Les États de Bretagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 926-956).
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LES
ETATS DE BRETAGNE

VIII.
LE PROCUREUR-GENERAL DE LA CHALOTAIS.

Il est pour les hommes parvenus à la renommée un moment solennel, c’est celui où le flot qui les a portés sur les hauteurs se retire, laissant leur mémoire en présence d’une génération étrangère aux idées et aux passions qu’ils ont servies. On est amené à se demander alors ce qui survivra pour la postérité des choses accomplies au bruit d’applaudissemens éteints dans un silence éternel, et ce qu’ils penseraient de leur œuvre, s’il leur était donné de là contempler par les yeux de leurs petits-fils. En se plaçant à ce point, de vue pour juger les opinions et les actes du procureur-général de La Chalotais, on arriverait à constater un désaccord à peu près constant entre l’objet de ses poursuites et le résultat de ses efforts. Le magistrat qui porta aux jésuites un coup réputé mortel les retrouverait au milieu de nous placés sous l’inviolable égide de cette liberté de conscience profondément antipathique à l’ancienne magistrature française. Janséniste, mais chrétien convaincu, il ferait peut-être élever ses enfans par les hommes qu’il proscrivit ; homme d’un grand goût, malgré son Essai d’éducation nationale, qui se résumait dans l’immolation des études littéraires aux études mathématiques, il défendrait probablement aujourd’hui l’enseignement classique avec autant d’ardeur qu’il le combattit ; juste et sensé, il honorerait les modestes instituteurs de la démocratie victorieuse autant qu’il attaqua les frères ignorantins, coupables du crime, alors capital à ses yeux, d’enseigner à lire au peuple. Quelle radicale transformation surtout les événemens auxquels il concourut n’auraient-ils point opérée dans ses convictions politiques ! Ardemment dévoué et aux vieilles institutions aristocratiques de sa province et à cette royauté française qu’il eût couverte de son corps, s’il avait pu soupçonner la portée de ses propres coups, La Chalotais aurait vu s’abîmer la Bretagne avec la monarchie à la suite d’une victoire qu’il prépara par ses longs efforts. Survivant donc à ses espérances comme à ses haines, il se présenterait les mains vides devant l’histoire, s’il n’avait à évoquer un souvenir immortel, celui de sa lutte contre l’arbitraire dans ses procédés les plus odieux et contre la calomnie dans ses raffinemens les plus infâmes. Si le polémiste a perdu de sa puissance par l’apaisement des passions, si les théories de l’écrivain n’ont pas supporté l’épreuve de l’expérience, le noble prisonnier dont le « cure-dent gravait pour l’immortalité » des protestations d’une beauté antique a grandi aux yeux des nouvelles générations, nourries dans le respect scrupuleux des lois qui couvrent la liberté des citoyens, et sa mémoire est aujourd’hui plus honorée par les coups qu’il a reçus que par ceux qu’il a portés.

Né dans la première année du XVIIIe siècle, Louis-René de Caradeuc de La Chalotais occupa dès l’âge de vingt-sept ans au parlement de sa province la position d’avocat-général, à laquelle l’avait préparé le concours simultané de la naissance, de la fortune et de l’éducation. Les mêmes conditions lui ménagèrent, vingt ans plus tard, le siège de procureur-général, charge qui, dans le singulier mécanisme de cette société, réunissait au caractère d’un emploi administratif celui d’une sorte de propriété inviolable. Un écrit sur le commerce des grains où respirait une foi énergique dans les bienfaits de la liberté commerciale avait, en 1754, attiré pour la première fois l’attention publique sur ce magistrat, dont la pensée, toujours grave, contrastait avec une élocution très vive et une parole souvent caustique. Le procureur-général de Rennes avait des besoins d’esprit et des aspirations qui dépassaient la sphère où le circonscrivait l’accomplissement habituel de devoirs importans, mais monotones. Il se montrait à Paris aussi souvent que le lui permettaient ses fonctions, s’efforçant de se rapprocher de ces maîtres de l’opinion qu’il ne contemplait encore que de loin, mais au niveau desquels la fortune lui donna tout à coup le moyen de se placer. La guerre contre les jésuites venait de commencer dans toute l’Europe : prendre une part active à la lutte engagée contre cette société fameuse par le gouvernement des trois branches de la maison de Bourbon, c’était se ménager une faveur assurée de la part des gens de lettres aussi bien que des hommes d’état : M. de La Chalotais le comprit, et, par une résolution aussi hardie qu’opportune, il conquit à la fois le duc de Choiseul et Voltaire, le dispensateur des grâces et celui de la popularité.

Personne n’ignore que la société de Jésus, compromise par l’affaire du père Lavalette, courut elle-même à sa perte en demandant, pour faire juger ce triste procès, la juridiction du parlement de Paris, lorsqu’elle aurait pu réclamer celle du grand-conseil, au sein duquel elle aurait rencontré des dispositions très différentes. C’était se livrer spontanément à de vieux adversaires, trop implacables pour se montrer généreux et même pour rester justes. Cette société, constamment maladroite malgré sa réputation très usurpée d’habileté, portait aux yeux des parlementaires le poids d’un double tort. Dans le XVIe siècle, lorsque les parlemens défendaient avec ardeur contre tous les pouvoirs la suprématie absolue de la couronne, elle s’était efforcée de placer le droit du chef de l’église au-dessus du droit du chef de l’état ; au XVIIe, elle avait recherché, dans des querelles où l’intérêt politique dominait l’intérêt religieux, la périlleuse protection du pouvoir royal, et s’était constituée l’adversaire le plus redoutable du jansénisme, cette forme primitive de l’opposition naissante. « Le prétexte de la punition des jésuites, a dit Voltaire, était le danger prétendu de leurs mauvais livres que personne ne lit ; la cause véritable était le crédit dont ils avaient longtemps abusé. Il leur est arrivé dans un siècle de lumière ce qui arriva aux templiers dans un siècle de barbarie… Ce n’est ni Sanchez ni Escobar qui ont perdu les jésuites, c’est le jésuite Le Tellier, c’est la bulle Unigenitus, c’est la charrue qu’ils ont fait passer sur les ruines de Port-Royal. »

On ne tarde jamais beaucoup à pâtir soi-même des atteintes portées à la liberté d’autrui, et les jésuites en firent à leurs dépens la cruelle expérience. Un arrêt du parlement de Paris du 6 août 1761 avait déclaré cet ordre dangereux pour la religion et pour l’état, et interdit aux sujets du roi de s’y affilier. Cette manifestation mit en mouvement presque tous les parlemens du royaume, alors étroitement rattachés l’un à l’autre par un lien politique. Toutefois, malgré le concours ardent qu’une partie de son conseil donnait à cette poursuite, le roi réserva d’abord pour lui-même l’examen de la grave question qui impliquait une révolution dans le système de l’éducation publique ; mais on sait qu’il céda quelques mois plus tard à la curiosité de voir quelle figure ferait en abbé le père Perrusseau. Ce fut dans cet intervalle que M. de La Chalotais, secrètement d’accord avec le duc de Choiseul, et sur la vive insistance de ce ministre, intervint pour porter au nom du roi le coup de grâce à la société de Jésus. Le procureur-général de Rennes, se fit donner par sa cour l’injonction de lui rendre compte des constitutions de la société, dont le supérieur du collège de Rennes reçut ordre d’apporter le texte au greffe du parlement. Dans la première quinzaine de décembre, quatre séances furent consacrées à la lecture du volumineux réquisitoire où l’œuvre fondée par saint Ignace est exposée dans ses développemens historiques, et où l’auteur s’efforce d’en juger la portée sociale d’après des textes empruntés à certains docteurs accrédités dans leur temps, mais à peu près oubliés dans celui où il les faisait reparaître. Les Comptes-rendus sont une œuvre littéraire d’une forme vraiment magistrale. C’est sous le couvert d’une modération impitoyable que La Chalotais, tout en rendant hommage aux vertus personnelles des membres de la société, réclame contre eux une sorte de mise hors la loi avec la confiscation de leurs propriétés et la perspective éventuelle de l’exil et de l’incarcération. Un tel écrit, sorti de la plume d’un magistrat qui entendait demeurer dans les strictes limites de l’orthodoxie en se disant meilleur catholique que le pape, permit à l’école philosophique de pénétrer au cœur de la place qu’il s’agissait d’emporter moins par force que par surprise. « Votre réquisitoire, lui écrivait Voltaire, se répand et s’imprime dans toute l’Europe avec le succès que mérite le seul ouvrage philosophique qui soit jamais sorti du barreau[1]. »

Une pareille popularité pouvait suffire à coup sûr pour protéger les Comptes-rendus contre toutes les attaques de la critique ; mais le parlement de Paris n’en jugea point ainsi, préoccupé qu’il était de placer au-dessus de toute discussion l’écrit qui venait protéger si opportunément le dispositif de ses arrêts. S’adressant dans leur malheur à la publicité, cette ressource suprême de tous les opprimés, lors même qu’ils auraient commencé par être oppresseurs, les jésuites avaient fait imprimer diverses réponses à M. de La Chalotais afin d’éclairer l’opinion. Un écrit attribué au père Griffet se fit remarquer entre tous par la solidité du savoir et la dédaigneuse élégance de sa rédaction. L’auteur s’efforçait d’établir que le procureur-général de Rennes avait tiré de textes qu’il connaissait fort mal des conséquences pratiques que ceux-ci ne comportaient en aucune façon, et qu’en matière de tyrannicide il avait attribué aux jésuites français des doctrines fort dangereuses sans nul doute, mais qui, dans le courant du XVIe siècle, étaient professées par des casuistes de toutes les robes et de tous les pays. Le père Griffet pouvait avoir tort ; cependant il avait à coup sûr le droit, pour ne pas dire l’impérieux devoir, de défendre l’ordre auquel il appartenait. MM. les gens du roi dénoncèrent cette brochure comme contenant des réponses ironiques peu respectueuses pour la magistrature, et par arrêt du 24 avril 1762 la cour condamna les Remarques sur le réquisitoire de M. de La Chalotais à être brûlées à Paris sur l’escalier du Palais, ordonnant d’informer contre les imprimeurs et colporteurs[2].

