Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/II/IX

Alexandre CADOT (2p. 38-41).

IX

Déjà les rangs des Piémontais s’éclaircissaient à vue d’œil, lorsque, dans l’intention d’en finir plus vite avec eux, l’on nous donna l’ordre de les charger à la baïonnette.

— Oui, c’est cela, pas de grâce ! qu’ils meurent tous ! s’écria le sergent Picard qui, placé à mes côtés, montrait un enthousiasme presque féroce !

À peine le jeune homme achevait-il de prononcer ces paroles qu’atteint d’une balle au milieu du front, il tomba sur moi, en me couvrant, souvenir affreux et hideux tout à la fois, de débris de cervelle.

Je ne sais pourquoi, mais cette mort qui arrivait, pour ainsi dire, si juste à point comme un châtiment, me causa une impression que je n’oublierai jamais ; je crus voir, dans ce fait, le doigt de Dieu !

Au reste, mes réflexions furent de courte durée, car nous abordâmes, presque de suite après la mort de Picard, l’ennemi à la baïonnette.

Les Piémontais, se voyant perdus, se défendirent avec un acharnement héroïque ; on voyait que ces homes, résignés à la mort, ne songeaient plus qu’à la vengeance.

Quelle horrible boucherie ! que de sang ! que de cruautés !… Ah ! le souvenir de cette heure de carnage me poursuit encore parfois dans mon sommeil ; jamais elle ne sortira de ma mémoire !

de ne saurais trop le répéter : c’est une triste chose que la nature humaine ! Quelques secondes avant d’attaquer l’ennemi, je me sentais pour lui plein de pitié, mais une fois que nous fûmes lancés contre ses colonnes, une fois que l’odeur de la poudre eut remplacé les parfums de fleurs, la vue du sang celle de la verdure, je me sentis pris d’une haine immense, d’une rage insensée, et ma baïonnette remplit, aussi complètement que pas une du bataillon, son affreux ministère !

Ce ne fut qu’après une heure de boucherie, je le répète encore, car c’est le mot, et lorsque quinze cents cadavres piémontais furent couchés à nos pieds, que je rentrai en moi-même.

Alors une réaction violente s’opéra dans mon esprit ; je me fis honte, et je me demandai comment, après que j’avais versé tant de sang, Dieu me permettait de vivre encore !

Pendant tout le temps qu’avait duré la bataille, j’avais été trop dominé par l’action pour songer à autre chose qu’à tuer le plus d’ennemis possible ; mais une fois que mon sang fut calmé, que la mémoire me revint, ma première pensée fut pour Anselme.

En vain je cherchai mon ami du regard, en vain je parcourus les rangs qui venaient de se reformer, nulle part je n’aperçus Anselme.

Me rappelant le pressentiment de mauvais augure qu’il avait éprouvé pendant la nuit qui avait précédé l’attaque des Piémontais, je me rendis, en désespoir de cause, à l’ambulance que l’on achevait d’improviser afin de secourir les blessés qui ne pouvaient attendre leur retour au camp.

Hélas ! la première personne que j’aperçus fut Anselme ! Un chirurgien agenouillé devant lui sondait, tout en branlant la tête d’un air de doute, une blessure profonde que mon pauvre et brave ami avait reçue en pleine poitrine.

— Pensez-vous qu’il ait été dangereusement atteint ? demandai-je avec anxiété au chirurgien.

Celui-ci me regarda d’un air narquois, puis, avec ce flegme qu’il tenait de sa profession :

— Vous feriez mieux, adjudant, me répondit-il, de me demander s’il est mort !…

— Ainsi, m’écriai-je avec désespoir, Anselme est perdu !

— Tellement perdu, que je vais le laisser de côté pour m’occuper d’autres blessés. Si vous voulez le faire enterrer, ma foi, vous en êtes libre ! il n’a peut-être pas encore rendu le dernier soupir, mais c’est tout comme.

Cette réponse barbare m’exaspéra.

— Citoyen, dis-je au carabin d’un ton qui n’admettait pas de réplique, vous venez de parler, non comme doit le faire un chirurgien qui a l’honneur de servir sous les drapeaux de l’armée française, mais comme un homme sans cœur et sans délicatesse ! Oh ! fâchez-vous si bon vous semble ; je prends la responsabilité de mes paroles, et vous me trouverez plus tard prêt à vous en rendre raison. Pour ce moment, je veux, j’exige, entendez-vous bien, que vous vous occupiez de mon ami !

