Les Épreuves de la jeune Irlande
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 303-328).
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LES ÉPREUVES
DE LA JEUNE IRLANDE


I.

L’ÉMANCIPATION DES CATHOLIQUES


New Ireland, by A.-M. Sullivan, 2 vol., London, 1877. — The secret History of the fenian conspiracy, by John Rutherford, 2 vol., London, 1878.

L’Irlande est une contrée que l’on a coutume de peindre avec de sombres couleurs. Une population rurale exubérante, misérable, ignorante ; de grands propriétaires vivant au loin et désintéressés par conséquent dans les affaires quotidiennes du pays ; la disette, l’émigration en masse ; des sociétés secrètes et des émeutes ; l’antagonisme permanent, entre deux races ennemies, l’une victorieuse qui abuse de sa force et l’autre vaincue qui ne semble pas susceptible de s’élever à une condition meilleure ; deux religions dont l’une a toutes les richesses et l’autre toute l’influence : voilà le tableau navrant qu’ont présenté de l’Irlande tous ceux qui en ont étudié l’histoire jusqu’en ces derniers temps. Les Anglais eux-mêmes ont avoué quelquefois que la situation était déplorable ; reconnaissant que leurs ancêtres avaient eu des torts envers les Irlandais, ils se sont déclarés prêts à les réparer ; mais à les en croire, les habitans celtiques de l’île sœur seraient des conspirateurs incorrigibles, incapables d’apprécier les bienfaits d’un gouvernement libéral. Il manque aux Irlandais, disent-ils, l’esprit positif qui règne en souverain dans l’empire britannique ; ce qu’on leur concède, ils en abusent ; ce qu’on leur refuse, ils le réclament à main armée. De telles gens ont-ils donc donné la preuve qu’ils soient aptes à se gouverner eux-mêmes ? Le caractère d’un peuple se révèle par les grands hommes auxquels il accorde la popularité. Qu’ont été depuis cinquante ans les hommes populaires de l’Irlande ? Un orateur fougueux, O’Connell, qui se vantait de mener un attelage à quatre chevaux à travers les articles du code ; un illuminé, le père Mathew, dont les sermons contre l’ivrognerie n’ont eu que le succès d’un jour sans lendemain ; un conspirateur égoïste, Stephens, qui n’a réussi qu’à troubler le pays dix années durant sans aucun résultat. C’est de la pitié plus encore que de la colère qu’inspirent ces agitateurs à courte vue. C’est avec une main de fer, concluent les conservateurs anglais, qu’il convient de régir une nation dont les tendances politiques sont si fausses.

Ces descriptions affligeantes ne sont plus exactes, paraît-il. L’auteur de New Ireland, M. Alexander M. Sullivan, bien qu’Irlandais lui-même, ne méconnaît pas les défauts innés de ses compatriotes, il blâme avec impartialité les fautes qu’ils ont commises ; mais il prétend que peu à peu l’éducation, l’expérience, leur ont appris à se mieux conduire. L’Irlande d’aujourd’hui n’est plus celle d’O’Connell, ni celle de 1848 ; le fenianisme n’a été qu’une illusion passagère ; la nation a renoncé depuis longtemps à ses rêves d’indépendance absolue ; elle réprouve les querelles de religion ; elle a horreur des jacqueries et des sociétés secrètes ; devenue raisonnable, depuis que la liberté du culte et de l’instruction lui a été octroyée, elle ne demande plus que d’être libre, comme le sont l’Australie, le Canada, de légiférer elle-même en toutes les affaires qui n’intéressent pas le reste de l’empire. Elle veut en conséquence un parlement irlandais s’assemblant à Dublin, et non pas à Londres, élu par tous les citoyens, sans distinction de caste ou de croyance. Tel est le programme dernier du home rule dont M. Sullivan est devenu, par les dernières élections, l’un des membres influens dans le parlement. Les deux gros volumes qu’il vient de publier sont un plaidoyer pittoresque par lequel il nous montre le progrès des idées depuis un demi-siècle. Peut-être le tableau est-il flatté ; du moins le sentiment dont l’auteur s’inspire est toujours honnête. Sans se laisser tout à fait persuader, on ne peut se défendre en le lisant d’éprouver une vive sympathie pour la cause dont il est le représentant convaincu.

I.

Ceux qui veulent étudier avec un esprit impartial ce qu’était il y a quarante ans le peuple irlandais se défient plus ou moins de ce qu’en ont raconté les voyageurs même désintéressés ou de ce qu’en disaient dans leurs discours les adversaires du gouvernement anglais. Un document officiel mérite plus de créance assurément. Une commission dont le président était le colonel Burgoyne, devenu plus tard feld-maréchal, avait reçu mission de faire une enquête sur la création d’un réseau de chemins de fer en Irlande. Son rapport, publié en 1838, contenait un long chapitre sur la situation des classes rurales. Qu’y lit-on? Que la population, qui a presque doublé en un demi-siècle, dépasse de beaucoup les ressources du pays ; que les deux cinquièmes des hommes y sont sans ouvrage parce que l’agriculture, réduite aux procédés les plus élémentaires, ne les occupe qu’une partie de l’année et qu’il n’y existe aucune industrie à laquelle ils puissent consacrer le reste de leur temps. Les paysans se partagent à l’infini les terres des grands propriétaires ; chacun en obtient un morceau de si petite superficie qu’il est impossible de cultiver à la charrue. Le peu d’argent qu’ils en retirent est pris par l’impôt et par la rente. Aussi le cultivateur et sa famille n’ont-ils que juste de quoi vivre. La pomme de terre est la seule nourriture du peuple, encore est-ce l’espèce la moins farineuse que l’on plante parce que la récolte en est plus abondante. Le lait, que les gens de la campagne faisaient entrer jadis dans leur nourriture journalière, est devenu un objet de luxe; jamais de pain, jamais de viande; de l’eau pour seule boisson, ou par malheur du whiskey si le paysan a quelque monnaie pour entrer au cabaret. L’habitation du villageois est toujours une hutte de boue et de paille couverte de jonc ou de roseaux, sans fenêtre, sans cheminée, dépourvue de meubles et d’instrumens de ménage. Le père de famille a vécu tant bien que mal sur le domaine dont ses ancêtres avaient la jouissance avant lui. S’il a plusieurs enfans, ceux-ci se marient à peine adultes, se construisent une cabane à côté de la chaumière paternelle, reçoivent en dot une partie du champ patrimonial sans que le propriétaire songe à y mettre obstacle. D’une génération à l’autre, les ressources diminuent parce que le nombre des bouches augmente et que la surface cultivée reste la même. Tous sont couverts de haillons. Le peuple irlandais est le plus mal nourri, le plus mal logé, le plus mal vêtu qu’il y ait en Europe; ce qui est pis, il n’a ni réserve ni capital; il vit au jour le jour.

