Les États-Unis pendant la guerre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 874-910).
◄  I
III  ►
LES ETATS-UNIS
PENDANT LA GUERRE

II.
DE L'ATLANTIQUE AU MISSISSIPI. — L'AMERICAIN DE L'OUEST.

Pendant l’automne de 1864, on commençait aux États-Unis une campagne électorale dont quelques incidens ont été racontés dans la Revue[1]. Un voyage fait à la même époque environ, pendant les mois d’octobre et de novembre, me permettait d’observer, de l’Atlantique au Mississipi, une des régions les plus intéressantes du territoire américain. Dans les souvenirs de ce voyage que je recueille ici, il sera peu question de la guerre, et pourtant on verra sans peine quel lien les rattache à la situation présente. L’une des choses en effet qui frappent le plus dans les États-Unis du nord, c’est que presque rien n’y rappelle les terribles luttes qui, depuis quatre années, ont un si grand retentissement dans le monde. La physionomie, si l’on me permet le mot, de New-York, de Philadelphie, de Boston, de toutes les villes du nord, est aujourd’hui ce qu’elle était avant que l’Union fût déchirée. Rien n’interrompt, rien ne gêne les relations habituelles de la vie, l’activité commerciale et industrielle, les hardiesses de l’esprit d’entreprise ; les armées sont loin, les recrues restent dans les camps, hors des villes ; on continue de bâtir des églises, des monumens, des maisons, on ne bâtit point jusqu’ici de casernes. Il faut aller jusqu’à Washington à l’est, jusqu’à Saint-Louis dans la vallée du Mississipi, pour se sentir sur le théâtre de la guerre. Dans les grands états qui s’étendent à des latitudes plus élevées, on ne voit qu’une démocratie paisible et livrée à tous les travaux de la paix. Son étonnante prospérité, sa résolution, sa confiance, son entrain presque joyeux, étonnent l’observateur. Pour apercevoir les blessures causées par la guerre civile, il faut sortir du bruyant théâtre de la vie publique, s’asseoir à ces foyers où gémissent les femmes, les sœurs, les mères, et là même la douleur ne connaît point le découragement. Plus grands ont été les sacrifices, plus fière elle demeure : elle se nourrit de larmes silencieuses et de glorieux souvenirs. Les confidences que j’en ai reçues sont de celles que l’on doit garder pour soi, comme une marque d’amitié en même temps que comme un enseignement ; ma tâche n’est que celle d’un narrateur occupé à étudier la vie générale d’un peuple au milieu d’une grande crise sociale et politique.


I

Boston a été appelée quelquefois la « ville aux trois collines. » Comme elle, une grande partie de la Nouvelle-Angleterre est formée de mamelons doucement arrondis. Quand cette terre n’avait pas de nom, un rabot puissant y a enlevé toutes les aspérités ; des stylets irrésistibles, passant sur les dures syénites, sur les granités cristallins, sur les vertes diorites, sur les poudingues remplis de noyaux arrondis, y ont dessiné un réseau de sillons droits et de stries. Est-ce, comme le croit Agassiz, un puissant glacier couvrant toute l’Amérique du Nord qui a laissé ces traces, qui a broyé les roches et modelé le terrain actuel ? Un violent déluge a-t-il roulé pêle-mêle tous les débris qui couvrent de leur rude manteau les couches siluriennes de la Nouvelle-Angleterre ? Sont-ce seulement des montagnes de glace venues du pôle qui ont déposé ici leur cargaison de blocs erratiques, comme elles la laissent tomber aujourd’hui sur les bancs de Terre-Neuve ? Voilà les questions que je m’adressais en traversant, à la fin du mois de septembre dernier, les tranchées du chemin de fer qui conduit de Boston à Portland dans le Maine, et qui au-delà se dirige vers le Canada, en passant au pied des Montagnes-Blanches, que j’allais visiter. Peu de personnes autour de moi s’occupaient du paysage : hommes et femmes lisaient les journaux du matin ; des soldats convalescens ou en congé, enveloppés de leurs manteaux bleus, continuaient à demi-voix les conversations des camps. Quelques Anglais seulement, en route pour le Canada, regardaient passer, avec un air de curiosité lassée, les collines arrondies couronnées de petits cèdres, les bouquets d’ormes, d’érables et de chênes, les-petites maisons de bois propres et coquettes, entourées d’arbres et de vergers, les fleurs jaunes des verges d’or et les grappes brunes des soumacs, qui partout bordaient la voie. Ils cherchaient peut-être, sans pouvoir la trouver, quelque cabane, quelque masure, quelque trace de misère ; mais si la nature américaine conserve encore çà et là la grâce du désordre, si parfois un arbre mort se mêle aux arbres vivans, si des fleurs sauvages bordent les champs cultivés, toutes les demeures de l’homme, construites avec soin, ont je ne sais quel air décent et achevé qui étonne toujours le voyageur européen.

Jusqu’à Portland, le chemin de fer s’éloigne peu de la mer, qui étincelle et frissonne sous le soleil radieux. Sa frange d’écume vient battre capricieusement les rochers sauvages de Nahant, baiser les grèves de Marblehead et mourir au pied des belles forêts de pins de Beverley. À Newbury-Port, on traverse l’embouchure de la rivière Merrimac, à Portsmouth celle du Piscatagua ; les cours d’eau ont conservé les beaux noms indiens, les villes n’ont pour la plupart que des noms de hasard et étrangers. Dans les vallées s’étendent des prés marécageux où la haute marée pénètre et laisse sur les herbes une poussière saline ; on y garde en tas le foin, qu’on dispose sur de petits pilotis pour le mettre à l’abri des hautes eaux. Des sables et des graviers qui couvrent les rivages du Nouveau-Hampshire et du Maine sortent çà et là, comme des murailles, des collines rocheuses, arrondies et usées. Les pâturages succèdent aux bois, les bois aux pâturages : les feuilles dentelées des érables, rouges, jaunes, violettes, purpurines, se découpent sur le sombre fond des sapins ou sur la verdure bleuâtre des grands pins. On ne se lasse point d’admirer cette riche végétation, dont le déclin est plus splendide que la maturité ; les coteaux boisés ressemblent de loin à la palette d’un peintre. Les chênes, à la fin de septembre, gardent encore leur couleur ordinaire, mais tous les autres arbres non résineux sont déjà touchés par la main de l’automne.

Portland a une rade magnifique ; les schistes presque verticaux de la côte s’y enfoncent sous la mer et forment une enceinte où peuvent entrer sans difficulté les plus grands vaisseaux du monde. Le Great-Eastern, auquel tant de ports sont fermés, y peut pénétrer. On compte à Portland vingt-cinq églises pour une population de 25,000 habitans. L’esprit puritain a poussé de profondes racines chez tous ces pêcheurs et ces bûcherons du Maine. Un soldat qui retournait à Bangor me racontait les pénibles marches qu’il avait faites dans la dernière campagne d’été en Virginie. « Il fallait tout jeter, monsieur, havre-sacs, couvertures, habits de rechange. Le jour vint où je jetai ma bible de poche qui ne m’avait pas quitté depuis deux ans. » A l’armée, il était resté fidèle au Maine liquor law et n’avait jamais trempé ses lèvres que dans de l’eau. Le nord n’a peut-être pas de meilleurs régimens que ceux de cette province, composés d’hommes grands, robustes, sobres, patiens chasseurs, bûcherons hardis ; le log-house de leurs forêts, construit avec des troncs non équarris, a servi de modèle aux abris que les fédéraux construisent dans leurs quartiers d’hiver. Depuis le commencement de la guerre ; le Maine a fourni en tout 61,000 hommes à l’armée et à la marine des États-Unis, c’est-à-dire près d’un dixième de sa population entière. Dans la seule année 1864, cet état a donné 1,846 matelots et 17,148 soldats, sur lesquels 3,525 étaient dès vétérans réengagés.

Les quais de Portland et toutes les gares de chemins de fer du Maine sont encombrés de troncs de pins et de planchés. Le centre principal du commerce du bois est pourtant Bangor, sur la rivière Penobscot. Le pin blanc (pinus strobus) est l’essence la plus recherchée de la grande forêt qui couvre sans interruption la moitié septentrionale du Maine, la plus grande partie du Nouveau-Brunswick, le nord-est de l’état de New-York et les parties adjacentes du Canada. Cet arbre, au feuillage clair et aux longues pointes, peut atteindre jusqu’à soixante mètres de hauteur. On s’en sert exclusivement pour la construction des mâts, et le bois, découpé en planches, en lattes, en tuiles, en pièces de toute forme et de toute grandeur, est expédié dans tous les États-Unis. Les arbres résineux couvrent tout le plateau situé entre l’Atlantique et le Saint-Laurent. Les eaux du Maine se versent au nord dans le Saint-Jean et dans la rivière Chaudière, au sud dans le Penobscot et le Kennebec, qui descendent vers les fiords de la côte. Un archipel de lacs, s’il est permis d’employer cette expression, interrompt seul la monotonie du désert de verdure. Les niveaux ne sont que peu différens, et les bateliers passent de l’un à l’autre par de courts portages (c’est l’expression adoptée depuis longtemps par les Canadiens). Suivant me vieille tradition indienne, le Penobscot pourrait couler à son gré, soit au nord, soit au sud.

À partir de Portland, le chemin de fer qui va de Boston au Canada traverse des régions boisées et solitaires ; le manteau des salles et des graviers couvre de ses ondulations la charpente rocheuse qui surgit par intervalles en murs de plus en plus élevés. Le long de la voie, il ne reste souvent dans la forêt que des souches noircies : on les a même parfois arrachées, et les racines hérissées forment les premières clôtures des champs. Le vocabulaire de la géographie américaine est fécond en surprises : nous voici tout d’un coup à Oxford, puis un peu plus loin à Paris ; ce Paris inconnu se compose de quelques maisons perdues dans les érables et les chênes de la vallée du Petit-Androscoggin. Le soleil couchant jette ses dernières flammes sur l’or et sur la pourpre des bois, il jaunit les lacs endormis où la rivière a ses sources ; Un peu au-delà, on descend dans la vallée du Grand-Androscoggin, qui arrive avec un bruit joyeux des collines où le Connecticut prend aussi naissance. On suit cette vallée jusqu’à Gorham, dans le Nouveau-Hampshire, et des deux côtés s’allongent dans l’ombre les lignes déjà solennelles et grandioses des chaînes qui servent d’enceinte au massif des Montagnes-Blanches. La nuit est venue quand le train nous dépose à la porte de l’Alpine-House ; du vestibule en bois, je vois s’éloigner le panache étincelant de la locomotive ; en face, le croissant de la lune brille doucement au-dessus des montagnes qui remplissent tout un côté du ciel.

Je partis le lendemain de bonne heure pour faire l’ascension du Mont-Washington, le dôme le plus élevé des Montagnes-Blanches (l’altitude de cette montagne est égale à six mille deux cent quatre-vingt-cinq pieds) ; une route carrossable a été pratiquée dans ces dernières années jusqu’au sommet. Elle conduit d’abord, en remontant une vallée sauvage, jusqu’au pied même de la montagne, arrondie comme un bouclier. La route, coupée de fondrières, traverse une forêt où les bouleaux sont encore, plus nombreux que les arbres résineux. On apprend bien vite à distinguer parmi cas derniers le pérusse (abies Canadensis), au feuillage fin, transparent et léger, formant une dentelle un peu plus claire sur le vert noirâtre des autres sapins. Au sortir de cette forêt, on entre dans un vaste amphithéâtre de toutes parts encaissé par des montagnes. On y a bâti un grand hôtel en bois, nommé le Glen-House ; en face du Mont-Washington et de ses pentes énormes, l’immense hôtel a l’air d’une hutte. Un ours brun, attaché à une chaîne, se promène mélancoliquement autour du pieu qui le tient prisonnier. On lui a laissé du moins la vue libre des bois où il est né.

C’est au Glen-House que commence la véritable ascension. la lourde voiture, attelée de six chevaux vigoureux, s’élève lentement le long des rampes pratiquées sur le flanc de la montagne, parmi les rochers, les fleurs sauvages, les érables, les bouleaux, les sapins. Çà et là on voit les traces d’un incendie ; la roche grise et nue ne porte plus que des troncs blanchis, pareils de loin à des fantômes. Les érables disparaissent les premiers, les bouleaux ensuite ; mais cette dernière essence a une rusticité et une force de résistance remarquables, car on en retrouve des représentans jusqu’à une très grande hauteur. La zone des sapins a je ne sais quoi de triste, de désolé ; partout l’on voit des troncs morts penchés sur les arbres vivans, des branches déchirées, des mousses pendantes. Bientôt les sapins, battus par les vents, s’accrochent par des racines plus tortueuses aux rochers ; mais la bise et le froid finissent par triompher de cette force secrète qui circule avec la sève et qui la porte vers le ciel. Vaincus, écrasés, courbés, les derniers sapins deviennent des nains difformes ; ils se traînent comme des mousses monstrueuses à la surface du sol et dans les interstices béans du gneiss. Plus haut même, dans la région où les lichens rampent comme des moisissures tenaces sur les cimes éternellement battues par les vents, la nature, comme pour témoigner de sa fécondité, sème encore çà et là des fleurs d’une exquise beauté. Ce jardin suspendu dans les airs voit éclore les plantes exotiques du Labrador et de la Laponie ; mais ces délicates merveilles échappent aux regards superficiels, et la montagne, au-delà de la zone des conifères, n’est plus qu’un vaste désert de pierre. Le gneiss qui forme la cime, brisé en gigantesques morceaux, montre ses veines onduleuses et irréguliers de quartz, de, feldspath et de mica miroitant. Du vaste amoncèlement des pierres, l’œil descend avec plaisir sur les pentes sommes hérissées de sapins et dans les profondeurs des vallées, où la rouille, l’orange et l’écarlate des bouleaux et des érables tachent le fond velouté des conifères.

