Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/I

Alexandre CADOT (3p. 1-2).


MOINE ET SOLDAT
TROISIÈME PARTIE DES ÉTAPES D’UN VOLONTAIRE
PAR PAUL DUPLESSIS.
Séparateur


I

En quittant mon cousin, je fus faire un tour dans la ville pour essayer de dissiper, par la promenade, la mauvaise humeur que me causait la faiblesse que j’avais montrée en m’osant pas refuser l’invitation du représentant. Toutefois, en réfléchissant que déjà à Avignon j’avais diné plusieurs fois avec les membres du comité révolutionnaire et de surveillance, je finis par m’avouer que mes scrupules étaient un peu tardifs, et je me promis de mettre à profit l’obligation qui m’était imposée pour étudier de plus près les gens du pouvoir.

Au total, jamais encore je n’avais eu l’honneur d’être admis dans la familiarité d’un personnage aussi haut placé que l’était un représentant du peuple envoyé en mission par la Convention. C’était une bonne fortune à ne pas négliger.

Fatigué par deux heures de marche, je me dirigeais vers mon auberge, lorsque je rencontrai une brigade de gendarmerie.

Je remarquai que la vue de la force publique troublait étrangement les rares habitants qui osaient prendre le frais devant leurs portes. À cette époque de la terreur, où la conduite la plus inoffensive et la conscience la plus pure ne garantissaient personne des atteintes de la loi, il est naturel que chacun tremble.

En observant, tout en suivant les gendarmes, leur contenance, je ne tardai pas à acquérir la conviction qu’ils allaient opérer une arrestation ; non pas que leurs visages reflétassent la moindre lueur de sensibilité, — les gendarmes, instruments impassibles de la loi, sont trop habitués à de semblables missions pour que leur accomplissement puisse les toucher, — mais, au contraire, parce que leur air me parut plus sévère et plus rigide que de coutume.

En effet, je ne me trompais pas.

Arrivé devant la boutique d’un passementier, la brigade s’arrêta, et l’adjudant qui la commandait entra seul dans la boutique.

Soit que le pas cadencé de cette troupe d’hommes armés eût attiré l’attention des voisins, soit que la plupart des habitants de la ville fissent le gué derrière les contrevents fermés des jalousies de leurs fenêtres, soit tout autre motif ; toujours est-il que la brigade n’était pas arrêtée depuis une minute, que déjà la rue était remplie d’une foule nombreuse de gens de toute sorte.

— Savez-vous ce qui se passe ? demandai-je à un bobelineur qui, la bouche ouverte et le col tendu, se tenait sur le seuil de son échoppe.

— Je l’ignore, citoyen, me répondit-il. Il paraît toutefois, que c’est Lemite que l’on vient arrêter.

— Vous devez connaître ce Lemite, puisqu’il est votre voisin ? Quelle espèce d’homme est-ce ?

— Oh ! je le connais… c’est-à-dire que je le vois par-ci par-là, par hasard, me répondit le bobelineur, en me regardant en dessous avec un air de crainte visible. Vous comprenez que puisqu’on l’arrête en ce moment, ce ne peut être un honnête citoyen.

Deux jeunes et fort jolies personnes, dont la plus âgée pouvait avoir vingt ans, et la plus jeune dix-huit, suivaient en pleurant à chaudes larmes le malheureux passementier : on m’apprit qu’elles étaient ses filles.

— Ah ! citoyens, je vous en conjure, dit l’aînée en s’adressant à la brigade, laissez-nous-notre bon père ; ne l’emmenez pas en prison, ou permettez que nous le suivions !

— Nous n’avons pas reçu l’ordre de t’emmener, citoyenne, répondit l’adjudant, Allons, éloigne-toi !

— Non, nous n’abandonnerons jamais notre père ! s’écria à son tour la plus jeune des deux filles du passementier ; la force seule pourra nous arracher de ses bras !

— Eh bien, on emploiera la force, dit tranquillement l’adjudant.

— Quoi ! vous oseriez séparer une fille de son père ! Oh ! non, votre cruauté tombera devant notre douleur et notre tendresse, s’écria la pauvre enfant en se jetant au cou de son père et en couvrant son visage de baisers et de larmes.

— Voilà assez de sensibleries comme cela. Allons, arrière, citoyenne, ou je me fâche, reprit le militaire avec dureté. Voyons, éloigne-toi !

La jeune fille, soit qu’elle fût tellement absorbée par sa douleur que ces paroles ne parvinrent pas jusqu’à elle, soit qu’elle n’en tint pas compte, continua de rester dans les bras de son père.

— Ah ! c’est trop fort ! s’écria l’adjudant exaspéré, qui, se jetant sur elle, la saisit à bras le corps, et l’envoya rouler à deux pas plus loin au milieu de la rue.

Lorsque l’on releva la pauvre enfant, son visage était inondé de sang et elle avait perdu connaissance, car sa tête avait porté en plein sur un pavé.

— De grâce, citoyen, laissez-moi secourir ma fille ! Oh ! ne craignez rien, je n’essayerai pas de vous échapper. De grâce, cinq minutes, s’écria le malheureux père, en proie à la plus vive agitation.

