs accusateurs.


Adolphe Barrot
  1. Voyez la livraison du 1er  août.
  2. Depuis l’époque où cette relation a été écrite, le gouvernement français a envoyé une frégate aux îles Sandwich ; le commandant de ce bâtiment a pris, sur les lieux, des informations sur ce scandaleux abus de pouvoir, et il y a tout lieu de croire qu’à l’avenir la qualité de Français et de catholique ne sera plus une cause d’oppression dans ces îles.
  3. On commence à comprendre en France que le commerce est le plus sûr élément de la prospérité nationale, que tout ce qui tend à l’entraver est nuisible, et qu’il est aujourd’hui de toute nécessité d’étendre nos relations commerciales par tous les moyens possibles ; et le meilleur, le seul praticable, est de nous assurer les facilités d’échange qui nous manquent presque partout. Nos débouchés actuels ne suffisent plus aux besoins de notre industrie et de notre commerce ; il faut en créer de nouveaux, ou nous retomberons dans cette apathie commerciale et industrielle où nos longues guerres nous avaient plongés. Ce n’est qu’en permettant à notre navigation d’exporter les produits des contrées lointaines que nous parviendrons à ce but. — Les limites de ce travail ne me permettent pas de traiter cette importante question avec tous les développemens qu’elle mérite. Je dirai seulement qu’elle se rattache à l’avenir des îles Sandwich, qui offriraient une station commode à ceux de nos bâtimens qui font le commerce de l’Amérique méridionale. Si une modification de nos dispositions douanières leur ouvrait les ports de l’Indo-Chine, ces navires iraient y chercher des chargemens de sucre et des autres denrées que cette contrée produit, au lieu d’opérer, comme ils le font presque toujours aujourd’hui, leur retour en France vides ou à moitié fret.