Chemin faisant, j’engage la conversation avec le cocher par des éloges sur son habileté à tenir en main ses six chevaux. Le cocher devient communicatif, me raconte qu’il est né dans, l’état de New-York, qu’il est démocrate et, votera pour Mac-Clellan. Il se plaint de la guerre, du prix élevé de toutes choses, mais surtout de la conscription. Il a été lui-même la veille à Portland s’acheter un remplaçant chez un de ses amis, ancien cocher comme lui, devenu recruteur (substitute-brocker) et agent de remplacement. « Ces marchands d’hommes, me dit-il, valent-ils mieux que les marchands de noirs ? » En l’interrogeant, je découvre néanmoins que son remplaçant ne lui coûtera que 500 dollars, somme qu’il faut encore réduire à peu près de moitié, si on veut l’évaluer en or, et qui assurément semblera peu élevée après quatre ans de guerre.

Une mince couche, de nuages qui depuis le matin s’attachait opiniâtrement au sommet du Mont-Washington m’empêcha de jouir empiétement de la vue qui s’y déploie, et dont le propre est que rien n’y rappelle l’homme : on n’aperçoit que la forêt sans limites ; quelques lacs y sont jetés çà et là, comme les fragmens d’un miroir brisé sur un tapis. Ni vallées cultivées, ni villes, ni villages ; les ondulations des montagnes cachent les lieux où l’homme s’est fait une petite place. Dans l’immense solitude où ils vivaient, est-il étonnant que les Indiens aient personnifié les montagnes ? La race anglo-saxonne n’a pas assez respecté les noms qu’ils leur ont donnés. Le Mont-Agiochook est devenu le Mont-Washington. Voici pourtant encore, dans le lointain, Monadnoc et le cône du Kearsage[2], qui ont gardé leurs noms bizarres, et dans l’interminable forêt qui s’étend vers le nord-est, la masse du Ktaadn reste comme une tache bleuâtre visible sur l’horizon. De ce côté, la civilisation n’a encore imprimé que peu de traces. Il n’est pas besoin d’aller au-delà du Mississipi pour voir la forêt vierge et l’Indien : à quelques lieues seulement de Gorham ou de Bangor, vous les retrouverez. Sous ce sombre manteau de forêts qui s’étend en plis majestueux, sur ce sol humide et spongieux où des générations végétales sans nombre ont laissé leurs dépouilles, vivent encore, comme il y a plusieurs siècles, l’ours, le loup, le lynx, le caribou, le gauche et gigantesque mouse, qui, tenant sa vaste ramure abaissée en arrière, se fraie avec la poitrine un chemin à travers les branches. Avec eux vit aussi l’homme primitif qu’ont connu les premiers émigrans.

Au-delà des derniers villages, on trouve encore un asile et au lit grossier chez les bûcherons en quête des plus beaux pins ; plus loin, on ne s’aventure qu’avec un guide indien, on n’a plus d’autre lit que les branches de l’arbor vitæ étendues sur la mousse, on n’entend d’autres bruits dans l’effrayante solitude que les cris inconnus des animaux qui s’appellent ou le retentissement soudain causé par la chute d’un arbre séculaire, note solennelle qui seule marque la fuite du temps. Voilà bien l’Amérique telle que la virent les premiers voyageurs. La civilisation n’a occupé à ces latitudes que les côtes, des vallées ; elle a glissé autour d’immenses provinces montagneuses, comme l’eau tourne autour des rochers. Les mâts des vaisseaux américains, qui traversent toutes les mers, les planches les maisons de la Nouvelle-Angleterre, entre lesquelles s’abritent tant d’ambitions, de calculs, de passions, viennent de régions où l’Indien chasse en paix comme ses aïeux. La géographie d’une parie du Maine est encore presque aussi incertaine que celle des Montagnes-Rocheuses. Les géologues de l’état de New-York prennent des guides indiens pour explorer les Monts-Akirondak.

Sur le sommet du Mont-Washington, formé d’une petite plaine rocheuse, on a bâti une maison à un étage qui porte le nom le Tip-Top home ; elle est entourée de blocs de gneiss et protège ainsi contre le vent furieux qui souffle presque sans relâche à cette hauteur. Les rafales sont si violentes au haut de la montagne, que pour leur donner moins de prise, notre cocher crut prudent d’enlever les toiles qui recouvraient le char-à-banc, car il est arrivé que des voitures ont été enlevées et jetées par dessus les mors de pierres amoncelées qui bordent la route. L’ascension avait duré cinq heures, la descente ne fut pas beaucoup plus rapide ; la voiture redescendit avec des cahots affreux les rudes pentes où elle s’était traînée le matin. De temps à autre, les masses rampantes du brouillard étaient chassées plus haut et laissaient les regards plonger dans les profondeurs verdâtres ou azurées des montagnes ; puis le vent rejetait le brouillard dans la vallée, et le sommet du Mont-Jefferson, qui fait face au Mont-Washington, apparaissait au-dessus d’une brume légère comme une île placée à une hauteur inaccessible.

De Gorham, on peut se rendre, en traversant les Montagnes-Blanches, à Littleton dans la vallée du Connecticut : le trajet est long et fatigant à cause du mauvais état de la route, qui en beaucoup d’endroits n’est formée que de troncs demi-pourris posés les uns contre les autres. Le paysage en revanche est admirable, car l’on côtoie du côté nord tout le massif des Montagnes-Blanches et des montagnes plus basses dites « de Franconie, » qui se rattachent au flanc occidental de la chaîne. On aperçoit dans toute leur majesté les monts Madison, Adams, Jefferson et Washington, dont les dômes presque égaux s’appuient sur une base commune ; les versans, plus inclinés du côté septentrional, y montrent fort nettement les larges bandes des zones végétales qui s’y superposent. Au-dessus de la zone bigarrée des contreforts inférieurs, court la ligne épaisse et noire des sapins, que dominent les sommets gris et violacés, sans arbres.

On arrive à travers bois à un petit village nommé Jefferson : d’un côté se dressent les massives Montagnes-Prêsidentielles ; de l’autre, fuient les ondulations sans fin des montagnes de Franconie et de celles qui enserrent la vallée du Connecticut. Le Mont-Lafayette (l’altitude est de 3,200) et le Mont-Pemigewasset (altitude de 4,100 pieds) élèvent leur tête au-dessus de ces flots montagneux de toute nuance, de toute couleur, de toute forme, qui reculent dans un désordre plein de grâce. On peut étudier à Jefferson ce que j’appellerais volontiers l’embryogénie d’un village américain. Le fermier qui vient d’établir dans une région aussi déserté commence par brûler la forêt : le feu consume le taillis et ne laisse debout que les souches et les troncs charbonnés des plus gros arbres ; ces troncs sont coupés et forment, couchés bout à bout, les premières clôtures. On y enferme quelques bœufs ; on voit ces animaux, au poil long et roux, errer dans ces étranges pâturages remplis de rochers ; ailleurs, liés au joug, ils arrachent les souches, ils défoncent et creusent le terrain où l’on établit les fondations de la maison d’habitation, de la grange, de l’écurie, des hangars, détachés les uns des autres à cause de la fréquence des incendies ; les souches retirées du sol sont disposées les racines en l’air, en longues clôtures qui de loin ressemblent, à des rangées de cactus monstrueux et difformes, Les blocs de pierre sont enlevés un à un et servent à faire des murs. Les bâtimens de ferme sont de légères constructions en bois ; la maison d’habitation est ordinairement bâtie avec soin, elle est spacieuse, propre, et aux fenêtres bien fermées sourient les visages roses et frais de robustes enfans. Parmi les maisons qui bordent la route à d’assez longs intervalles, j’en distingue une où, dans une grande salle, on n’aperçoit que des bancs de bois ; c’est l’école, qui n’est jamais oubliée.

Après le village de Jefferson, on rentre dans la solitude des bois jusqu’à Littleton. Ce petit bourg est placé sur un affluent du Connecticut, l’Ammonoosuc, dont les eaux, qui roulent entre des rochers, font mouvoir un grand nombre de scieries. Dans ce recoin du Nouveau-Hampshire, quelque chose vint encore me rappeler la guerre et la politique. À la porte de l’auberge était une grande affiche indiquant l’itinéraire du collecteur des nouveaux impôts de guerre dans le troisième district électoral de l’état. Les contribuables étaient invités à venir payer la taxe dite du revenu intérieur à des jours spécifiés dans les diverses villes où le collecteur devait s’arrêter, s’ils ne voulaient aller s’acquitter à ses bureaux d’Orford. Dans les districts ruraux, souvent très étendus, les collecteurs sont obligés, on le voit, de faire des tournées de village en village pour percevoir les impôts : les contribuables reçoivent d’avance par la poste les lettres d’avis où le chiffre de leur quote-part est fixé. Les retardataires sont punis d’une amende qui s’élève à 10 pour 100 du chiffre de leur taxe.

De Littleton part un petit embranchement de chemin de fer qui serpente jusqu’à la grande et belle vallée du Connecticut. La ligne suit toutes les sinuosités de ce fleuve, et le traverse plusieurs fois sur des ponts de bois treillissés, recouverts d’un toit. Tantôt le train reste à l’intérieur de ces galeries, tantôt il roule sur le sommet ; les rails, dans ce dernier cas, sont placés au haut du toit aplati, et l’on aperçoit des deux côtés les eaux transparentes qui descendent sur les rochers. La vallée traverse de riantes montagnes, entre lesquelles le fleuve circule au fond d’une plaine fertile, formée de dépôts alluvionnaires. Les terrains, sont disposés en terrasses naturelles qui se succèdent comme les marches d’un gigantesque escalier. La ligne ferrée suit ces grands plans nivelés d’avance ; sur les larges terrasses se succèdent les beaux champs, les pâturages, les villes florissantes, les villages prospères. Le fleuve s’élargit de plus en plus ; à Holyoke, les eaux sont retenues par un magnifique barrage qui a 330 mètres de long et 10 mètres de haut. Cette force hydraulique donne le mouvement à d’importantes filatures de coton, à des scieries, à des ateliers divers. Un peu après Holyoke, on aperçoit les usines de Springfield. Cette ville est une des plus florissantes du Massachusetts : la population, qui en 1850 était de 11,766 habitans, s’élève aujourd’hui à 20,000. L’arsenal, qui est le plus important des États-Unis, occupe un très grand nombre d’ouvriers : on y garde toujours 200,000 fusils. Il n’est certainement pas de ville, d’industrie moins noire et moins triste : les ateliers ressemblent de loin à des palais ; la force hydraulique étant presque la seule employées le ciel n’est point assombri par les fumées du charbon ; les coquettes villas sont comme ensevelies derrière le feuillage des ormes et des érables ; rien ne vient ternir les contre-vents verts, les colonnettes blanches des vérandahs, les bois peints de toute couleur, les angles et les moulures du grès rouge. L’industrie ne traîne pas encore à sa suite, dans la Nouvelle-Angleterre, les haillons de la misère, la dégradation des mœurs, l’abrutissement, l’ignorance ; l’homme est regardé comme un produit aussi important que ceux que le commerce échange : l’ouvrier reste supérieur à l’œuvre.

Springfield n’est pas très éloigné d’Albany, la capitale politique de l’état de New-York. On traverse d’abord la partie occidentale du Massachusetts, la plus montueuse, la plus pittoresque de cet état. On suit quelque temps un des affluens du Connecticut, puis on entre dans le grand bassin de l’Hudson. Aux approches d’Albany se voient les monts Catskill, dont les crêtes ont ces formes quadrangulaires, simulant des tours crénelées, des ruines, des marches d’escalier, qui presque toujours caractérisent les montagnes de grès. La vallée de l’Hudson se déroule à perte de vue avec ses bois, ses prés, ses nombreux villages. La transition entre le Massachusetts et le New-York se marque assez nettement : dans ce dernier état, les champs, les enclos sont plus vastes, les bâtimens de ferme plus spacieux, les maisons d’habitation en revanche plus petites et moins propres. À Albany, les voyageurs descendent des wagons et montent sur un bateau à vapeur qui va sans cesse d’une rive à l’autre de l’Hudson. Ces bateaux-bacs, sans poupe ni proue, sont de véritables rues mouvantes : au milieu du pont se tiennent les voitures, les omnibus, les chevaux, les camions ; des deux côtés sont de longues salles d’attente pour les piétons. Quand le bateau arrive au quai de débarquement, l’extrémité du large pont se place au niveau d’un plancher mobile ; voitures et piétons, sans perdre un moment, se ruent dans toutes les directions, et le bateau, sans se retourner, repart bientôt pour l’autre rive.