Peu de jours après que M. de La Chalotais eut communiqué ses conclusions à la cour, elle rendit un arrêt par lequel « défense fut faite aux sujets du roi d’entrer dans la société de Jésus, d’y enseigner la théologie, la philosophie ou les humanités, défense aux étudians de suivre leurs cours sous peine d’être réputés fauteurs de leurs doctrines sacrilèges et homicides[3]. » Le même arrêt prescrivait à toutes les municipalités de la province d’envoyer des mémoires au procureur-général, dans lesquels elles exposeraient leurs vues sur les meilleures méthodes à suivre pour l’enseignement de la jeunesse ; il ordonnait enfin de brûler par la main du bourreau tous les livres enseignant les doctrines de la société, et enjoignait à ses membres d’abandonner leurs collèges et maisons conventuelles, déclarées propriétés de l’état. L’exécution suivit de près malgré deux tentatives de résistance légale essayées par les jésuites afin de demeurer à titre de particuliers en possession du collège de Rennes, dont la propriété leur avait été attribuée par les états dans le cours du siècle précédent. Le 1er août 1762, dernier délai fixé pour leur départ, tous les membres de la société sortirent à midi de la maison conventuelle après y avoir célébré une dernière messe. L’office terminé, ils emportèrent les vases sacrés, éteignirent la lampe de l’autel, et, laissant le tabernacle ouvert, ils sortirent les yeux pleins de larmes, suivis d’une foule animée d’émotions fort vives. Au fond, la Bretagne était demeurée sympathique à la société proscrite, et la preuve la plus éclatante qu’on puisse apporter de l’universelle popularité conquise à M. de La Chalotais par les iniques persécutions du pouvoir, c’est que, malgré les coups terribles portés par ce magistrat à la compagnie de Jésus, cette popularité se maintint jusque dans les rangs de la noblesse, demeurée attachée presque tout entière aux maîtres qui avaient formé son enfance.

La contrariété profonde causée à l’aristocratie bretonne par une mesure qui livrait aux chances les plus incertaines l’avenir moral de ses enfans se manifesta aux états de 1762, tenus peu de mois après l’expulsion des jésuites. Lorsqu’il fut question de la subvention annuelle assignée sur la ferme des devoirs aux établissemens d’instruction publique, l’un des chefs de l’opposition, M. de Coëtanscour, déclara qu’il lui paraissait impossible de continuer cette allocation en présence de la désorganisation générale à laquelle cet important service était en proie. D’autres orateurs vinrent contester au parlement le droit qu’il s’était arrogé de statuer sur un intérêt politique du premier ordre, lequel ne pouvait être décidé que par les états,- qui n’avaient pas même été consultés sur la transformation radicale introduite dans le système de l’éducation publique. Le tiers prit parti pour les arrêts rendus contre les jésuites, et dans cette situation fort critique le commandant de la province dut déployer une extrême souplesse afin de faire prononcer l’ajournement à la tenue suivante, en s’aidant de la docilité habituelle de l’ordre x ecclésiastique. Il suffit de lire dans le journal du duc d’Aiguillon le récit de l’orageuse séance du 26 octobre 1762 pour s’assurer de la parfaite indifférence avec laquelle ce courtisan sceptique, contraint de manœuvrer entre le dauphin et Mme de Pompadour, voyait s’agiter des passions religieuses dont les manifestations ne le touchaient que par les embarras qu’elles lui créaient.

Plus ambitieux de la gloire littéraire depuis qu’il en avait goûté les premiers enivremens, M. de La Chalotais adressa en 1763 un long mémoire à sa compagnie, indiquant quelques combinaisons nouvelles pour combler le vide que venait de créer la disparition du seul corps enseignant que comptât alors la Bretagne. Des prêtres séculiers, réunis à peu près au hasard, avaient remplacé, par une conséquence nécessaire de cette réorganisation hâtive, les jésuites dispersés, et les études étaient tombées à ce point que la moitié des établissemens d’instruction publique laissaient craindre une clôture prochaine. Ce fut dans ces circonstances difficiles, et pour atténuer sans doute sa responsabilité personnelle, que La Chalotais imagina une théorie dont l’effet, si elle avait prévalu, aurait été de réduire des trois quarts le nombre des collèges où s’enseignaient en France les langues classiques, l’idée fondamentale de son système consistant à n’attribuer désormais à cet enseignement qu’un maximum de quatre années. Grand ennemi du travail obligé, qu’il considère comme contraire à la méthode primordiale suivie par la nature pour nous instruire sur les genoux de notre mère, l’auteur de l’Essai d’éducation nationale prétend fonder son édifice sur deux bases principales, l’expérimentation et la mnémonique. Commencé par la géographie et l’histoire, l’enseignement devra continuer par les mathématiques et avoir pour couronnement l’étude de l’antiquité classique, patrimoine exceptionnel d’un petit nombre d’esprits. La plaie sociale la plus redoutable, c’est en effet, selon le noble magistrat, la tendance au déclassement des professions modestes, et l’effort principal de l’état doit consister à multiplier le travail des bras pour réduire celui de l’intelligence, en vertu de la salutaire maxime : multorum manibus egent res humanœ, paucorum capita sufficiunt[4]. Neuf pour son temps, l’Essai d’éducation nationale n’émanait pas cependant d’une pensée originale. Les doctrines philosophiques en sont empruntées au Traité des sensations, de Condillac, dont ce livre reflète la stérile clarté, et ses méthodes pédagogiques sont inspirées par l’Emile, de Rousseau, tout récemment paru, et dont le parlement de Paris, qui entretenait sur le grand escalier du Palais une sorte de bûcher en permanence, se disposait à mêler les cendres à celles des livres d’Escobar. Ce qui appartient en propre à l’auteur dans cet écrit, dont la forme est si supérieure au fond, c’est une langue excellente, qui rappelle la manière vive et nerveuse de Montesquieu. Le succès égala celui des Comptes-rendus, et ce livre, émané d’un écrivain religieux, fut pris comme une excellente machine de guerre pour démolir le vieux système d’enseignement des écoles sacerdotales. Sitôt qu’il eut paru, tous les écrivains de l’Encyclopédie adressèrent au procureur-général des félicitations un peu trop emphatiques pour être bien sincères. Le géomètre D’Alembert, à qui les ennemis de La Chalotais s’étaient complu sans aucune sorte de motif et contre toute vraisemblance à attribuer une part dans la rédaction des Comptes-rendus, proclama l’Essai d’éducation un chef-d’œuvre, et Voltaire pria M. de La Chalotais de lui envoyer le plus vite possible à Ferney quelques couples de frères ignorantins, « afin de les atteler à ses charrues. »

Le succès était donc complet, et La Chalotais sut le faire profiter à ses intérêts tout aussi bien qu’à sa renommée. Déjà avancé en âge, son désir le plus vif était de partager le titre et les fonctions de procureur-général avec son fils, auquel il souhaitait de faire assurer la survivance de cette charge. Le comte de Saint-Florentin, chargé des affaires de la Bretagne, avait opposé aux premières démarches de M. de La Chalotais des objections dont celui-ci désespéra longtemps de triompher. Ces objections avaient été inspirées au ministre par le commandant de la province, son ami et son parent, et s’appuyaient, d’après le duc d’Aiguillon, sur l’insuffisance du jeune magistrat pour qui cette faveur était réclamée[5]. Si secrète qu’eût été la correspondance entre l’oncle et le neveu, M. de La Chalotais en avait fort bien pénétré le sens et deviné l’effet. Aux obstacles opposés par M. d’Aiguillon aux vœux ardens d’un père paraît donc remonter l’inimitié qui eût pour la Bretagne des conséquences si graves. Ces mauvais vouloirs réciproques s’étaient déjà révélés dans le cours de l’année 1761 sans altérer l’entente apparente qui unissait encore le commandant et le procureur-général ; mais l’éclatant service rendu bientôt après par ce dernier à la politique du duc de Choiseul et la célébrité conquise à son nom changèrent complètement l’état des choses. Le premier ministre prit chaleureusement en main la cause de M. de La Chalotais ; il y intéressa Mme de Pompadour et la députation des états de Bretagne, à laquelle il demanda à titre de service personnel, durant son séjour à Paris, d’appuyer la demande de ce magistrat auprès de M. de Maupeou. M. de Saint-Florentin céda, et la Bretagne eut deux procureurs-généraux, M. de Caradeuc ayant été associé à son père dans l’exercice simultané de la même charge.

Le duc d’Aiguillon ne pardonna pas plus à M. de La Chalotais d’avoir réussi par le concours de M. de Choiseul que le procureur-général ne pardonna au duc d’Aiguillon d’avoir voulu le desservir auprès de M. de Saint-Florentin. Un abîme s’ouvrit bientôt entre le magistrat, défenseur né des droits de sa province, et le grand seigneur appelé à faire prévaloir en Bretagne toutes les volontés de la cour. Cette guerre personnelle commença par des épigrammes pour finir par d’atroces calomnies. M. de La Chalotais était doué d’un esprit mordant, qualité dangereuse chez un magistrat, et ses bons mots transperçaient son adversaire, qui manquait de promptitude sans manquer pourtant de finesse. La plupart des salons de la ville parlementaire avaient pris parti contre le commandant de la province avec autant de chaleur que sous le maréchal de Montesquiou. M. de La Chalotais méconnaissait la bravoure du vainqueur de Saint-Cast, à laquelle les nombreux témoins de l’action avaient rendu témoignage, et celui-ci contestait avec tout aussi peu de fondement l’extraction noble du magistrat. A l’hôtel de Caradeuc, on avait imaginé l’histoire d’un moulin, duquel serait sorti, à la fin du combat, le général, moins couvert de gloire que de farine ; à l’hôtel du gouvernement, on racontait la transformation d’un certain tableau d’ancêtre dont la toque et la robe d’échevin auraient récemment disparu sous un casque et une cuirasse de chevalier[6].

