Les Évangiles (Renan)/XI. Secret des beautés de l’Évangile


CHAPITRE XI.


SECRET DES BEAUTÉS DE L’ÉVANGILE.


Ce qui est sensible par-dessus tout dans le nouvel Évangile, c’est un immense progrès littéraire. L’effet général est celui d’un palais de fées, construit tout entier en pierres lumineuses. Un vague exquis dans les transitions et les liaisons chronologiques donne à cette compilation divine l’allure légère du récit d’un enfant. « À cette heure-là », « en ce temps-là », « ce jour-là », « il arriva que… », et une foule d’autres formules qui ont l’air d’être précises sans l’être, font planer la narration, comme un rêve, entre ciel et terre. Grâce à l’indécision des temps[1], le récit évangélique ne fait que frôler la réalité. Un génie aérien, qu’on touche, qu’on embrasse, mais qui ne se heurte jamais aux cailloux du chemin, nous parle, nous ravit. On ne s’arrête pas à se demander s’il sait ce qu’il nous raconte. Il ne doute de rien et ne sait rien. C’est un charme analogue à celui de l’affirmation de la femme, qui nous fait sourire et nous subjugue. C’est en littérature ce qu’est en peinture un enfant du Corrége ou une Vierge de seize ans de Raphaël.

La langue est du même ordre et parfaitement appropriée au sujet. Par un vrai tour de force, l’allure claire et enfantine de la narration hébraïque, le timbre fin et exquis des proverbes hébreux ont été transportés en un dialecte hellénique assez correct sous le rapport des formes grammaticales, mais où la vieille syntaxe savante est totalement brisée. On a remarqué que les Évangiles sont le premier ouvrage écrit en grec vulgaire. L’antique grécité y est en effet modifiée dans le sens analytique des langues modernes. L’helléniste ne peut se défendre de trouver cette langue plate et faible ; il est certain que, au point de vue classique, l’Évangile n’a ni style, ni plan, ni beauté ; mais c’est un chef-d’œuvre de littérature populaire, et en un sens le plus ancien livre populaire qui ait été écrit. Cette langue désarticulée a d’ailleurs l’avantage que le charme s’en conserve dans les différentes versions, si bien que, pour de tels écrits, la traduction vaut presque l’original.

Cette naïveté de la forme ne doit pas faire illusion. Le mot de vérité n’a pas pour l’Oriental le même sens que pour nous. L’Oriental raconte avec une adorable candeur et avec l’accent du témoin une foule de choses qu’il n’a pas vues et dont il n’a aucune certitude. Les récits de fantaisie de la sortie d’Égypte que l’on fait dans les familles Israélites durant la veillée de Pâques ne trompent personne, et n’en ravissent pas moins ceux qui les entendent. Chaque année, les représentations scéniques par lesquelles on célèbre en Perse les martyres de la famille d’Ali sont enrichies de quelque invention nouvelle destinée à rendre les victimes plus intéressantes et les meurtriers plus odieux. On se passionne à ces épisodes tout autant que si on ne venait pas de les imaginer. C’est le propre de l’agada orientale de toucher profondément ceux qui savent le mieux qu’elle est fictive. C’est son triomphe d’avoir fait un tel chef-d’œuvre, que tout le monde s’y est trompé et que, faute de connaître les lois du genre, le crédule Occident a pris pour une enquête testimoniale le récit de faits qu’aucun œil n’a jamais pu voir.