La rivière Hudson est une des principales artères du commerce des États-Unis. C’est sur ses eaux que Robert Fulton fit en 1808 le premier essai de la navigation à vapeur. Quelle serait sa surprise, s’il pouvait voir aujourd’hui les gigantesques steamers étages qui vont sans cesse de New-York à Albany, emportant des centaines de voyageurs ! Les derniers construits sont assurément les plus beaux spécimens. de bateaux de rivière qui existent dans le monde entier. Outre ces grandes maisons mouvantes, le fleuve porte sans cesse plus d’un millier de bateaux à voiles. Les plus gros vaisseaux peuvent remonter le fleuve jusqu’à Hudson, et les schooners vont jusqu’à Albany et Troy (à une distance de 166 milles de l’embouchure), où la marée se fait encore sentir. Outre son fleuve et ses chemins de fer, Albany possède encore des canaux qui établissent une communication avec le lac Érié, le lac Ontario, le lac Champlain. Cette ville est un des plus grands marchés de bois du monde entier. Elle reçoit les pins blancs du Michigan et du Canada, les chênes, les cerisiers sauvages, les peupliers de l’Ohio, les pins communs de Pensylvanie et de New-York. Il y passe en outre une immense quantité de céréales, de laine et de tabac. Le petit établissement fondé en 1614 par les Hollandais est devenu une cité considérable, qui a quarante églises, onze écoles publiques, dix banques, un capitale, un hôtel de ville en marbre, un observatoire, une université, une école de médecine, une école normale pour les instituteurs et les institutrices de l’état, et de nombreux établissemens charitables. À Albany, on entre dans le grand courant qui conduit les émigrans dans les états du nord-ouest. Les familles allemandes qui vont s’établir dans le Michigan, l’Illinois et le Wisconsin prennent à New-York des billets avec lesquels elles peuvent se rendre sans s’arrêter à Détroit et à Chicago. Le train du chemin de fer du New-York Central était si rempli de femmes et d’enfans que j’eus quelque peine à y trouver de la place. En traversant les faubourgs d’Albany, on aperçoit beaucoup d’enseignes et de noms germaniques. Ici l’on vend du lager beer, là du vin du Rhin ! Bien que New-York ait une population allemande plus nombreuse qu’aucune autre ville du monde, sauf Vienne et Berlin, on peut affirmer que le vrai Germain ne s’arrête pas volontiers sur les côtes de l’Atlantique. Il aime trop la solitude et l’indépendance. Il est encore aujourd’hui ce qu’il était quand Tacite dépeignait si fidèlement ses mœurs. Dans la colonisation de l’ouest, il a pris le rôle du pionnier : il aime l’isolement, il défriche la forêt, et fait sortir les premières moissons de la terre. Sa robuste compagne le suit volontiers dans les champs, et ne s’enferme point, comme l’Américaine, dans la maison. Leurs blonds enfans grandissent au désert, dans les sillons, dans les bois, et de bonne heure travaillent. Quand le laboureur a terminé sa tâche, celle du Yankee commence : le producteur est suivi du spéculateur. L’Américain apporte parmi ces familles fixées au sol, isolées, défiantes, sobres, économes, demi-sauvages encore, l’esprit d’entreprise, les institutions communales et civiles, les solidarités de la vie publique, l’éducation, les tentations, les goûts, les habitudes d’une civilisation avancée. Tout est muscle chez le paisible, lent, laborieux Allemand ; tout est nerf chez le maigre Yankee, aux yeux brillant d’un feu sombre, au front soucieux, au cou mobile et allongé. L’esprit chez l’un, le corps chez l’autre, ne connaissent ni trêve ni repos : l’un crée la richesse, l’autre la fait circuler ; l’un travaille, l’autre s’ingénie à inventer sans cesse des instrumens de travail plus parfaits. Ils ne s’aiment guère, mais ils sont nécessaires l’un à l’autre. Le Yankee, à l’esprit délié, aventureux, toujours prêt à saisir l’occasion, aussi généreux qu’avide, amoureux d’idées générales, rhéteur politique et religieux, sociable et ambitieux, a trop de mépris pour la lenteur patiente et la taciturnité de l’Allemand. Il ne comprend pas ce rêveur qui préfère à tout les grands horizons des plaines solitaires, cette âme qui vit d’une vie tout intérieure, et pour qui l’indépendance est le plus beau prix du travail ; mais ces deux fortes races se complètent naturellement : l’une achève ce que l’autre commence, et de leur mariage sortira quelque jour, au moins dans l’ouest, une race nouvelle où les belles facultés mentales et physiques trouveront un meilleur équilibre.

En quittant Albany, on monte par une pente rapide le versant de la vallée de l’Hudson. Sur le grand et riche plateau qui le domine se succèdent les fermes et les taillis. Sur les champs qui se déroulent à perte de vue, les tiges jaunies du maïs sont liées en cônes alignés ; des vaches rousses errent dans les pâturages. Çà et là, le limon du plateau s’appauvrit, et, devenant trop sableux, ne porte plus que de petits pins blancs. On aperçoit de temps à autre les bateaux qui remontent lentement le canal Érié, longtemps parallèle au chemin de fer. Schenectady, situé sur ce canal, est un des plus anciens établissemens des Hollandais. En 1690, cette ville n’avait qu’une église et une soixantaine de maisons, et fut brûlée par un parti de Français et d’Indiens. Jusqu’en 1825, elle est restée l’entrepôt principal du commerce entre la vallée de l’Hudson et l’ouest. Le Mohawk, tributaire de l’Hudson, a des rapides au-dessous de ce point, et toutes les marchandises étaient autrefois transportées à Albany par une route ordinaire : aujourd’hui le canal qui unit le Mohawk au lac Érié et les chemins de fer ont réduit des neuf dixièmes les frais de transport. Les locomotives passent au-dessus du canal et de la rivière sur un pont qui a 330 mètres de longueur. À partir de Schenectady, on remonte la vallée du Mohawk. À Little-Fall, les eaux se précipitent entre des montagnes escarpées dont les roches ont les formes les plus hardies et semblent des forteresses démantelées. Le canal longe le chemin de fer au fond de la vallée étroite, et on le voit s’engouffrer dans une coupure de la montagne. De distance en distance, dès barrages arrêtent l’eau et fournissent la force hydraulique à des établissemens industriels. Plus loin, la vallée s’évase, se couvre de gras pâturages où errent des troupeaux. À Francfort (encore un souvenir de l’Allemagne !), une immense cheminée, entourée d’usines en brique, sert de centre à une agglomération de jolies petites maisons de bois blanc où demeurent des ouvriers. La locomotive essoufflée vient enfin s’arrêter au milieu d’Utica. Cette ville, fondée par on ne sait quel Caton obscur vers 1793, a aujourd’hui six grands hôtels, vingt églises, publie plusieurs journaux quotidiens et cinq journaux hebdomadaires ; elle a cinq banques, s’éclaire au gaz, possède des filatures de coton, de laine, des fonderies, des tanneries, des ateliers de construction pour le chemin de fer. En 1830, c’était encore un village, et sa charte municipale ne date que de cette époque ! L’établissement le plus intéressant est la maison de fous, qui appartient à l’état de New-York. Le docteur Bringham, qui en était autrefois directeur, a fondé en 1844 un journal aliéniste intitulé American Journal of Insanity, et destiné à répandre des idées plus humaines en ce qui concerne le traitement de la folie. Le docteur John Gray, directeur actuel de l’asile et éditeur de ce journal, fidèle aux mêmes idées, oblige les fous à se guérir eux-mêmes et leur laisse presque pleine liberté. Son système consiste à faire appel à ce qui leur reste de raison pour les amener à surveiller et à vaincre leur déraison : la folie n’est jamais, suivant lui, complète au début ; elle n’envahit d’abord qu’un coin de l’esprit. Il explique au malade sa maladie, lui fait peur de la folie complète, incurable, et lui apprend à user de sa volonté contre le fantôme qui vient le hanter. Cette méthode produit, m’a-t-on assuré, dans un très grand nombre de cas de merveilleux résultats ; mais le succès dépend sans doute en grande mesure du tact, de la fermeté, des qualités morales de ceux qui l’appliquent.

Les chutes de Trenton sont à quelque distance d’Utica. Un embranchement de chemin de fer y conduit par une contrée sauvage et pastorale que traverse le Canada-Creek, un petit affluent du Mohawk. En arrivant près de Trenton, la locomotive, attelée à quelques vieilles voitures usées, passe timidement sur un frêle pont de bois jeté à une très grande hauteur au-dessus d’un torrent. On s’occupe de vider des tombereaux de ballast à travers les poutrelles pour noyer peu à peu les appuis dans un remblai ; mais le passage est encore dangereux, et le voyageur ne se rassure guère avant que la locomotive ait cessé de rouler sur la maigre charpente. Après une nuit passée dans une méchante auberge, je me rendis de bon matin aux chutes. Je traversai un petit bois, et, descendant un escalier rustique, me trouvai au fond d’une gorge en face de la cascade inférieure. On ne saurait imaginer paysage plus imprévu : rien ne l’annonce, rien ne le fait deviner. Le Canada-Creek coule au fond d’une vallée étroite qui forme comme une coupure dans la plaine : le lit de cette rivière est creusé dans des couches calcaires superposées comme les feuillets d’un livre ; minces et d’épaisseur égale, elles dessinent une série de traits parallèles et horizontaux sur les murs de la vallée. Des deux côtés et au niveau de l’eau, ces couches forment comme de petits trottoirs, tantôt plus larges, tantôt plus, étroits. On avance lentement sur ces dalles naturelles, en foulant aux pieds d’innombrables fossiles de l’époque silurienne. les eaux descendent, sombres et écumantes, sur les marches de cet escalier naturel. En se tenant aux chaînes de fer scellées dans la pierre, on longe les portions les plus étroites qui demeurent libres entre le torrent et le rocher. Quand on arrive à une cascade, le trottoir devient escalier ; on monte rapidement les degrés glissans au milieu d’une poussière liquide et transparente où le soleil dessine d’admirables arcs-en-ciel circulaires. Parvenu au niveau du déversoir, on peut regarder à loisir les eaux qui, en franchissant le seuil, se colorent d’une belle teinte jaune, due à la nature chimique des calcaires noirâtres qu’elles ont lavés : on les dirait mêlées de poix ou de bitume, ou l’on croirait voir couler des masses de verre fondu, pareil à celui dont on fait les bouteilles communes. Cette teinte disparaît dans les flocons frissonnant qui montent et descendent sans cesse au bas de la cascade en remous dont la blancheur fatigue le regard. La deuxième chute est la plus élevée et la plus pittoresque. La nappe moirée qui bondit et ruisselle sur les noirs rochers est encadrée par les flancs boisés de la vallée ; les branches traînantes et tristes de l’arbor vitæ se penchent sur les eaux bouillonnantes ; les bouleaux au tronc argenté, les érables s’attachent en désordre aux parois du rocher, et couronnent les sommets en mêlant leur feuillage coloré des riches teintes de l’automne aux sombres pointes des sapins. Ça et là, une liane rougie trace comme une ligne de sang. Rien dans mes souvenirs ne dépasse cette cascade de Trenton pour l’harmonie, la beauté des lignes, la richesse et le contraste des couleurs. C’est un paysage de dimensions restreintes, mais achevé ; rien n’y rappelle l’homme : pas une maison, pas une route, pas même un sentier visible, pas une hutte rustique ou un siège de bois ; la solitude profonde, la tristesse de cette vallée oubliée, le murmure doux, et monotone des eaux, tout invite au repos et à la rêverie.

De retour à Utica, je traversai jusqu’aux chutes du Niagara les plaines riches et monotones de l’état de New-York. Sur tout ce trajet, le pays conserve le même caractère : de vastes prés naturels entourés de frêles clôtures de bois, çà et là quelque village formé de maisons alignées le long de larges avenues d’arbres et entourées de jardins et de vergers, des taillis, des futaies où les pins blancs se mêlent aux érables, aux bouleaux, aux chênes, aux ormes, dont les branches retombent en courbes régulières comme les longues plumes d’un panache. On ne se lasse point d’admirer les tons éclatans du feuillage ; chaque essence a sa livrée d’automne : l’érable, rouge écarlate, couleur de groseille ou de rubis, se reconnaît de très loin ; l’orme donne des massifs jaunâtres, le vert lutte encore contre le jaune et le rouge dans l’érable sucré. Le soleil couchant, vient dorer la vaste plaine et resplendit à travers les bouquets de bois ; nulle description ne peut donner l’idée des splendeurs de ce spectacle. Les nuages légers, franges immobiles suspendues aux bords de l’horizon, semblent flotter dans la pourpre, dans le feu, dans le sang ; on ne distingue plus les sillons, la rude glèbe, les friches de la plaine, convertie en un lac rose ou violet. Les ormes lointains reluisent comme de frêles bouquets d’améthyste ou de grenat ; mais ces crépuscules féeriques ne durent pas assez longtemps : le soleil s’arrête à peine sur l’horizon, les irisations s’évanouissent par degrés dans une ombre d’abord légère, et bientôt de plus en plus opaque.

