Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/VIII

Alexandre CADOT (3p. 27-30).

VIII

Abel, je l’ai déjà dit, n’avait guère plus de dix-sept à dix-huit ans, c’était presque un enfant : on ne s’étonnera donc pas que ma réserve, au lieu de lui être agréable, finit par l’irriter : il avait compté sans doute sur des supplications et des questions, et s’était promis de s’amuser de mon impatience : mon silence mettait ses petits projets de taquinerie à néant ; ce fut donc lui qui le premier aborda le sujet de conversation que je semblais vouloir éviter ?

= Eh bien ! cher officier, me dit-il, pendant que je cueillais des plantes, j’espère que je vous ai tenu parole, et que rien de ce que je vous avais annoncé hier au soir ne vous a manqué !

— Le fait est que j’ai dormi dans un bon lit, et me suis assis à une bonne table !

— Ah ! si nous étions restés un jour de plus, vous auriez su combien l’hospitalité de la citoyenne Rose se serait encore agrandie ! À propos, comment trouvez-vous la citoyenne Rose ?

— Fort bien ! Elle a l’air d’une brave femme.

— Je vous assure qu’elle est douée d’un caractère comme on en voit peu. C’est une nature que les événements ne peuvent dompter. Quand elle veut une chose, il faut que cette chose soit. Je parierais qu’elle n’a jamais encore échoué dans une seule démarche.

— Tant mieux pour elle, répondis-je avec une indifférence glaciale, et comme si ce sujet de conversation ne m’eût présenté aucun attrait.

— Voulez-vous que nous nous arrêtions un moment, continua Abel d’un ton piqué ; je me sens fatigué, et je prendrais volontiers une légère collation.

— Soit ; je suis à vos ordres.

Le jeune homme s’assit sur une touffe de gazon, et, découvrant une tarte aux fruits secs, qu’il portait enveloppée dans une serviette d’une irréprochable blancheur.

— Prenez ceci, me dit-il en brisant le gâteau en deux parts égales, et soyez persuadé que, dans toute la France, il n’y a que vous et moi qui puissions nous vanter de manger un semblable mets.

— Cette tarte est en effet excellente ; toutefois, je ne vois pas pourquoi on ne s’en procurerait pas ailleurs une semblable.

— Oh ! je ne parle pas de la qualité de ce gâteau, je fais allusion aux mains qui l’ont pétri…

— Alors, c’est différent, je n’insiste plus.

— Savez-vous quelles sont ces mains ? reprit Abel avec dépit et après un court silence, en voyant que je ne l’interrogeais pas… Des mains de religieuse… Mais quoi, vous n’avez pas l’air étonné du tout !

— Rien ne m’étonne plus, cher ami !

— Oh ! vous vous faites plus indifférent que vous ne l’êtes. Je suis on ne peu plus certain que si je vous apprenais où vous avez passé cette dernière nuit, vous ne pourriez retenir une exclamation de surprise.

— Vous vous trompez. J’ai passé cette nuit dans un bon lit, et j’ai bien dormi ; voilà pour moi l’essentiel, le reste m’importe peu.

— C’est ce que nous allons voir ! Apprenez donc que ce mystérieux château, perdu au milieu des Cévennes, est un couvent de religieuses de l’ordre de Saint-Benoît et que la citoyenne Rose est tout bonnement l’abbesse de cette communauté.

— Un couvent en pleine vigueur en l’an II de la République ! Je ne puis prendre cette plaisanterie au sérieux.

— Mais je vous assure que je ne plaisante nullement. Écoutez-moi un moment, et vous verrez ce qu’un caractère ferme et adroit, comme l’est celui de la citoyenne Rose, sait accomplir. La citoyenne Rose, dont le véritable nom, que vous connaissez, certes, car il est bien illustre, non-seulement dans les fastes de la Provence, mais encore dans l’histoire de la France, est de H*** ; elle entra, il y a de cela aujourd’hui six ans, et à la suite, dit-on, d’un grand chagrin de cœur, dans ce couvent des filles de Saint-Benoît en qualité de novice. Nommée abbesse quatre ans plus tard, elle remplissait par conséquent déjà ces hautes fonctions lorsque la révolution éclata. La citoyenne Rose, devinant l’avenir, avec toute la sagacité d’un habile homme d’État, comprit que c’en était fait de son couvent, si elle épousait la querelle de la noblesse contre la bourgeoisie : elle prit donc une héroïque résolution : ce fut de sacrifier ses sympathies au salut de sa communauté. Sans attendre que la municipalité lui signifiât l’ordre d’enlever les girouettes des combles du château, les têtes-de-loups et les tiercelets du portail, de faire démolir les créneaux, etc., etc., elle s’empressa d’elle-même d’accorder ces puériles concessions aux nouvelles idées qui venaient d’envahir la France, et s’acquit d’un coup la réputation d’excellente citoyenne. Vint l’ordre de la suppression des couvents ; sœur Rose n’en fut nullement effrayée. Elle se hâta d’acheter des assignats pour une somme assez minime de numéraire, et se procura ainsi de grandes valeurs nominatives, puis le jour venu de la vente le la propriété du couvent, elle se porta adjudicataire sous le nom d’un pauvre diable de chevrier, son voisin, en qui elle avait toute confiance : de sorte qu’elle rentra dans la possession légale de l’enclos, des bois et du château.