À cette misère matérielle s’ajoutaient les persécutions politiques et religieuses. O’Connell obtint en 1829 l’admission des catholiques aux fonctions publiques; c’était peut-être un médiocre avantage pour un peuple réduit à une si chétive existence. Deux ans plus tard, M. Stanley (depuis lord Derby), alors secrétaire général d’Irlande, fit adopter et mettre en vigueur un nouveau système d’éducation primaire, ce qui valait mieux. Ce n’est pas que les écoles manquassent; mais il était interdit aux catholiques d’enseigner et aux enfans catholiques de recevoir d’autres leçons que celles des maîtres protestans. Attachés à leur religion, les Irlandais ne voulaient point entendre parler de ces écoles, dont l’enseignement était dirigé dans un dessein de prosélytisme. Ceux qui avaient de l’aisance envoyaient leurs fils, par contrebande, en France ou ailleurs ; les pauvres préféraient ne leur rien faire apprendre. Aussi dans une paroisse rurale, s’il existait par hasard un paysan sachant lire et écrire, était-ce un personnage d’importance. Le dimanche, après la messe, il lisait le journal à haute voix pour le village assemblé; il écrivait les lettres de tous ses concitoyens. Le résultat de cet état de choses était au reste précisément l’opposé de ce que le gouvernement anglais prétendait obtenir. Le prêtre conservait une autorité absolue sur ces misérables paysans au milieu desquels il était le seul homme instruit vivant de leur vie, compatissant à leurs souffrances.

Peut-être n’est-il pas inutile de faire observer que les écoles organisées par les soins de M. Stanley devaient être strictement laïques, comme l’on dit aujourd’hui. La loi défendait d’y jamais mélanger le catéchisme à l’enseignement littéraire. Une certaine heure, fixée d’avance, était réservée à l’instruction religieuse; encore avant de commencer, le maître était-il contraint de renvoyer de son propre mouvement les enfans de croyance dissidente. Hors de là, rien sur les murs ni dans les livres ou dans les exercices ne devait apparaître qui eût rapport à la religion de la majorité. C’était la condition indispensable pour que l’école eût part aux subventions de l’état, à défaut desquelles elle ne pouvait subsister, car les grands propriétaires, presque tous protestans, indignés que la Bible fût proscrite, refusaient de payer les maîtres. Au contraire, les évêques catholiques, sauf peu d’exceptions, acceptèrent ce compromis comme une concession nécessaire. Au surplus, la rigueur de ces prescriptions ne tint pas longtemps ; peu à peu les maîtres en vinrent à suivre le régime qui convenait le mieux au milieu dans lequel ils vivaient. Dans l’Ulster, on lisait la Bible à toute heure du jour; dans le sud, où la population est tout entière catholique, on enseignait le catéchisme en pleine classe. Dans les grandes villes, l’école protestante et l’école catholique s’ouvraient en face l’une de l’autre, soumises toutes deux en apparence aux règles établies par la loi, si bien que l’inspecteur pouvait y entrer sans que rien choquât son regard. Au fond, les parens savaient à quoi s’en tenir et choisissaient en toute liberté de conscience celle des deux où leurs enfans n’étaient pas exposés à recevoir l’enseignement qu’ils redoutaient.

Cependant protestans et catholiques étaient loin d’être d’accord en ce moment, car l’agitation entretenue par les discours enflammés d’O’Connell avait creusé le fossé qui les séparait. Au commencement du siècle, l’acte d’union entre l’Irlande et l’Angleterre avait froissé tous les patriotes, à quelque confession qu’ils appartinssent. La noblesse protestante surtout s’en était offensée parce qu’elle y perdait ce qu’elle avait auparavant possédé d’influence sur les affaires du pays. Une campagne entreprise pour obtenir le rappel de l’union eût alors obtenu toutes les adhésions, d’autant que les souvenirs de l’ancien parlement restaient encore vivaces, puisqu’il n’avait été supprimé qu’en 1800. O’Connell crut préférable de réclamer d’abord l’émancipation des catholiques. Il y parvint après vingt années de lutte; mais, ses coreligionnaires étant devenus électeurs et éligibles, lorsqu’il voulut, après 1830, soulever la question du repeal, la situation n’était plus la même. Les propriétaires protestans s’étaient dégoûtés d’un parlement national où leurs adversaires religieux se seraient trouvés en majorité. Les évêques eux-mêmes, ainsi que les catholiques des hautes classes, satisfaits du résultat obtenu, préféraient ne pas se remettre en hostilité contre le gouvernement. Traité par eux de démagogue, le grand tribun avait pour lui les classes moyennes, le bas clergé, la population rurale qui suivait l’impulsion de ses curés. Il crut que c’en était assez, qu’à force d’exciter le pays par des meetings et des discours, il forcerait la main au parlement britannique. Maintenir une agitation constante, sans jamais enfreindre la lettre de la loi, telle était sa règle de conduite. Cette politique est dangereuse partout; elle l’est surtout chez un peuple ignorant et nerveux. O’Connell échoua; il y perdit une partie de la popularité que sa vie précédente lui avait acquise. Lorsque la mort vint l’atteindre, il n’était pas seulement usé ; il avait eu le malheur d’entretenir chez ses compatriotes un état d’irritation que des calamités prochaines devaient encore aggraver.

Aigri par une misère trop réelle, excité par les harangues de son orateur favori, l’Irlandais était alors démoralisé. L’essor qu’eurent à cette époque les sociétés secrètes en est la preuve évidente. On prétend qu’il y en a eu de tout temps dans cette île ; cependant il paraît certain que de 1820 à 1870 elles eurent plus de développement que jamais. La plus redoutable s’appelait la Société du Ruban (Ribbon Confederacy). Au reste, le nom est tout ce que l’on en sait de certain. Était-elle politique ou simplement agraire ? Avait-elle un centre unique ou se subdivisait-elle en autant de sections qu’il y a de comtés? Les conjurés étaient-ils liés par un serment et quel était ce serment? On l’ignore. Le gouvernement lui-même semble n’en avoir jamais rien su. Le moins contestable est que les ribbonmen étaient tous catholiques, bien que le clergé, fidèle aux traditions de l’église, qui désavoue les associations secrètes, les eût toujours réprouvés. Il est probable que le programme des affiliés variait d’une province à l’autre. La ligue était dirigée dans l’Ulster contre les orangistes qui y sont nombreux; dans le Connaught, pays agricole, contre les propriétaires coupables d’évincer leurs tenanciers ; dans le Leinster, où l’industrie n’est pas inconnue, contre les patrons. Partout l’élément politique y dominait, mais sous une forme mal définie, parce que les gens des plus basses classes en faisaient seuls partie. L’association se divisait en loges de quinze à trente membres, plus ou moins, suivant la population et suivant les dimensions du cabaret où chaque loge tenait ses séances. C’était au cabaret que l’on se réunissait pour juger les délinquans. Par ce mot, il ne faut pas entendre seulement les ennemis politiques, les orangistes. Les associés se reconnaissaient un droit de juridiction sur tout le monde, complices ou adversaires, sur le jeune homme de race celtique qui séduisait une jeune fille aussi bien que sur le maître anglo-saxon qui congédiait un ouvrier. Chaque loge se transformait au besoin en tribunal et décidait de sa propre autorité quelle serait la punition du coupable. S’agissait-il d’une grave offense, des délégués arrivaient des loges voisines. La sentence prononcée, si elle emportait la peine de mort et qu’il y eût à craindre de trop actives recherches de la part du gouvernement, on faisait venir l’exécuteur d’un lieu éloigné. On lui donnait un délai d’une ou deux semaines afin qu’il pût étudier les habitudes de la victime désignée; chacun le renseignait de son mieux; le coup frappé, tout le monde l’aidait à disparaître et concourait à dissimuler les traces de l’attentat. Comme un tel acte n’était pas sans péril, on en regardait l’auteur comme un héros, loin de le traiter en criminel. Dans l’opinion du peuple, cette justice occulte était nécessaire au salut de la société. C’était s’honorer que d’y prendre part, et la mort du condamné était parfois une délivrance. Un jour de marché, dans une petite ville du nord de l’Irlande, on vit les paysans soulever leurs chapeaux et se signer d’un air de joie. « Qu’y a-t-il de nouveau? leur demanda quelqu’un. — N’avez-vous pas entendu ce que l’on vient de nous apprendre? lui fut-il répondu, le plus grand tyran du comté de Mayo a été tué ce matin. » Il s’agissait d’un propriétaire assassiné par vengeance.