Entre Utica et le Niagara, on rencontre deux villes importantes, Syracuse et Rochester. En 1820, Syracuse était un village de trois cents habitans ; aujourd’hui la population dépasse trente mille âmes, elle a 25 églises (dont quatre catholiques) et 8 écoles publiques. Elle doit sa prospérité à ses mines de sel, les plus importantes des États-Unis. À une profondeur de 100 mètres environ, on puise une eau qui renferme dix fois plus de sel que l’eau de mer. Les puits sont creusés et l’eau pompée aux frais de l’état de New-York, propriétaire des terrains salifères. L’eau est fournie à des industriels qui la concentrent pour fabriquer le sel et qui paient un droit minime par mètre cube. Il y a en outre à Syracuse beaucoup de manufactures, des fabriques d’instrumens aratoires, de machines à vapeur, de poêles en fer, des papeteries, des tanneries, des moulins. Le canal Érié traverse la ville de l’est à l’ouest, il est lui-même traversé à angle droit par le canal Oswego, qui se dirige au nord vers le lac Ontario. La ville est coupée de larges rues quadrangulaires ; le chemin de fer suit l’une d’elles et traverse à niveau les quartiers les plus animés ; pendant que les trains ralentis passent devant les grands hôtels, les boutiques, les hautes maisons de brique et de pierre, des enfans s’amusent, au risque de se faire écraser, à sauter sur les petites plates-formes qui terminent à l’avant et à l’arrière toutes les voitures de chemins de fer en Amérique.

Rochester n’a commencé à être une ville qu’en 1834 : en 1855, sa population était de 44,000 habitans. La rivière Genesee lui fournit une force hydraulique presque illimitée ; aussi ses moulins sont-ils peut-être les plus actifs qu’il y ait aux États-Unis. Sur une longueur de 4 kilomètres, la rivière descend de 75 mètres ; trois barrages successifs ont 31, 7 et 25 mètres de haut, On moud annuellement à Rochester plus de 600,000 barils de farine. Les eaux du canal Érié, qui passé au milieu de la cité, traversent la rivière sur un bel aqueduc de pierre qui a 280 mètres de long. Un second canal remonte la vallée du Genesee et va rejoindre la vallée de la rivière Allegnany, qui à Pittsburg, en Pensylvanie, devient l’Hudson en s’unissant au Mohongahela.

j’arrivai dans la nuit au village du Niagara, et m’y rendis à l’Un des immenses hôtels qu’on a construits pour les milliers de voyageurs qui chaque année visitent les cataractes. Je distinguais déjà de loin deux notes profondes, — l’une qui venait des rapides, l’autre des chutes, la première plus élevée, la seconde plus grave et plus solennelle. Dès le matin, je courus au Niagara : les eaux des grands lacs du nord de l’Amérique n’arrivent au lac Ontario, la dernière et la plus basse de ces mers intérieures, que par une large et profonde fracture. creusée dans la langue de terrain silurien qui unit le Canada occidental à l’état de New-York. Ce passage naturel est comme une gigantesque écluse placée par la nature entre les deux lacs Érié et Ontario, dont le premier a un niveau plus élevé de 100 mètres que le second. Les eaux y coulent du sud au nord : avant d’arriver au Niagara, elles descendent un long plan légèrement incliné dont le lit inégal et rocheux forme les rapides. Au bout de ce plan, elles se divisent en deux branches, et, passant à gauche et à droite de l’île dite de la Chèvre, arrivent à l’extrémité de cette île, au précipice où elles s’engouffrent. Entre la petite île qui semble se pencher sur l’abîme et la rive américaine est la plus petite cataracte, dont le déversoir est droit comme celui d’un immense barrage d’usine. Les eaux y courent de l’ouest à l’est, perpendiculairement à la direction générale de la vallée ; du côté canadien, la crête de la grande cataracte a la forme d’un fer à cheval. Les eaux roulent sur ce demi-cercle en masses si épaisses que le nuage de fumée soulevé au bas de la chute monté en tourbillonnant jusqu’à plus de 300 mètres de haut. Une petite tour en pierre a été bâtie sur l’extrême pointe de l’île de la Chèvre : l’observateur placé au sommet voit arriver de loin les eaux qui se précipitent en écumant sur les rapides ; chaque marche du rocher est marquée par une frange blanche et agitée ; çà et là, un rocher détaché du lit ou quelque tronc de sapin échoue s’entoure d’une crête de flots plus élevés et plus furieux. La masse liquide, emportée par son irrésistible poids, vient enfin tomber dans l’enceinte en fer à cheval. La nappe circulaire, verte au sommet, se moire au-dessous de stries argentées qui ondulent et frémissent comme des panaches fouettés par le vent. La belle ligne céruléenne du sommet reste seule immobile, et les eaux viennent passer sous son inflexible niveau. La vitesse en est telle que la hardie parabole qu’elles décrivent reste encore sensiblement éloignée de la verticale au moment où elles se brisent au pied de la cataracte, à une profondeur de 50 mètres. Je descendis dans une mince tour de bois qui enveloppe un escalier en hélice jusqu’au fond de la vallée du côté de la chute canadienne, et suivis un petit sentier qui serpente sur les calcaires schisteux, noirs et fétides, qui forment la partie inférieure du grand mur le long duquel le fleuve se déverse. Au sommet de ce mur, des couches épaisses de calcaire dur et compacte surplombent les minces schistes, qui se délitent et que les eaux usent sans relâche. Il arrive quelquefois que des rochers se détachent de cette épaisse table calcaire et tombent au pied de la cataracte. L’écharpe courbée des eaux forme comme une voûte sous laquelle, en se couvrant de toile imperméable, on peut s’avancer très loin. Je remarquai deux femmes, descendues dans un affreux accoutrement, qui n’eurent point le courage de pénétrer dans la pluie et le tonnerre de la cascade ; un enfant d’une quinzaine d’années qui les accompagnait suivit seul le guide, un noir robuste, qui l’entraîna plutôt qu’il ne le conduisit aussi loin qu’on peut aller. Je les vois encore se traîner le long du rocher, le noir soutenant l’enfant d’une main contre la muraille de pierre, et de l’autre lui montrant avec de grands gestes la muraille des eaux. Ces deux figures confuses, l’une craintive, l’autre énergique et comme menaçante, se sont, je ne sais pourquoi, gravées dans ma mémoire. Du côté américain, on peut aussi descendre par une tourelle au pied de la cataracte et se mouiller en quelques instans des pieds à la tête dans un enfoncement qu’on nomme la « caverne des vents. » Pour aller d’une rive à l’autre, on traverse le fleuve dans un petit bateau à vapeur à une petite distance de la cataracte, car les eaux n’ont qu’un très faible courant après leur chute. Un peu plus loin, on rencontre aussi le magnifique pont suspendu en treillis de fer qui est jeté à une hauteur de 83 mètres à travers la vallée, et qui joint le chemin de fer du Centre de New-York au Great-Western du Canada. Les locomotives roulent au sommet de la poutre en treillis, qui a 266 mètres de longueur ; les voitures et les piétons passent sur le tablier inférieur. C’est de la rive canadienne qu’on aperçoit le mieux l’ensemble des chutes. La sombre masse de l’île de la Chèvre se penche entre les deux nappes éblouissantes ; le nuage qui s’élève en tournoyant du fer à cheval semble sortir d’une chaudière souterraine. Au-dessus du seuil verdâtre du long déversoir se dessinent en lignes parallèles les franges écumeuses des rapides jusqu’à la sévère muraille des sapins dont s’entoure le triste horizon.

Je n’ai jamais vu un bon tableau du Niagara ; un seul peintre eût peut-être été capable de rendre la terrible majesté de ce spectacle ; c’est Ruysdaël. Il eût choisi sans doute quelque jour où les eaux sont plus sombres, où les grands nuages traînans promènent les ombres plus lourdes et plus menaçantes, où les rapides semblent irrités, où les sapins se penchent sous un vent froid et furieux. La chute canadienne m’a fait penser tout de suite, au grand paysagiste de l’école flamande. De ce côté, rien ne dépare la sévérité du tableau. Du côté américain, les rapides sont gâtés par des usines et des maisons. On voudrait faire la solitude autour de ce lieu ; il n’y faudrait qu’eaux, bois et rochers. On voudrait abattre ces hôtels qui ressemblent à des casernes, ces boutiques où l’on vend au naïf voyageur des contrefaçons de l’industrie primitive des Indiens, arcs, mocassins, écrans de plumes ornés d’oiseaux aux couleurs éclatantes, boîtes en écorce de bouleau, brodées avec les poils colorés du mouse et des grains de verre, raquettes pointues qui servent à marcher sur la neige. Il reste encore une petite tribu indienne aux environs du village de Niagara ; mais ce n’est pas ici qu’il faut venir chercher l’homme rouge avec sa, coiffure en plumes d’aigle, ses colliers, ses ceintures bariolées, ses jambières frangées : j’aperçus seulement deux Indiennes assises sur un tronc d’arbre, la tête enveloppée de sombres capuches. Dans les antichambres de l’Hôtel de la Cataracte, je fis aussi rencontre d’un homme au teint cuivré, vêtu avec une fausse élégance ; ses cheveux noirs et luisans étaient soigneusement séparés en boucles ; une grosse épingle en faux diamans brillait sur sa chemise d’une blancheur douteuse. Son sourire obséquieux laissait voir des dents brillantes et bien rangées. Je me détournai avec pitié de ce représentant dégénéré d’une noble race que la civilisation dégrade avant de l’anéantir…


II.

Le Canada occidental, que le voyageur traverse en allant du Niagara à Détroit, dans le Michigan, n’offre d’intérêt qu’à l’agriculteur. La forêt y occupe encore, de très grandes surfaces ; mais partout où elle a été coupée s’étendent de beaux champs où les boules d’or des potirons, brillent à travers les tiges du maïs, Autour des maisons, des pommiers déjà vieux se penchent sous leurs fruits. Que dire de Sainte-Catherine, de Hamilton, de London, de toutes ces villes qui se ressemblent, et où la locomotive ne s’arrête qu’un instant ? La géographie connaît à peine ces lieux, à demi villes, à demi villages, où vit une population obscure, sans nationalité bien définie, sans passé comme sans avenir, servante dédaignée d’une métropole lointaine et de plus en plus indifférente. Hamilton, ville grande et prospère, bâtie en pierre, domine le lac Ontario, qui étincelle sous le soleil comme un bouclier d’acier. On suit d’abord le lac, puis on s’élève par des pentes boisées sur le plateau de la péninsule canadienne, l’extrémité occidentale de cette péninsule est baignée d’un côté par le lac Saint-Clair, de l’autre par le lac Érié. J’arrivai à dix heures du soir à Windsor, situé sur le détroit qui unit ces deux lacs. Sur la rive opposée, Détroit, éclairé par la lune, en son plein, semblait sortir de l’eau. Les lumières du port brillaient au loin, et les fanaux colorés des bateaux à vapeur glissaient en tous sens ; un bateau-bac traversait rapidement le canal, où ses feux rouges se réverbéraient sur les rides de l’eau. Le gémissement étrange du sifflet des chaudières troublait seul le silence de la nuit. La grande ourse, pâlie par la lumière de la lune, semblait descendre sur la ville endormie. Ce tableau avait quelque chose de féerique, et malgré le froid piquant de la nuit je demeurai sur le pont du vapeur qui m’emportait vers Détroit, pendant que les nombreux émigrans avec qui j’avais voyagé toute la journée dévoraient le souper qu’on leur avait préparé dans la salle à manger. En admirant ce vaste canal, qui a presque un kilomètre de large, je me rappelai, avec une fierté mêlée de regrets, que des Français avaient les premiers apporté la civilisation dans ce lieu, qui n’a plus de français que le nom. Quand un gouvernement insouciant livra le Canada à l’Angleterre, n’est-ce pas ici qu’un héros, Pontiac, recommença seul la lutte, et combattit héroïquement pour la France en même temps que pour l’indépendance de sa race ? Hélas ! la France ne connaît plus ce noble martyr, et son nom ne se retrouve aujourd’hui que dans un comté inconnu de l’Illinois[3].