— Personne ne se présenta donc pour lui disputer cette belle propriété ?

— Personne ! On prétend que plusieurs des administrateurs du district avaient reçu, pour écarter les concurrents, d’assez fortes sommes en argent ; or, comme je sais la citoyenne Rose fort avisée, je suis très-porté à croire à la véracité de ces assertions, Quant aux paysans, ils aimaient trop l’excellente abbesse, leur Providence dans le malheur, pour songer un seul instant à s’approprier le couvent ; ils eussent, au contraire, assommé sans pitié celui qui se serait opposé aux desseins de la citoyenne Rose. Une fois légalement réinstallé dans son monastère, la prudente abbesse remplaça le costume religieux de ses sœurs par des vêtements en étoffe de bure, nommée Cadis, et taillés comme ceux des villageoises. Restaient les cloches qui, en sonnant les divers exercices religieux, devaient la trahir : sœur Rose les supprima également et adopta à leur place de bruyantes crécelles, puis enfin, pour expliquer et motiver la réunion d’une aussi grande quantité de femmes, elle fonda un pensionnat pour les jeunes filles.

— Je doute, dis-je en interrompant mon jeune compagnon, que ce pensionnat ait reçu les enfants de beaucoup de familles.

— Vous vous trompez, c’est le contraire qui a eu lieu. La plupart des révolutionnaires enrichis, ou sur le point de faire fortune, s’empressèrent de confier leurs filles à la citoyenne Rose, pour qu’elle fit leur éducation et leur donnât de bonnes manières !

— Au fait, j’aurais tort de m’étonner de cela ! Dans les révolutions, les voleurs parvenus, une fois qu’ils ont réussi à amasser des richesses, finissent aisément par se figurer qu’ils ne doivent leur fortune qu’à leur travail, et qu’ils sont destinés à prendre rang dans une aristocratie nouvelle. Ils recherchent alors avidement pour leurs descendant, pour les héritiers de leur nom, cette éducation qu’ils blâmaient et traitaient de futile, lorsqu’elle était le privilége exclusif des enfants des riches qu’ils ont dépouillés.

— C’est justement ce qui arrive avec la citoyenne Rose. La plupart de ses pensionnaires sont les filles des administrateurs du district ou des employés supérieurs du département. Ceci vous explique comment il se fait qu’on la laisse si tranquille, Quant à moi, j’ai été envoyé par mon oncle pour voir sa fille qui habite le pensionnat, et avec laquelle on veut me marier.

— Je vous remercie beaucoup de vos renseignements ; cette histoire d’un couvent florissant sous l’an II de la République me paraît unique dans son genre ! Seulement, permettez-moi une simple observation, que je vous prie de ne pas prendre en mauvaise part.

— Voyons cette observation, mon officier.

— C’est que vous ne me connaissez que depuis hier, que vous ne savez ni quels sont mes antécédents, ni qui je suis même, et que vous avez agi avec une rare indiscrétion en me confiant un secret aussi important que celui de l’existence de ce couvent de filles de Saint-Benoît ! Supposez que je sois un espion ou un malhonnête homme, moins encore, si vous voulez, un ambitieux, qui ne recule pas devant une dénonciation pour assurer son avancement, et voyez quelles seraient les conséquences de votre étourderie…

À cette réponse que je fis d’un air grave, le jeune Abel changea de couleur et se mit à me regarder avec plus d’attention qu’il ne l’avait fait jusqu’alors.

Désirant lui donner une leçon qui lui servit à l’avenir, je fronçai le sourcil et, pressant le pas, je pris l’avance sur lui, de façon à lui laisser voir que je désirais laisser tomber la conversation.

Ce ne fut qu’un peu avant d’arriver à Mende, c’est-à-dire à la tombée de la nuit, qu’Abel m’adressa de nouveau la parole. Il me demanda de vouloir bien lui faire l’honneur d’accepter l’hospitalité chez son oncle : je refusai sèchement, et après lui avoir adressé un léger salut, je le quittai brusquement pour me rendre à l’auberge.