Il y avait malheureusement en jeu des intérêts plus sérieux que de telles misères : le conflit des états et du parlement avec la cour avait pris, depuis le refus du vote et de l’enregistrement des deux sous pour livre par l’assemblée bretonne, les plus formidables proportions. M. de La Chalotais, que nous avons vu figurer aux états de 1762 parmi les commissaires du roi, n’avait prêté, au représentant de l’autorité royale qu’un concours des plus équivoques, et M. de Caradeuc, son fils, eut durant la tenue de 1764 une attitude bien plus hostile encore au commandant de la province. Chercher dans les dispositions hautement avouées de ces deux magistrats la trace d’un complot contre la sûreté de l’état, transformer M. de La Chalotais en factieux et réclamer sa tête parce qu’il était mal avec le chef de l’administration locale, c’était là certainement un acte insensé ; mais telle était cette anarchique organisation que le pouvoir, en disposant arbitrairement de la liberté des citoyens, ne disposait pas toujours des agens les plus nécessaires à son action, et qu’il lui était plus facile de jeter un homme dans un cul-de-basse-fosse que d’enlever sa charge à un procureur-général. Il aurait été aussi naturel de révoquer M. de La Chalotais en 1764 qu’il fut révoltant de l’emprisonner en 1765. Fonctionnaire malveillant pour ses supérieurs hiérarchiques, le noble magistrat n’était pas plus un séditieux qu’un conspirateur. A la veille de subir les plus cruelles persécutions, il était encore ardemment dévoué à la monarchie, et, lorsque la question des démissions fut agitée à Rennes au retour des magistrats mandés à Paris, le procureur-général fit, de l’aveu même du duc d’Aiguillon, les derniers efforts pour détourner ses collègues d’une résolution dont sa haute sagacité avait mesuré les conséquences politiques. M. de La Chalotais comprit fort bien que, si le parlement laissait la province sans tribunaux, les magistrats perdraient bientôt toute leur puissance régulière, et qu’ils légitimeraient de la part de l’autorité un coup d’état fort périlleux pour eux comme pour elle. Ce fut en effet ce qui arriva, lorsqu’à la suite des refus réitérés faits par les membres du parlement de remonter sur leurs sièges, d’autres juges furent appelés pour les remplir, et que le bailliage d’Aiguillon vint remplacer jusqu’à la fin du règne le parlement vénéré de Bretagne. Mais il est des momens où l’on ne raisonne plus, et la magistrature était arrivée aussi bien que le ministère au dernier paroxysme de la passion. Les démissions furent donc données et maintenues, comme je l’ai précédemment exposé, malgré l’avis de la plupart de ceux qui crurent devoir s’y associer par honneur, et d’un autre côté les. poursuites criminelles contre les plus honorables magistrats furent entamées, non parce que les parlementaires avaient compromis, en cessant de rendre la justice, le premier intérêt des peuples, mais parce que leurs partisans, au moyen de vers, de gravures et de lettres anonymes, avaient infligé de sanglantes blessures à l’amour-propre de M. le duc d’Aiguillon et de M. le comte de Saint-Florentin.

Le gouvernement, qui avait supporté de la part des compagnies judiciaires les plus téméraires entreprises, perdit tout à coup la tête lorsqu’il se vit attaqué par des caricatures et par des chansons. Rennes et toute la Bretagne étaient inondées d’estampes dédiées aux douze magistrats non démis avec les deux lettres J. F., qui ne signifiaient pas du tout judex fidelis, comme le maintenaient les colporteurs. La poste portait à Paris des lettres anonymes dont la grossière et menaçante rédaction constatait une émotion populaire d’un caractère fort dangereux. Tandis que les. cabarets retentissaient de dis cours analogues à ceux qui avaient tourné la tête de Damiens, les salons chansonnaient l’oncle et le neveu. L’abbé de Boisbilly, le plus bel esprit de l’église, avait mis en couplets une lettre de M. de Saint-Florentin au premier président d’Amilly, dont les premiers mots étaient : le roi commence à s’occuper des affaires de la Bretagne.

Cette chanson en avait provoqué beaucoup d’autres, et les nombreux suppôts de justice sans travail depuis la cessation des séances du parlement en répétaient les refrains en rossant de main de maître les gens des ifs et les fournisseurs de la maison du commandant. En vain l’intendant de Flesselles s’efforçait-il d’intimider le populaire ; en vain réclamait-il des deux procureurs-généraux la consécration légale des nombreux emprisonnemens qu’il ordonnait tous les jours. MM. de La Chalotais et de Caradeuc, qui avaient conservé leurs fonctions, faisaient remettre en liberté ces pauvres diables, fort excusables à leurs yeux de chanter pour s’étourdir. Le désordre n’était pas moins profond dans l’administration que dans les esprits ; mais, quoique les intérêts commençassent à beaucoup souffrir, l’ardeur de l’opinion ne fléchissait point. Depuis les démissions et le refus persistant de les retirer, le parlement de Rennes était présenté par tous les parlemens du royaume comme un modèle de patriotisme antique, et dans cette constellation de nébuleuses la figure de La Chalotais, alors dans tout l’éclat de sa renommée, se détachait au point d’effacer les autres. Ni M. de Saint-Florentin, qui partageait les haines personnelles de son parent, ni M. de Maupeou, de vieille date ennemi du procureur-général, ni M. de Laverdy, portant alors à la magistrature la rancune d’un amant éconduit, ne purent contempler de sang-froid un pareil triomphe. Ancien magistrat arrivé au ministère afin de réconcilier la royauté avec les cours souveraines, ce dernier aurait été l’instrument principal des poursuites criminelles si étrangement entamées contre six magistrats bretons, si l’on s’en rapporte au duc d’Aiguillon, lequel, en vertu du principe que tout mauvais cas est niable, se défend, en invoquant un alibi, d’avoir pris l’initiative de cette déplorable affaire[7]. Il reste à comprendre l’assentiment soudain de M. de Choiseul à la persécution qui allait atteindre l’homme public dont il avait fait son instrument dans l’une des plus grandes affaires du temps. De ceci M. d’Aiguillon donne un explication qui, si elle n’est point parfaitement véridique, a du moins le mérite de l’originalité. D’après lui, M. de Choiseul aurait fait cet honnête calcul de frapper le célèbre procureur-général, personnellement antipathique à Louis XV, afin que dans l’opinion publique le contrecoup vînt atteindre M. le duc d’Aiguillon, qu’elle en tiendrait pour seul responsable, le ministre trouvant dans cette manœuvre le double bénéfice d’être agréable au roi et de perdre son rival.

La procédure dont allait bientôt s’occuper l’Europe entière s’engagea, trois mois avant l’arrestation de M. de La Chalotais, par une instruction qu’on dirait à ses débuts entamée contre des étudians en goguette. Le 23 juillet 1765, la Tournelle de Paris recevait par le lieutenant de police l’ordre d’informer contre « des intrigues pratiquées en la province de Bretagne, par libelles écrits tant en prose qu’en vers tendant à attaquer l’honneur et la réputation de différentes personnes, et même par lettres anonymes adressées à Paris aux ministres du roi. » Le 1er août intervenait un arrêt ordonnant un commencement de poursuites avec un procès-verbal de description des pièces à l’appui. Voici ces pièces, auxquelles pas un seul document de quelque valeur ne vint s’ajouter durant le cours de ce long procès malgré les fréquentes saisies opérées à la requête des commissaires de la chambre criminelle : « 1° une parodie de la lettre du roi, du 7 juin, à M. le comte de Saint-Florentin, sur l’air : Accompagné de plusieurs autres, se composant de trois couplets de six vers chacun ; 2° un rondeau de quatorze vers commençant par ces mots : parmi les ifs ; 3° trois couplets d’une chanson adressée aux magistrats non démis, sur l’air de : Robin ture lure ; 4° une enveloppe scellée en cire rouge contenant douze noms dans un écusson, avec un if couronné et la devise ne sedeas in umbra ; 5° une lettre anonyme adressée à M. le comte de Saint-Florentin, à Paris, commençant par ces mots : inutilement, Louis, sous la conduite de quelques scélérats, etc., lettre dont le sieur Bouquerel s’est reconnu l’auteur ; 6° un premier billet anonyme au même ministre contenant une ligne et demie conçue en ces termes : dis à ton maître que malgré lui nous chasserons les douze ifs et toi aussi ; 7° une autre lettre anonyme, au même, commençant par ces mots : tu es j. f., etc.[8]. » De quelques ponts-neufs et de factums écrits en style de crocheteur sortit l’étrange, accusation dont personne encore ne soupçonnait l’importance. L’interruption du cours de la justice avait livré l’instruction de cette affaire à l’intendant de la province en l’absence du commandant, et M. de Flesselles, qui avait associé son sort à celui du duc d’Aiguillon, servait avec empressement les inimitiés de l’homme dont il attendait sa fortune. Ce magistrat faisait partir chaque jour pour la Bastille, dont la chute, survenue vingt ans plus tard, lui réservait une mort sanglante, quantité de prisonniers pris à peu près au hasard parmi les citoyens de toutes les conditions. Dans la seule ville de Rennes, les arrestations dépassèrent le nombre de trente dans le mois d’octobre. Une seule était motivée par un délit sérieux. Un jeune commis négociant, du nom de Bouquerel, avait écrit au ministre de la maison du roi une lettre dans laquelle il semblait menacer Louis XV du sort réservé à son infortuné successeur, s’il ne satisfaisait promptement au vœu du peuple en rendant à celui-ci les seuls magistrats qui eussent sa confiance. Cet homme confessa sa faute sans hésiter, jurant d’ailleurs en présence de Dieu, devant lequel il se croyait prêt à paraître, qu’il n’avait pas communiqué sa lettre, et que personne ne l’avait ni connue ni conseillée ; mais ce que la passion admet le moins dans les temps de trouble, c’est l’isolement des crimes. On arrêta donc, avec les parens de Bouquerel, des avocats et des procureurs suspects de relations avec lui. Quelques jours après, ce fut au tour des ouvriers imprimeurs qui avaient fort innocemment commencé la composition d’un manuscrit dont l’auteur s’empressa, sur la connaissance de ces poursuites, d’aller se nommer à l’intendant. Cet écrivain était un jeune conseiller aux enquêtes, M. Gharette de La Collinière, neveu de M. de La Gascherie, qui fut emprisonné avec son oncle dans le cours du mois suivant. Le corps du délit était une œuvre que sa spécialité semblait devoir réserver au jugement de l’Académie des Inscriptions. Il s’agissait en effet d’un projet de réponse à un long mémoire historique que venait de faire composer M. de Laverdy sous ce titre : Preuves de la pleine souveraineté des rois de France sur la Bretagne. Dans l’écrit de M. de La Collinière, Clovis et Grégoire de Tours occupaient beaucoup plus de place que Louis XV et ses ministres, ce qui n’empêcha pas ce manuscrit de servir de base à l’accusation criminelle intentée contre son auteur, lorsque le souple talent de M. de Galonné eut étayé sur un factum de lourde érudition l’édifice qui avait commencé par s’élever sur l’air de Robin tare lure. Enfin l’une des femmes les plus à la mode de ce temps-là, Mme la marquise de La Roche, fut arrêtée sous l’imputation d’avoir reçu dans son château l’année précédente, quelques jours avant l’ouverture des états, plusieurs bastionnaires qui s’y seraient rencontrés avec M. de La Chalotais. Le château du Boschet devint, dans le système de l’accusation, le centre d’un vaste complot tramé contre la monarchie française par le procureur-général et ses complices ; quoique celui-ci, après son arrestation, eût victorieusement établi que sa visite à Mme de La Roche avait précédé de plusieurs semaines le séjour de MM. de Pire et de Kerguezec, ces deux derniers reçurent des lettres de cachet qui exilaient l’un dans ses terres, et l’autre au fond de l’Auvergne malgré son grand âge et le mauvais état de sa santé.

