Les Évangiles (Renan)/IV. Rapports entre les juifs et les chrétiens


CHAPITRE IV.


RAPPORTS ENTRE LES JUIFS ET LES CHRÉTIENS.


Les relations de ces Églises tout hébraïques de Batanée et de Galilée avec les juifs devaient être fréquentes. C’est aux judéo-chrétiens que se rapporte une expression fréquente dans les traditions talmudiques, celle de mînim, répondant à « hérétiques »[1]. Les mînim sont représentés comme des espèces de thaumaturges et de médecins spirituels, guérissant les malades par la puissance du nom de Jésus et par des applications d’huile sainte. On se rappelle que c’était là un des préceptes de saint Jacques[2]. Ces sortes de guérisons, ainsi que les exorcismes, étaient le grand moyen de conversion employé par les disciples de Jésus, surtout quand il s’agissait de juifs[3]. Les juifs s’appropriaient ces recettes merveilleuses, et, jusqu’au IIIe siècle, on trouve des médecins juifs guérissant au nom de Jésus[4]. Cela n’étonnait personne. La croyance aux miracles journaliers était telle, que le Talmud prescrit la prière que chacun doit faire quand il lui arrive des « miracles particuliers »[5]. La meilleure preuve que Jésus crut accomplir des prodiges, c’est que les gens de sa famille et ses disciples les plus authentiques eurent en quelque sorte la spécialité d’en faire. Il est vrai qu’il faudrait aussi conclure d’après le même raisonnement que Jésus fut un juif étroit, ce à quoi l’on répugne.

Le judaïsme, du reste, renfermait dans son sein deux directions, qui le mettaient à l’égard du christianisme dans des relations opposées. La Loi et les prophètes restaient toujours les deux pôles du peuple juif. La Loi provoquait cette scolastique bizarre qu’on appelait la halaka, et d’où allait sortir le Talmud. Les prophètes, les psaumes, les livres poétiques inspiraient une ardente prédication populaire, des rêves brillants, des espérances illimitées ; c’est ce qu’on appelait l’agada, mot qui embrasse à la fois les fables passionnées, comme celle de Judith, et les apocalypses apocryphes qui agitaient le peuple. Autant les casuistes de Iabné se montraient dédaigneux pour les disciples de Jésus, autant les agadistes leur étaient sympathiques. Les agadistes avaient en commun avec les chrétiens l’aversion contre les pharisiens, le goût pour les explications messianiques des livres prophétiques, une exégèse arbitraire qui rappelle la façon dont les prédicateurs du moyen âge jouaient avec les textes, la croyance au règne prochain d’un rejeton de David. Comme les chrétiens, les agadistes cherchaient à rattacher la généalogie de la famille patriarcale à la vieille dynastie[6]. Comme eux, ils cherchaient à diminuer le fardeau de la Loi. Leur système d’interprétations allégoriques, qui transformait un code en un livre de préceptes moraux, était l’abandon avoué du rigorisme doctoral[7]. Au contraire, les halakistes traitaient les agadistes (et les chrétiens pour eux étaient des agadistes) comme gens frivoles, étrangers à la seule étude sérieuse, qui était celle de la Thora[8]. Le talmudisme et le christianisme devenaient ainsi les deux antipodes du monde moral ; la haine entre eux croissait de jour en jour. Le dégoût qu’inspiraient aux chrétiens les recherches subtiles de la casuistique de Iabné s’est écrit dans les Évangiles en traits de feu.