Il me sembla que le jeune homme me suivait de loin : je présumai que sous peu je recevrais sa visite.

Le lendemain matin, je dormais profondément, lorsque l’hôtelier ouvrit avec fracas la porte de ma chambre et me réveilla en sursaut.

— Qui t’a permis d’entrer ainsi chez moi à pareille heure, et de troubler mon sommeil ? lui demandai-je avec colère.

L’hôtelier, sans me répondre, écarta les rideaux de la fenêtre et me désignant à un gros homme fort proprement vêtu et que l’obscurité, car il faisait à peine jour, ne m’avait pas permis d’apercevoir jusqu’alors :

— Voici, dit-il à l’inconnu, l’individu en question.

Le gros homme s’avança vivement vers mon lit, me regarda un instant avec attention, puis d’une voix impérieuse :

— Je suis un des administrateurs du district, me dit-il, montrez-moi vos papiers : vous me semblez suspect.

— Citoyen administrateur, lui répondis-je avec sang-froid, donnez-moi, je vous prie, mon sac qui est là, à côté de la fenêtre. Merci. Tenez : voici ma feuille, lisez et laissez-moi dormir.

— Ces papiers paraissent être assez en règle, dit l’administrateur en s’adressant à l’aubergiste ; vous pouvez vous retirer, mon ami… si j’ai besoin de vous, je vous appellerai. Restez toujours à portée de ma voix.

— Citoyen officier, continua l’administrateur, lorsque nous fûmes seuls, votre feuille de route est bien vieille de date. Je veux donc absolument que vous m’appreniez qui vous êtes, quelle est votre famille, quels sont vos moyens d’existence ?

— Avant de répondre à vos questions, lui dis-je en le regardant fixement, je désire apprendre moi-même si vous n’êtes pas le père d’une jeune personne charmante et l’oncle d’un étourdi comme on en voit peu ?

— Allons, je vois que vous êtes un homme d’esprit ! s’écria l’administrateur, dont l’air de gravité disparut pour faire place à un franc rire. Le fait est que mon neveu, en m’avouant son imprudence d’hier, m’a fait passer une bien mauvaise nuit ! Je vois à présent que le jeune homme a eu plus de bonheur qu’il ne le méritait, et je n’insiste plus pour savoir qui vous êtes.

— Je n’entends pas me laisser vaincre en générosité, répondis-je en riant aussi, puisque ma feuille de route ne vous inspire pas de confiance, tant pis pour vous, il faut que vous subissiez le récit de ma généalogie.

En effet, j’expliquai en peu de mots à l’administrateur comment j’avais été victime de la réquisition, puis je le mis au courant de la position de ma famille.

— Ah ! voilà vraiment un hasard bien singulier, s’écria-t-il avec vivacité, au beau milieu de mon récit : savez-vous, citoyen, que j’ai été lié intimement avec votre père !

— Vous ! est-il possible ?

— Parfaitement, puisque cela est. Ne vous souvient-il pas d’un voyage que fit votre père à Paris, il y a une dizaine d’années, pour suivre un important procès…

— Qu’il gagna ! Cette circonstance a pesé d’un assez grand poids dans notre destinée pour qu’aucun de nous ne l’ait oubliée…

— Eh bien ! c’est moi qui étais l’avocat de votre père !…

— Alors c’est M. de la Rouvrette que j’ai devant les yeux !

— Lui-même, jeune homme ! Seulement je vous prierai, car je suis un partisan absolu de l’égalité, de supprimer cette particule que vous mettez obligeamment devant mon nom, et de m’appeler Larouvrette tout court !

— Qu’à cela ne tienne, citoyen ; je croyais pourtant avoir entendu dire que votre famille appartenait à la noblesse !

— Je ne puis être solidaire des errements de mes aïeux !

— Soit, citoyen Larouvrette, je laisserai de côté cette particule qui vous blesse, c’est convenu !

Après une conversation à propos rompus, l’administrateur du district se retira pour me laisser reposer, mais non sans m’avoir fait promettre auparavant, qu’aussitôt levé je me rendrais chez lui où il allait me faire préparer un appartement.

Ce ne fut pas sans rougir légèrement que son neveu Abel me revit ; il convint au reste de fort bonne grâce que son indiscrétion méritait une leçon, et il me remercia de la lui avoir donnée avec autant de ménagement que j’en avais mis.

La journée terminée, je voulus prendre congé du citoyen Larouvrette, — car mon intention était de me mettre en route le lendemain, — mais l’administrateur du district s’opposa vivement à ma résolution.