Au commencement de novembre, l’agitation avait pris à Rennes des proportions que l’atonie de notre vie provinciale ne nous laisse plus comprendre aujourd’hui. Dénué d’intelligence comme de résolution, le ministère semblait faire d’ailleurs tout ce qu’il fallait pour accroître ces difficultés. Il avait imaginé, par exemple, d’ordonner aux quatre-vingts magistrats démissionnaires de ne pas désemparer de la ville de Rennes, ce qui les constituait en réunion permanente, et justifiait d’avance en quelque sorte toutes les démarches qu’ils exécuteraient de concert. En prenant une aussi étrange mesure, le cabinet avait espéré les amener à remonter sur leurs sièges moyennant quelques légères concessions ; mais le pouvoir avait affaire à des hommes indépendans pour la plupart par la fortune comme par le caractère, et leur réunion les rendait d’ailleurs bien plus inaccessibles encore à des tentatives dont le succès est plus facile sur des individus isolés que sur un corps relié par une solidarité générale. C’est alors qu’il se résolut à une mesure dont les conséquences ne tardèrent pas à l’entraîner dans un abîme d’insolubles difficultés.

Le 11 novembre à une heure du matin, tous les abords de l’hôtel où résidaient les deux procureurs-généraux furent cernés par les dragons d’Autichamp, et M. de La Chalotais, éveillé eh sursaut par un officier, dut se lever et partir immédiatement pour une destination ignorée, sans obtenir la consolation d’embrasser sa famille. M. de Caradeuc, arraché de la chambre de sa femme, grosse de sept mois, eut le même sort, et réclama vainement la communication des ordres en vertu desquels ce double enlèvement était opéré. Des notaires, dont les chefs militaires s’étaient fait accompagner à défaut de magistrats, apposèrent immédiatement les scellés sur tous les papiers de l’hôtel. Dans la même nuit, des mesures semblables étaient prises contre les conseillers Picquet de Montreuil, Charette de La Gascherie et de La Collinière ; enfin quelques semaines plus tard s’opérait l’arrestation de M. de Kersalaün, fréquemment signalé dans le journal du duc d’Aiguillon comme l’un des hommes les plus spirituels et les plus redoutables du parlement.

Cependant MM. de La Chalotais et de Caradeuc, escortés d’officiers qui avaient ordre de ne pas les perdre de vue un seul moment, furent conduits en poste et sans pouvoir prendre aucun repos à l’extrémité de la province. Arrivés à Morlaix, ils furent enfermés au château du Taureau, forteresse construite sur un rocher au milieu de la baie où se décharge la rivière de cette ville. Quelques invalides sous le commandement d’un chef subalterne occupaient seuls ce triste séjour, qui n’avait depuis longtemps reçu aucun prisonnier d’état, et où pas un logement n’était disponible en dehors des quelques pièces communes servant à la petite garnison. Là les deux infortunés furent enfermés séparément dans deux casemates humides où pénétraient à peine l’air et le jour. Un lit de camp servit de couche au vieillard, en proie à une grave maladie de vessie, et dont le nom, déjà célèbre, fut porté depuis son malheur par toutes les voies de la renommée aux confins du monde civilisé. Cette séquestration absolue dura trente-cinq jours. Tant qu’ils résidèrent dans ce château, les deux prisonniers durent faire apprêter leur nourriture par le vieux cantinier des invalides, et vécurent dans le dénûment le plus absolu. Ils n’y subirent d’ailleurs aucune sorte d’interrogatoire, ignorant quels délits leur étaient imputés et ne pouvant ni recevoir ni écrire aucune lettre, même sous la condition de la présenter ouverte au commandant du château. Les trois conseillers arrêtés avec les procureurs-généraux furent conduits au Mont-Saint-Michel, et, si les conditions matérielles de leur détention furent moins pénibles, les interdictions ne restèrent pas moins rigoureuses.

Pendant ce temps, le cabinet s’efforçait d’échapper aux conséquences des actes qu’il venait d’ordonner avec la plus inexplicable imprévoyance. Le lendemain de l’enlèvement des magistrats, leurs confrères démissionnaires étaient invités par le premier président à se rendre au palais en robe et en toque afin d’y prendre connaissance des volontés du roi. Ayant d’un commun accord déféré à cette invitation, ils entendirent la lecture d’une lettre de sa majesté dont ils déclarèrent préalablement, à raison de leurs démissions données et maintenues, n’être en mesure de recevoir communication qu’à titre de sujets respectueux. Le roi leur faisait savoir qu’il était disposé à prendre en considération la plupart des observations consignées par les états dans leurs cahiers de remontrances ; il leur demandait en conséquence de reprendre sans aucun délai leur service ordinaire, leur annonçant qu’aussitôt après l’enregistrement pur et simple de la déclaration du 21 novembre, relative, comme on sait, à la perception des deux sous par livre, ils jugeraient eux-mêmes ceux de leurs confrères que a pour des faits graves, il avait cru devoir faire arrêter. » Cette dernière considération avait été réputée décisive auprès des magistrats, parce qu’elle impliquait la mise en liberté inévitable et prochaine des détenus. Cependant tous se trouvèrent d’accord pour repousser l’ouverture qui leur était faite, et de quelque manière qu’on ait jugé la convenance et l’opportunité des démissions, il est impossible de n’être pas pénétré de respect à la lecture de l’arrêté suivant, pris par des magistrats qui sacrifiaient sans hésiter à d’inébranlables convictions leurs intérêts domestiques et leurs plus chères amitiés.


« Nous, fidèles sujets du roi qui tenions précédemment la cour du parlement séant à Rennes, assemblés par ordre de sa majesté au lieu ordinaire des assemblées de ladite cour, délibérant en exécution de ses ordres sur sa déclaration ; considérant que ladite déclaration, loin de rétablir le droit d’opposition des états et la compétence du parlement, enlève tout moyen de réclamer avec succès contre les atteintes qu’on pourrait leur porter, que dans ces circonstances pénibles les motifs qui ont déterminé l’acte de notre démission du 22 mai subsistent dans toute leur force, persistons dans notre acte de démission, en suppliant le seigneur roi de ne pas imputer cette démarche forcée à un défaut de soumission à ses ordres, et avons signé à l’unanimité. »


La résolution réfléchie dont cet acte portait l’empreinte décida le vice-chancèlier Maupeou à relever le gant si fièrement jeté à l’autorité royale. Des lettres patentes, en date des 16 novembre 1765 et 24 janvier 1766, désignèrent douze conseillers d’état et maîtres des requêtes de l’hôtel pour rendre au nom du roi, concurremment avec les magistrats, qui avaient conservé leur siège, la justice à tous les sujets de sa majesté dans le ressort du parlement de Bretagne. Ces douze fonctionnaires reçurent de plus la mission spéciale de se former en chambre criminelle pour parfaire leur procès jusqu’à sentence définitive aux anciens magistrats, dont le transfert dans la citadelle de Saint-Malo fut en même temps décidé. M. de Calonne, ancien procureur-général à Douai, fut désigné pour remplir les mêmes fonctions près la commission criminelle. Doué des plus heureuses qualités de l’esprit, autant que l’esprit est compatible avec le défaut de réflexion et de gravité, ambitieux jusqu’à la rage sous les dehors d’une modération élégante, M. de Calonne n’hésita point à accepter, ses ennemis vont jusqu’à dire à solliciter les fonctions que des relations de haute confiance avec M. de La Chalotais lui commandaient impérieusement de décliner.

Les maîtres des requêtes de l’hôtel, arrivés à Rennes pour y remplacer les magistrats bretons, ouvrirent l’année judiciaire avec la solennité accoutumée. M. de Calonne prononça une longue mercuriale « sur l’obligation ou sont tous les juges de remplir les fonctions auxquelles ils sont assujettis par serment, sur les abus qu’enfante l’abandon desdites fonctions, et sur la bonté du roi d’avoir envoyé des magistrats de son conseil en Bretagne pour n’y pas laisser ses sujets sans juges. » Des incidens où se révélait l’énergie du sentiment national vinrent donner à cette séance d’inauguration une physionomie caractéristique, L’ordre des avocats ne se présenta, point à la prestation habituelle du serment, et tous les membres du chapitre de la cathédrale refusèrent de célébrer la messe du Saint-Esprit, qu’il fallut faire dire par un cordelier « à ce requis. » A la fin de décembre, les prisonniers furent transférés à Rennes et déposés dans le couvent, dont le vaste réfectoire servait d’ordinaire aux réunions des états. Le lendemain de leur arrivée, M. de La Chalotais et son fils furent conduits sous bonne escorte dans leur hôtel pour assister à l’inventaire de leurs papiers. Cette longue opération terminée, les prisonniers furent admis à voir leur famille durant une heure, et le lendemain ils partaient pour Saint-Malo sous l’escorte de forts détachemens de cavalerie, contraints, sur un parcours de dix lieues, d’écarter les masses du peuple, pour lesquelles ce sinistre appareil semblait l’indice d’une issue sanglante et prochaine.

Incarcérés séparément dans la tour de Saint-Malo, les six magistrats reçurent enfin la visite des personnages chargés de leur révéler leurs crimes et de statuer sur leur sort. M. de Calonne se retrouva en face de M. de La Chalotais, avec lequel il avait engagé l’année précédente des communications intimes relatives à un projet de conciliation touchant aux agitations parlementaires, projet dont le procureur-général de Rennes avait agréé les bases. Du rôle de correspondant confidentiel, M. de Calonne avait passé à celui d’accusateur, et, ce que La Chalotais ignorait encore, à celui de calomniateur impudent. Le mois de janvier fut rempli par des interrogatoires presque journaliers que dirigeait M. Le Noir, alors conseiller d’état et plus tard lieutenant de police, chargé de l’instruction du procès. Le fait sur lequel portèrent d’abord les questions, parce qu’il était le plus énorme sans être pour cela plus sérieux, ce fut l’imputation d’avoir composé et adressé à un ministre des écrits anonymes injurieux et menaçans pour le prince. La Chalotais n’avait entendu parler jusqu’alors que très vaguement de cette étrange accusation. Lors donc que le magistrat instructeur lui eut présenté deux chiffons de papier envoyés à M. de Saint-Florentin, et dont la forme comme le style constataient l’origine infime, il fut pris d’un fou rire auquel il donna un libre cours, mais qui ne devint nullement contagieux parmi les membres de la commission criminelle ; puis, se redressant à la hauteur d’un gentilhomme outragé dans son honneur et d’un homme d’esprit accusé d’avoir perdu la raison, il déclara laconiquement qu’il offrait sa tête à ses ennemis, s’ils parvenaient jamais à prouver à des hommes de bon sens qu’il eût écrit pareilles rapsodies.