Le propre d’une littérature de logia, de hadith, est de grossir toujours. Après la mort de Mahomet, le nombre de mots que les « gens du banc » lui attribuèrent fut innombrable. Il en fut de même pour Jésus. Aux charmants apologues qu’il avait réellement prononcés, et où il avait surpassé Bouddha lui-même, on en ajouta d’autres conçus dans le même style, et qu’il est fort difficile de distinguer des authentiques. Les idées du temps s’exprimèrent surtout dans ces sept admirables paraboles du royaume de Dieu, où toutes les innocentes rivalités de cet âge d’or du christianisme ont laissé leur trace. Quelques personnes étaient blessées du peu de qualité de ceux qui entraient dans l’Église ; les portes des églises de saint Paul, ouvertes à deux battants, leur paraissaient un scandale ; elles eussent voulu un choix, un examen préalable, une censure. Les schammaïtes de même voulaient qu’on n’admît à l’enseignement juif que des hommes intelligents, modestes, de bonne famille et riches[2]. À ces difficiles, on répondait par la parabole de l’homme qui a préparé un dîner et qui, en l’absence des convives régulièrement convoqués, invite les boiteux, les vagabonds, les mendiants[3], — ou bien par celle du pêcheur, qui prend les poissons bons et mauvais, sauf à choisir ensuite[4]. La place éminente que Paul, d’anciens adversaires de Jésus, des tard-venus dans l’œuvre évangélique, occupaient parmi les fidèles des premiers jours excitait des murmures. Ce fut l’occasion de la parabole des ouvriers de la dernière heure, récompensés à l’égal de ceux qui ont porté le poids du jour. Un mot de Jésus : « Il y a des premiers qui seront les derniers, des derniers qui seront les premiers »[5], y donna origine. Le propriétaire d’une vigne sort à diverses heures de la journée afin de racoler des ouvriers pour sa vigne. Il prend tout ce qu’il trouve, et, le soir, les derniers venus, qui n’avaient travaillé qu’une heure, sont payés autant que ceux qui avaient travaillé tout le temps[6]. La lutte des deux générations chrétiennes se voit ici avec évidence. Quand les convertis semblaient se dire avec tristesse que les places étaient prises et qu’il ne leur restait qu’une part secondaire, on leur citait cette belle parabole, d’où il résultait qu’ils n’avaient rien à envier aux anciens.

La parabole de l’ivraie signifiait aussi à sa manière cette composition mélangée du royaume, où Satan lui-même a parfois le pouvoir de jeter quelques graines. Le sénevé exprimait sa grandeur future ; le levain, sa force de fermentation ; le trésor caché et la perle pour laquelle on vend tout, son prix inestimable ; le filet, son succès, mêlé de dangers pour l’avenir. « Les premiers seront les derniers », « beaucoup d’appelés, peu d’élus »[7], telles étaient les maximes qu’on aimait à répéter. L’attente de Jésus surtout inspirait des comparaisons vives et fortes. Les images du voleur qui arrive quand on n’y pense pas, de l’éclair qui paraît à l’Occident sitôt qu’il a brillé en Orient, du figuier dont les jeunes pousses annoncent l’été, remplissaient les esprits. On se redisait enfin l’apologue charmant des jeunes filles prudentes et des jeunes folles[8], chef-d’œuvre de naïveté, d’art, d’esprit, de finesse. Les unes et les autres attendent l’époux ; mais, comme il tarde, toutes s’endorment. Or, au milieu de la nuit, éclate le cri : « Le voici ! le voici ! » Les vierges sages, qui ont emporté de l’huile dans des fioles, allument bien vite leurs lampes ; mais les petites étourdies restent confondues. Il n’y a pas de place pour elles dans la salle du festin.

Nous ne voulons pas dire que ces morceaux exquis ne soient pas de Jésus. La grande difficulté d’une histoire des origines du christianisme est de distinguer dans les Évangiles, d’une part, ce qui vient de Jésus, de l’autre, ce qui a été seulement inspiré par son esprit. Jésus n’ayant rien écrit, et les rédacteurs des Évangiles nous ayant transmis pêle-mêle ses paroles authentiques et celles qui lui ont été prêtées, il n’y a pas de critique assez subtile pour opérer en pareil cas un discernement sûr. La Vie de Jésus et l’Histoire de la rédaction des Évangiles sont deux sujets qui se pénètrent de telle sorte qu’il faut laisser entre eux la limite indécise, au risque de paraître se contredire. En réalité, cette contradiction est de peu de conséquence. Jésus est le véritable créateur de l’Évangile ; Jésus a tout fait, même ce qu’on lui a prêté ; sa légende et lui-même sont inséparables ; il fut tellement identifié avec son idée, que son idée devint lui-même, l’absorba, fit de sa biographie ce qu’elle devait être. Il y eut en lui ce que les théologiens appellent « communication des idiomes ». La même communication a lieu entre le premier et l’avant-dernier livre de cette histoire. Si c’est là un défaut, c’est un défaut tenant à la nature du sujet, et nous avons cru que ce serait un trait de vérité de ne pas trop chercher à l’éviter. Ce qui frappe, en tout cas, c’est la physionomie originale de ces récits. Quelle que soit la date de leur rédaction, ce sont là des fleurs vraiment galiléennes, écloses aux premiers jours sous les pas embaumés du rêveur divin.