Le chirurgien, voyant à la pâleur de mon visage et à la colère qui brillait dans mes yeux que, s’il se refusait à ce que j’exigeais de lui, j’étais capable de me porter à quelque extrémité, jugea plus prudent de m’obéir que de discuter.

Il dégrafa l’uniforme d’Anselme, et, tirant une sonde de sa trousse, il chercha la balle piémontaise qui avait frappé la poitrine de mon malheureux ami.

— C’est réellement peine perdue que d’essayer l’extraction de ce projectile, dit-il en haussant les épaules.

— Faites toujours, m’écriai-je.

Le chirurgien, sans pouvoir parvenir à dissimuler la mauvaise humeur que lui causait mon insistance, commença l’opération.

— Eh bien ? lui dis-je en me sentant prêt à m’évanouir.

— Eh, bien, voilà la balle, — me répondit-il en me montrant un petit morceau de plomb de forme irrégulière ; — vient, je ne me serais jamais attendu à un pareil succès ; cela tient du miracle ! Au reste, si celle opération a été faite avec un rare bonheur, il ne s’ensuit pas que le sujet soit hors de danger. Mon opinion sur son compte est toujours la même, c’est-à-dire qu’il n’a plus que quelques jours à vivre.

— Je ne prétends pas le contraire, docteur ; mais, comme vous vous êtes déjà trompé en déclarant impossible une opération qui vient de réussir parfaitement, vous me permettrez de mettre en doute ce second pronostic.

Le chirurgien ne jugea pas à propos de me répondre ; mais il plaça un appareil sur la blessure d’Anselme : c’était tout ce que je demandais.

Pendant le combat qui venait d’avoir lieu, combat dont j’ignore quel sera le nom dans l’histoire, et que j’appellerai de la Madona de Fenestra, par rapport au lieu où il se passa, J’avais assisté à d’horribles épisodes ; mais l’excitation de la lutte, en me montant au cerveau, m’avait pour ainsi dire rendu insensible à tout sentiment humain ; il n’en fut pas de même lorsque, le sang refroidi, et rentré en moi-même, je me trouvai face à face devant le spectacle de la réalité.

Rien de lugubre comme ces morceaux de cadavres défigurés, tachés de sang, qui, surpris par la mort au milieu de l’action, gisaient inanimés à mes pieds, dans des poses bizarres et forcées ; rien de hideux comme l’expression de fureur que la mort avait hissée sur ces visages noircis de poudre.

Les pionniers placés sous mes ordres s’occupaient activement de faire disparaître ces traces de la bataille.

Les uns, armés de pioches, creusaient d’immenses fosses destinées à recevoir les victimes de la journée ; les autres dépouillaient les morts ; de tous les côtés on voyait des monceaux de chemises, de guêtres, de chapeaux, de fusils, de gibernes et d’habits ; de même que les cadavres des Français et des Piémontais étaient confondus, de même les uniformes des deux armées.

Un détail qui paraîtra peut-être insignifiant au lecteur, mais qui me causa une profonde émotion, était la gaieté que montraient les pionniers dans leur triste travail : les chansons qu’ils jetaient au vent, chansons légères et d’une décence fort équivoque, accompagnaient seules à leur demeure dernière les malheureux soldats tombés victimes de leur devoir, et privés des saintes prières de l’Église !

J’étais agenouillé près d’Anselme, toujours sans connaissance, quand un pionnier vint me trouver, et, me tendant de sa main couverte de boue un papier taché de sang :

— Voici, mon officier, me dit-il, un chiffon de lettre que portait un Piémontais sous son uniforme ; voyez donc un peu si ce n’est pas un écrit contre-révolutionnaire !

Eu dépliant le papier que me présentait le pionnier, une lettre en tomba ; je la ramassai, et me mis à lire. Voici ce qu’elle contenait :


« Rozzi, mon cher Rozzi, pourquoi partir, puisque je t’aime… La loi le veut ainsi, dis-tu, mais n’est-il donc pas possible d’éluder cette loi ? Si tu l’avais voulu, tu aurais bien trouvé quelque moyen qui t’eût permis de rester ; mais non ! Rozzi est jeune, Rozzi a de l’amour-propre, et il a craint que s’il ne suivait pas ses camarades, on l’accusât de lâcheté.