A la suite de ce chef d’accusation se plaçaient les suivans, qui s’appliquaient, sauf quelques variantes dans les termes, aux cinq autres magistrats accusés : accord et concert secret pour préparer et exciter au sein des états et du parlement la résistance aux volontés du roi, animosité effrénée contre des personnages honorés de la confiance du souverain et dépositaires de son autorité. abus fait des instructions ministérielles pour les tourner en dérision dans un grand nombre de correspondances privées saisies au domicile des accusés. Un délit particulier à M. de La Chalotais consistait à avoir dit en passant sur la place publique où s’élevait le monument élevé au roi : Voilà la statue que les Bretons ont élevée à l’homme qui les persécute ! Un autre délit était spécial à MM. Charette de La Gascherie et de La Collinière : ils étaient accusés, le premier d’avoir inspiré, le second d’avoir rédigé un mémoire par lequel, en établissant méchamment que les rois mérovingiens n’avaient pas conquis la Bretagne, ils s’étaient efforcés de provoquer la guerre civile et le morcellement de la monarchie française.

Quoique la rigoureuse surveillance à laquelle ils étaient assujettis les eût empêchés de se concerter, tous les accusés avaient, par une inspiration spontanée, décliné la compétence des commissaires, dans lesquels ils se refusaient à voir des juges. Membres du parlement de Bretagne, ils réclamaient à titre de droit sacré celui d’être jugés par lui, et, si la désorganisation sous le coup de laquelle cette cour souveraine se trouvait alors placée rendait son intervention impossible, ils demandaient à être renvoyés devant le parlement de Bordeaux, auquel une ordonnance de 1737 avait attribué le jugement des affaires qui ne pouvaient être suivies à Rennes pour cause de suspicion légitime. Cette réserve une fois faite, aucun des accusés n’éprouva le moindre embarras pour renverser une pareille accusation, bien que l’esprit subtil de M. de Calonne tirât les inductions les plus révoltantes de mots insignifians proférés ou écrits dans un commerce d’intimité. Si les accusés étaient tous des mécontens, et si cette situation-là seyait assez mal à des gens du roi, aucun d’eux ne pouvait sans ridicule être transformé en criminel de lèse-majesté, encore que la distinction entre l’opposition légale et la faction n’existât très nettement pour personne dans l’ancien régime, sous lequel le droit du roi, partout limité en fait, demeurait à peu près illimité en principe.

Les commissaires avaient compris dès le début de leur triste tâche qu’il serait impossible de motiver une condamnation sur les délits politiques imputés aux prévenus sans soulever la réprobation de la magistrature et celle de la nation tout entière. De là des efforts inouïs pour accabler M. de La Chalotais personnellement sous un fait matériel de nature1 à lui retirer l’intérêt général qui s’attachait à la dignité de son caractère rehaussée par le malheur. Entrant un jour dans le cabinet de M. de Saint-Florentin, M. de Galonné avait vu sur son bureau les deux billets anonymes que la poste de Rennes venait de lui apporter. Avec la légèreté qui demeure sa seule excuse pour les fautes nombreuses de sa vie publique, il s’écria que c’était là l’écriture de M. de La Chalotais contrefaite. Sur ce mot, dont Calonne n’avait probablement mesuré la portée terrible ni pour l’accusé ni pour lui-même, trois experts furent appelés, et six lettres autographes du procureur-général leur furent remises pour pièces de comparaison. Après un long examen, ces experts, avec tout le sérieux que comportait leur profession, déposèrent une consultation technique où ils déployaient toutes les ressources de leur science et dévoilaient tous les mystères de la calligraphie. Il résulta de leurs conclusions que les deux billets étaient en effet d’une écriture contrefaite, et que cette écriture était celle de M. de La Chalotais. Ils le prouvaient par l’identité absolue que présentaient les m des billets incriminés avec trois m trouvés dans les pièces de comparaison, par la manière de pointer les i et de boucler les e, et surtout par la queue des s, dans laquelle le faussaire s’était manifestement révélé malgré les plus grands efforts pour donner le change : le doigt de Dieu était visiblement dans ces queues-là.

L’aveuglement de la passion ne recula pas devant la double absurdité d’imputer des billets orduriers à M. de La Chalotais et de les lui faire adresser au ministre même dont les bureaux contenaient plusieurs centaines de lettres écrites par le procureur-général. Lorsque l’accusé opposa un si fier dédain à cette imputation, on lui répondit en lui communiquant le rapport des experts, rapport que vinrent confirmer quelques semaines après trois écrivains jurés, mandés de Lyon par les commissaires, et qui ne se montrèrent ni moins savans ni moins convaincus que leurs confrères de Paris. Durant six mois, La Chalotais, demeuré sans communication avec le monde extérieur, vit se dresser devant lui l’insolence de la calomnie victorieuse. Dans le profond silence où il vivait, et que troublait seul le bruit des vagues poussées par la tempête contre les murs de sa prison, il ignorait encore que tous les parlemens du royaume s’étaient soulevés pour le défendre, que les dictateurs de l’opinion publique en Europe jetaient son nom à tous les échos, et r qu’il était plus puissant dans son cachot que Louis XV dans son palais. C’est alors qu’au moyen de suie détrempée dans du vin il écrivit, du mois de janvier au mois de juin 1766, les mémoires où s’épanchèrent avec tant d’éloquence les tristesses de l’homme et les colères du citoyen. De ces trois écrits, les deux premiers, intégralement publiés pendant la vie de l’auteur, sont aux mains de tous ceux qu’intéresse l’histoire de cette époque. Je relève les citations suivantes sur une copie manuscrite du troisième, parce que nulle part ne se révèlent mieux l’âme de M. de La Chalotais et la juste fierté de l’honnête homme outragé.


« Je n’ai jamais joué le rôle méprisable d’anonyme pour dire et écrire ce que je pense. Pour imaginer que j’aie écrit de tels billets et que je les aie envoyés moi-même au ministre qui a dans son bureau une multitude de lettres originales de moi, il faut supposer que je suis en même temps un insensé et une bête. Quelle preuve ont M. de Saint-Florentin et M. d’Aiguillon que je sois l’un ou l’autre ? Je dis, moi, qu’il n’y a que la frénésie qui ait pu me faire attribuer ces billets, et que le premier qui me les a attribués (qu’on remarque bien que je dis le premier) était un fou ou un fripon.

« Il y a des notions communes pour juger les hommes comme pour juger les choses. On ne commence pas à soixante ans à faire des folies et à commettre des crimes, quand on a vécu en homme sensé et qu’on a toujours joui d’une bonne réputation. Je ne suis tombé ni en enfance ni en démence. Personne ne m’a vu ivre un seul jour de ma vie. Il est dur qu’on m’oblige à descendre dans des détails si bas.

« Ceux qui ont écrit les billets anonymes ou qui veulent en profiter contre moi sont les véritables criminels, puisqu’ils sont fauteurs de faux et receleurs du faussaire.

« Lier les mains à son adversaire pour l’égorger équivaut à un assassinat. Lui interdire la faculté de se justifier pendant qu’on le calomnie, c’est lui lier les mains.

« Oter la liberté à un citoyen dans un cas où la loi ne la lui ôte pas, c’est un crime capital.

« Oter la liberté à un citoyen pour satisfaire sa haine, c’est un crime capital.

« Oter la liberté à un citoyen pour l’empêcher de se plaindre d’une accusation qu’on a intentée contre lui, et couvrir cette accusation du voile d’une calomnie, c’est un crime capital.

« Interdire à un accusé tout recours et tout accès au trône et à la justice, c’est un crime capital.

« Supposer des troubles dans une province tranquille pour y supposer des séditieux, lorsqu’il n’y a d’autres troubles que ceux qu’on a fomentés soi-même, calomnier une nation, c’est un crime capital.

« Avoir à sa disposition des émissaires et des agens capables de tout entreprendre, des faux témoins capables de tout dire, des casuistes capables de tout excuser, des experts assez ignorans ou assez corrompus pour trouver tout ce qu’on leur ordonne dans des pièces où dans des écrits, rendre le crime de lèse-majesté arbitraire afin de l’appliquer arbitrairement, envelopper une famille entière dans la proscription de son chef, frapper un homme in conjugem, in familiam, in cætera ejus pignora, est-ce assez, et cela ne crie-t-il pas vengeance devant Dieu et devant les hommes ?…

« Toutes les inculpations que j’avance, tous les faits que j’allègue contre MM. de Saint-Florentin et d’Aiguillon ne sont point des accusations récriminatoires pour détourner celles qu’ils m’ont intentées ; si elles sont vraies, les autres sont fausses. En résumé, sans accuser nommément M. de Saint-Florentin d’avoir fait fabriquer les billets anonymes, je l’accuse de me les avoir faussement et méchamment attribués ; je le tiens pour fauteur du faux et receleur du faussaire… Voilà ce qui s’appelle gouverner ; voilà ce qui doit frayer à M. d’Aiguillon le chemin du ministère ; voilà à quoi sont employés les deniers du roi, qui proviennent de la sueur et du sang du peuple[9] ! »