Les instructions apostoliques, telles que notre Évangile les présente[9], semblent à quelques égards procéder d’un idéal de l’apôtre formé sur le modèle de Paul. L’impression laissée par la vie du grand voyageur évangélique avait été profonde. Plusieurs apôtres avaient déjà souffert le martyre pour avoir porté aux peuples les appels de Jésus[10]. On se figurait le prédicateur chrétien comparaissant devant les rois, devant les tribunaux les plus élevés, et là proclamant Christ[11]. Le premier principe de cette éloquence apostolique était de ne pas préparer ses discours. L’Esprit saint devait sur l’heure inspirer au missionnaire ce qu’il devait dire. En voyage, nulle provision, nul argent, pas même une sacoche, pas même un vêtement de rechange, pas même un bâton[12]. L’ouvrier mérite son pain quotidien. Quand le missionnaire apostolique est entré dans une maison, il peut sans scrupule y rester, mangeant et buvant ce qu’on lui sert, sans se croire obligé de donner en retour autre chose que la parole et des souhaits de salut. C’était bien là le principe de Paul[13] ; mais ce principe, il ne l’appliquait qu’avec les personnes dont il était tout à fait sûr, par exemple avec les dames de Philippes. Comme Paul, le voyageur apostolique est couvert, dans les dangers de la route, par une protection divine ; il se joue des serpents, les poisons ne l’atteignent pas[14]. Son lot sera la haine du monde, la persécution… Le dire traditionnel exagère toujours le trait primitif. C’est là en quelque sorte une nécessité mnémotechnique, la mémoire retenant mieux les mots fortement aiguisés et hyperboliques que les sentences mesurées. Jésus était trop profond connaisseur des âmes pour ne pas savoir que la rigueur, l’exigence est la meilleure manière de les gagner et de les retenir sous le joug. Nous ne croyons pas cependant qu’il soit jamais allé aux excès qu’on lui attribue[15], et le feu sombre qui anime les instructions apostoliques nous paraît en partie un reflet des ardeurs fiévreuses de Paul.

L’auteur de l’Évangile selon Matthieu n’a pas de parti arrêté dans les grandes questions qui divisaient l’Église. Il n’est ni juif exclusif à la manière de Jacques, ni juif relâché à la façon de Paul[16]. Il sent la nécessité de rattacher l’Église à Pierre et insiste sur la prérogative de ce dernier[17]. D’un autre côté, il laisse percer certaines nuances de malveillance contre la famille de Jésus et contre l’orgueil de la première génération chrétienne[18]. Il efface, en particulier, dans le récit des apparitions de Jésus ressuscité[19] le rôle de Jacques, que les disciples de Paul tenaient pour un ennemi déclaré. Les thèses opposées peuvent trouver chez lui des arguments également valables. Par moments, il est parlé de la foi comme dans les épîtres de saint Paul[20]. L’auteur accepte de la tradition les dires, les paraboles, les miracles, les décisions en sens contraires, pourvu qu’ils soient édifiants, sans chercher à les concilier. Ici il est question d’évangéliser Israël[21], là le monde[22]. La Chananéenne[23], accueillie d’abord par de dures paroles, est exaucée ensuite, et une histoire commencée pour prouver que Jésus n’a été envoyé qu’en vue d’Israël, finit par l’exaltation de la foi d’une païenne[24]. Le centurion de Capharnaum[25] trouve tout d’abord grâce et faveur. Les chefs légaux de la nation ont été plus contraires au Messie que des païens tels que les mages, Pilate, la femme de ce dernier. Le peuple juif prononce lui-même la sentence de sa malédiction[26]. Il n’a pas voulu du festin du royaume de Dieu, préparé pour lui ; des gens de grand chemin (les gentils) prendront sa place[27]. La formule : « Il a été dit aux anciens…, moi, je vous dis… » est placée avec insistance dans la bouche de Jésus[28]. Le cercle auquel l’auteur s’adresse est un cercle de juifs convertis. La polémique contre les juifs non convertis le préoccupe beaucoup. Ses citations de textes prophétiques[29], ainsi qu’un certain nombre de circonstances rapportées par lui ont trait aux assauts que les fidèles avaient à subir de la part de la majorité orthodoxe, et surtout à la grande objection tirée de ce que les représentants officiels de la nation avaient refusé de croire à la messianité de Jésus.