Le lendemain matin, le charme était rompu. Détroit, qui le soir m’était apparue comme transfigurée dans la vapeur lumineuse de la lune, se montra ce qu’elle est réellement, une ville à demi achevée, où les masures de bois avoisinent de gigantesques constructions en pierre ou en brique, où d’immenses avenues, tracées pour une capitale, longent presque partout des terrains vagues et encore inoccupés. C’est bien là la cité de l’ouest, où les extrêmes se touchent ; ici on construit, à côté l’on démolit pour reconstruire : tous les styles se heurtent, tout se mêle, hangars, maisons de bois, villas ornées de vérandahs blanches, grands massifs de pierre et de brique, où s’étagent les magasins et reluisent les criardes enseignes, temples grecs aux colonnes de bois peint et aux frontons nus, églises gothiques dont le temps n’a pu encore user les angles et auxquelles des lierres plantés hier essaient en vain de donner un air de vétusté. Aux trottoirs de pierre larges comme des rues succèdent des trottoirs en planches ou des fondrières ; des voitures de campagne allemandes, faites de deux longues planches soutenues contre quatre piquets et traînées par des chevaux rustiques, passent à côté des beaux camions peints en rouge et des longs omnibus qui roulent sur des rails. Il y a quelque part des monumens, un hôtel de ville, un palais de justice, une douane, une banque bâtie dans le style grec, un théâtre, un muséum ; mais le vrai monument de l’ouest est toujours l’hôtel : dans les vastes antichambres pavées en marbre se presse incessamment un peuple de voyageurs, de curieux, de spéculateurs occupés à lire les journaux, les monstrueuses affiches, les nouvelles télégraphiques, la cote de l’or et le registre où s’inscrivent les nouveaux arrivans. Les domestiques noirs courent en tous sens ; de la buvette (bar-room), remplie de groupes bruyans, sort une odeur de tabac et d’eau-de-vie. Dans les salons couverts de riches tapis aux éclatantes couleurs, les dames reçoivent leurs visites ; parfois une jeune fille essaie la dernière valse de Paris sur un piano dont les touches lassées ne rendent plus qu’un son faux et éteint. Dans l’énorme salle à manger s’allongent, les tables autour desquelles on s’assoit à toute heure et où, sous des noms différens, on fait trois ou quatre fois par jour le même repas. À côté d’une femme habillée avec la dernière élégance, dont les fines mains couvertes de bagues ne touchent aux mets qu’avec une savante lenteur, s’assoit un robuste fermier qui en quelques instans a dévoré tout ce qu’on lui apporte. Un enfant boit du lait à la glace dans un verre pendant qu’un officier en congé vide une bouteille de catawba. Les nègres agiles et sourians se tiennent derrière les taciturnes mangeurs, surveillant leurs moindres désirs et toujours prêts à les satisfaire. L’hôtel est dans l’ouest, avec le meeting politique, un organe et un instrument de sociabilité ; la vie est trop affairée pour les rapports sociaux qui demandent des loisirs, qui exigent le goût désintéressé des choses de l’esprit, l’application demi-sérieuse, demi-frivole, à la poursuite d’un idéal de convention. La rudesse démocratique ignore ou dédaigne les nuances, les degrés, les classifications ; au milieu de tant d’égaux, l’homme se sent en réalité seul. Chacun a sa maison où, avec sa femme et ses enfans, il s’enferme ; mais à l’hôtel l’Américain voit de nouveaux visages, il entend parler d’autre chose que de ses propres affaires, il apprend à aimer l’ordre, la propreté, le luxe, les chambres spacieuses et élevées ; il forme ses manières sur celles des étrangers auxquels il se trouve mêlé. Il épie les mouvemens, écoute les moindres paroles des personnages célèbres, généraux, hommes d’état, orateurs ou écrivains, que le hasard a pour un jour amenés à ses côtés. Parmi ce flot continuel de nouveaux arrivans, au milieu de tant de figures diverses, il en vient à connaître mieux que sur les cartes la grandeur de son pays : s’il ne peut en visiter Tous les états, tous les états viennent le visiter. Son horizon s’élargit, et du centre de ce vaste continent ses regards plongent jusque sur les bords de l’Atlantique, jusqu’au golfe du Mexique, jusqu’aux vallées de la Californie. L’hôtel est comme l’abrégé de la confédération.

De Détroit à Chicago, on traverse en ligne droite l’état agricole du Michigan. Rien ne distrait le regard sur cette fertile plaine : on ne voyage pas dans l’ouest, on est transporté d’un lieu à un autre. Parmi les champs et les bois, on traverse comme d’un bond toutes les phases de la civilisation. Ici des feux consument lentement les derniers troncs d’arbres dans une partie de la forêt qu’on veut donner à la culture ; dans les pâturages encore remplis de fleurs sauvages, d’astères violettes, de verges d’or, de molènes (verbascum), errent des vaches entre les souches noircies et les blocs erratiques ; dans les premiers enclos, la charrue passe lentement, en contournant les dernières souches ; sur les champs déjà bien nettoyés, le soc trace sans difficulté ses sillons parallèles. Les premiers abris sont des huttes élevées à la hâte ; plus tard, l’émigrant enrichi bâtit une maison plus grande ; les planches sont peintes en jaune ou en blanc, et des contre-vents verts encadrent les fenêtres. Enfin dans les centres les plus importans s’élèvent des constructions en pierre ou en brique. Les stations ne diffèrent que par le nom. Qui a songé à donner à l’une d’elles celui du héros hellène Ypsilanti ? Chelsea, Albion, viennent après : on s’arrête un moment dans un endroit marqué Paw-Paw sur les cartes les plus récentes, mais qui aujourd’hui a reçu déjà un nom anglais et banal. Le chemin de fer suit longtemps les eaux dormantes du Kalamazou, qui se traîne entre des bois d’érables jaunis. La nuit arrive, et la prairie nue prend l’aspect d’un lac noir, immobile et sans reflets. Sur les rives méridionales du lac Michigan, la steppe n’est traversée d’aucune ondulation ; sa surface unie reproduit exactement cette forme idéale que l’astronomie dans ses calculs suppose à la terre ; la circonférence de l’horizon est aussi parfaite que celle dont le marin sur son vaisseau reste le centre mobile. Cette fuite rapide à travers le désert morne, silencieux et sans limites semble un rêve. Quelques lumières se montrent enfin sur le fond obscur de l’horizon comme des étoiles au moment de leur lever. On arrive à Chicago.

Chicago est la reine de l’ouest ; c’est la capitale des grands états producteurs de céréales. Il y a trente-trois ans, les Indiens erraient encore librement sur les rives du lac Michigan, où s’élèvent maintenant des églises, des hôtels, des monumens, des maisons pour une population de 180,000 habitans. L’immense damier, découpé de larges rues, s’étend à perte de vue au nord, au sud, à l’ouest. À l’est est le port, où.se pressent les mâts d’une multitude de bateaux. Ils entrent dans la petite rivière qui a donné son nom à la ville, et qui, dans son milieu, se divise en deux branches ; douze ponts tournans les traversent, et font communiquer les diverses parties de la cité. De petits remorqueurs, pareils à de gros insectes flottant sur l’eau, traînent sans cesse les bateaux chargés de blé. Chicago est un entrepôt colossal ; il reçoit d’une part les céréales de l’ouest, de l’autre tous les produits manufacturés que les états de l’est lui envoient en échange. Aussi quelques rues ont-elles autant d’animation que la Cité de Londres. Partout on bâtit : les anciennes maisons de bois sont jetées bas pour faire place à des maisons hautes et vastes ; on construit déjà pour l’avenir, on taille le beau marbre d’Athènes (l’Athènes de l’Illinois), on sculpte le bois, on mêle à la pierre les belles briques de Milwaukee, d’une couleur claire et dorée. Il n’y a pas une ville de l’Union qui ait une rue comparable à l’Avenue-Michigan, bordée sur une immense longueur de charmantes maisons, qui ont toutes vue sur le lac. Elles ne sont point une copie servile les unes des autres, comme les maisons des quartiers élégans de New-York. Beaucoup d’entre elles ont des toits à la Mansard, et en général il m’a semblé y reconnaître une tendance à l’imitation des formes françaises, qui se trahit aussi à l’intérieur dans les ameublemens. On goûte mieux nos usages, nos modes, sur les rives du lac Michigan qu’aux bords de la Tamise. Les églises, presque toutes asservies au style gothique, sont en revanche d’un goût détestable. Il est une rue, dont j’oublie le nom, où il y en a presque autant que de maisons. Toutes les sectes se coudoient, et les congrégations, n’étant pas très nombreuses, ne bâtissent point de monumens assez spacieux pour avoir un grand air architectural. Les églises gothiques en particulier, qui sont comme des réductions, ont quelque chose de pauvre, de mesquin et souvent de grotesque. L’architecture religieuse est au reste, dans tous les États-Unis, soumise à des conditions particulièrement défavorables. J’ai fait le calcul qu’il y a en moyenne une église pour mille habitans sur l’étendue entière du pays. Il n’est pas besoin de vastes nefs, d’ailes spacieuses, de voûtes inaccessibles dans les temples où se réunissent ces petites congrégations, et qu’elles sont obligées d’élever de leurs propres deniers. Dans les communautés protestantes, l’église perd tout ce que gagne le sentiment religieux.

Si Chicago est en quelque sorte la ville représentative de l’ouest, son rôle peut être figuré par deux sortes d’établissemens, les élévateurs et les abattoirs dits packing-houses. Ce sont les deux mamelles de l’ouest d’où sortent sans cesse le pain et la viande. J’allai d’abord voir un élévateur. Qu’on se figure un vaste édifice sans fenêtres, très élevé, subdivisé à l’intérieur en plusieurs étages. L’étage inférieur est traversé par une longue galerie où peuvent entrer deux trains conduits par des locomotives. Les voitures arrivent des dépôts voisins, où la compagnie de l’élévateur reçoit les blés des diverses lignes de chemin de fer avec lesquelles sa gare est en communication. D’un côté de l’élévateur coule la rivière Chicago, de l’autre un canal qui communique avec la rivière. Les bateaux peuvent ainsi venir se ranger le long de l’édifice aussi facilement que les trains pénètrent à l’intérieur. Quand des voitures chargées de blé y sont entrées, on abaisse la porte latérale des trucs, et le blé roule dans une large rigole qui court tout le long de la voie. Suivons-le dans sa marche. Au haut du vaste bâtiment tourne un axe de fer mis en mouvement par une machine à vapeur de 130 chevaux. Cet arbre de couche porte de distance en distance des tambours où s’applique une large courroie sur laquelle s’attachent des auges. Celles-ci viennent puiser le blé dans la rigole inférieure dont j’ai parlé et l’élèvent à l’étage supérieur. Après quelques tours de roue, le blé est parvenu sous le toit et va se déverser dans une caisse de bois cubique de très grande capacité. Une fois emmagasiné dans cette boîte, il est pesé à la façon des voitures qui passent sur une balance : puis on l’envoie dans un des réservoirs définitifs où se classent déjà des céréales de toute nature et de toute qualité. Dans cette vue, on a mis au-dessous de l’orifice inférieur du réservoir où se fait le pesage un ajutage en bois : cet ajutage mobile peut être à volonté dirigé vers l’un ou l’autre des vingt canaux en bois qui vont se dégorger dans de grandes tours qui remplissent presque tout le corps de l’édifice. Quand on veut faire sortir le blé de l’élévateur, on n’a qu’à l’abandonner à son propre poids ; il vient remplir des sacs à l’étage inférieur ou descend dans les bateaux par des canaux quadrangulaires en bois pareils à ceux que tout le monde a vus dans les moulins. Le fleuve des graines nourricières coule, coule sans cesse, et va se répandre en tous sens dans les états de l’est et vers les ports de l’Atlantique.

L’élévateur que je visitai en détail peut recevoir jusqu’à trois cent mille boisseaux (bushels) de céréales : on pourrait craindre qu’ainsi chargé, le réservoir n’éclatât ; mais les tours de bois sont très solidement construites, et l’édifice entier est entouré d’épaisses murailles de brique. Treize roues élévatrices font monter chacune 4,000 boisseaux dans une heure ; on peut donc emmagasiner pendant ce temps 52,000 boisseaux. L’édifice entier peut se remplir en une demi-journée. On comprend facilement l’utilité de ces gigantesques réservoirs : le producteur y peut apporter à sa convenance une quantité quelconque de céréales ; on la pèse, on la numérote, et il reçoit immédiatement un certificat de dépôt négociable sur le marché de Chicago. La compagnie prélève un droit de 2 cents (le cent est la centième partie du dollar) par boisseau emmagasiné et s’engage à garder le blé pour un laps de temps qui ne peut dépasser vingt jours ; au-delà de ce terme, le déposant est tenu de payer un demi-cent par jour et par boisseau. Les frais de la compagnie s’élèvent par jour à 175 dollars : ce chiffre permet d’évaluer facilement l’étendue des bénéfices qu’elle réalise.