En butte à la calomnie, M. de La Chalotais, dans sa magnifique colère, en rejetait le poids sur la tête de ses calomniateurs, qu’il acculait à l’absurde ; mais, ne sachant rien du dehors, si ce n’est que tous les êtres qui lui étaient chers, depuis ses enfans jusqu’à ses amis, subissaient dans l’exil les rigueurs du pouvoir, M. de La Chalotais perdit le calme avec lequel il avait d’abord supporté son infortune. Son imagination forgea mille chimères pour s’expliquer à lui-même l’acharnement de ses ennemis. Il se crut dévoué à la mort par la société puissante dont il avait provoqué la chute. Ceux d’entre ses amis qui avaient concouru aux arrêts de 1762 en vinrent de leur côté à penser et à dire que le parlement de Bretagne, aussi bien que son procureur-général, étaient victimes d’un vaste complot jésuitique. Croire que des malheureux, broyés par le pouvoir absolu, au char duquel ils s’étaient imprudemment attelés, et que Rome elle-même était sur le point d’abandonner, avaient pu diriger contre M. de La Chalotais le bras des ministres qui venaient de les proscrire, cela était extravagant sans doute ; mais il est certaines heures d’émotion durant lesquelles le cours ordinaire des idées demeure comme suspendu, et où des esprits sensés se laissent envahir par l’absurde. S’il est un fait avéré, c’est que les jésuites ne furent pour rien ni dans les poursuites dirigées contre M. de La Chalotais, ni dans les mauvais traitemens qui vinrent aggraver les douleurs de sa captivité ; mais alors tout le monde n’en jugeait pas ainsi. Pendant qu’à Saint-Malo le peuple, anxieux et contristé, attendait chaque jour l’exécution des prisonniers et qu’on y parlait de préparatifs faits au château pour un usage sinistre, à Rennes on s’inquiétait de réunions nocturnes tenues, disait-on, a l’hôpital de Saint-Meen ; on avait compté le nombre des ex-jésuites qui s’y introduisaient travestis ; on savait le nombre des visiteurs et des visiteuses venus pour assister à des conciliabules ténébreux et pour y mettre leur or à la disposition de chefs inconnus. Ces vagues soupçons ne tardèrent pas à prendre une forme, sinon plus vraisemblable, du moins plus précise. On fit jusque dans les plus minutieux détails toute l’histoire d’une trame ourdie par les jésuites afin de faire empoisonner M. de La Chalotais dans sa prison. Le principal instrument du crime aurait été un vieux prêtre, aumônier de Saint-Meen, lequel avait remis une bourse remplie d’or à l’un des officiers chargés de la garde du procureur-général pour prix de cet assassinat.

Si étranges que fussent de pareils bruits, le malheureux ecclésiastique qu’ils atteignaient se vit obligé de réclamer deux fois des tribunaux justice contre ses calomniateurs obstinés, et, quoiqu’il demeurât à la suite de ces jugemens parfaitement établi que la bourse remise à un officier était la propriété de cet officier lui -même, et que ce dernier n’avait été dans aucun moment ni dans aucun lieu préposé à la garde de M. de La Chalotais, l’abbé Clemenceau, malgré l’honorabilité d’une longue vie, se vit obligé d’inonder la province de mémoires justificatifs ! pour conserver intact l’honneur de ses cheveux blancs. C’était là un signe du temps, car le plus sûr thermomètre de l’exaltation publique, c’est le degré de crédulité qu’elle peut atteindre.

Cependant rien n’avançait à Saint-Malo ni rien non plus ne se faisait à Rennes. Les magistrats de l’ordre administratif avaient dû, au bout d’un mois, abandonner les sièges du parlement[10], car aucun avocat ne se présentait pour plaider devant eux, et la plupart des procureurs, sommés de comparaître, venaient déclarer que les cliens leur avaient retiré leurs pouvoirs avec les pièces de leurs procès, ne voulant pas être jugés par un tribunal que repoussait la conscience du pays : noble exemple de patriotisme qu’un historien breton est fier de signaler à l’admiration publique. Les commissaires n’éprouvaient pas un moindre embarras pour continuer l’instruction criminelle, car, indépendamment de l’impossibilité de donner un corps à cette monstrueuse accusation, ils se sentaient abandonnés par le ministère, qui reculait visiblement devant l’attitude comminatoire des grandes compagnies judiciaires et devant l’indignation de la France, aux yeux de laquelle la lumière s’était faite. Si l’on pouvait immoler les accusés de Saint-Malo, on ne pouvait plus les juger. Il fallait ou reculer ou aller jusqu’à la tyrannie, pour laquelle ni Louis XV ni ses ministres n’étaient taillés. Les difficultés les plus insolubles pour les gouvernement sont celles qu’ils se suscitent à eux-mêmes, car elles ne leur laissent que la périlleuse ressource de se désavouer. Depuis la mort du cardinal de Fleury, ce règne avait marché, pour le dedans comme pour le de hors, de contradictions en contradictions : le moment était venu où celles-ci allaient s’accumuler.

Renonçant à faire juger les accusés par commissaires, le cabinet ordonna leur transfert dans une prison de Rennes, où M. de La Chalotais arriva aux premiers jours d’août. Le roi déclara en même temps sa volonté de faire procéder à l’instruction du procès par le parlement de Bretagne, dont un édit du mois de juillet avait préparé une sorte de réorganisation. Le personnel de la nouvelle cour était formé par les magistrats non démissionnaires ; à ceux-ci étaient venus se joindre une vingtaine d’anciens conseillers tous notoirement opposés aux démissions, et qui, ne s’y étant associés l’année précédente qu’afin de ne pas se séparer alors de leurs confrères, rentraient au palais conséquens avec leurs principes. Enfin le commandant de la province avait été autorisé à compléter par les choix qu’il lui conviendrait de faire ce personnel judiciaire, que l’édit ramenait du nombre de 120 à celui de 60 magistrats, nombre largement suffisant pour le service, la quantité des conseillers n’ayant été doublée sous les règnes précédens que pour des considérations purement fiscales, contre lesquelles s’étaient constamment élevés les états de Bretagne et le parlement lui-même.

Rentré à Rennes au commencement de 1766 après une absence de sept mois qui l’avait laissé étranger aux événemens, M. le duc d’Aiguillon avait reçu de la confiance du cabinet deux missions également difficiles : on lui demandait en effet de constituer le nouveau parlement et de tenir les états indiqués pour la fin de l’année. Le duc échoua cruellement dans la dernière partie de cette tâche, et n’obtint dans la première qu’un succès fort incomplet. Il parvint à décider à remonter sur les sièges qu’ils avaient abandonnés par un pur point d’honneur à peu près le quart des signataires de la démission collective, et je ne connais pas dans l’histoire de la vieille magistrature de pages plus honorables que celles où le duc d’Aiguillon expose jour par jour les progrès de ses négociations auprès de ces hommes de bien. Malgré la valeur des offices du parlement, qui dépassait assez souvent 100,000 fr., il n’est presque jamais fait allusion dans ces communications personnelles à des intérêts domestiques, même en ce qu’ils ont de plus légitime. Ce qu’on débat de part et d’autre dans ces longs entretiens textuellement reproduits. dans les mémoires de M. d’Aiguillon, c’est la mesure de dévouement due à des collègues malheureux, lors même qu’on ne partage pas leur manière de voir, c’est surtout ce que commande la volonté du roi à la fidélité d’un magistrat et à l’honneur d’un gentilhomme[11]. Plus d’une fois M. d’Aiguillon, fort étranger pour son propre compte aux scrupules de ses sévères interlocuteurs, est contraint de suspendre la négociation afin d’attendre durant plusieurs jours l’avis d’un directeur ou la consultation écrite d’un casuiste, tant est grande la part de la conscience dans la résolution définitive. Le régime politique dont ce travail déroule le triste tableau mérite à coup sûr bien des reproches ; mais, il faut le reconnaître, la moralité des hommes tempérait alors le vice des institutions, contrairement à ce qui peut se passer dans d’autres temps sous des institutions plus parfaites. Mieux vaudraient pour une grande nation de mauvaises lois corrigées par la hauteur des caractères que des lois excellentes rendues inutiles par la faiblesse générale des convictions.

Les choix complémentaires laissèrent fort à désirer, et le bailliage d’Aiguillon eut à se défendre devant le public des reproches qui, quelques années plus tard, atteignirent avec plus de raison peut-être le parlement Maupeou. Cependant M. de La Chalotais et ses coaccusés pouvaient pleinement compter sur la bienveillante équité d’un pareil tribunal malgré les récusations nombreuses que ne manqueraient pas de provoquer dans ses rangs les alliances et les parentés. Le procureur-général n’en déclina pas moins avec une fierté dédaigneuse la compétence du nouveau corps devant lequel on le renvoyait, déclarant ne pouvoir être validement jugé que par « l’universalité du parlement Tendu à la plénitude de son indépendance et de ses pouvoirs. » Les procédures et les interrogatoires recommencèrent pour se prolonger plusieurs mois. Les experts Paillasson et Rollet, hébergés chez l’intendant, comme il convenait à de tels personnages, déployèrent de nouveau leurs belles connaissances ; mais des volumes oubliés dans nos bibliothèques furent l’unique fruit de cette longue procédure, que personne ne prenait au sérieux, tant la cause était entendue pour les juges comme pour le public.