L’inconvénient des études talmudiques était la confiance qu’elles donnaient, le dédain qu’elles inspiraient pour le profane : « Je te remercie, Éternel, mon Dieu, disait l’étudiant en sortant de la maison d’étude, de ce que, par ta grâce, j’ai fréquenté l’école au lieu de faire comme ceux qui traînent dans les bazars. Je me lève comme eux ; mais c’est pour l’étude de la Loi, non pour des motifs frivoles. Je me donne de la peine comme eux ; mais j’en serai récompensé. Nous courons également ; mais moi, j’ai pour but la vie future, tandis qu’eux ils n’arriveront qu’à la fosse de la destruction[9]. » Voilà ce qui blessait si fort Jésus et les rédacteurs des Évangiles, voilà ce qui leur inspirait ces belles sentences : « Ne jugez pas, et vous ne serez point jugé », ces paraboles où l’homme simple, plein de cœur, est préféré au docteur orgueilleux[10]. Comme saint Paul, ils voyaient dans les casuistes des gens qui ne servaient qu’à damner plus de monde, en exagérant les obligations au delà de ce que l’homme peut porter[11]. Le judaïsme ayant pour base ce fait, prétendu expérimental, que l’homme est traité ici-bas selon ses mérites, portait à juger sans cesse, puisque l’équité des voies de Dieu ne se démontrait qu’à cette condition. Le pharisaïsme a déjà dans la théorie des amis de Job et de certains psalmistes[12] des racines profondes. Jésus, en rejetant l’application de la justice de Dieu à l’avenir, rendait inutiles ces critiques inquiètes de la conduite d’autrui. Le royaume des cieux réparera tout ; Dieu jusque-là sommeille ; mais fiez-vous à lui. Par horreur de l’hypocrisie, le christianisme arriva même à ce paradoxe de préférer le monde franchement vicieux, mais susceptible de conversion, à une bourgeoisie faisant parade de son apparente honnêteté. Beaucoup de traits de la légende conçus ou développés sous l’influence de Jésus furent de cette idée.

Entre gens de même race, partageant le même exil, admettant les mêmes révélations divines et ne différant que sur un seul point d’histoire récente, les controverses étaient inévitables. On en trouve des traces assez nombreuses dans le Talmud et dans les écrits qui s’y rattachent[13]. Le plus célèbre docteur dont le nom paraisse mêlé à ces disputes est Rabbi Tarphon. Avant le siège de Jérusalem, il avait rempli les fonctions sacerdotales. Il aimait à rappeler ses souvenirs du temple, en particulier comment il avait assisté, sur l’estrade des prêtres, au service solennel du grand Pardon. Le pontife avait, ce jour-là, la permission de prononcer le nom ineffable de Dieu. Tarphon racontait que, malgré les efforts qu’il fit, il ne put rien saisir, le chant des autres officiants l’ayant empêché d’entendre[14].

Après la destruction de la ville sainte, il fut une des gloires des écoles de Iabné et de Lydda. À la subtilité il joignit, ce qui vaut mieux, la charité[15]. Dans une année de famine, il se fiança, dit-on, à trois cents femmes, afin que, grâce au titre de futures épouses de prêtre, elles eussent le droit de prendre part aux offrandes sacrées[16] ; naturellement, la famine passée, il ne donna pas suite aux fiançailles. Beaucoup de sentences de Tarphon rappellent l’Évangile. « Le jour est court, le travail long ; les ouvriers sont paresseux ; le salaire est grand, le maître presse[17]. » « De notre temps, ajoutait-il, quand on dit à quelqu’un : « Ôte le fétu de ton œil, » on s’entend dire : « Ôte la poutre du tien[18]. » L’Évangile place une telle réplique dans la bouche de Jésus, réprimandant les pharisiens[19], et l’on est tenté de croire que la mauvaise humeur de Rabbi Tarphon venait d’une réponse du même genre qui lui avait été faite par quelque mîn. Le nom de Tarphon, en effet, fut célèbre dans l’Église. Au IIe siècle, Justin, voulant dans un dialogue mettre aux prises un juif et un chrétien, choisit notre docteur comme défenseur de la thèse juive et le mit en scène sous le nom de Tryphon[20].

Le choix de Justin et le ton malveillant qu’il prête à ce Tryphon contre la foi chrétienne sont justifiés par ce que nous lisons dans le Talmud des sentiments de Tarphon. Ce rabbi connaissait les Évangiles et les livres des mînim[21] ; mais, loin de les admirer, il voulait qu’on les brûlât. On lui faisait remarquer que pourtant le nom de Dieu y était souvent répété. « Je veux bien perdre mon fils, dit-il, si je ne jette au feu tous ces livres, dans le cas où ils me tomberaient sous la main, avec le nom de Dieu qu’ils contiennent. Un homme poursuivi par un assassin, ou menacé de la morsure d’un serpent, doit plutôt chercher un abri dans un temple d’idoles que dans les maisons des mînim ; car ceux-ci connaissent la vérité et la renient, tandis que les idolâtres renient Dieu, faute de le connaître[22]. »

