Les Étables (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 265-267).


LES ÉTABLES


Les nuages à l’horizon se pelotonnent ;

Le vent bondit au loin, de forêt en forêt ;
Sous l’averse qui rôde et sabre les guérets,
Les blancs troupeaux transis quittent les prés d’automne.

Les étables, au fond des cours,
Les étables, depuis l’été désertes,
Les attendent portes ouvertes,
Et chaque bête au mufle lourd,
Avant de s’engouffrer en leurs ténèbres
Salue, une dernière fois,
Les feuillages, les champs, les pâtures, les bois,

Avec des meuglements effarants et funèbres.


Et le soir tombe et le gel mord — et c’est l’hiver.


Et désormais, dans la moiteur des bouses chaudes
Et des litières d’or que la fourche échafaude,
Sous leurs ventres bombés et clairs,
Elles passeront les mois des longues somnolences ;
Chacune aimant et défendant
Son coin
Et mâchonnant,
Nonchalamment,
Raves, farine et foin,
Dans le silence.

Et la Toussaint grisâtre et le brumeux Noël
Agiteront au village leurs cloches lourdes ;
Et tout l’hiver mordra, avec rage, le ciel,
Autour des clos muets et des étables sourdes,
Que se continuera, interminablement,
Dans la torpeur humide et la chaude indolence
Toujours cet éternel mâchonnement,
À dents longues, dans le silence.

Seule, avant l’aube ou vers la nuit,
La servante qui trait arrivera bourrue,
Avec ses pieds massifs et ses larges mains crues

Et ses baquets de fer entrechoquant leur bruit,
Bousculer tout à coup ce repos moite et flasque ;

Elle entrera avec la pluie et la bourrasque,
Mouillant sa croupe énorme et ses gros cheveux roux,
Et, sous le bétail gourd qui surgira debout,
Comme des blocs de chair du fond de l’ombre terne,
S’accroupira sur l’escabeau carré,
Et longuement entre ses doigts serrés
Étirera les pis brusquement éclairés
À la lueur de sa lanterne.

Et quand, ses seaux pendus à ses deux bras,
Avec son lait fumant et gras,
Elle aura regagné à la hâte les caves,
Le bétail lent, pensif et grave,
À sa torpeur retombera.
Et dans la paix, l’ennui, la somnolence,
Le monotone et sourd mâchonnement,
Interrompu quelques moments,
Reprendra cours invariablement
Jusques à quand, dans le silence ?

Et l’étable, sous les brumes profondes
Et les vents d’ouest qui flagellent les mondes,
N’attendra rien des jours immensément pareils,
Avant que mars, sur les pâtures molles
N’allume à son soleil

Les simples fleurs parmi les herbes bénévoles.