Les Anglais s’accordent à rendre l’association du Ruban responsable des nombreux crimes agraires dont l’Irlande a été le théâtre. Tantôt c’était un propriétaire frappé parce qu’il avait congédié des locataires qui ne le payaient point ; tantôt c’étaient des ouvriers amenés du dehors pour propager de nouvelles méthodes de culture et que l’on retrouvait poignardés au fond d’un fossé. Les régisseurs des grands domaines, souvent trop durs pour le pauvre monde, étaient sans cesse menacés d’un pareil sort. L’un d’eux, M. Trench, dont les mémoires publiés il y a dix ans dépeignent sur le vif la société irlandaise, raconte que, pendant toute une année, à la suite de quelques évictions, il n’osa plus sortir de chez lui sans être armé et accompagné, ayant appris de source certaine que les paysans avaient juré sa mort. Le meurtre tout récent de lord Leitrim, dans des circonstances analogues, ferait croire que cette coutume barbare n’est pas éteinte ou qu’elle revit encore parfois lorsque les mauvais traitemens prolongés exaspèrent les habitans des campagnes.

Rien ne peint mieux du reste l’inconsistance du caractère irlandais que la vogue extraordinaire qu’eurent en ce temps les sermons du père Mathew, l’apôtre de la tempérance. Il existait, depuis 1836, dans la ville de Cork un petit groupe d’hommes bien intentionnés, presque tous protestans (la plupart étaient quakers), qui s’engageaient à faire abstention complète des boissons alcooliques. Ils avaient peu de prosélytes, peut-être même se moquait-on d’eux. Vers la même époque vivait au couvent des capucins Théobald Mathew, moine de bonne santé, de bon cœur et de bonne humeur, devenu populaire grâce à son dévoûment pour toutes les œuvres de bienfaisance. Dans les écoles, dans les salles d’hôpitaux, partout où il y avait des pauvres à secourir, il rencontrait chaque jour les quakers qui l’aimaient et qui le suppliaient de prêcher la tempérance avec eux. Après bien des hésitations, il s’y décida. Son adhésion produisit tout de suite beaucoup d’effet, car on le connaissait pour être d’un naturel plutôt réfléchi qu’exalté. Fait singulier, il excita d’autant plus d’enthousiasme chez cette population mobile qu’il en éprouvait moins lui-même. C’était par la sympathie que sa personne inspirait plus que par la raison ou par l’éloquence qu’il entraînait ses auditeurs, par quoi O’Connell et lui se distinguèrent et réussirent tous deux à devenir en même temps les idoles de leurs compatriotes. Le père Mathew ne négligeait pas une certaine mise en scène qui devait séduire les Irlandais. Tout nouveau converti s’agenouillait devant lui, prêtait serment de ne plus boire de liqueurs fortes; une médaille lui était alors remise, en guise de diplôme. Plus habile qu’O’Connell, il eut l’adresse de ne pas faire de distinction entre le catholique et le protestant ; peu lui importait la religion des gens qui venaient à lui pourvu qu’ils s’engageassent à ne plus faire usage que de boissons inoffensives. Sa réputation s’étendit bientôt au-delà de la ville où il avait débuté ; il parcourut l’Irlande entière, bien accueilli partout, ne prêchant jamais que contre l’ivrognerie, enregistrant des adhésions par centaines de mille. En Angleterre, il n’eut pas moins de succès; un évêque protestant lui offrit l’hospitalité dans son palais ; lord Brougham et le duc de Wellington lui souhaitèrent la bienvenue. A Londres seulement, la foule, ameutée par des cabaretiers, dit-on, dont la nouvelle doctrine compromettait le commerce, voulut lui faire un mauvais parti : le nombre de prosélytes n’en fut pas moins grand.

Pour nous, qui vivons sous un climat où la vigne prospère et qui considérons le vin comme un aliment non moins sain que fortifiant, cette croisade a quelque chose d’étrange. Dans les îles britanniques, où l’intempérance était dès lors une plaie sociale, le père Mathew fut un bienfaiteur de l’humanité. On ne tarda pas à reconnaître le bon effet de ses prédications. Les tribunaux constataient une amélioration dans la statistique criminelle; des habitudes d’ordre, de propreté se répandaient dans les basses classes, les débitans de liqueurs fortes ne faisaient plus fortune ; par compensation la vente des vêtemens, des denrées comestibles augmentait. Ce fut vers 1845 que le teetotalism fut le plus en honneur. Le père Mathew était alors à bout de forces; malade, ruiné par les frais de sa propagande, il aurait pu du moins s’en remettre à d’autres du soin de continuer l’entreprise qu’il avait si bien commencée ; mais la plus terrible des famines survint sur ces entrefaites. Après la crise, bien des sermens furent oubliés. Les cabarets, qui s’étaient fermés, se rouvrirent. L’apôtre avait disparu; puis le mouvement avait été trop brusque pour qu’il n’y eût pas de réaction. Il serait injuste cependant de dire que l’œuvre du digne capucin n’eût aucune conséquence d’avenir. S’il resta bien peu de partisans d’une abstention complète, du moins l’exemple avait prouvé quelle grande vertu est la tempérance, et le souvenir du père Mathew contribua plus tard à faire voter par le parlement une réforme appropriée aux mœurs modernes, c’est-à-dire une bonne loi sur les cabarets.