Les élévateurs, on le voit, ne sont autre chose que des docks à blé : on les trouve partout où le commerce des céréales a pris une grande extension, à Chicago, à Milwaukee, à Buffalo. Chicago en possède 18 qui peuvent recevoir en tout 10 millions de boisseaux. La capacité des plus considérables est de 1,250,000 boisseaux. En 1845, la quantité de céréales embarquée à Chicago sur le lac était de 1 million seulement de boisseaux ; en 1854, ce chiffre s’élevait à 12 millions ; du 1er avril 1863 au 1er avril 1864, il a atteint 54,741,839 boisseaux (comprenant 18,298,532 de froment, 24,906,934 de maïs, 9,909,175 d’avoine, 683,946 de seigle, et 943,252 d’orge). Le tonnage total des navires qui pendant l’année 1864 sont entrés dans le port de Chicago, steamers, remorqueurs, bricks et schooners, s’élève à 223,970 tonneaux[4].

Ces chiffres démontrent que la guerre n’a point interrompu jusqu’ici le développement de l’agriculture dans l’ouest. Financièrement, tout le poids de la lutte gigantesque où l’Union est engagée a pesé sur les états de l’Atlantique. L’ouest, loin de s’appauvrir, s’est enrichi. Avant la crise actuelle, la dette hypothécaire y avait pris des proportions inquiétantes. L’année 1848 avait été marquée par une prospérité extraordinaire, et à cette époque les fermiers, enivrés par le succès, avaient tous fait de larges emprunts pour acheter de la terre et pour faire des améliorations de toute espèce. Malheureusement pour eux, le blé atteignit de 1850 à 1857 des prix de moins en moins rémunérateurs : pendant la crise de 1857, il tomba à 20, à 15, même à 10 cents le boisseau. L’ouest se crut ruiné et perdit presque l’espoir de payer sa dette. Avant la guerre, le maïs valait 30 cents, le froment 75 cents environ. Depuis l’introduction du papier-monnaie, les prix se sont naturellement beaucoup élevés : au mois d’octobre 1864, le maïs se cotait 1 dollar, et le froment 1 dollar 30 cents. Le fermier s’est trouvé ainsi en mesure de rembourser avec du papier ce qu’il avait reçu en espèces. L’accroissement des prix ne lui a pas permis seulement de se libérer très rapidement, il a pu encore faire des économies et des placemens, soit en terres, soit dans les emprunts fédéraux. La guerre a balayé dans tous les états de l’ouest cette multitude de billets de banque qui jadis les inondaient ; ils ont été renvoyés dans l’est, et l’on n’y reçoit plus que les greenbucks, les billets verts de la dette nationale. Il est vrai de dire que les salaires ont notablement augmenté : les ouvriers de campagne, qui jadis recevaient de 12 à 15 dollars par mois, exigent aujourd’hui 25 dollars ; mais l’emploi de nombreuses machines agricoles a beaucoup amoindri la main-d’œuvre, et un grand nombre d’agriculteurs sur leurs petites fermes n’ont point besoin d’avoir recours à des bras étrangers. À mesure que le recrutement faisait des vides dans la population de l’ouest, l’émigration venait les remplir, car elle se dirige toujours de préférence vers les états les plus éloignés de l’Atlantique. À la faveur de toutes ces circonstances, l’ouest a pu s’enrichir par la guerre, et la prospérité dont il jouit a singulièrement exalté le sentiment de fidélité à l’Union. Ceux qui songent à détacher les états du nord-ouest de ceux du centre et de l’Atlantique connaissent bien peu les sentimens de la population qui a rempli les vastes provinces devenues les greniers de l’Union. La doctrine de la sécession n’y a encore converti personne, et ceux qui se plaisent à tracer en imagination les limites d’une confédération occidentale doivent être cherchés ailleurs que dans l’ouest.

Après le pain, la viande. Après ma visite à l’élévateur, je me rendis dans un des abattoirs de Chicago. Les packing-houses sont placés loin du centre de la ville, sur la prairie, qui de toutes parts l’entoure. À quelque distance des quartiers populeux, on arrive dans des faubourgs où des masures de bois s’élèvent çà et là, orientées au hasard. Les rues sont pourtant déjà tracées, et les larges avenues s’étendent à perte de vue. La route n’est point pavée ; les voitures enfoncent dans le sable ou roulent en cahotant sur un chemin fait de planches juxtaposées. Le long des maisons, des trottoirs de bois sont supportés sur des pieux. Suivons dans la plaine un de ces grands troupeaux que des guides à cheval conduisent lentement vers les parcs voisins des abattoirs. Pendant quelques jours, enfermés entre des planches, les bœufs paissent l’herbe, sèche et rare de la prairie ; presque dépouillée aux abords de la grande cité. Quand le moment est venu, on les amène à l’abattoir. Des brins de foin qu’on leur présente les attirent jusqu’à la porte où ils sont attendus. Au moment où un bœuf dépasse le seuil, il est saisi par les cornes et entraîné par une corde qui s’enroule sur un treuil. Un coup de massue achève en un instant le malheureux animal. À ses jambes de derrière s’accrochent des harpons de fer ; il est enlevé, dépouillé de sa peau, vidé, fendu en deux. Les deux moitiés préparées sont portées sur une immense enclume de bois ; tout autour, les bouchers vigoureux font sans cesse retomber leur hache. À peine détachés, les morceaux sont saisis avec des crocs, salés et empaquetés dans des barils. Dans ces proportions, la boucherie prend quelque chose de grandiose. On voit les grands corps saignans avancer le long des poutres auxquelles ils sont suspendus ; les crocs où ils s’attachent glissent sur de petits rails en fer. L’un après l’autre, les immenses quartiers arrivent devant l’enclume où résonnent sans relâche les couperets affilés. Dans les journées les plus actives, en octobre et en novembre, on tue dans l’abattoir que je visitai jusqu’à 340 bœufs. Il y a place dans la vaste usine à viande pour 700 bœufs coupés en deux. Qu’on se figure les 1,400 moitiés pendues à de longues poutres parallèles ! 350 ouvriers sont sans cesse à l’ouvrage. Outre 340 bœufs, ils tuent encore et préparent chaque jour 1,800 cochons. Une longue cuve quadrangulaire remplie d’eau chaude reçoit les cadavres de ces animaux. Ils tombent un à un, après avoir reçu le coup de mort, dans le compartiment extrême où l’eau est presque bouillante ; ils y flottent quelque temps, puis les bouchers les saisissent, les nettoient, les raclent avec de petits chandeliers de fer. On n’a pu trouver d’instrument plus commode ni plus expéditif pour enlever les soies dures de ces bêtes. Le boucher, tenant le chandelier par sa partie allongée, frotte sans relâche avec le bord recourbé du support, et enlève les soies comme par longs copeaux. Pendant ce temps, les cadavres flottent encore sur l’eau, traversée par un incessant jet de vapeur ; le porc, dépouillé, se trouve bientôt pris dans une sorte de berceau de fer qui le retourne et le jette sur une table. Là on le nettoie de nouveau ; il prend la couleur rose et délicate des jeunes cochons de lait : des crocs entrent alors entre les tendons de ses membres postérieurs. L’animal est enlevé et pendu par les pieds. D’un seul coup de couteau, le ventre est fendu ; les mains plongent entre ses flancs et rejettent les intestins bouffis, la bile verdâtre, les rubans dentelés et graisseux des tripes. Le sang descend dans une rigole : rien n’est perdu, tout est recueilli et mis à part ; le porc dépouillé et fendu vient prendre sa place dans un magasin où il se dessèche avant d’être découpé. Il y a quelque chose d’homérique dans ce perpétuel massacre, et l’on finit par trouver une poésie sauvage dans ces scènes sanglantes ; on oublie ce qu’il y a de révoltant et d’odieux, pour ne penser qu’à l’ordre, à l’activité, à la grandeur des résultats obtenus. Le malheureux ouvrier qui achète la viande à bon marché dans les faubourgs de Liverpool ou de Londres sait-il qu’il la doit à ces rudes bouchers de Chicago, dont les bras trempent toute la journée dans le sang ? Les abattoirs sont de vastes laboratoires où s’amassent les matériaux nécessaires à la vie humaine : la fleur sauvage de la prairie, la gentiane azurée, les graminées avec lesquelles a joué le vent descendu des Montagnes-Rocheuses, ont passé dans ces chairs où jouent aujourd’hui la hache et le couteau, et qui deviendront bientôt la chair d’un peuple.

Le commerce de la viande s’est développé à Chicago avec autant de rapidité que celui du blé. Cincinnati était, il y a encore quelques années, le marché principal des porcs, ce qui lui avait valu le surnom de Porcopolis ; mais aujourd’hui Chicago a pris les devans : par les lacs, les canaux et les chemins de fer qui de toutes parts y rayonnent, cette ville peut distribuer la viande plus rapidement et plus économiquement que nulle autre. En 1863-64, on a mis en barils dans les 58 abattoirs de Chicago 904,659 porcs ; pendant l’année 1862-63, le chiffre était presque d’un million ; en 1857-58, il n’était que de 99,262 : il a donc décuplé en six années. Pendant, l’année qui finissait au 31 mars 1864, on avait reçu en outre à Chicago 300,622 têtes de bestiaux contre 209,655 reçus pendant l’année qui avait précédé. Un grand nombre de bœufs ne font que traverser la ville et sont dirigés par le lac vers les états de l’ouest. La ville de New-York par exemple, qui en 1863 a consommé 264,091 têtes de bestiaux, en a reçu 118,692 de l’Illinois. Veut-on savoir ce que cette ville de meuniers, de bouchers et de marchands fait pour l’éducation primaire : elle a fondé 17 écoles de district et une école supérieure. Pendant l’année 1863, ces écoles ont été fréquentées chaque jour en moyenne par 10,000 élèves. Le fonds des écoles (school fund), qui consiste en terres concédées par la municipalité, est estimé à 900,000 dollars. Aux revenus qui en dérivent s’ajoute la taxe des écoles, votée et perçue chaque année. Pendant l’année 1863, le budget de l’instruction primaire a été de 146,655 dollars, ce qui permet de porter la dépense par élève en moyenne à 12,67 dollars (il ne faut pas oublier que ces sommes sont évaluées en papier-monnaie : en or, au cours de 200, le budget des écoles s’élèverait encore à 366,635 francs).

Les grands travaux d’utilité publique qui s’exécutent à Chicago peuvent rivaliser avec ceux des plus grandes capitales. Un réseau de magnifiques égouts s’étend sous la ville entière ; les maisons reçoivent l’eau à tous les étages. Cette eau est prise sur les bords du lac et élevée par de puissantes machines à vapeur dans un vaste réservoir ; mais les nombreux abattoirs, les tanneries et les divers établissemens situés le long de la rivière envoient beaucoup d’impuretés sur les bords du lac, et pour avoir une eau plus saine, l’ingénieur de la ville, M. Chesbrough, a conçu le projet hardi d’aller chercher l’eau du lac à 3 kilomètres du bord à l’aide d’un tunnel creusé sous le lit et communiquant avec une tour creuse, percée d’ouvertures à des hauteurs diverses. Ces portes peuvent s’ouvrir ou se fermer à volonté, de telle façon que pendant l’été, par exemple, on ne laissera entrer dans le tunnel que les eaux du fond du lac, non échauffées par le soleil. Ce beau travail est en voie d’exécution, et la tour en bois qui doit servir de prise d’eau était déjà terminée quand je quittai Chicago.

Après ma visite aux abattoirs de Chicago, je fus conduit à un camp nommé le Camp-Douglas (partout ce nom se retrouve dans l’Illinois), où l’on gardait environ dix mille prisonniers confédérés. Douze longues rangées de maisons de bois parallèles avaient été élevées pour recevoir les confédérés ; le vaste camp était entouré d’une palissade, au haut de laquelle courait un balcon de bois ou se promenaient les sentinelles fédérales. Je ne fus point admis à l’intérieur de la vaste enceinte, et j’aperçus seulement quelques prisonniers, revenant d’une corvée, qui traversaient avec leurs gardiens les grandes places d’armes, autour desquelles s’allongent les casernes des soldats fédéraux, maisons basses, élevées à la hâte, et qui n’ont qu’un rez-de-chaussée. La plupart portaient encore leur uniforme gris et ces chapeaux de feutre mou qui semblent être la coiffure favorite des deux armées. Les prisonniers du sud ont toujours été traités dans les camps du nord avec la plus grande humanité ; leur nourriture est la même que celle de leurs gardiens, et leur sort n’est en réalité pas beaucoup plus malheureux. Dans le sud au contraire, il est avéré que les prisonniers du nord ont été souvent l’objet des traitemens les plus barbares ; le récit de leurs souffrances est peut-être la page la plus lamentable de la guerre, il montre jusqu’à quel degré l’institution de l’esclavage endurcit les âmes. C’est le 17 octobre que je vis le Camp-Douglas : peu de temps après, à la veille de l’élection présidentielle, la police de Chicago mit la main sur des malfaiteurs qui, venus du Canada et des provinces du sud, avaient projeté de mettre le feu à la ville sur plusieurs points, et de délivrer, à la faveur de l’incendie, les dix mille prisonniers gardés dans le camp. Sans doute on était déjà sur les traces de cette conspiration au moment de mon passage, car depuis quelques jours personne n’avait été admis à entrer dans l’enceinte palissadée.