— Plus un mot, et marche, où l’on te bâillonne, lui répondit durement le gendarme.

— Mais, citoyen, ma fille se meurt ! vous l’avez tuée !…

— Et quand même cela serait ! Pourquoi a-t-elle pris ta défense ? Marche, te dis-je !

— Mais vous êtes donc des tigres sans pitié ?… Arrière ! je veux voir ma fille ! s’écria le passementier, qui, fou de douleur, se jeta avec une rage inouïe sur les gendarmes.

Une lutte aussi courte que terrible s’engagea : bientôt le malheureux père terrassé, couvert de sang et bâillonné, fut emporté par les gendarmes.

La foule gardait un morne silence.

Le lecteur comprendra sans peine l’émotion pénible que me fit éprouver cette scène de violence.

Ce qui me révolta plus encore peut-être que la froide cruauté des gendarmes, fut le profond égoïsme que montrèrent les voisins, les amis du malheureux Lemite. Pas un seul d’entre eux, dans la crainte sans doute de se compromettre en montrant de la pitié pour les filles d’un suspect, ne vint au secours des pauvres enfants que l’arrestation de leur père laissait sans protecteur, Incapable de contenir plus longtemps mon indignation, j’entrai dans la maison du passementier, et m’adressant à l’aînée de ses filles, qui, agenouillée près de sa sœur sans connaissance, pleurait à chaudes larmes en lui prodiguant les soins les plus touchants :

— Mademoiselle, lui dis-je, je ne suis qu’un simple officier, et ma position dans le monde ne me permet guère de me donner une grande influence. N’importe, je crois pouvoir vous assurer que je possède assez de crédit pour vous faire rendre votre père. Séchez vos larmes, et ayez confiance En Dieu ; votre malheur, je l’espère, ne sera pas de longue durée.

Après avoir ramené un peu de calme dans l’esprit de la pauvre enfant, qui me remercia avec effusion de l’intérêt que je voulais bien porter à son père, je pris congé d’elle en l’assurant de nouveau que la détention de ce dernier ne se prolongerait pas au-delà de quelques jours.

J’aurais bien voulu, après le triste événement dont je sortais d’être le témoin, me dispenser d’assister au dîner de N***, mais la faveur du puissant chargé des pouvoirs de la Convention me devenant indispensable pour accomplir ma promesse, puisque de lui seul dépendait la mise en liberté du passementier, je résolus de faire tout mon possible pour capter ses bonnes grâces.

À trois heures précises j’arrivai dans ses salons, on allait se mettre à table.

Le représentant, dès qu’il me vit entrer, s’élança à ma rencontre, et m’embrassa de manière à m’étouffer, en me nommant le brave cousin de son fidèle Curtius. J’augurai bien de cet accueil pour mes démarches, et mon espérance s’accrut encore lorsqu’un domestique étant venu nous avertir que le dîner était servi, je vis le représentant me prendre par le bras et me placer à sa gauche.

Tous les convives, à l’exception de Jouveau et du président du comité révolutionnaire, placé à la droite de N***, m’étaient inconnus.

Le repas fut exquis : gibier, poisson, primeurs, vin vieux, rien ne manquait sur la table. Je dois ajouter que les habitants de la ville de Marseille n’avaient le droit d’acheter à cette époque que sept onces de pain par jour et par tête.

Une fois que le premier appétit des convives eut disparu, que la douce et excitante chaleur produite par les vins eut commencé à agir sur les cerveaux, la conversation, réduite d’abord à quelques monosyllabes, prit son essor et éclata en propos joyeux.

Ou allait servir le dessert quand une ordonnance entra et remit au représentant un paquet cacheté.

N***, furieux de se voir dérangé de ses plaisirs par les affaires, fronça les sourcils et décacheta le pli avec un mouvement de mauvaise humeur très-prononcé ; mais, aux premières lignes qu’il lut, l’expression de son visage changea du tout au tout ; il devint radieux.

— Partagez mon bonheur, ô mes amis, qui êtes aussi ceux de la République, nous dit-il, ce matin j’avais donné l’ordre d’arrêter trois abominables scélérats, trois conspirateurs ! Deux d’entre eux, Roux, juge de paix, et Lemite, passementier, ont été trouvés chez eux, et sont maintenant entre les mains de la justice.

Le dîner achevé, on se leva de table et l’on passa au salon pour prendre le café.

— Je demande que notre réunion de famille se termine par des chants patriotiques, s’écria le président du comité du tribunal révolutionnaire.

Aussitôt deux voix s’élevèrent avec plus d’énergie que d’ensemble, et ce fut bien un vacarme à se boucher les oreilles.

Après un quart d’heure de hurlements, nous nous aperçûmes que le représentant N***, fatigué sans doute de la nuit blanche qu’il avait passée la veille, des discours prononcés pendant le cours du repas, et accablé surtout par la rare intrépidité qu’il avait déployée à l’attaque des vins, s’était endormi dans un fauteuil.

Craignant de troubler le repos d’un si auguste et si puissant personnage, les convives s’empressèrent de s’éloigner eu silence et en marchant sur la pointe des pieds.

J’avoue que pour ma part je ne fus pas fâché de cette retraite : j’étouffais.