« Ah ! Rozzi, peux-tu sacrifier ainsi à l’amour-propre le bonheur qui nous souriait ! Mais je suis folle, ne prends pas garde à mes paroles ! Si tu n’étais pas parti la loi serait venue t’arracher des bras de ta fiancée ! Tu as bien fait, Rozzi, d’obéir ! Seulement, au nom de notre amour, je t’en conjure, n’expose pas témérairement tes jours ! Tu ne rêves pas les grandeurs, n’est-ce pas ? Tu ne comptes pas devenir officier ? Que t’importe la politique ! Ne suis-je pas ta politique, ton ambition et ta grandeur, n’est-ce pas ? Le roi exige que tu te battes, et tu te bats ; mais tu ne peux en vouloir aux ennemis contre lesquels on t’envoie, car ces ennemis ne m’ont jamais fait de mal ! Ne t’expose dote pas inutilement au danger, ne sois pas téméraire ; souviens-toi que le coup qui te frapperait me tuerait aussi !

« Et puis Rozzi, et j’ai eu tort de ne te parler jusqu’à présent que de moi, n’oublie pas que tu as une mère qui pleure et qui prie en attendant ton retour ! Tu lui as laissé en partant tout l’argent que tu possédais, c’est vrai ; seulement, crois-tu qu’un peu d’argent puisse remplacer auprès d’une mère l’enfant qu’elle a nourri et élevé ? Ta mort ferait deux victimes ! Au nom du ciel Rozzi, sois prudent, ne sacrifie pas les deux existences attachées à la tienne !

« Hier, mon bien-aimé, j’ai fait un vœu à la Madone et je me sens plus tranquille ! Je ne sais, mais un pressentiment me dit que nous serons bientôt réunis, que le malheur ne doit pas nous atteindre ! Je te disais tout à l’heure que tu avais sagement agi en obéissant à la loi, et je me reproche à présent ces paroles. Je crois, au contraire, que si tu voulais déserter, ce serait bien préférable à rester exposé au feu de l’ennemi ! Oui, déserte, Rozzi ! Reviens vite !

« Qui songera jamais à t’inquiéter ? Nos montagnes ne t’offrent-elles pas des abris sûrs, jusqu’au moment où l’on ne s’occupera plus de toi ! Et puis, à la fête du roi ou à la suite de quelque victoire une amnistie aura lieu qui te rendra toute ta liberté !… Ah ! Rozzi, si tu savais combien mon cœur, mon âme et ma vie t’appartiennent, tu n’hésiterais plus ! Avant quinze jours tu serais à mes côtés.

« À revoir donc, mon bien-aimé, mon cousin Josepho va partir pour rejoindre l’armée : il me presse de finir cette lettre, et me promet qu’avant trois jours elle sera dans tes mains… aussi je la couvre de baisers !… Sois prudent, Rozzi, ne t’expose pas ! songe à ta mère et à moi !… mais je m’aperçois que voilà vingt fois que je te répète les mêmes choses ! n’importe ! si j’avais le temps, je te les répéterais encore… À revoir »


— Eh bien, adjudant, me demanda le pionnier après que J’eus lu cette lettre écrite en italien, lettre que j’ai précieusement conservée et que je reproduis ici littéralement avec tout son décousu et ses imperfections, comme un de ces cris du cœur que l’amour simple, véritable est seul capable de trouver, et que l’imagination ne peut imiter ; eh bien ! adjudant, me demanda, dis-je, le pionnier, cet écrit est-il anti-révolutionnaire ?

— Non, lui répondis-je, c’est une jeune fille qui conseille à son fiancé de déserter, et lui dit que s’il est tué, elle ne survivra pas à cette perte !

— Ah ! elle prétend ça, la péronnelle, s’écria le pionnier en accompagnant ces mots d’un grossier éclat de rire ; bah ! toutes les maîtresses des soldats connaissent cette phrase-là par cœur. Avant quinze jours d’ici, le défunt sera remplacé.

Cette brutalité de langage me fit mal, et m’adressant au pionnier :

— Peux-tu, lui dis-je, me montrer le cadavre du malheureux sur qui tu as trouvé cette lettre ?

— Certainement, adjudant, que je le puis, me répondit-il, car pensant que cet écrit devait contenir, soit un plan contre-révolutionnaire, soit un document provenant de quelque espion, j’ai mis le corps du Piémontais de côté pour que si une enquête avait lieu…

Je quittai aussitôt Anselme et suivis le pionnier, qui me conduisit à une des fosses communes.

— Voici, me dit-il en poussant brutalement du pied le corps mis à nu du Piémontais, qui reposait sur le remblai produit par la terre retirée de la fosse.