III

Si vive et si intelligente que soit dans les cités de l’ouest l’impulsion donnée aux travaux d’art, à l’industrie, au commerce, à l’éducation publique, ce qu’on y trouve encore de plus intéressant, c’est le peuple. On se fatigue de voir des écoles, des églises, des monumens, des usines, des banques, on ne se lasse point d’étudier les hommes. Dans notre vieille Europe, l’histoire, les institutions politiques, les traditions, ont créé une sorte de hiérarchie sociale qui asservit l’individu autant qu’elle le protège : ce qui est un appui est en même temps une barrière. Toutes les tâches sont divisées, toutes les places prises. La force individuelle multiplie son action en se concentrant sur des objets constans et définis : l’artiste, le savant, le musicien, l’industriel, doivent viser à la perfection. La haute culture enveloppe les intelligences d’élite comme d’une toile subtile, composée de doutes, de réserves, de dédains, à travers laquelle l’enthousiasme et la joie ont peine à passer : on est plus tenté de rester témoin que de devenir acteur. Dans quelques villes même des états de l’Atlantique dont l’histoire est déjà ancienne, l’esprit de famille, l’esprit de coterie, l’esprit provincial, sont déjà aussi intolérans que dans les pays européens, et la chaîne des traditions, si elle n’est aussi longue, y est aussi tenace, Dans l’ouest vit un peuple sans traditions, un peuple nouveau, naïf, créateur, encore enfant, bien que la civilisation ait mis entre ses mains toutes les armes de la maturité. Tout lui semble facile, tout lui paraît beau. Il est joyeux et impatient ; un enthousiasme chronique l’enivre. Aussi son langage est-il empreint d’une perpétuelle exagération. Quel nom l’Illinois a-t-il donné à son homme d’état favori, Douglas ? Il l’a appelé le petit géant de l’ouest. Je ne pouvais m’empêcher de sourire quand j’entendais dire à tout instant d’un personnage médiocre et inconnu hors de sa ville ou de son comté : He is a splendid man (c’est un homme splendide). C’est la formule de l’ouest ; le talent y prend trop vite les proportions du génie, la médiocrité celles du talent. L’éloquence politique dédaigne les artifices, l’ironie froide, les déductions sévères de la logique, et se contente trop souvent de l’invective, des bruyantes déclamations, des plaisanteries grossières ; les journaux ont le ton violent du pamphlet. Les seules doctrines religieuses qui réussissent à remuer profondément les consciences sont les doctrines calvinistes. Par leur effrayante logique, leur brutale simplicité, elles ébranlent des âmes qui resteraient insensibles à un enseignement philosophique ou enveloppé de mysticisme : il leur faut la vue nette d’un enfer, la croyance à la prédestination les met à l’aise, elles ne peuvent se reposer que dans une sorte de fanatisme tranquille qui ignore toute finesse et toute critique. L’esprit d’analyse n’a encore rien défloré : on ne connaît ni règle ni mesure. Non-seulement l’habitant de l’ouest admire tout, mais il veut que vous admiriez tout avec lui. S’il s’extasie devant une église, un tableau, un monument, il ne soupçonne point qu’ils puissent vous paraître affreux et jouit naïvement du plaisir que vous n’éprouvez pas. Ouvert et généreux, il montre, il donne tout ce qu’il a, et son hospitalité a quelque chose de vraiment royal, car tout ce qu’il a touche se transforme, vu à travers son imagination. À Chicago, je fus conduit dans une chambre où l’on gardait quelques paquets poudreux de cartes, de journaux, de livres modernes : c’était la bibliothèque de la « Société historique de Chicago, » et je fus informé que le prince de Galles y avait été solennellement conduit pendant sa visite dans cette ville. Partout où j’ai visité des bibliothèques publiques, on a cru nécessaire de me dire : « Ceci n’est pas encore la bibliothèque d’Astor (la plus belle de New-York et des États-Unis), ni le British Muséum ; mais nous ne faisons que commencer. » La générosité, comme l’enthousiasme, ne connaît point de limites. Un jeune homme qui en quelques années a fait une grande fortune en distillant des eaux-de-vie vient de donner d’un seul coup un million de dollars à la ville de Chicago pour bâtir un nouveau théâtre. Depuis plusieurs années, l’observatoire de Harvard-College, près de Boston, possède un magnifique télescope, qui entre les mains de MM. Bond a rendu de très grands services à la science astronomique. Chicago a voulu dépasser Boston et vient de faire l’acquisition d’un objectif qui est d’un tiers plus large que celui de l’université du Massachusetts. Il s’est trouvé un riche marchand pour l’acheter, un autre pour en payer la monture, un troisième pour donner les autres instrumens, de sorte que rien ne manque plus à l’observatoire de Chicago qu’un astronome.

La confiance est, après l’enthousiasme, le trait le plus caractéristique des populations de l’ouest. Elles ne connaissent ni ces inquiétudes ni ces timidités qui ailleurs débilitent les hommes. Dans des pays où tout est encore à créer, où il reste tant à faire, tout homme est le bienvenu : il sent qu’on a besoin de lui, il peut débattre ses services et faire ses conditions. On dirait que chaque citoyen, en se levant, relit les statistiques officielles publiées chaque année par le gouvernement ; à tout moment il les récite : « nos ressources, nos exportations, notre territoire, notre blé, nos mines, » ces mots reviennent sans cesse dans sa conversation. Tout cela, semble-t-il, appartient à chaque individu : aussi chacun sera-t-il volontiers et tour à tour marchand, fermier, mineur ; chacun guette la fortune et la suit n’importe où elle va le conduire. Tout le monde connaît aujourd’hui l’histoire de M. Lincoln, un vrai représentant de l’ouest, successivement batelier, bûcheron, fermier, avocat, député, président de la république. Grant, Sherman, les meilleurs généraux de l’Union, sont des hommes de l’ouest.

En politique, les états de l’ouest sont plus profondément qu’aucune autre partie de l’Union imbus des principes démocratiques ; la souveraineté populaire y est devenue un dogme, une religion. Elle ne connaît aucune règle, elle repousse tous les freins. Les mandats politiques sont toujours impératifs et de plus courte durée que partout ailleurs. Le suffrage universel désigne les représentans du pouvoir judiciaire comme ceux du pouvoir exécutif. La société est trop mobile, trop fluide, pour s’emprisonner volontiers dans des formes. Sans cesse on modifie les lois, et les états amendent leurs constitutions sitôt qu’ils croient y apercevoir une gêne ou un défaut. La souveraineté populaire ne s’incline pas volontiers devant les engagemens pris par les générations passées ; le citoyen de l’ouest dirait volontiers comme le pionnier de Lowell :

The serf of his own past is not a man[5].


Est-ce la tyrannie de l’opinion publique qui rend les individus plus versatiles, ou la versatilité des individus qui rend l’opinion plus tyrannique ? Dans une société laborieuse, pressée, ardente, qui ne regarde jamais du côté du passé et pour qui il semble que l’avenir ne vienne jamais assez vite, chacun veut se sentir entraîné dans le courant le plus rapide ; il n’y a ni asiles, ni cloîtres, ni châteaux forts, ni retraites paisibles pour les mécontens. Ailleurs la dévotion d’une secte, les caresses des classes patriciennes, les plaisirs solitaires de l’étude, les jouissances que procurent les arts, peuvent adoucir les regrets et affermir la fidélité de ceux qui sont vaincus : mais il faudrait à l’homme un cœur d’acier pour résister aux entraînemens de l’opinion là où il n’y a point d’autre autorité reconnue, où elle asservit la loi civile et interprète jusqu’à la loi divine. Quand la mer abandonne une portion de son lit qu’elle a couverte de sables, on remarque des couches qui avec le temps se convertissent en grès d’une certaine dureté : ainsi, dans les provinces les plus anciennes de l’Union, la démocratie n’est plus un sable toujours fluide et agité ; les intérêts déjà séculaires, les traditions enracinées, les longs antagonismes, les institutions locales, introduisent des forces conservatrices dans l’état. L’Individu peut bien plus facilement jouer avec ces forces divergentes et souvent contraires qu’il ne peut échapper à cette force souveraine, unique, écrasante, qui entraine tout devant elle dans une jeune démocratie. C’est dans les anciens états seulement que surgissent les idées nouvelles et que survivent les idées surannées. Le Massachusetts seul a pu servir pendant de longues années de forteresse aux abolitionistes. C’est là aussi que les doctrines du vieux parti fédéraliste ont résisté le plus fortement à l’école démocratique triomphante. Cet état restera longtemps encore le guide et comme le protecteur intellectuel du pays, car c’est là que les droits de l’intelligence individuelle sont le plus hautement reconnus et le mieux sauvegardés.

Tant que durera l’influence morale des états de l’Atlantique sur ceux de l’ouest, il n’y a point lieu de trop redouter ce qu’on pourrait nommer l’ivresse démocratique de ces derniers états. Il faut réfléchir aussi que l’esprit d’anarchie ne peut faire de grands progrès dans une communauté liée au sol et vouée principalement à l’agriculture. Dans chaque nouveau sillon creusé par la charrue germent avec les premiers blés l’instinct conservateur et l’amour de la patrie. Le pied posé au centre du continent, le robuste fermier de l’ouest s’en considère comme le maître et le roi : l’Amérique véritable ne commence pour lui que sur les versans occidentaux de la chaîne alléghanienne ; la fierté nationale qui s’allume dans son cœur n’est pas seulement nourrie par la passion démocratique, elle s’inspire encore du spectacle de ces plaines sans limites ouvertes à son ambition, de ces fleuves géans dont les uns courent vers les régions polaires, les autres vers les mers tropicales. Les vieux états sont restés, à beaucoup d’égards, des dépendances de l’Europe, ils lui empruntent non-seulement des étoffes et des machines, mais encore des idées ; l’ouest échappe entièrement à cette action de l’Europe. Par je ne sais quel charme étrange, quelle puissante fascination, ceux qui marchent vers les Montagnes-Rocheuses ne regardent plus vers l’Atlantique ; l’émigrant de la Nouvelle-Angleterre ne regrette point dans la prairie les collines où il est né, l’Irlandais ne songe pas à retourner dans son île humide, l’Allemand lui-même, fidèle encore à sa langue natale, devient infidèle à son pays. De ces races diverses sort une race nouvelle, forte comme le sol généreux qui la nourrit, indépendante et fière. L’amour de la liberté, le sentiment de l’égalité, deviennent pour elles comme des passions congénitales ; ses croyances politiques ne sont pas, comme chez l’Européen, des armes contre une tyrannie ; elles n’ont pas besoin de s’envelopper de formules ; sa foi est une foi vivante. C’est surtout de l’Américain de l’ouest qu’on peut dire qu’il ne se croit pas seulement, mais qu’il est l’égal de tous ceux qui l’entourent. Un peu d’alcali efface la tache faite par l’acide sur un morceau de soie ; mais toute femme sait que l’acide laisse toujours une trace légère. L’esprit démocratique de l’ouest est l’étoffe vierge que rien n’a encore ternie.

On ne connaîtrait point une des causes les plus actives de la prospérité de l’ouest, si l’on n’étudiait ses lois territoriales. Ailleurs le cadastre a suivi des siècles de possession : ici le cadastre précède la colonisation. Le fermier n’est pas le seul pionnier du désert ; il est accompagné, souvent précédé du géomètre. Qui n’a été frappé, en regardant la carte des États-Unis, de voir tant de limites rectangulaires, simplement formées de méridiens et de parallèles terrestres ? Ailleurs les fleuves, les montagnes, la constitution géologique, séparent les provinces ; sur le territoire de l’Union américaine, la géodésie a tracé des frontières tout idéales. Elle a déterminé, avec la rigueur qui caractérise toutes les opérations de la science, non-seulement les limites des états, mais celles des circonscriptions municipales, et à l’intérieur de ces dernières les bornes de la propriété individuelle. Les cartes de l’Illinois, du Wisconsin, du Minnesota, semblent de grands damiers ; on y voit les terres divisées en carrés qui ont six milles de long et six milles de large. Ces groupes municipaux (townships) suivent le méridien, et la série qu’ils forment dans la direction du sud au nord se nomme range ou rangée. Chaque future commune ou township est subdivisée en trente-six sections, renfermant un mille carré ou 640 acres. La section est découpée en quatre parties (quarter-sections) de 160 acres, qui peuvent enfin elles-mêmes se subdiviser en quatre : le carré de 40 acres demeure la plus petite fraction territoriale. Comme les méridiens terrestres vont sans cesse en se rapprochant vers le pôle, les townships ne pourraient conserver la même superficie, si les rangées n’étaient de temps en temps interrompues. De distance en distance, une nouvelle parallèle terrestre est prise pour base. Les angles de chaque commune sont marqués par des bornes fixes, et on conserve sur les plans de l’agence territoriale la trace de toutes les déterminations géodésiques.