En dépit de la misère publique, des agitations politiques et du régime détestable auquel était soumise la propriété foncière, la population irlandaise s’accroissait avec une rapidité sans exemple. On estime qu’elle était de 9 millions d’âmes en 1845, 9 millions d’individus vivant au jour le jour, de l’existence la plus précaire, sans économies et sans industrie. La pomme de terre était, on le sait, l’aliment presque exclusif du paysan. Le bruit se répandit que l’année d’avant ce précieux tubercule avait fait défaut en Amérique; la récolte ayant été abondante en Europe, on y fit peu d’attention. L’année 1845 s’annonçait bien. Vers le milieu de l’été, les tiges séchèrent sur pied, comme si le vent du désert les eût frappées. Toutefois il en restait encore assez pour la consommation; mais, l’hiver venu, une grande partie de ce qu’il y avait en réserve fut atteint de pourriture. Ce n’était encore qu’une disette. Privés de leur ressource habituelle, les cultivateurs vendirent ce qu’ils possédaient, s’endettèrent et, malgré tout, avec le courage qui est dans le caractère celtique, ils préparèrent leur champ pour la campagne suivante, comptant qu’une bonne saison en compenserait une mauvaise. Hélas ! la récolte de 1846 fut frappée comme l’avait été celle de l’année précédente, et plus complètement encore. Cette fois, c’était la famine. Un peuple entier se voyait privé de ses moyens d’existence.

Qu’allaient devenir ces 9 millions de malheureux, dont la moitié peut-être était dans une pénurie absolue? N’était-ce pas le devoir du gouvernement anglais de leur venir en aide aussitôt que le mal fut connu? Il faut tenir compte des circonstances. Cette catastrophe arrivait juste au moment où, d’un bout à l’autre de la Grande-Bretagne, se débattait la question des lois sur les céréales. Chez les protectionnistes, admettre qu’il y eût danger de famine en Irlande, c’était concéder à leurs adversaires un argument capital en faveur de la libre circulation des grains, car rien ne devenait plus urgent que d’ouvrir les ports à l’importation étrangère. De la part du gouvernement, il y avait la crainte d’être mal informé, d’accorder des secours qui seraient inutiles ou dont la distribution serait un vrai gaspillage. Bien que dès le mois d’octobre 1845 les autorités irlandaises eussent signalé le péril, on en doutait encore. Quelques personnes se disant bien renseignées prétendaient que l’alarme était vaine. Puis, lorsque la misère devint évidente et que le parlement eut accordé un magnifique subside de 200 millions, outre qu’il était déjà trop tard pour que le remède fût efficace, les ministres ne surent comment s’y prendre. Il faut, disait l’un, employer ces fonds en ateliers de charité, car l’aumône directe démoralise le pauvre. — Mais, objectait un autre, c’est une faute d’intervenir sur le marché du travail. — Que ne faites-vous vendre des vivres à prix réduit? demandait-on à lord John Russell. — Mais, répondait celui-ci, c’est contraire aux doctrines d’Adam Smith. — D’un côté comme de l’autre, on le voit, les doctrines économiques dont l’Angleterre s’était repue depuis dix ans faisaient obstacle à l’organisation des secours. Les maisons d’asile entretenues par la taxe des pauvres avaient épuisé leurs ressources, quoique cet impôt eût été porté à un taux excessif. Le temps manquait pour que le comité de secours, institué sous la présidence de sir John Burgoyne, pût agir avec efficacité. Distribuer le pain quotidien à des millions d’individus n’était pas une petite affaire. D’abord on fit des avances d’argent aux bureaux de bienfaisance qui fonctionnaient déjà. Ensuite on installa, sous la surveillance de comités locaux, des distributions de soupe aux plus nécessiteux ; que d’abus inévitables dans cette vaste entreprise ! On eut bien l’idée de créer des ateliers publics sur les routes. Hélas ! les pauvres gens, épuisés par les privations, étaient devenus incapables de travailler. La maladie, s’ajoutant à la famine, abattait les plus vigoureux.

On pense bien que le clergé catholique se prodigua dans cette affreuse épreuve. Du reste les pasteurs protestans ne se montrèrent pas moins dévoués, et les quakers, délégués par la Société des Amis d’Angleterre, parcoururent les districts les plus éprouvés, portant partout des secours et des paroles de consolation. Les Irlandais en ont conservé un souvenir reconnaissant. Quant aux propriétaires terriens, sauf d’honorables exceptions, leur conduite fut en général blâmable. La plupart vivaient outre mer d’habitude, ils se gardèrent de revenir ; d’autres s’enfuirent par crainte des épidémies régnantes. Il n’y avait pas entre eux et leurs tenanciers cette intime solidarité que la vie commune des campagnes crée en d’autres contrées. Ils se voyaient doublement ruinés, d’abord par la perte de leurs redevances, ensuite par le surcroît d’impôts que la circonstance exigeait. Ils étaient, eux aussi, les victimes de la famine.

L’Irlande s’est ressentie longtemps des souffrances éprouvées en 1846 et 1847; non-seulement parce qu’une grande partie de sa population y a succombé, mais aussi parce que ces années d’épreuve ont assombri le caractère national. Les fêtes, les danses, les jeux furent oubliés ; l’hospitalité traditionnelle des hommes du peuple fit place à une défiance exagérée contre les étrangers. La haine contre l’Angleterre s’accentua, car on lui en voulut d’avoir tardé si longtemps à comprendre la gravité de la situation. Dès les premières nouvelles, les émigrés d’Amérique s’étaient cotisés pour envoyer des secours à leurs anciens compatriotes ; on leur sut plus de gré pour les quelques milliers de livres qu’ils fournirent qu’aux Anglais pour les millions qu’ils avaient tardivement accordés.

Toutefois ce désastre n’entrava guère une sorte de renaissance politique dont les premiers symptômes avaient apparu depuis quelques années déjà. L’auréole dont le souvenir d’O’Connell est entouré, l’espèce de légende qui nous cache à distance la vraie physionomie de ce héros du catholicisme irlandais, peuvent nous faire oublier ce qu’étaient ses amis les plus dévoués. Prodigues, fanfarons, duellistes enragés, les patriotes d’il y a quarante ans ne cherchaient à se rendre populaires ni par l’intégrité de la vie publique, ni par la dignité de la vie privée. Les distributions d’argent, les libations, les combats à coups de bâton décidaient la victoire dans les élections lorsque l’influence des prêtres ne suffisait pas à l’assurer. Au parlement, le ministère abandonnait à ses fidèles tous les emplois dont le gouvernement dispose; dans son comté, le député les distribuait entre ses partisans. On le sait, la publicité de la presse est le seul remède à de tels abus. Or en Irlande les écoles étaient presque désertes; on ne savait point lire; c’est à peine si quelque journal pénétrait de temps à autre dans les campagnes.