L’Évangile de saint Matthieu, comme presque toutes les compositions fines, a été l’ouvrage d’une conscience en quelque sorte double. L’auteur est à la fois juif et chrétien ; sa nouvelle foi n’a pas tué l’ancienne et ne lui a rien ôté de sa poésie. Il aime deux choses en même temps. Le spectateur jouit de cette lutte sans tourments. État charmant que celui où l’on est, sans être encore rien de déterminé ! Transition exquise, moment excellent pour l’art que celui où une conscience est le paisible champ de bataille sur lequel les partis contraires se heurtent, sans qu’elle soit elle-même ébranlée ! Quoique le prétendu Matthieu parle des juifs à la troisième personne comme d’étrangers[30], son esprit, son apologétique, son messianisme, son exégèse, sa piété sont essentiellement d’un juif. Jérusalem est pour lui « la ville sainte », « le lieu saint »[31]. Les missions sont à ses yeux l’apanage des Douze ; il ne leur associe pas saint Paul, et il n’accorde sûrement pas à ce dernier de vocation spéciale, quoique les instructions apostoliques, telles qu’il les donne, contiennent plus d’un trait tiré de la vie du prédicateur des gentils. Son aversion contre les pharisiens ne l’empêche pas d’admettre l’autorité du judaïsme. Le christianisme est chez lui à l’état d’une fleur éclose, mais qui porte encore les enveloppes du bouton d’où elle s’est échappée.

Et ce fut là une de ses forces. L’habileté suprême, dans les œuvres de conciliation, est à la fois de nier et d’affirmer, de pratiquer l’Ama tanquam osurus du sage antique. Paul supprime tout le judaïsme et même toute religion, pour tout remplacer par Jésus. Les Évangiles hésitent et restent dans une pénombre bien plus délicate. La Loi subsiste-t-elle ? Oui et non. Jésus la détruit et l’accomplit. Le sabbat, il le supprime et le maintient. Les cérémonies juives, il les observe et ne veut pas qu’on y tienne. Tous les réformateurs religieux ont dû observer cette règle ; on ne décharge les hommes d’un fardeau devenu impossible à porter qu’en le prenant pour soi-même sans réserve ni adoucissement. La contradiction était partout. Quand le Talmud a cité sur la même ligne des opinions qui s’excluent absolument, il finit par cette formule : « Et toutes ces opinions sont parole de vie. » L’anecdote de la Chananéenne est l’image vraie de ce moment du christianisme. Elle prie. « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël, » lui répond Jésus. Elle s’approche de lui et l’adore : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens. — Sans doute ; mais les petits chiens mangent bien les miettes qui tombent sous la table de leur maître. — O femme, ta foi est grande ; qu’il soit fait selon ce que tu désires[32]. » Le païen converti finissait par l’emporter, à force d’humilité et à condition de subir d’abord le mauvais accueil d’une aristocratie qui voulait être flattée, sollicitée.

Un tel état d’esprit ne comportait à vrai dire qu’une seule haine, la haine du pharisien, du juif officiel. Le pharisien ou pour mieux dire l’hypocrite (car ce mot avait pris un sens abusif, comme chez nous le nom de « jésuite » s’applique à une foule de gens qui ne font pas partie de la compagnie fondée par Loyola) devait paraître le coupable par excellence, l’opposé en tout de Jésus. Notre Évangile groupe en une seule invective, pleine de virulence, tous les discours qu’à diverses reprises Jésus prononça contre les pharisiens[33]. L’auteur prit sans doute ce morceau dans quelque recueil antérieur qui n’avait pas le cadre ordinaire. Jésus y est censé avoir fait de nombreux voyages à Jérusalem ; le châtiment des pharisiens est prédit d’une façon vague, qui nous reporte avant la révolution de Judée[34].

