Les Étoiles éteintes/Édition 1883

La Jeunesse pensive
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 113-118).

 
I

À l’heure où sur la mer le soir silencieux
          Efface les lointaines voiles,
Où, lente, se déploie, en marche dans les cieux,
          L’armée immense des étoiles,

Ne songes-tu jamais que ce clair firmament,
          Comme la mer, a ses désastres ?
Ainsi que des vaisseaux sombrent, à tout moment
          S’éteignent et meurent des astre

s.

Vois-tu, vers le zénith, cette étoile nageant
          Dans les flots de l’éther sans borne ?
L’astronome m’a dit que sa sphère d’argent
          N’était plus rien qu’un cercueil morne.

Jadis, dans un superbe épanouissement,
          D’un troupeau de mondes suivie,
Féconde, elle enfantait majestueusement
          L’amour, la pensée et la vie.

Tous ses bruits, un par un, se sont tus sous le ciel ;
          L’espace autour d’elle est livide ;
Dans le funèbre ennui d’un silence éternel
          Elle erre à jamais par le vide.

Pourtant, elle est si loin que depuis des mille ans
          Qu’elle va, froide et solitaire,
Le suprême rayon échappé de ses flancs
          N’a pas encor touché la Terre.


Aussi, rien n’est changé pour nous : chaque matin
          La clarté de l’aube l’emporte,
Et chaque soir lui rend son éclat incertain ;
          Personne ne sait qu’elle est morte.

Le pilote anxieux la voit qui brille au loin,
          Et, là-bas, errant sur la grève,
Des couples enlacés la prennent à témoin
          De l’éternité de leur rêve !

C’est la dernière fois, et demain nos amants
          N’y lèveront plus leurs prunelles ;
Elle aura disparu, — comme font les serments
          Qui parlent d’amours éternelles.


II

Lorsque la nuit, qu’étoile une poussière d’or,
          Couvre la ville aux sombres rues,
Sur ce triste pavé songes-tu pas encor
          À d’autres clartés disparue

s ?

Un enivrant parfum, comme d’un encensoir,
          S’exhale des roses pâlies,
Et le mystérieux apaisement du soir
          Te verse ses mélancolies.

Alors, épris d’un rêve impossible à saisir,
          En ton âme troublée et lasse,
Ne suis-tu pas d’un chaste et douloureux désir
          Chaque jeune femme qui passe ?

Il semble que leurs yeux aient gardé les douceurs
          Des illusions éphémères ;
Souvent tu les dirais pures comme nos sœurs
          Et tendres ainsi que nos mères...
 
Parmi celles, pourtant, qui ce soir ont passé
          Et que tu crois encor vivantes,
Hélas ! combien déjà dont le cœur est glacé,
          Dont les lèvres sont décevantes !


Ami qui comme moi, quand revient le printemps,
          Rêvés d’immuables maîtresses,
Et portes en ton cœur inquiet de vingt ans
          L’indicible soif des caresses,

Si tu ne veux toujours et vainement souffrir,
          Choisis vite une blanche épouse
Dont la fleur pour toi seul commence de s’ouvrir,
          De son vierge parfum jalouse.

Celle-là peut aimer, celle-là seulement
          Peut être constante et fidèle,
Et sans craindre l’oubli de son premier serment,
          Tu vivras heureux auprès d’elle.

Mais n’abandonne pas aux autres, un seul jour,
          Ton âme tendre de poète,
Ô rêveur qui pourrais prendre pour de l’amour
          Leur étreinte froide et muette.


Parfois, dans leurs regards clairs ou mystérieux
          Tu croiras voir luire une flamme...
Garde-toi ! le reflet est encor dans les yeux,
          Mais le foyer n’est plus dans l’âme.

Ô bien fou qui prendrait pour éclairer ses pas
          Ces lueurs trompeuses ou feintes !
Ne te retourne pas ! ne les regarde pas !
          — Ce sont des étoiles éteintes.