En outre de ces grossiers patriotes qui composaient « sa vieille garde, » O’Connell réunit autour de lui, vers la fin de sa vie, des jeunes gens, frais éclos de l’université, imbus des souvenirs classiques, enflammés d’un ardent amour pour la patrie, pleins d’illusions, si l’on veut; mais ces chevaliers de la jeune Irlande avaient la généreuse ambition de ne triompher que par des moyens honnêtes; ils voulaient, de plus, imprimer au mouvement national plus d’activité. Ils prenaient volontiers pour modèle l’illustre Grattan, qui, dans les dernières années du XVIIIe siècle, avait été dans le parlement national le type de l’orateur et du citoyen.

Cette petite phalange d’enthousiastes fonda tout d’abord (1842) un journal, la Nation, qui est resté jusqu’à nos jours le défenseur des idées modernes à travers toutes les épreuves que la politique irlandaise a traversées depuis cette époque. Dans les bureaux de ce journal se réunissaient tous ceux qui prétendaient régénérer la patrie. Il y avait dans le nombre des poètes dont les ballades pénétrèrent bientôt jusque dans les districts les plus reculés. Tout en professant un profond respect pour O’Connell, ils ne cachaient point que ses adhérens ordinaires n’étaient pas de leurs amis. Bons catholiques dans le fond de l’âme, ils rêvaient d’enlever au clergé des paroisses l’influence excessive qu’il exerçait dans les affaires nationales. Pleins de mépris pour les pratiques vénales de leurs vieux coreligionnaires, ils se promettaient de ne point faire le trafic des places et des honneurs. Ils l’avouaient tout haut; c’était par la vertu qu’ils voulaient conquérir la liberté.

Quelque sceptique que l’on soit pour cet enthousiasme d’une belle jeunesse, on ne peut s’empêcher de convenir que la jeune Irlande de 1842 comptait dans ses rangs des esprits d’élite. Dispersés plus tard par les événemens, ils ont fait fortune un peu partout. L’un des fondateurs du parti, Charles Gavan Duffy, parti pour. Melbourne dans une heure de découragement, y est devenu premier ministre de la province de Victoria ; c’est peut-être à l’heure présente l’homme d’état le plus accompli du continent austral. Darcy Mac-Gee a été ministre de la couronne au Canada ; Meagher est mort gouverneur du territoire de Montana aux États-Unis. D’autres sont aujourd’hui membres de la chambre des communes. Les femmes d’esprit et de cœur ne manquèrent point dans cette brillante pléiade qui rappelle par plus d’un côté la gironde de notre révolution,

À tout parti politique, il faut un chef. William Smith O’Brien devint celui de la jeune Irlande. Il était de vieille race, car il descendait en ligne directe du roi Brian, que les Danois vainquirent à Clontarf au XIe siècle. Sous les règnes d’Elisabeth et de Jacques Ier, quelques seigneurs, qui ne demandaient pas mieux que de se réconciher avec les maîtres du pays, acceptèrent d’envoyer leurs enfans en Angleterre pour y être élevés dans la foi protestante. Les O’Brien cessèrent ainsi d’être catholiques. Au XVIIe siècle, l’un d’eux reçut le titre de comte ; par reconnaissance sans doute, il combattit dans les rangs de Cromwell et fut la terreur des royalistes du Munster. Smith O’Brien était un cadet de cette noble famille. Hautain, réservé par caractère, avec des tendances libérales, il fut élu député presque au sortir de Cambridge, et siégea dans la chambre des communes parmi les tories. Aussi s’étonna-t-on beaucoup d’apprendre en 1843, — il avait alors quarante ans, — qu’il passait à l’opposition. Quatorze années de vie parlementaire lui avaient prouvé, disait-il, que les intérêts de son île natale ne pouvaient être défendus d’autre façon. Si cette détermination subite brisait sa carrière politique, le séparait de ses amis, de sa famille, du moins elle lui fit une grande réputation parmi les nationaux. De ses premières convictions, il avait conservé l’horreur des doctrines révolutionnaires ; aussi n’éprouvait-il aucune sympathie pour les partisans d’O’Connell, qui du reste ne pouvaient faire que froid accueil à un protestant. Par compensation, les hommes de la jeune Irlande le reçurent avec confiance. Ils se proposaient en effet d’unir protestans et catholiques sur un même programme de revendications nationales ; ils blâmaient O’Connell d’avoir trop mêlé les questions religieuses aux questions politiques. On les traitait de libres penseurs ; ils répondaient qu’ils ne voulaient pas être bigots. La querelle s’envenima par degrés ; il y eut bientôt scission complète entre les deux partis. Smith O’Brien devint le chef des jeunes, tandis que les anciens restaient fidèles à O’Connell, que la mort enleva vers cette époque.

Telle était la situation lorsque éclatèrent les événemens de février 1848. La révolution triomphait partout, de Naples à Berlin. Quelques mois auparavant, aux premiers signes de la tempête qui allait sévir sur l’Europe, il y avait eu de graves dissensions entre les meneurs de la jeune Irlande. Le journal la Nation, leur organe, était dirigé par un comité de trois membres : Gavan Duffy, Darcy Mac-Gee et John Mitchell. Les deux premiers se disaient partisans d’une agitation légale, constitutionnelle. Mitchell, au contraire, prêchait la révolte. À l’entendre, la politique modérée avait énervé le pays ; suivant une formule moderne que l’on n’avait pas encore énoncée avec cette précision, c’était par le fer et par le sang que l’Irlande devait être sauvée. Smith O’Brien répugnait à suivre ce nouveau programme. Mitchell quitta la Nation pour fonder une feuille hebdomadaire, the United Irishman, dont chaque ligne était un appel aux armes. Au troisième numéro arriva la nouvelle de la chute de Louis-Philippe ; de semaine en semaine, il n’y eut plus que des bulletins de victoire à enregistrer, que des exemples d’insurrection à mettre sous les yeux du lecteur. Il faut bien le dire, les misères de l’année précédente avaient préparé le terrain pour une guerre d’indépendance. De pauvres hères, épuisés par la famine et convaincus que les vices du gouvernement anglais étaient la cause de ce fléau, se laissèrent persuader sans peine qu’il valait mieux périr les armes à la main pour la liberté de la patrie que de mourir de faim au seuil de leurs demeures. Des émissaires se répandirent dans les provinces pour exciter l’opinion publique. O’Brien et ses amis n’osaient se prononcer hardiment contre un mouvement qui leur semblait devenir de jour en jour plus irrésistible. Le clergé seul prit parti sans hésitation contre les révolutionnaires, surtout pour obéir à une tradition constante de l’église, un peu aussi par un reste de fidélité aux enseignemens d’O’Connell, qui avait toujours blâmé les insurrections. Le dévoûment que les curés avaient montré pendant la famine n’avait pas peu contribué à raffermir leur influence sur les cultivateurs. Au surplus, le peuple était si mal armé, si peu préparé pour une insurrection, que personne n’eût remué peut-être si le gouvernement n’eût donné le signal lui-même par un excès de sévérité.