De tout cela résulte un Évangile infiniment supérieur pour la beauté à celui de Marc, mais d’une valeur historique beaucoup moindre. Marc reste, pour les faits, le seul document authentique de la vie de Jésus. Les récits que pseudo-Matthieu ajoute à ceux de Marc ne sont que légende ; les modifications qu’il apporte aux récits de Marc ne sont que des façons de dissimuler certains embarras. L’assimilation des éléments que l’auteur puise hors de Marc est faite de la manière la plus grossière ; la digestion, si on peut s’exprimer ainsi, n’est pas achevée ; les morceaux sont restés entiers, et on peut les reconnaître. Sous ce rapport, Luc introduira de très-grands perfectionnements. Mais ce qui fait le prix de l’ouvrage attribué à Matthieu, ce sont les discours de Jésus, conservés avec une fidélité extrême, et probablement dans l’ordre relatif où ils furent d’abord écrits.

Cela était plus important que l’exactitude biographique, et l’Évangile de Matthieu, tout bien pesé, est le livre le plus important du christianisme, le livre le plus important qui ait jamais été écrit. Ce n’est pas sans raison que, dans la classification des écrits de la nouvelle Bible, on lui a donné la première place[35]. La biographie d’un grand homme est une partie de son œuvre. Saint Louis ne serait pas ce qu’il est dans la conscience de l’humanité sans Joinville. La vie de Spinoza par Colerus est le plus bel ouvrage de Spinoza. Épictète doit presque tout à Arrien, Socrate à Platon et à Xénophon. Jésus de même a été en partie fait par l’Évangile. En ce sens, la rédaction des Évangiles est, après l’action personnelle de Jésus, le fait capital de l’histoire des origines du christianisme ; j’ajouterai de l’histoire de l’humanité. La lecture habituelle du monde est un livre où le prêtre est toujours en faute, où les gens comme il faut sont tous des tartufes, où les autorités laïques se montrent comme des scélérats, où tous les riches sont damnés. Ce livre, le plus révolutionnaire et le plus dangereux qu’il y ait, l’Église catholique l’a prudemment écarté ; mais elle n’a pu tout à fait l’empêcher de porter ses fruits. Malveillants pour le sacerdoce, railleurs pour le rigorisme, indulgents pour l’homme relâché qui a bon cœur, les Évangiles ont été le perpétuel cauchemar de l’hypocrite. L’homme évangélique a été un adversaire de la théologie pédante, de la morgue hiérarchique, de l’esprit ecclésiastique tel que les siècles l’ont fait. Le moyen âge l’a brûlé. De nos jours, la grande invective du vingt-troisième chapitre de saint Matthieu contre les pharisiens est encore la sanglante satire de ceux qui se couvrent du nom de Jésus et que Jésus, s’il revenait au monde, poursuivrait de ses fouets.

Où l’Évangile selon saint Matthieu fut-il écrit ? Tout semble indiquer que ce fut en Syrie, pour un cercle juif, qui ne savait guère que le grec, mais qui avait quelque idée de l’hébreu[36]. L’auteur se sert d’originaux évangéliques écrits en hébreu ; or il est douteux que les originaux hébreux des textes évangéliques soient jamais sortis de Syrie. Dans cinq ou six cas, Marc avait conservé des petites phrases araméennes prononcées par Jésus ; le prétendu Matthieu les efface toutes, excepté une seule. Le caractère des traditions propres à notre évangéliste est essentiellement galiléen. Selon lui, toutes les apparitions de Jésus ressuscité ont lieu en Galilée[37]. Ses premiers lecteurs semblent avoir dû être des Syriens. Il n’a pas ces explications de coutumes et ces notes topographiques qu’on trouve dans Marc. Au contraire, il a des traits qui, dénués de sens à Rome, avaient de l’intérêt en Orient[38]. On peut donc supposer que notre Évangile fut rédigé quand l’Évangile de Marc, composé à Rome, arriva en Orient. Un Évangile grec parut une chose précieuse ; mais on fut frappé des lacunes de celui de Marc ; on le compléta. L’Évangile qui résulta de ces additions mit du temps à revenir à Rome. Par là s’explique que Luc ne l’ait pas connu, dans cette ville, vers 95.