Pauvre jeune homme ! il avait à peine vingt ans. Tout en lui respirait la force et la beauté. De magnifiques cheveux noirs ombrageaient son front, une fine moustache, sa lèvre encore vermeille ; ses yeux noirs ternis à peine par le contact de la mort, grands et fendus en amande, n’avaient pas perdu leur expression habituelle de franchise et de douceur.

Il me sembla qu’un sourire de joie ineffable animait son visage : il était mort sans doute en pensant que sa fiancée, fidèle à sa promesse, viendrai bientôt le retrouver au ciel.

La nuit commençait déjà à nous envelopper de son ombre, lorsqu’arrivèrent trois chariots que l’on nous expédiait du camp pour aider au transport des blessés.

Quoique mes hommes et moi fussions extrêmement fatigués, je n’en résolus pas moins de me mettre de suite en marche ; car il me tardait de voir Anselme dans une ambulance plus régulière et mieux pourvue de secours que celle que l’on avait improvisée après le combat de la Madona de Fenestra.

Pendant les quinze jours qui suivirent, l’état d’Anselme resta à peu près le même, c’est-à-dire entre la vie et la mort. Chaque matin je m’attendais, en allant le voir, à ne plus trouver qu’un cadavre.

Je ne puis me rappeler cette cruelle époque sans éprouver une cruelle émotion.

Enfin, la nature aidant, car les soins que recevait mon pauvre ami étaient à peu près nuls, une légère amélioration finit par se déclarer. Une semaine plus tard, Anselme, par un prodige que pouvait seul expliquer la vigueur de sa constitution, entrait pour ainsi dire en convalescence, ou, pour être plus exact, sortait de danger.

On comprendra sans peine l’immense joie que me causa cet heureux événement.

Tout le temps que ne réclamait pas impérieusement le service, je le passais auprès d’Anselme, et la distraction que lui apportaient mes causeries ne laissait pas que de hâter de beaucoup sa convalescence.

— Eh bien ! mon ami, me disait-il souvent, tu vois que Dieu à fait un miracle en ma faveur, pour me récompenser de mes bonnes intentions. L’on m’offrirait à présent un million pour me faire abandonner mon projet, que je refuserais sans hésiter.

— Ainsi, Anselme, dès que tes forces seront revenues tu partiras pour la Vendée.

— Avant cela même, dès que je pourrai me traîner sans danger ; mes forces reviendront en route !

— Je trouve ta détermination insensée, mais tu sembles tellement résolu à l’accomplir que je n’ose plus la combattre.

— Et tu as raison, rien n’y ferait. Mais tu me parles sans cesse de moi ; causons un peu de toi à ton tour. Depuis quelque temps, tu parais triste et soucieux. Aurais-tu donc quelque chagrin secret ?

— Aucun, Anselme, si ce n’est toutefois l’inquiétude que me causait ta position presque désespérée.

— Je te remercie beaucoup ; seulement, comme voilà déjà quinze jours que je suis tout à fait hors de danger, tu me permettras de ne pas attribuer à cette seule inquiétude ta préoccupation et ta tristesse. Après tout, si tu manques de confiance en moi, je n’insiste plus ; ma curiosité ne vient que de l’amitié sérieuse et dévouée que je te porte.

— Ah ! peux-tu dire de pareilles choses, Anselme, m’écriai-je, tu sais bien que ma confiance en toi est illimitée et sans bornes.

— Alors tu as quelque mauvaise pensée et la honte te retient !

— Ma foi, je t’avouerai qu’il y a un peu de cela dans mon fait. Ne te moque pas de moi, Anselme, et sois indulgent, je vais tout te dire.

Mon ami, tu as pu me voir déjà, dans deux ou trois circonstances, montrer assez d’énergie et de courage, pour que j’aie le droit de me proclamer d’une bravoure ordinaire. Eh bien, c’est la peur que j’éprouve en ce moment qui me cause cette tristesse que tu as remarquée.

— La peur ! répéta Anselme avec étonnement. Explique-toi, je ne te comprends pas !

— Tu vas te moquer de moi, mais n’importe ; je serai franc et ne le cacherai rien. Tu sais ce fameux ordre du jour qui nous défendait de faire quartier aux prisonniers ennemis : eh bien ! après en avoir été indigné, j’ai fini, dis-je, non-seulement par l’accepter comme une chose indispensable, mais encore par m’y conformer. Dans ce combat de la Madona de Fenestra, j’ai été implacable et sans pitié.

— Moi aussi, dit Anselme en m’interrompant, j’ai tapé dur. Que veux-tu ! une fois lancé, l’on s’échauffe et l’on ne sait plus trop ce que l’on fait.