Le 21 mars, O’Brien, Meagher et Mitchell furent arrêtés ; ce dernier à cause de ses écrits, les deux autres sous prétexte de discours séditieux. Mitchell fut seul traduit devant un tribunal, l’accusation ayant été abandonnée contre ses compagnons : cette arrestation commune créait entre eux une communauté d’intérêts qui n’existait pas auparavant. Les confédérés les plus ardens jurèrent de mettre le peuple en branle le jour où leur chef serait amené devant le jury. Ceux qui obéissaient à O’Brien désapprouvèrent cette prise d’armes. Dans l’incertitude, la foule resta tranquille ; mais lorsque Mitchell fut condamné à quatorze années de déportation, par un brusque revirement, tous, Smith O’Brien entête, s’accordèrent à dire qu’il fallait appeler les Irlandais aux armes. Par un reste d’indécision, ils ajournèrent le mouvement à trois mois de là, au milieu d’août, sous prétexte que les préparatifs ne pouvaient être achevés plus tôt, et qu’il serait impossible de remuer les paysans avant la moisson. En attendant que le moment fût venu, ils parcouraient le pays pour organiser des bandes de partisans.

Lord Clarendon était lord-lieutenant d’Irlande. Les arrestations déjà faites en mars prouvent qu’il avait résolu d’étouffer la rébellion avant qu’elle eût le temps d’éclater. Les conjurés se croyaient assurés d’avoir quelques semaines de liberté, car la loi anglaise ne permettait pas qu’ils fussent saisis et jugés sans les formalités d’un long procès. Ils n’avaient pas prévu, paraît-il, la suppression de l’acte d’habeas corpus. Aussitôt votée par le parlement, la loi martiale fut proclamée dans la dernière semaine de juillet. Des détachemens d’infanterie et de police furent lancés en tous sens à travers le pays. Des bateaux à vapeur croisèrent sur le littoral pour empêcher les évasions. O’Brien et ses compagnons avaient déjà décidé d’établir le centre de leur gouvernement insurrectionnel à Kilkenny, dans le comté de Tipperary. Dès que cette nouvelle leur parvint, ils s’y rendirent en toute hâte, suivis par des milliers de paysans. Les prêtres, qui s’étaient mêlés à cette foule, firent valoir qu’il n’y avait ni fusils, ni provisions, encore moins de canons et de cavalerie, ni officiers, ni plan de campagne. Attaquer le gouvernement, c’était courir au-devant d’une mort certaine. Dociles à ces sages exhortations, la plupart se débandèrent. O’Brien n’avait plus autour de lui que quelques centaines d’énergumènes presque nus et désarmés lorsqu’il rencontra une troupe de soldats de police. Ceux-ci, n’étant pas de force à résister en rase campagne, se réfugièrent dans la ferme de Ballingarry, dont les bâtimens étaient presque inexpugnables pour des adversaires dépourvus d’artillerie. Les insurgés n’avaient qu’une ressource : entasser des matières combustibles contre la porte et y mettre le feu. Cette ferme appartenait à une veuve qui l’habitait avec ses cinq enfans. O’Brien se sentit pris de pitié pour ces innocens ; il commanda la retraite, laissant sur le terrain quantité de morts et de blessés. Ses compagnons virent bien qu’il n’y avait plus rien à attendre d’un chef si pusillanime. Tous se dispersèrent dans les montagnes. L’insurrection s’éteignit sans plus de résistance. Beaucoup réussirent à gagner la France ou l’Amérique. O’Brien, Meagher, Mac-Manus et O’Donohue, qui s’étaient laissé prendre, furent condamnés à la peine de mort, commuée presque aussitôt en déportation perpétuelle. On les envoya en Australie. Cette échauffourée coûtait à l’Irlande quelques-uns de ses meilleurs citoyens ; déportés ou exilés volontaires, tous s’étaient conduits comme des fous. C’étaient des hommes de cœur et d’intelligence qui n’avaient pas le tempérament de conspirateurs. Le seul effet de leur coupable entreprise fut d’appesantir un régime de terreur sur le pays qu’ils avaient voulu délivrer du joug étranger. O’Brien était sans contredit le plus blâmable ; il avait doublement failli, d’abord en s’associant à l’appel aux armes, ensuite, une fois le Rubicon franchi, en se refusant aux mesures promptes et vigoureuses que réclamaient ses complices. Que n’était-il resté dans les rangs des tories conservateurs, puisqu’il ne possédait aucune des qualités qui font un tribun ? Voilà le jugement que portèrent sur lui ses compatriotes les plus réfléchis. Pour les gens du commun, O’Brien, Meagher et Mitchell furent des héros, des martyrs dont la condamnation était une insulte à la nation irlandaise tout entière.


II.

C’est presque un axiome historique aujourd’hui qu’un pays n’est jamais plus prospère qu’après avoir subi quelque grande calamité. Dans le malheur, les caractères s’épurent, les esprits deviennent raisonnables, les travailleurs apprennent à mieux diriger leurs efforts. S’il n’en fut pas de même de l’Irlande après la famine de 1847, après les agitations stériles de 1848, c’est que ses plaies étaient entretenues par une cause externe ou que le mal était invétéré au point qu’il fallait des secousses plus violentes encore, du moins un traitement plus prolongé pour en détruire les racines et réparer les dégâts qu’il avait produits. Le mal dont il s’agit était l’antagonisme de race entre les Saxons d’Angleterre et les Celtes d’Irlande. Certaines personnes doutent encore de l’influence des races dans l’histoire. Nulle part la différence d’origine entre vainqueurs et vaincus, vivant côte à côte sur le même sol, avec des mœurs et des idées différentes, n’a produit des effets plus désastreux qu’en Irlande, puisque la réconciliation n’a pas encore eu lieu après six siècles d’existence commune.

Le vice radical de la société irlandaise réside dans la mauvaise assiette de la propriété foncière. Depuis les temps les plus reculés, dans toutes les contrées soumises à la loi romaine ou qui l’ont adoptée après l’invasion des barbares, en France, en Angleterre, la terre a été l’apanage des seigneurs héréditaires, qui la divisaient entre leurs tenanciers. Ceux-ci avaient les charges de la culture, ils en avaient aussi le profit, sauf paiement d’une rente en argent. À défaut de convention écrite, le tenancier restait sur le même sol aussi longtemps qu’il était capable de le mettre en valeur : c’était une sorte de bail perpétuel. Qu’il vînt à mourir, ses enfans le remplaçaient. Voulait-il se retirer, il avait la faculté de vendre à un autre son droit de jouissance ; dans ce cas, il était tenu de payer au seigneur l’impôt de lod et vente, analogue à ce qu’est aujourd’hui le droit de mutation ou d’enregistrement. Voilà le régime qui subsista chez nous jusqu’à l’époque où, par l’abolition de tous droits féodaux, le tenancier à titre perpétuel devint propriétaire presque sans transition, puisque l’état se substitua simplement au seigneur.