Les choses en étaient là lorsque, par un de ces reviremens si communs dans les gouvernemens sans résolution et sans idées, elles prirent tout à coup un autre cours. Dans les derniers mois de 1766, le procès des magistrats bretons fut évoqué devant le roi en son conseil, « sa majesté s’étant réservé la connaissance personnelle de cette affaire ; » Par une conséquence de cette résolution nouvelle, les prisonniers furent transférés à la Bastille ; mais le 22 décembre ils en sortirent, à leur grande surprise plutôt qu’à leur grande satisfaction. Il leur fut notifié que, sous l’impulsion de sa bonté, le roi avait substitué pour eux l’exil à l’emprisonnement, et qu’il avait ordonné de mettre dans l’oubli et à néant toutes les procédures commencées, « sa majesté ne voulant pas trouver de coupables. » C’était abolir les poursuites sans abolir le délit, c’était à l’iniquité d’un procès reconnu impossible substituer l’hypocrisie d’une clémence flétrissante. Ni M. de La Chalotais ni aucun de ses coaccusés ne pouvaient accepter une aussi révoltante situation, et consentir à demeurer sous la suspicion d’un crime pour ne pas laisser les ministres sous le coup d’un embarras. De la ville de Saintes, qui lui avait été assignée pour lieu d’exil et où il séjourna plusieurs années, M. de La Chalotais adressa au roi et à toutes les cours souveraines de victorieux mémoires dans lesquels il réclamait le premier droit du citoyen, celui d’obtenir justice. La plupart des barreaux du royaume donnèrent des consultations dans le même sens, et l’agitation parlementaire à laquelle on avait voulu échapper grossit d’autant plus que le pouvoir révélait davantage ses incertitudes et ses anxiétés. Quoique exilé, M. de La Chalotais semblait remplir la Bretagne de sa présence, tant étaient grands la puissance de son nom et le prestige de ses malheurs. Au moment où il sortait de la Bastille pour se rendre à Saintes, conformément aux ordres du roi, s’ouvraient ces états de 1766 qui portèrent à l’antique constitution bretonne la plus périlleuse atteinte qu’elle eût encore soufferte. On se rappelle à quel degré de violence s’étaient élevées les passions dans la tenue précédente ; mais rien dans les scènes du passé ne pouvait laisser pressentir le délire auquel la noblesse se laissa bientôt emporter. « Il était facile de prévoir que cette assemblée serait fort orageuse, a dit l’homme dont le nom était alors la cause principale de ces orages. La situation des affaires publiques et les dispositions de ceux qui formaient la cabale contre M. le duc d’Aiguillon lui faisaient craindre les plus terribles agitations. Cette crainte était d’autant plus fondée que les malintentionnés ne manquaient pas de prétexte pour causer du trouble. Les attaques de la noblesse contre les ordres de l’église et du tiers, la démission du parlement, qu’on affectait de présenter comme un acte généreux de magistrats opprimés par le pouvoir absolu et qui avaient fait le sacrifice de leur état aux droits sacrés de la patrie, la dispersion de ses membres, la captivité des accusés, rétablissement d’un tribunal irrégulier pour les juger, un vieillard malheureux et son fils cruellement persécutés, punis par l’exil, quoique reconnus innocens, le despotisme armé de lettres de cachet et des ordres les plus rigoureux, tel était le tableau qu’on se proposait de présenter à la multitude pour l’émouvoir. Si l’on ajoute à cela l’espoir fondé de l’impunité qui naissait de la conviction générale où l’on était que le roi faiblirait sur le rappel du parlement comme on l’avait vu fléchir sur tout le reste depuis plusieurs années, on concevra les alarmes de M. d’Aiguillon dans le moment le plus critiqué de sa vie[12]. »


On put pressentir tout ce qui allait se passer en voyant dès la première séance 500 gentilshommes garnir le théâtre, sans avoir au milieu d’eux, pour contenir leur fougueuse inexpérience, M. de Kerguézec, alors exilé. La présidence de la noblesse incombait cette fois au duc de La Trémouille, homme honorable, mais craintif, et d’une insuffisance d’esprit que les dédains railleurs de son ordre lui firent cruellement expier. A peine les commissaires du roi eurent-ils exposé les demandes de la cour, qu’une proposition partit du bastion pour faire décider qu’aucune affaire ne serait discutée avant le vote d’une adresse au roi portant sur les points suivans : rappel des membres de l’assemblée placés sous le coup de lettres de cachet, réintégration de l’universalité du parlement dans des charges dont la suppression ne pouvait être prononcée et que ses membres seuls étaient en mesure d’occuper régulièrement, jugement des magistrats accusés par un tribunal compétent, et, s’ils étaient reconnus innocens, poursuites contre leurs calomniateurs.

Cette proposition passa au milieu des acclamations de toute la noblesse, et sans rencontrer d’opposition dans les deux autres ordres. Le commandant de la province, à qui elle fut renvoyée, répondit qu’il avait l’espoir fondé de voir sous peu les exilés reprendre leur place aux états, ce qu’il avait lui-même instamment demandé au roi ; mais il exprima beaucoup d’étonnement de ce qu’on prétendît contester au souverain, de qui émanait toute justice, le droit de statuer seul sur la composition des cours qui la rendaient en son nom. Les états, ajoutait-il, avaient en d’autres temps critiqué avec trop de vivacité la création de sièges inutiles pour être admis à élever des objections contre la salutaire mesure qui en avait réduit le nombre. Il déclara enfin avoir reçu l’ordre formel de décliner toute ouverture ; introduite par quelque voie que de pût être, au sujet de magistrats qu’il ne s’agissait plus ni de juger ni de défendre, bien qu’ils demeurassent exilés par des considérations dont le roi ne devait compte à personne ; la demande qui les concernait pourrait, si elle était conçue en termes convenables, figurer plus tard dans les instructions remises aux députés en cour, mais sous la condition qu’elle vînt à son rang, et lorsque les états auraient épuisé les matières administratives sur lesquelles leur premier devoir était de délibérer. Il conjura donc les trois ordres de se retirer dans leurs chambres pour nommer les commissaires selon les formes accoutumées.

Cette réponse, notifiée en assemblée générale, suscita sur le théâtre la plus furieuse tempête, et celle-ci se renouvela chaque jour de cette tenue, la plus agitée qu’eût encore vue la Bretagne. L’un des vétérans du bastion, M. de Coëtanscour, MM. de Pire et de Guerry, dont les pères, conseillers au parlement, étaient alors exilés, s’écrièrent que la tyrannie refusait à ses victimes un droit partout reconnu aux opprimés, celui d’en appeler des violences de ses agens à la justice mieux informée du souverain. Pour faire tomber l’objection tirée de l’interdiction faite aux commissaires de recevoir aucune supplique relative au jugement des magistrats et au rappel de l’universalité, c’était le mot consacré, la noblesse arrêta qu’on les inviterait à réclamer de la cour l’autorisation qui leur manquait. Telle fut la première phase de ces débats, qu’on poursuivait dans la pensée d’intimider par une attitude comminatoire un pouvoir dont la faiblesse et la versatilité n’étaient ignorées de personne. Des semaines, puis des mois s’écoulèrent dans la vaine attente d’une autorisation que les commissaires se refusaient à réclamer, alléguant des instructions précises à la rigueur desquelles chaque courrier de Versailles venait encore ajouter. En vain l’église et le tiers se présentaient-ils chaque matin sur le théâtre pour y faire connaître le résultat des travaux. opérés dans leurs chambres particulières, en vain les deux procureurs-syndics et les membres de la commission intermédiaire exposaient-ils les résultats de leurs opérations ; après ces longues lectures, écoutées en silence, les interruptions éclataient de toutes parts à la seule proposition de revêtir ces travaux d’un caractère définitif par un vote de l’assemblée, la noblesse persistant dans l’engagement d’honneur pris à l’ouverture des états.

Cette attitude ne tarda pas à provoquer dans les deux ordres paralysés par un tel parti pris les irritations les plus vives. Quoique le parlement ne rencontrât pas chez les membres du tiers des sympathies moins prononcées que chez les gentilshommes, la résolution de la noblesse de faire suspendre indéfiniment tous les travaux jusqu’au jugement des six magistrats, la dictature qu’elle affectait, avaient, en exaspérant le tiers-état, fini par le rendre favorable à toutes les vues du commandant de la province. Ce fut en soutenant contre l’ordre privilégié les prétentions de la royauté absolue que la bourgeoisie révéla, au sein des états de Bretagne, les premiers symptômes du mouvement démocratique destiné à faire bientôt une explosion terrible. En servant contre la noblesse les plans du duc d’Aiguillon, elle se préparait à faire triompher vingt ans plus tard contre cette même caste les plans de M. Necker. Les récriminations échangées chaque matin étaient reproduites et envenimées par des écrits clandestins[13]. Au reproche de suppléer aux lumières par des bravades et aux bonnes raisons par de grands cris, la noblesse ripostait en attribuant à la bourgeoisie, qui se montrait de plus en plus favorable à la politique de M. d’Aiguillon, des mœurs serviles et des complaisances d’affranchis. Les insultes étaient de tous les jours et les rencontres fréquentes : ce fut deux fois à la pointe de l’épée que M. de Silguy eut, quoique gentilhomme, à faire respecter l’honneur de l’ordre du tiers, qu’il présidait en qualité de sénéchal de Quimper.

La noblesse manifestait un acharnement plus vif encore contre l’ordre du clergé. Les évêques, sortis de ses rangs, lui apparaissaient comme des traîtres à la cause commune, parce qu’ils mettaient au service de la cour leur dévouement absolu et leur expérience des affaires. Le respect dû à leur caractère ne les défendait pas toujours contre des outrages quelquefois grossiers. Entre de nombreux exemples, je n’en citerai qu’un seul, pour ne pas manquer au devoir de peindre dans toute leur vérité ces mœurs politiques par trop pittoresques. Dans une séance du soir, les débats entre les ordres avaient dépassé en violence tout ce qu’il serait de nos jours possible de croire et de supporter. Afin de terminer cette scène, l’évêque de Rennes, qui présidait l’assemblée, saisissant avec empressement une demande de clôture partie des rangs de la noblesse, et croyant ou affectant de croire qu’elle avait été approuvée par la majorité, se leva en prononçant la formule ordinaire du renvoi : la reprise des états à demain. À ces mots, une scène inouïe éclata sur le théâtre : se faisant l’organe des bruyantes protestations parties des rangs de son ordre et les traduisant par une insulte, un jeune homme, monté sur les gradins les plus élevés, cria à pleins poumons, en montrant du doigt l’évêque : A demain la reprise des fourberies de Scapin !

Une partie notable de la noblesse s’efforçait de réagir contre ces déréglemens de parole et ces imprudences de conduite, dont l’effet certain était d’affaiblir l’autorité morale des états et de donner des armes à leurs ennemis. Quatre-vingt-trois gentilshommes formèrent, trois mois après l’ouverture de la session, une sorte de confédération au sein de leur ordre, pour tenir la balance égale entre la majorité et le commandant de la province. Ils s’étaient groupés d’abord autour du duc de La Trémouille ; mais ils furent bientôt abandonnés par ce malheureux président, livré à toutes les tortures de l’incertitude, et qui, placé entre la crainte de déplaire au roi et celle de provoquer les colères de la noblesse, passait son temps à déchirer le soir toutes les lettres qu’il avait écrites le matin. Les chefs de ce noyau étaient MM. de Tinténiac, du Dresnay et de Quélen, hommes instruits et modérés, mais à qui leur bonne lame n’était pas moins utile que leur parole. Doué d’une prestance magnifique, le marquis de Tinténiac, brave et fier comme il seyait au descendant de l’un des Trente, avait conquis dans cette tumultueuse assemblée le droit fort rare de parler au milieu d’un profond silence, et ce n’était pas à des discours éloquens qu’il avait été redevable de cet avantage. S’étant levé une première fois sans parvenir, contre l’habitude, à se faire entendre, il prononça d’une voix forte ces paroles, accompagnées d’un geste significatif : « Je préviens ici tout le monde que j’ai l’œil aussi bon que l’oreille, et que, si je suis interrompu, sachant fort bien à qui m’en prendre, au sortir de la salle, je clouerai l’interrupteur contre terre comme un crapaud. » Cette perspective ne tenta personne, et M. de Tinténiac put parler à pleine poitrine. Lorsque la noblesse paraissait prête à fléchir sous les charges et l’ennui d’une vie aussi dispendieuse que vide, les chefs du bastion avisaient à des moyens nouveaux afin d’entretenir son ardeur. On proposait la rédaction d’une adresse à la nation française pour lui faire connaître les justes griefs de la Bretagne ; on parvenait à faire voter celle d’un mémoire aux princes du sang et ayant le même objet. Un jour, une scène dramatique vint placer sous le coup de la même émotion les trois ordres, depuis plus de quatre mois en dissidence. Un parent de M. de La Chalotais parut dans l’assemblée tenant par la main un enfant de cinq ans, vêtu de deuil. « Voici, messieurs, s’écria-t-il, le petit-fils de l’homme auquel les ministres refusent des juges, espérant lui ravir l’honneur, faute d’avoir pu faire tomber sa tête ! Par ma voix, cet enfant vous demande protection : la lui refuserez-vous ? » Et toutes les mains de se tendre pour jurer que la cause des magistrats calomniés demeurerait la cause de la province jusqu’au jour d’une solennelle réparation.