— Tu connais le sergent Picard, continuai-je ; c’était lui dont les conseils, les raisonnements et l’exemple avaient le plus contribué à me faire accepter cette monstruosité ; eh bien, au combat de la Madona, juste au moment où il s’écriait : « En avant ! Pas de quartier aux soldats du tyran ! » une balle l’a frappé au front, et il est tombé raide mort à mes pieds. Je ne puis te dire l’impression profonde que cet événement m’a causé, j’ai cru voir là le doigt de Dieu.

— Tu as peut-être bien vu ! me dit sentencieusement Anselme.

— Depuis ce moment, je n’ai pas goûté un instant de repos ; il me semble que la justice céleste m’a condamné, et que bientôt les pionniers me jetteront dans la fosse commune, creusée après quelque nouveau combat ; que je ne dois plus revoir ma famille ; que mon corps ne reposera pas dans le cimetière de ma ville natale ! Voilà, mon cher Anselme, pourquoi je te parais triste et préoccupé.

Mon ami m’avait écouté avec la plus grande attention.

— Ces pensées qui te tourmentent, me répondit-il après un moment de silence, me semblent fort raisonnables ! Je crois, en effet, qu’en combattant pour soutenir un gouvernement aussi sanguinaire qu’immoral, nous nous rendons presque solidaires des crimes qu’il commet chaque jour. Quant à cette vengeance divine que tu redoutes, que veux-tu ! je ne suis pas un esprit fort, moi, je ne puis que partager ton opinion à cet égard. À présent, que comptes-tu faire ?

— Solliciter un congé temporaire sous le prétexte que ma mauvaise santé ne me permet pas de supporter la vie des camps ; puis, mettant à profit les quelques mois de liberté que je pourrai obtenir, intriguer jusqu’à ce que j’arrive à me faire libérer définitivement.

— C’est là une bonne idée, je te conseille de la suivre.

En effet, à partir de ce jour même, je me fis délivrer un certificat par un chirurgien dont j’avais fait la connaissance à l’ambulance, puis je m’en fus trouver mon commandant à qui je déclarai, qu’attaqué d’un rhumatisme aigu, il m’était impossible de continuer mon service.

Je ferai grâce au lecteur de toutes les démarches et de tous les ennuis que je dus faire et subir avant d’arriver jusqu’au général ; enfin, après huit jours d’intrigues et de sollicitations, l’on commença à prendre ma demande au sérieux et le général me fit appeler.

— Adjudant, me dit-il, vous sollicitez un congé pour cause d’infirmités et vous produisez un certificat de médecins à l’appui de vos prétentions ; je vous apprendrai que, selon moi, les carabins sont des ignorants, et que je n’ai aucune confiance dans leur moralité, Je ne crois que ce que je vois. Montrez-moi votre mal.

— Mais, général, c’est un rhumatisme !

— Ça ne fait rien ; montrez-moi alors ce rhumatisme,

J’eus toutes les peines du monde à expliquer au général que ce qu’il exigeait de moi était une chose impossible. À tous mes raisonnements, il se contentait de répondre : « Tout ça, c’est des farces ; je ne crois que ce que je vois ! » Ce ne fut qu’en apprenant que j’avais un oncle qui se portait pour être nommé représentant que le général commença à ajouter un peu de foi à ma maladie.

Sur l’assurance que je lui donnai que mon oncle ne pouvait manquer d’être élu, grâce à la très-grande influence dont il jouissait dans le département, le général hocha la tête, et semblant sortir de ses réflexions, me dit en souriant d’un air tout à fait amical :

— Après tout, si les rhumatismes ne peuvent se vérifier, il faut bien que je m’en rapporte au certificat du chirurgien. Tenez, voici un congé de trois mois.

Je pris avec autant d’empressement que de joie le bienheureux billet qui me rendait à la liberté, et je courus retrouver Anselme pour lui annoncer cette bonne nouvelle.

Le lendemain matin, sans plus tarder, je me mis en route.

Inutile d’ajouter que mes adieux avec Anselme furent touchants.

— À revoir, mon ami, me dit-il, n’oublie point que tu as en moi un ami dévoué jusqu’à la mort inclusivement. Mais, qui sait, peut-être nous reverrons-nous plus tôt que tu ne le penses.

Une heure plus tard, je m’enfuyais du camp plutôt que je ne l’abandonnais, tant j’avais peur qu’un contre-ordre me retint sous les drapeaux.