En Irlande, cette transformation du tenancier en propriétaire ne s’est pas opérée. Pourquoi ? On peut dire que c’est parce que la culture y fut toujours arriérée, le cultivateur toujours misérable ; nourrir une ou deux vaches, ensemencer un champ de pommes de terre, le tenancier n’en sait pas faire davantage ; ou bien parce que, entre le propriétaire protestant qui est le conquérant et le tenancier catholique qui est en quelque sorte l’esclave de la glèbe, il y a un abîme que la religion rend encore plus profond. Non-seulement il n’y a pas de contrat entre eux ; bien plus, la coutume ne confère aucun privilège au cultivateur. Peu importe qu’il ait défriché la terre, drainé les bas-fonds, construit des bâtimens, amélioré le sol de quelque façon que ce soit au prix de ses sueurs ; les améliorations qui lui sont dues appartiennent au propriétaire, qui a le droit de le renvoyer d’une année à l’autre ou d’élever le chiffre de la redevance annuelle. Cet état semble d’autant plus dur à l’Irlandais qu’il conserve par tradition le souvenir d’un régime tout différent. La loi celtique en effet, loin d’attribuer au seigneur la possession de la terre, enseigne qu’elle doit rester indivise entre les membres de la tribu. Avant la conquête saxonne, les champs se partageaient chaque année par lots de contenance équivalente entre tous les hommes valides du village, dont le chef élu ne recevait en outre de son lot que des redevances volontaires. De même le cheptel, qui dans la loi romaine appartient au seigneur, est la propriété de la tribu dans la loi celtique. Ces idées se transmettent de père en fils de temps immémorial. Que le paysan soit évincé faute de paiement ou par le simple caprice du propriétaire, qui prétend essayer avec des ouvriers d’Ecosse ou d’Angleterre de nouvelles méthodes de culture, il se croit dépouillé ; il se venge alors par l’assassinat. Peut-être cette situation fâcheuse se fût-elle améliorée avec le temps, si en Irlande, à l’inverse des autres contrées soumises au droit féodal, le seigneur n’eût été un ennemi, un étranger ; il est absent, il vit en Angleterre, ne s’occupant de son domaine que pour recevoir le profit qu’il en retire. Il est représenté sur place par un intermédiaire qui veut s’enrichir lui-même ou par un régisseur qui, fût-il accessible à la pitié, n’est pas maître d’agir à sa guise. Aussi le paysan vit-il toujours dans la crainte du maître ; aussi se garde-t-il de meubler sa chaumière, d’orner son jardin, même s’il prospère. Tout signe extérieur d’aisance indiquerait qu’il fait fortune, qu’il est en état de payer un loyer plus élevé.

Cependant, dans l’Ulster, le sort des tenanciers était moins précaire, par ce seul motif que la conquête avait été plus rigoureuse au XVIIe siècle. Sous Jacques Ier, les terres confisquées sur les anciens propriétaires furent distribuées entre les partisans de la couronne, sous la condition d’y implanter des cultivateurs anglais de religion protestante. La dépossession ne fut pas absolue sans doute ; pour attirer les colons, il fallut cependant leur promettre quelques avantages. La coutume s’établit alors de tenir compte au fermier de la plus-value due à son industrie personnelle. Lorsqu’il quitte le domaine, que ce soit de plein gré ou par éviction, il a le droit de vendre à son profit ce qu’il y laisse. Si le propriétaire le met dehors, ce n’est qu’après lui avoir remboursé cette plus-value. Grâce à cette sage garantie, l’Ulster fut riche et tranquille, alors que les autres provinces restaient misérables.

Ce qui vient d’être dit n’appartient pas à l’histoire ancienne. Le peuple était encore dans cette condition au lendemain de la famine. Trois années de disette avaient anéanti les ressources de la population agricole. Bien des propriétaires étaient endettés, les rentes ne se payant plus ; bien plus, ils étaient obligés de secourir leurs tenanciers, ou si ceux-ci, épuisés par la misère et par la maladie, entraient à l’hôpital, il fallait payer des taxes exorbitantes pour l’entretien des maisons de secours qui les recueillaient. Beaucoup de paysans avaient péri ; les survivans étaient découragés. Valait-il la peine de se remettre au travail dans les mêmes conditions qu’auparavant pour aboutir peut-être au même résultat à la première année de détresse ? Les cultivateurs irlandais sont trop pauvres, se dit-on, trop ignorans, trop nombreux. Ce qui convient à ce pays ce sont de braves Écossais, laborieux et économes ; des Anglais initiés aux mystères de l’agriculture progressive, des fermiers à idées modernes en possession d’un petit capital. En un mot, il faut coloniser l’Irlande. Quant aux indigènes, qu’ils s’en aillent en Amérique ou ailleurs, là où la main-d’œuvre fait défaut. Ils y gagneront leur vie sans avoir à redouter les années de disette.

Ainsi raisonnait-on en Angleterre. La presse, les économistes, les membres du parlement eux-mêmes conseillaient l’émigration comme un sacrifice suprême imposé par la circonstance. La plupart des propriétaires, qui n’avaient, on le sait, nulle attache dans le pays, n’étaient que trop disposés à suivre ces perfides conseils. À vrai dire, pour beaucoup d’entre eux, c’était une nécessité cruelle. Pouvaient-ils conserver des tenanciers qui ne payaient plus de rentes ? Puisqu’il était démontré que l’extrême division des terres en culture avait ruiné le pays, pouvaient-ils faire autrement que d’expulser les plus misérables afin d’assurer la subsistance de ceux qui resteraient ? Certes, les tenanciers, même les plus pauvres, n’étaient pas disposés à partir ; mais ils n’avaient pas de bail. S’ils résistaient, un jugement du tribunal donnait le droit de les renvoyer de force.

Pour un fermier de nos jours, sortir du domaine qu’il cultive n’est guère plus qu’un changement de domicile pour un citadin. Il n’en était point de même pour l’Irlandais de cette époque, qui était né sur le coin de terre où il avait vécu, qui y avait succédé à ses ancêtres. La chaumière qu’il habitait, le jardin, les arbres, tout cela était sa fortune : il ne connaissait rien en dehors, n’en étant jamais sorti. Aussi ne voulait-il point s’en aller, si bien qu’une éviction brutale devenait inévitable. Le régisseur, assisté du shérif, arrivait avec des ouvriers. On jetait à terre la toiture de la cabane ; on renversait les murailles. Tout était démoli à coups de pioche et de hache. L’infortuné paysan restait sur le sol nu, quelque temps qu’il fit avec sa femme, ses enfans, ses vieux parens. Il essayait bien de dresser une tente avec les débris de ce qui avait été son habitation ; l’hiver l’obligeait de fuir. Il était défendu aux voisins de recueillir les expulsés sous menace d’être mis dehors à leur tour. On allait alors dans la ville voisine sans autre perspective qu’un lit d’hôpital, ou bien, si l’on avait quelque argent en poche, on s’embarquait sur le premier navire venu pour l’Amérique ou pour l’Australie. Souvent il n’y avait que juste assez pour payer le voyage du chef de famille ; les autres attendaient, abandonnés à la charité publique, que l’émigrant eût ramassé une somme suffisante pour les appeler auprès de lui. Il est juste de dire que certains propriétaires donnèrent eux-mêmes le passage, trop heureux d’être débarrassés au prix de ce modique sacrifice des tenanciers qu’ils ne voulaient pas conserver.