Rien n’avançait cependant, et le moment était venu de mettre les fermes en adjudication et de rédiger les nouveaux rôles. Acculé dans une impasse par l’invincible inertie de la noblesse, le gouvernement prit tout à coup la résolution de se passer de son vote et de faire statuer provisoirement à la majorité de deux ordres contre un, « vu l’urgence et le cas manifeste de force majeure. » En exprimant leurs alarmes de cette résolution, l’église et le tiers ne tardèrent pas à en admettre la nécessité « pour cette fois et sans tirer à conséquence pour l’avenir. » A la suite de débats auxquels la majorité de la noblesse avait cessé de prendre part, les deux ordres prononcèrent l’enregistrement d’un ordre du roi qui portait en substance que, « sa majesté étant informée du refus obstiné de la noblesse de concourir à délibérer sur aucune des demandes soumises aux états dans le courant de février, considérant que cet ordre a constamment détruit la liberté de l’assemblée sous prétexte de la réclamer, et que les troubles et les tumultes journellement suscités par lui ont contraint l’église et le tiers à délibérer à part dans leurs chambres respectives, ordonne que les avis unanimement pris et déposés au greffe par les ordres de l’église et du tiers sur les demandes faites de sa part et sur les affaires de la province formeront délibération, et seront pris au nom des états et transcrits comme tels sur leurs registres[14]. » Le ministère faisait enregistrer dans la même forme un règlement général pour la tenue des assemblées et le mode des délibérations, de telle sorte que la liberté bretonne expira sous le coup des efforts tentés par ses généreux, mais imprudens défenseurs. Au dernier jour du mois de mai 1767 s’ouvrit, en se prolongeant fort avant dans la nuit, une séance où les haines accumulées durant cinq mois éclatèrent par les plus violentes objurgations. Deux membres des états, MM. de La Moussaye et Levicomte, venaient d’être enlevés par la maréchaussée pour avoir contesté le droit que s’était attribué le monarque. Cet acte arbitraire provoqua dans les rangs de la noblesse une exaspération fort naturelle, mais à laquelle les deux autres ordres ne parurent pas s’associer, tant la scission était déjà profonde, encore que le tiers ne fût représenté que par quarante-deux députés, dont près de la moitié se composait d’anoblis. Les signes du temps étaient déjà nombreux, et ce n’est pas sans éprouver une sorte de frisson que je lis dans le récit écrit par un témoin de cette scène, toute pleine des grandes menaces de l’avenir : « Au moment où M. l’évêque de Rennes a déclaré les états terminés, M. de Bégasson s’est adressé au tiers, immobile sur ses bancs, et s’est écrié : Messieurs, à la manière dont vous y allez, bientôt vous demanderez nos têtes ! »

Tandis que les passions s’allumaient encore ignorées, quoique déjà formidables, le gouvernement de Louis XV continuait sa lutte contre la puissance parlementaire, passant de la faiblesse la plus insigne à la plus aventureuse témérité. M. de La Chalotais et ses cinq coaccusés persistaient énergiquement dans leur appel à la justice. À cette réclamation, appuyée par toute la France, les ministres opposaient la volonté du roi, lequel entendait anéantir jusqu’aux dernières traces de cette affaire en prescrivant à tous l’oubli le plus profond. Ce fut en ces circonstances que le duc d’Aiguillon, comprenant qu’il était devenu un obstacle à la paix publique, supplia le roi de l’éloigner d’une province où les meilleures intentions n’avaient pu lui épargner de grandes fautes. Le bailliage d’Aiguillon succomba aussitôt après la retraite de son fondateur, la plupart de ses membres réclamant plus énergiquement que personne le rappel de tous les anciens magistrats. Le duc de Duras, nouveau commandant de la province, appuya le vœu public par des considérations d’apaisement, et le roi ne tarda pas à y déférer. Le 15 juillet 1769, Rennes assistait à une solennité qu’il faut saluer comme l’un des premiers triomphes remportés en France par la puissance de l’opinion publique. Ce jour-là, aux acclamations d’un peuple qui s’était courageusement associé à toutes les phases de cette longue lutte, soixante-dix magistrats remontèrent sur les sièges qu’avait honorés leur persévérance ; mais, bien loin de calmer les passions suscitées en Bretagne par l’administration précédente, l’éclatant succès de ses ennemis rendit ces passions plus implacables. La province se couvrit d’écrits anonymes dans lesquels l’ancien commandant était accusé de tous les crimes, y compris celui d’assassinat. On imagina de rajeunir la ridicule histoire de l’abbé Clemenceau, lequel aurait organisé, sur la provocation du duc d’Aiguillon, une tentative d’empoisonnement contre M. de La Chalotais en subornant l’un de ses gardiens ; enfin, l’imagination du peuple se donnant pleine carrière, on fabriqua le dramatique roman d’une exécution clandestine pour l’accomplissement de laquelle M. d’Aiguillon, travesti en domestique, serait arrivé de nuit à Saint-Malo accompagné de plusieurs bourreaux, lesquels s’occupaient des apprêts du supplice, lorsqu’un contre-ordre du roi, expédié par un courrier arrivé ventre à terre, aurait sauvé les prisonniers une demi-heure avant l’instant fatal.

L’absurdité d’un pareil conte avait été un stimulant pour la crédulité populaire, et dans certains momens tout le monde est peuple : aussi l’ancien parlement fut-il à peine rétabli que, trompant les vues de Conciliation qui avaient provoqué son rappel, il s’empressa d’informer sur ces rumeurs en leur donnant une consistance qu’elles ne pouvaient avoir par elles-mêmes. En avril 1770, il rendit un arrêt portant injonction « d’instruire sur les faits de subornation, de faux témoignages et autres crimes imputés au sieur duc d’Aiguillon. » L’instance flétrissante dont le menaçaient ses adversaires implacables conduisit l’homme qui, sans avoir forgé la trame des billets anonymes, y avait certainement applaudi, à réclamer la juridiction de la cour des pairs pour se défendre contre la calomnie, dont il connaissait à son tour les amertumes. On sait comment ce procès, autorisé par Louis XV, fut suspendu tout à coup par un ordre royal après avoir été ouvert avec une grande solennité. Personne n’ignore enfin comment le duc d’Aiguillon, appelé au ministère par l’influence de Mme Du Barry après le renvoi du duc de Choiseul, devint avec le chancelier Maupeou l’instrument principal du coup d’état sous lequel aurait succombé pour toujours la puissance parlementaire, si lors de son avènement à la couronne Louis XVI n’avait cru devoir la relever. En indiquant ces faits, je ne devance un moment l’ordre des temps qu’afin de placer dans son cadre la vie complète de M. de La Chalotais. Au début du nouveau règne, le vieux procureur-général, comblé des distinctions de la cour, reprit à Rennes la charge dont l’exercice actif passa à M. de Caradeuc, son fils. Celui-ci périt en 1793 sur l’échafaud, où son noble père aurait porté sa tête, s’il avait assez vécu pour voir l’ère des expiations succéder à celle des fautes. M. de La Chalotais était mort en 1785, pleuré par l’ardente génération dont il avait été l’un des maîtres, et par la Bretagne, à laquelle il n’eut pas la douleur de survivre, laissant à la postérité le souvenir d’une carrière remplie par des travaux moins durables que son nom, et terminée par la lutte glorieuse durant laquelle, martyr lui-même de la haine et de la calomnie, il souffrit trop des passions d’autrui pour ne s’être pas demandé à l’heure suprême s’il s’était toujours bien défendu contre les siennes.


L. DE CARNE.

  1. Lettre à M. de La Chalotais du 12 mai 1762.
  2. Journal de Barbier, t. VIII, p. 41.
  3. Arrêt du 23 décembre 1762.
  4. Plan d’Éducation nationale, par messire Louis-René de Caradeuc de La Chalotais, p. 30 et suiv.
  5. Journal du duc d’Aiguillon, t. III, p. 24.
  6. Journal du duc d’Aiguillon, t. III, p. 32.
  7. Journal du duc d’Aiguillon, t. IV, p. 339 et suiv.
  8. Comme ces deux billets formèrent la base unique de l’accusation criminelle par suite de laquelle les ennemis de M. de La Chalotais espéraient voir tomber sa tête, je donne ici le texte complet du second ; je l’emprunte à la collection des manuscrits de l’Arsenal intitulé : Affaires de Bretagne, t. V, n° 264. H., f. « Tu es j. f. autant que les douze j. f. qui ont échappé à la déroute générale. Rapporte ceci & Louis, et puis écris en son nom, mais sans son sçu, belles épîtres aux douze j. f. magistrats. »
  9. Bibliothèque de l’Arsenal, affaires de Bretagne, portefeuille L. XXXVI, n° 50 bis.
  10. Lettres patentes du 24 janvier 1766, portant révocation des pouvoirs donnés aux membres du conseil d’état afin de tenir la cour du parlement.
  11. Journal du duc d’Aiguillon, t, IV, p. 347 et suiv.
  12. Journal du duc d’Aiguillon, t. V, p. 3.
  13. Je citerai au premier rang une gazette manuscrite, source abondante d’informations pour la chronique intérieure des états, les Lettres d’un gentilhomme breton à un gentilhomme espagnol et les Entretiens en forme de dialogue sur les états de 1766.
  14. Registre des états de Rennes, 21 mai 1767.