Si un homme relativement modéré comme Tarphon se laissait emporter à de tels excès, qu’on imagine ce que devait être la haine dans ce monde ardent et passionné des synagogues, où le fanatisme de la Loi était porté à son comble. Le judaïsme orthodoxe n’eut pas assez d’anathèmes contre les mînim[23]. De bonne heure s’établit l’usage d’une triple malédiction, prononcée dans la synagogue le matin, à midi et le soir, contre les partisans de Jésus, compris sous le nom de « nazaréens »[24]. Cette malédiction s’introduisit dans la prière principale du judaïsme, l’amida ou schemoné esré. L’amida se composa d’abord de dix-huit bénédictions ou plutôt de dix-huit paragraphes. Vers le temps où nous sommes[25], on intercala entre le onzième et le douzième paragraphe une imprécation ainsi conçue :


Aux délateurs pas d’espérance ! Aux malveillants la destruction ! Que la puissance de l’orgueil soit affaiblie, brisée, humiliée, bientôt, de nos jours ! Sois loué, ô Éternel, qui brises tes ennemis et abaisses les orgueilleux !


On suppose, non sans apparence de raison, que les ennemis d’Israël visés dans cette prière furent à l’origine les judéo-chrétiens[26], et que ce fut là une sorte de schibboleth pour écarter des synagogues les partisans de Jésus. Les conversions de juifs au christianisme n’étaient point rares en Syrie. La fidélité des chrétiens de ce pays aux observances mosaïques fournissait à cela de grandes facilités. Tandis que le disciple incirconcis de saint Paul ne pouvait avoir de relations avec un juif, le judéo-chrétien pouvait entrer dans les synagogues, s’approcher de la téba et du lutrin où se tenaient les officiants et les prédicateurs, faire valoir les textes qui favorisaient ses idées. On prit à cet égard diverses précautions[27]. La plus efficace put être d’obliger tous ceux qui voulaient prier dans la synagogue à réciter une prière qui, prononcée par un chrétien, eût été sa propre malédiction.

En résumé, malgré ses apparences étroites, cette Église nazaréo-ébionite de Batanée avait quelque chose de mystique et de saint, qui dut frapper beaucoup. La simplicité des conceptions juives sur la divinité la préservait de la mythologie et de la métaphysique, où le christianisme occidental ne devait pas tarder à verser. Sa persistance à maintenir le sublime paradoxe de Jésus, la noblesse et le bonheur de la pauvreté, avait quelque chose de touchant. C’était là peut-être la plus grande vérité du christianisme, celle par laquelle il a réussi et par laquelle il se survivra. En un sens, tous, tant que nous sommes, savants, artistes, prêtres, ouvriers des œuvres désintéressées, nous avons encore le droit de nous appeler des ébionim. L’ami du vrai, du beau et du bien n’admet jamais qu’il touche une rétribution. Les choses de l’âme n’ont pas de prix ; au savant qui l’éclaire, au prêtre qui la moralise, au poëte et à l’artiste qui la charment, l’humanité ne donnera jamais qu’une aumône, totalement disproportionnée avec ce qu’elle reçoit. Celui qui vend l’idéal et se croit payé pour ce qu’il livre est bien humble. Le fier Ébion, qui pense que le royaume du ciel est à lui, voit dans la part qui lui est échue ici-bas non un salaire, mais l’obole qu’on dépose dans la main du mendiant.

Les nazaréens de Batanée avaient ainsi un inappréciable privilège, c’était de posséder la tradition vraie des paroles de Jésus ; l’Évangile allait sortir de leur sein. Aussi ceux qui connurent directement l’Église d’au delà du Jourdain, tels que Hégésippe[28], Jules Africain[29], en parlent-ils avec la plus grande admiration. Là principalement leur sembla être l’idéal du christianisme ; cette Église cachée au désert, dans une paix profonde, sous l’aile de Dieu, leur apparut comme une vierge d’une pureté absolue. Les liens de ces communautés écartées avec la catholicité se brisèrent peu à peu. Justin hésite sur leur compte ; il connaît peu l’Église judéo-chrétienne ; mais il sait qu’elle existe ; il en parle avec égards ; du moins il ne rompt pas la communion avec elle[30]. C’est Irénée qui ouvre la série de ces déclamations, répétées après lui par tous les Pères grecs et latins, et auxquelles saint Épiphane met le comble par l’espèce de rage qu’excitent chez lui les seuls noms d’Ébion et de nazaréens. Une loi de ce monde veut que tout fondateur devienne vite un étranger, un excommunié, puis un ennemi, dans sa propre école, et que, s’il s’obstine à vivre longtemps, ceux qui sortent de lui soient obligés de prendre des mesures contre lui, comme contre un homme dangereux.