Ces grandes opérations cadastrales commencèrent jadis sur la rivière Ohio ; le vaste réseau des lignes qui forment les frontières immuables des subdivisions territoriales s’est depuis étendu en tous sens jusqu’au Mississipi, et au-delà de ce fleuve jusqu’aux sources du Missouri. Des opérations pareilles ont été exécutées dans la Californie, l’Orégon, sur le territoire de Washington, et quelque jour les deux réseaux se rejoindront aux Montagnes-Rocheuses. Le voyageur qui des états de l’Atlantique arrive dans les plaines de l’ouest ne peut manquer d’être frappé du contraste entre les formes irrégulières des propriétés dans les vieux états et les figures rectangulaires des terres dans les états nouveaux. Grâce au système de numérotage qui a été adopté pour les townships et les sections, un lot dans la prairie peut se trouver aussi facilement qu’une maison dans les rues d’une grande ville.

Ce n’était pas assez de mettre la propriété à l’abri de toutes les usurpations dans des pays sans police, ouverts à tous les aventuriers, où la nature n’a tracé elle-même presque aucune limite et ne fournit aucune défense ; il fallait rendre l’acquisition de la terre aussi facile que les titres sont assurés. L’état n’a jamais concédé les terres, mais il les cède aux conditions les plus libérales. Chacun peut acheter un lot de 40, 80,160, 320 ou 640 acres ou une réunion de semblables lots au prix de 1,25 dollar par acre. La loi exige le paiement immédiat ; mais en 1841 une loi dite de préemption fit une exception en faveur des pionniers établis déjà sur des terres invendues. À la condition qu’ils n’achètent pas moins de 160 acres, il leur est accordé un délai de douze mois, et dans certains cas un délai plus long, pour se libérer envers le trésor. Un émigrant aventureux qui veut user des bénéfices de la loi de préemption choisit un lot ; il s’y établit avec sa famille, bâtit une maison, défriche, ensemence. Il envoie aux officiers territoriaux du district une déclaration écrite où il fait connaître qu’il est citoyen américain, ou, s’il est étranger, qu’il a l’intention d’obtenir la naturalisation. Si le lot qu’il occupe a déjà été offert en vente publique, mais sans trouver d’acheteur, il est obligé de se libérer envers le trésor public après douze mois de possession, et reçoit avec sa quittance un titre de propriété définitif ; si la terre entre dans le réseau géodésique déjà tracé sans pourtant qu’elle ait encore été mise en vente, il n’est tenu de payer la somme de 1,25 dollar par acre que le jour où le lot est offert en vente publique par les agens territoriaux, ce qui peut n’arriver qu’après quelques années de possession.

Pendant mon séjour à Chicago, je visitai les bureaux du chemin de fer de l’Illinois-Central. La compagnie qui a construit les lignes de Chicago et de Dubuque à Cairo est en même temps une grande compagnie foncière, car elle a reçu à l’origine la concession d’une large bande de terrain avoisinant la ligne. Un fermier en quête d’un lot trouve non-seulement dans les bureaux de la compagnie une carte détaillée de toutes les sections qui restent inoccupées, mais il peut y examiner des échantillons des terrains arables pris dans toutes les subdivisions territoriales, une collection de tous les produits agricoles obtenus dans les parties déjà cultivées, blés de toutes les variétés, tiges de maïs aussi hautes que de jeunes bambous, épis gigantesques de sorghum, feuilles de tabac, fleurs du cotonnier. Un agriculteur intelligent peut d’un coup d’œil se rendre compte des ressources de l’état et de la nature de ses terrains.

La compagnie fait bâtir à l’avance, dans les communes où elle veut appeler l’émigration, des églises et des maisons d’école. Les conditions qu’elle fait aux fermiers sont les suivantes : elle leur cède 80 acres à 10 dollars l’acre, si le paiement est fait immédiatement, ou bien ils ont la faculté de s’acquitter en donnant, au moment de la vente, 48 dollars, et en payant la même somme au bout de la première, de la seconde et de la troisième année de possession. L’annuité au bout de la quatrième année devient 236 dollars ; au bout de la cinquième et de la sixième année, 224 dollars. La septième et la huitième, qui sont les dernières, sont de 212 et de 200 dollars. Depuis la guerre, les fermiers ont fait des bénéfices qui ont permis à beaucoup de se libérer en un ou deux ans envers la compagnie. Il n’y a que peu d’états dont le sol puisse le disputer en fertilité aux terres noirâtres de l’Illinois ; le gras limon qui recouvre cette région, aussi vaste que l’Angleterre, a porté en 1861 une récolte de 35 millions de boisseaux de froment et de 140 millions de boisseaux de maïs, sans compter les avoines, le seigle, l’orge, les pommes de terre, les patates, le chanvre, le lin, les betteraves, le tabac, le sorghum. Pendant l’année 1863, l’Illinois a exporté 4 millions de tonnes de céréales. Ces immenses plaines, qui n’ont encore qu’une population de 1,700,000 âmes, nourriront un jour sans peine de 15 à 20 millions d’habitans.

Les chiffres de la statistique sont trop froids, trop vides, pour laisser à l’esprit une impression durable ; on ne saurait bien comprendre la grandeur de l’ouest, ni deviner ses destinées, si l’on n’a parcouru ses plaines sans fin. Que de fois, debout sur la plateforme à l’arrière d’un train, ai-je regardé fuir le ruban de fer qui courait en ligne droite jusqu’à l’horizon ! Au-delà des champs cultivés qui çà et là bordaient la voie, s’étendait au loin la prairie solitaire, tantôt unie comme un lac, tantôt soulevée par de molles ondulations. Par instans l’ombre d’un nuage courait sur les hautes herbes qui, tour à tour assombries et éclairées, semblaient en mouvement comme des flots paresseux. Pendant combien de temps ces grands jardins du désert sont-ils restés inutiles à l’homme ? L’Indien n’y a pas laissé plus de traces que le buffle, l’élan, le castor ou le loup qui hurle encore la nuit dans la plaine. Les feux des tribus sauvages n’ont point détruit les germes des fleurs de la solitude. Combien de fois la plaine ne s’est-elle point parée de leur riche moisson, et combien de fois l’été ne les a-t-il pas flétries ! Mais la civilisation peut arracher au désert sa vaine parure ; elle ne rend jamais ce qu’elle a pris, et quelques années lui suffisent pour jeter les fondemens d’un empire.

Ces pensées me revinrent souvent à l’esprit pendant le voyage que je fis de Chicago au Haut-Mississipi. Parmi les lignes ferrées qui rayonnent du lac Michigan vers le grand fleuve, je choisis celle qui va le plus au nord et qui traverse l’Illinois septentrional et l’état entier du Wisconsin. Dans cette dernière province, on traverse encore presque partout la solitude, rarement on aperçoit des maisons ; beaucoup de champs n’ont pas encore de clôtures, et les tiges jaunies du maïs se mêlent à leurs confins aux tiges pressées des verges d’or ou aux herbes dures des marécages. Au milieu du désert se montrent à de longs intervalles le clocher et les toits de quelque village naissant, entouré de ses vergers. À Portage-City, on entre dans une région très boisée, où le sol devient sableux ; dans les vallées, les sables, durcis comme du grès, forment des murailles semblables à celles de tours ou de forteresses en ruine. Cette contrée stérile est couverte de bois de chênes et d’érables, auxquels çà et là se mêlent quelques pins. Le train s’arrête un instant à une station nommée Kilbourn-City : je regarde de tous côtés pour voir la ville, mais je n’aperçois qu’une masure en bois, devant laquelle erre un cochon solitaire. À Sparte, un enfant à cheval vient prendre le paquet de journaux que lui jette le conducteur du train, et se sauve au grand galop vers le petit village qui, au milieu de ces bois sauvages, a reçu le nom de la fière cité du Péloponèse. Quelques lignes bleuâtres indiquent bientôt les falaises qui bordent le Mississipi ; le chemin de fer quitte les plateaux boisés du Wisconsin et descend graduellement à travers les jaunes coupures du sable, bordées de taillis épais, de lianes éparses, de fleurs sauvages, jusqu’à la large plaine d’alluvion où le fleuve suit ses paresseux méandres. Les saules et les joncs marquent les lignes des petits canaux qui circulent en tous sens. Des troupeaux de bœufs se tiennent immobiles et comme ensevelis au milieu des hautes herbes. Des champs de fleurs sauvages se balancent sous le vent léger. Voici enfin le fleuve avec ses bancs de sable, ses îles sans nombre aux rives rongées, couvertes d’ormes et d’érables. On aperçoit des deux côtés de la vallée comme de hautes falaises dont les promontoires fuient en retraite les uns derrière les autres et vont se perdre dans la brume de l’horizon.

La Grosse, tel est le nom de la station où s’arrête le chemin de fer. Sur tout le Haut-Mississipi, on pourrait se croire, si l’on ne regardait qu’aux noms, dans une province française. Au-dessous de La Crosse, on trouve sur le Mississipi, Prairie-du-Chien, — que les Américains prononcent Prairie-du-Chêne, — et Dubuque ; au nord, dans le fertile Minnesota, on arrive à Saint-Paul, la capitale de l’état, et aux chutes de Saint-Antoine, qui reçurent en 1680 leur nom du père Hennepin. L’extrémité du Lac-Supérieur qui se rapproche des sources du Mississipi s’appelle encore Fond-du-Lac ; mais ce nom menace déjà de dégénérer en Fondulac. Bien que La Crosse soit depuis longtemps marquée sur les cartes, elle n’a, comme ville, que dix ans environ d’existence, et compte pourtant 10,000 habitans. Le flot de l’émigration se répand depuis plusieurs années avec une grande rapidité vers les terres fertiles du Haut-Mississipi. Saint-Paul a déjà 9,000 habitans, huit églises, plusieurs hôtels, trois imprimeries, des écoles et un capitole. La Crosse, malgré ses boutiques neuves alignées sur la berge du fleuve, ses magasins, son élévateur, dont la masse domine la gare du chemin de fer, a encore un aspect de misère et d’abandon. Les vaches errent en liberté sur les sables, où on commence à tracer des rues quadrangulaires. On se sent bien loin de la civilisation. Dans la salle basse de l’auberge, autour du poêle de fer rougi, se tiennent des groupes taciturnes et presque farouches. On peut observer ces figures d’aventuriers si communes dans toute la vallée du Mississipi ; les barbes sont rudes et incultes, les vêtemens grossiers, les chapeaux mous s’enfoncent sur des yeux sombres, qui semblent suivre dans le vide quelque image sinistre. C’est à La Crosse que j’aperçus pour la première fois de véritables Indiens : quatre hommes drapés dans de longues couvertures de laine rouge, une femme enveloppée d’un manteau gris et un enfant demi-nu se tenaient au bord du fleuve autour d’un grand feu de bois. Les hommes étaient tête nue ; leur chevelure noire, épaisse, pareille à des paquets de crin en désordre, flottait librement au vent et couvrait presque leurs sombres visages. À côté d’eux, des avirons et des rames gisaient à terre ; de temps en temps, ils jetaient dans le feu quelques morceaux de bois, et le groupe frileux s’enveloppait d’un nuage plus noir et plus agité. À quelque distance, des bateaux à vapeur élevaient leurs blancs étages superposés au-dessus du miroir du fleuve. J’avais tout ensemble devant moi les anciens maîtres du Mississipi et ses maîtres actuels. La fumée du feu allumé par les Indiens montait dans le ciel à côté des fumées vomies par ces machines puissantes qui conduisent aujourd’hui le voyageur depuis l’embouchure du Mississipi jusqu’aux abords du Lac-Supérieur. Toute l’histoire de l’Amérique n’était-elle pas écrite dans ce tableau ?


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Voyez la livraison du 15 décembre 1864.
  2. Presque tous les monitors de la flotte américaine ont emprunté leurs noms aux montagnes de la Nouvelle-Angleterre.
  3. Voyez l’History of the Conspiracy of Pontiac, par F. Parkman ; Boston 1851.
  4. J’emprunte encore quelques chiffres sur l’importance de ce commerce des céréales aux documens du Board of Trade de Chicago.
    Céréales sorties de Chicago de 1859 à 1864

    Année Froment Maïs Avoine Seigle Orge Total
    1859 10,759,359 4,217,654 1,174,177 478,162 131,449 16,753,795 boisseaux.
    1860 15,892,857 13,700,113 1,091,698 156,642 267,449 31,108,759
    1861 23,855,143 24,372,725 1,633,237 393,813 226,534 50,481,862
    1862 22,508,143 29,452,610 3,112,366 871,796 539,195 56,484,110
    1863-1864 18,298,532 24,906,934 9,909,175 683,946 943,252 54,741,839


    Une partie du froment sort à l’état de farine : il y a neuf grands moulins à Chicago. En 1863-64, 1,507,816 barils de farine ont été expédiés de cette ville. La guerre a donné une grande activité à la production des avoines, comme on peut le vérifier sur notre tableau. les chemins de fer qui rayonnent vers le sud sont encombrés sans cesse de trains qui transportent l’avoine aux différentes armées.

  5. « Le serf de son propre passé n’est pas un homme. »— Lowell, professeur à l’université de Cambridge, est un des poètes les plus estimés et les plus originaux des États-Unis.