Par là s’explique aussi que, pour relever l’écrit nouveau, et opposer au nom de Marc un nom d’une autorité encore supérieure, on ait attribué le texte dont il s’agit à l’apôtre Matthieu. Matthieu était un apôtre judéo-chrétien, menant une vie ascétique analogue à celle de Jacques, s’abstenant de chair, ne vivant que de légumes et de pousses d’arbre[39]. Peut-être sa qualité d’ancien publicain fit-elle penser que, habitué à écrire, il avait dû plus qu’un autre songer à fixer des faits dont il était censé avoir été témoin. Certes Matthieu ne fut pas le rédacteur de l’ouvrage qui porte son nom. L’apôtre était mort depuis longtemps quand l’Évangile fut composé, et d’ailleurs l’ouvrage repousse absolument un tel auteur[40]. Jamais livre ne fut aussi peu d’un témoin oculaire. Comment, si notre Évangile était d’un apôtre, y trouverait-on un canevas si défectueux de la vie publique de Jésus ? Peut-être l’Évangile hébreu avec lequel l’auteur compléta Marc portait-il le nom de Matthieu[41]. Peut-être la collection des logia portait-elle ce nom. L’addition des logia étant ce qui faisait le caractère du nouvel Évangile, le nom de l’apôtre garant de ces logia aura pu être conservé pour désigner l’auteur de l’ouvrage qui tirait son prix de ces additions[42]. Tout cela est douteux. Papias[43] croit réellement l’ouvrage de Matthieu ; mais, au bout de cinquante ou soixante ans, les moyens de démêler une question aussi compliquée devaient lui manquer.

Ce qui est certain, en tout cas, c’est que l’œuvre attribuée à Matthieu n’eut pas l’autorité que son titre ferait supposer et ne passa pas pour définitive. Il y eut beaucoup de tentatives analogues que nous n’avons plus[44]. Le nom même d’un apôtre ne suffisait pas pour recommander un travail de ce genre[45]. Luc, qui n’était pas apôtre, et que nous verrons bientôt reprendre la tentative d’un Évangile résumant les autres et les rendant inutiles, ignorait, selon toutes les probabilités, l’existence de l’Évangile dit selon Matthieu.