— Vous passerez ici toute la semaine, me dit-il ; s’il faut employer la force pour vous retenir, je l’emploierai ! Quoi ! je trouve, par un hasard merveilleux, le fils d’un de mes bons amis, et je le laisserais repartir exténué de fatigue et tout poudreux, lorsque quelques jours de repos lui seraient si nécessaires ! C’est impossible !

J’eus beau protester et me débattre, le citoyen Larouvrette ne voulut jamais consentir à me rendre ma liberté ; tout ce que je pus obtenir de son entêtement, ce fut qu’il ne me garderait que quatre jours.

Le jour fixé pour notre départ arrivé, nous nous mîmes en route, le citoyen Larouvrette et moi, après le déjeuner.

Mon compagnon m’apprit que le frère qu’il allait voir pour traiter avec lui du mariage d’Abel était un ultra-royaliste.

— Comprenez-vous l’opiniâtreté de mon frère ! ajouta-t-il. Il s’oppose à ce que son fils épouse ma fille, sous le prétexte que j’ai des sentiments républicains trop tranchés. Or, vous saurez que mon frère possède pour toute fortune un capital de mille écus au plus de rente, tandis que mon avoir s’élève au moins au triple de cette somme. Je représente donc, en ce moment, la richesse courant après la pauvreté. Vraiment, si je n’aimais pas autant que je les aime, et ma fille et Abel, je n’aurais jamais songé à remettre les pieds chez mon aîné !

Il faisait à peu près nuit lorsque nous arrivâmes au terme de notre voyage. L’habitation du frère aîné de M. Larouvrette tenait le milieu entre une maison de campagne et une ferme : l’utile et l’agréable s’y trouvaient réunis.

— Si vous tenez à vous mettre dans les bonnes grâces de mon frère, me dit mon compagnon, je vous conseille de supprimer avec lui le citoyen, de l’appeler monsieur, et de replacer devant son nom la particule que je retranche du mien. Mon frère aîné, je, vous le répète, est un royaliste enragé.

M. de La Rouvrette pouvait avoir de cinquante à cinquante-cinq ans. Sa physionomie, pleine d’expression, laissait deviner une énergie peu ordinaire. De taille moyenne et bien prise, il devait être doué d’une force musculaire remarquable. Au reste, on comprenait à son langage simple et aisé, à ses manières pleines de naturel et de laisser-aller, que l’on avait affaire à un homme parfaitement élevé et à qui l’usage de la bonne compagnie était familier.

Il reçut son frère sans démonstrations exagérées d’amitié, mais avec une cordialité qui me donna l’assurance qu’il n’était pas un royaliste aussi fanatique qu’on le prétendait, et qu’il savait comprendre et respecter une opinion contraire à la sienne, quand elle lui semblait le résultat d’une conviction loyale et sincère.

La vue de l’uniforme que je portais me parut lui causer un mouvement involontaire de mauvaise humeur ; mais il n’en fut pas moins pour moi d’une exquise politesse ; seulement à cette politesse se mêlait une réserve et une froideur bien marquées, — sans être offensantes, — qui, dès le premier moment, élevèrent une barrière entre l’intimité et nous.

Tout le temps que dura le souper, M. de La Rouvrette tint la conversation dans un milieu neutre, si je puis me servir de cette expression, et évita avec soin toute parole ou toute allusion qui eût pu nous conduire sur le terrain brûlant de la politique. Je remarquai avec plaisir qu’il ne m’adressa pas une seule question personnelle, et ne chercha à connaître ni mes antécédents ni mon nom : son frère m’avait présenté à lui comme un ami : cela suffisait au vieux gentilhomme.

Le lendemain matin, appelé par la cloche qui sonnait le déjeuner, j’entrais dans la salle à manger, lorsque M. de La Rouvrette s’avançant vivement à ma rencontre et me prenant la main :

— Je vous demande bien pardon, mon cher monsieur, me dit-il d’un ton affectueux, de la froideur que j’ai pu vous montrer hier au soir à mon insu, mais je n’avais pas l’honneur de vous connaître, et vous savez si par le temps qui court il n’est pas permis d’être circonspect. Mon frère, en m’apprenant et qui vous êtes, et l’excellente leçon de prudence que vous avez été assez bon pour donner à mon étourdi de fils, me fait regretter d’avoir perdu une bonne soirée de causerie. Au reste, j’espère que vous voudrez bien accorder quelques jours…

Le lendemain, le citoyen Larouvrette repartit pour Mende ; ne pouvant résister aux cordiales avances de son frère aîné, je résolus de rester quelques jours avec lui.