  1. Minæi de saint Jérôme. Epist. ad August., 89 (74), col. 623 de Mart. (t. IV, 2e part.).
  2. Voir l’Antechrist, p. 55-57. Tosifta Cholin, ii ; Talm. de Bab., Aboda zara, 17 a, 27 b ; Justin, Dial., 39.
  3. Notez ce qui concerne Jacob de Caphar-Schekania, etc., ci-après, p. 533 et suiv., et l’exemple d’Aquila, Épiph., De mens., ch. 15. Il en était encore ainsi au IVe siècle. Voir le curieux récit d’Épiphane, hær. xxx, 4-12. Cf. Quadratus, cité par saint Jérôme, De vir. ill., c. 19.
  4. Talm. de Jér., Aboda zara, ii, 2 (fol. 40 d).
  5. Talm. de Bab., Berakoth, 54 a, 56 b, 57 a.
  6. Talm. de Jér., Schabbath, xvi, 1 (fol. 15 c).
  7. Derenbourg, Palest., p. 349, 352-354.
  8. Derenbourg, op. cit., p. 350-352.
  9. Talm. de Bab., Berakoth, 28 b.
  10. Luc, xviii, 9 et suiv.
  11. Matth., xxiii, 4, 15.
  12. Voir, en particulier, le Ps. lxxiii, surtout le v. 12.
  13. Par exemple, Midrasch sur Ps. x (Derenbourg, p. 356-357).
  14. Midrasch sur Kohéleth, iii, 1 ; sur Bammidbar, xi ; Talm. de Jér., Ioma, iii, 7.
  15. Tosifta Hagiga, vers la fin ; Semahot, ii, 4.
  16. Talm. de Jér., Jebamoth, iv, 14.
  17. Pirké Aboth, ii, 15.
  18. Talm. de Bab., Érachin, 15 b.
  19. Matth., vii, 4.
  20. Le titre ἀρχηγοῦ τῶν Ἰουδαίων (cf. Eusèbe, H. E., IV, xviii, 6) prouve bien qu’il s’agit dans Justin du célèbre Tarphon. Le nom de Tarphon était-il primitivement Τρύφων, ou bien est-ce là une assimilation artificielle de Justin ? On en peut douter. Le nom de Tryphon a été porté par des juifs (Philon, In Flacc., 10), mais n’était pas ordinaire. Le nom de Tarphon n’a été porté en hébreu que par notre docteur. Derenbourg, p. 376, note 1. — Le nom de Rabbi Tarphon se retrouve estropié dans saint Jérôme (Delphon.) In Is., viii, 14.
  21. הגליונין וספרי מינים. Le mot הגליונין, « les Évangiles », est du rédacteur de la Gémare, et non de Tarphon.
  22. Talm. de Bab., Schabbath, 116 a.
  23. Saint Épiph., hær. xxix, 9.
  24. Épiph., xxix, 9 ; saint Jérôme, sur Isaïe, v, 18-19 ; xlix, 7 ; lii, 4 et suiv. Je pense que c’est aussi à cet usage que se rapporte ce que dit Justin (Dial. cum Tryph., c. 16, 47, 137) des anathèmes que les juifs vomissent dans leurs synagogues contre Christ. Cf. saint Jérôme, In Is., xviii, 19.
  25. On attribue l’intercalation en question au patriarche Rabbi Gamaliel II, et on suppose qu’elle fut faite à Iabné (Berakoth, cité ci-après).
  26. On l’appelle aussi « la bénédiction des sadducéens ». Megilla, 17 b ; Talm. de Bab., Berakoth, 28 b et suiv. (comp. Talm. de Jér., Berakoth, iv, 3 ; Schwab, p. 178 et suiv.) Les mots de sadducéens, philosophes, épicuriens, samaritains (koutiim), mînim, sont mis souvent l’un pour l’autre dans le Talmud. Le premier mot de la malédiction, dans les rituels juifs, est oulem[als]înim (les délateurs), qu’on suppose avoir été substitué, par l’addition de deux lettres, à oulemînim (Derenb., p. 345, 346). Dans Mischna, Berakoth, ix, 9, mînim désigne réellement les sadducéens.
  27. Mischna, Megilla, iv, 9 ; Derenbourg, p. 354-355.
  28. Dans Eusèbe, H. E., III, 32 ; IV, 22.
  29. Jules Africain paraît avoir été en rapport avec les nazaréens et avoir reçu leurs traditions orales. Voir Eus., H. E., I, vii, surtout les §§ 8 et 11.
  30. Justin, Dial. cum Tryph., 47, 48.