  1. Il en est de même des désignations de lieu. Ἐν ταῖς πόλεσιν αὐτῶν. Matth., xi, 1.
  2. Aboth de-rabbi Nathan, ch. ii, fin.
  3. Matth., xxii, 1-10 ; Luc, xiv, 15-24.
  4. Matth., xiii, 47-50.
  5. Matth., xix, 30 ; xx, 16 ; Marc, x, 31 ; Luc, xiii, 30. Ce proverbe avait cours chez les juifs messianistes dans un sens un peu différent. IV Esdr., v, 41. Voir ci-après, p. 358.
  6. Matth., xx, 1-16.
  7. Matth., xx, 16 ; xxii, 14.
  8. Matth., xxv, 1 et suiv.
  9. Matth., x, 5-42 ; ajoutez ix, 37-38.
  10. Matth., xxii, 6.
  11. Comp. Épître de Clément Romain, ch. 5.
  12. Notez l’exagération croissante de Marc, vi, 8, à Matth., x, 10, et à Luc, ix, 3.
  13. Voir Saint Paul, p. 148, 220, 448 ; l’Antechrist, p. 19.
  14. Finale postérieure de Marc, xvi, 18. Ces deux traits paraissent faire allusion à l’aventure de Paul à Malte et au miracle de Joseph Barsabbas que les filles de Philippe racontèrent à Papias. Eus., H. E., III, xxxix, 9. Cf. Luc, ix, 19.
  15. Voir Vie de Jésus, p. 320 et suiv.
  16. On peut citer, dans le sens juif strictement légal : v, 17-20 ; vii, 6 ; x, 5-6, 23 ; xxiv, 20 ; dans le sens de saint Paul : iii, 9 ; viii, 10-12 ; ix, 13, 16-17 ; xi, 13 ; xii, 1-13 ; xv, 11, 16-20, 24 ; xix, 8 ; xx, 1-16 ; xxi, 43 ; xxii, 37-40, 43 ; xxiii, 23 ; xxiv, 14 ; xxviii, 19.
  17. Matth., xvi, 18-19.
  18. Voir ci-dessus, p. 63, 201-202.
  19. Comp. I Cor., xv, 7, et ci-dessus p. 107-108.
  20. Matth., viii, 10, 13 ; ix, 2, 22 ; xv, 28.
  21. Matth., x, 5, 6, 23.
  22. Matth., xxiii, 38 ; xxviii, 19.
  23. Matth., xv, 21-28.
  24. Matth., xv, 24-28. Marc, vii, 27, est ici moins dur que Matthieu, xv, 24, 26.
  25. Matth., viii, 5-10.
  26. Matth., xxvii, 24-25.
  27. Matth., xxii, 1-10.
  28. Matth., v, 21, 27, 33.
  29. Ἵνα πληρωθῇ, formule chère à notre auteur.
  30. Matth., xxviii, 15. C’est la constante manière de parler du quatrième Évangile.
  31. Matth., iv, 5 ; xxiv, 15 ; xxvii, 53.
  32. Matth., xv, 21-28. Cf. Marc, vii, 24-30, moins accusé.
  33. Matth., ch. xxiii entier.
  34. Le discours entier, surtout les versets 2, 3, 5, 15, 16, 18, 21, 23, 27, 29, 34, supposent l’organisation de la nation encore intacte.
  35. Irénée, III, i, l.
  36. Matth., i, 23 ; xv, 5 (comp. Marc, vii, 11) ; xvii, 46. Σώζειν ἀπὸ τῶν ἀμαρτιῶν (Matth., i, 21) est bien peu hébreu.
  37. Matth., xxviii, 16 et suiv.
  38. Comp. Matth., iii, 5, et Marc, i, 5 ; Matth., iv, 25, et Marc, iii, 7-8 ; Matth., xix, 1, et Marc, x, 1. Notez le trait palestinien sur Haceldama, xxvii, 8.
  39. Clément d’Alex., Pædag., II, 1.
  40. Comp. surtout Matth., ix, 9 ; x, 3 ; Marc, ii, 14 ; iii, 18 ; Luc, v, 27 ; vi, 15 ; Act., i, 13. Le rédacteur du premier Évangile a substitué le nom de Matthieu à celui de Lévi fils d’Alphée (voir Vie de Jésus, p. 166-167, note) ; donc, ce rédacteur n’est pas l’apôtre Matthieu. L’Évangile ébionite (Épiph., xxx, 13) admettait que le texte actuel du premier Évangile fut l’ouvrage de Matthieu ; mais c’est là une autorité moderne et sans valeur. Voir ci-dessus, p. 111-112.
  41. V. ci-dessus, p. 109-111.
  42. Le mot κατά indiquerait bien une telle nuance. Ce mot implique seulement la garantie sous laquelle le livre était placé. Les titres κατὰ τοὺς δώδεκα ἀποστόλους, καθ’ Ἐϐραίους, κατ’ Αἰγυπτίους, en sont la preuve.
  43. Dans Eus., H. E., III, xxxix, 16. Nous avons montré (ci-dessus, p. 79, note) que c’est bien de notre texte que parle Papias.
  44. Πολλοί. Luc, i, 1-2. Matthieu n’est pas un de ces πολλοί (voir ci-après, p. 257 et suiv.) ; Marc en était un. Luc distingue nettement les rédacteurs d’Évangiles, dont aucun n’était apôtre, des αὐτόπται et ὑπηρέται τοῦ λόγου, dont les πολλοί ont reçu la παράδοσις.
  45. L’auteur de l’Épître dite de Barnabé (ch. 4, 7, etc.), écrite, ce semble, vers 97, cite surtout l’Évangile de Matthieu. Cependant il rapporte des mots de Jésus plus conformes à Luc qu’à Matthieu (ch. 19). Son système sur la résurrection et l’ascension (ch. 15) est conforme au troisième Évangile. Il a des mots de Jésus qui lui sont propres (ch. 6). L’auteur de la IIª Petri (i, 21) se sert aussi de Matthieu.