Les émigrans d’Angleterre ou d’Allemagne qui partent en grand nombre chaque année pour les contrées d’outre-mer sont des gens aventureux peut-être, du moins porteurs d’un petit capital, encore dans la force de l’âge et soutenus par l’espoir d’acquérir une prompte fortune. S’étonnera-t-on que ces Irlandais ruinés, ignorans, sordides, épuisés par les privations, aient semblé par comparaison de tristes recrues ? Cet exode fut accompagné de circonstances navrantes, surtout au début. Sur plus de 100,000 embarqués pendant l’année 1847 à destination du Canada et du Nouveau-Brunswick, 17,000 périrent dans la première année, dont un tiers avant d’atteindre les rivages du Nouveau-Monde. Des hôpitaux avaient été installés à la hâte dans les ports de débarquement pour recevoir les malheureux. Des familles entières disparaissaient, ou il n’en restait que des orphelins incapables de gagner leur vie. Remarquons que beaucoup d’Irlandais ne parlaient alors que la langue gaélique, en sorte qu’il leur était impossible de se faire comprendre. Ils s’entassaient dans les grandes villes, à New-York surtout, s’adonnaient aux métiers les plus répugnans. Cependant, comme ils étaient laborieux au fond, un grand nombre prospérèrent. La race irlandaise tient maintenant une place considérable dans l’Union américaine. On ne peut trouver surprenant qu’il lui reste au cœur une haine persistante contre la race anglaise qui lui a été si dure aux jours de malheur. Tant par la famine que par l’émigration, l’Irlande a perdu 3 millions de ses enfans dans une période de dix années.

Néanmoins la situation des propriétaires ne s’en améliorait guère, car la plupart, accablés de dettes, ne possédaient plus qu’un titre sans revenu. La législation compliquée de l’ancien temps ne leur permettait pas de vendre des domaines hypothéqués sous toutes les formes imaginables, parce que les droits des créanciers n’étaient pas bien établis. Tel gentilhomme campagnard, obligé par la situation de famille dont il héritait de vivre dans un château, se trouvait dans une gêne extrême et ne pouvait cependant vendre une propriété devenue onéreuse. Il avait été souvent question d’y remédier, et en effet le gouvernement anglais présenta un projet de loi relatif aux domaines hypothéqués (encumbered estates act) à la chambre des lords aux premiers jours du mois de février 1848. Le moment n’était pas favorable ; personne n’ignore combien il est dangereux de liquider une fortune compromise dans un temps d’agitation politique ou sociale. Les lords votèrent la loi proposée presque sans discussion. À la chambre des communes, le député O’Brien voulut, par un amendement, en étendre les effets à l’Angleterre. Il avait raison, car les titres de la propriété foncière n’y étaient guère moins incertains qu’en Irlande. La proposition fut repoussée, d’où les Irlandais conclurent que le parlement britannique avait une arrière-pensée dans cette circonstance. Bien des propriétaires, surtout ceux qui vivaient sur leurs terres et s’y étaient obérés, étaient Celtes de religion, de naissance, d’opinion. On espérait sans doute que leurs domaines mis en vente seraient achetés par des Anglais, que l’île rebelle recevrait ainsi toute une nouvelle population sympathique à l’empire britannique en place de celle qui lui était hostile. Débarrassé du menu peuple par l’émigration et des hautes classes par la vente des héritages, l’Irlande deviendrait vraiment une province dévouée à la couronne. « Dans quelques années, disait crûment le Times, les Celtes seront aussi rares dans le Connemara que les Peaux-Rouges sur les bords du Manhattan. »

La loi dont il s’agit instituait un tribunal spécial, désigné sous le nom de cour des domaines hypothéqués, auquel était conféré le droit de vendre toutes propriétés, à la demande du propriétaire ou de ses créanciers, nonobstant tous engagemens et toutes conventions contraires. Le même tribunal recevait en outre le pouvoir de substituer un titre net et liquide aux titres confus que les possesseurs avaient eu jusqu’alors. En vérité, rien n’était plus avantageux que ce règlement d’affaires ; le seul mal est que le remède arrivait hors de propos. À peine la loi promulguée, les requêtes des créanciers se multiplièrent. Les ventes furent si nombreuses qu’il y eut panique, avilissement des prix. Tel gentilhomme qui comptait se libérer avec le temps des obligations contractées dans les années de misère fut contraint de tout abandonner et se vit réduit à l’indigence sans même que ce sacrifice complet suffit à payer l’arriéré. Les plus favorisés retiraient de leurs biens un capital équivalent à douze ou treize fois le revenu annuel ; d’autres obtenaient à peine la moitié. Quoi qu’on en eût dit, les Anglais n’achetèrent presque rien ; ce fut aux gens du pays que passèrent les domaines mis en vente. Les dix premières années furent une triste période pour les justiciables appelés devant la cour des domaines hypothéqués. Plus tard, lorsque la situation financière s’améliora, les propriétaires réclamèrent d’eux-mêmes l’intervention de ce tribunal, qui avait qualité pour les débarrasser de servitudes gênantes. Il est à noter que, si les héritages changèrent de mains, les paysans n’y gagnèrent rien le plus souvent. Au lieu d’un seigneur hautain peut-être, mais insouciant, tolérant, il leur venait quelque marchand enrichi qui prétendait gérer son bien suivant les principes rigides d’une maison de commerce. Ce nouveau maître ne supportait pas que le fermage fût en retard ; faute de paiement à l’échéance, il expulsait sans pitié le retardataire.

Aussi le nombre des crimes agraires, loin de diminuer, s’augmenta-t-il plutôt. Dans certains comtés, celui de Tipperary par exemple, il y avait comme une guerre civile entre tenanciers et patrons, lutte nocturne il est vrai, car les adversaires ne se montraient jamais à visage découvert. Le maître qui prononçait une éviction, qui appelait sur ses terres des ouvriers d’autres pays, s’exposait à recevoir des coups de fusil. L’assassiner devenait un acte méritoire aux yeux de ces malheureux paysans chez qui le sens moral n’existait pas. Qu’un crime fût commis, y eût-il eu vingt témoins présens, pas un n’aurait trahi le meurtrier. Les gens de justice se remuaient en vain. Qu’en résultait-il ? Le jury, furieux de ne pouvoir atteindre les vrais coupables, frappait quelquefois des innocens sur de trop vagues indices. Les conjurés s’en irritaient d’autant plus et par représailles immolaient de nouvelles victimes. Certes on ne saurait trop flétrir ces vengeances odieuses ; convenons cependant que les propriétaires, en abusant des droits que la loi leur conférait, étaient souvent imprudens, cruels même, et que le gouvernement anglais, à qui il appartenait d’accorder à tous une égale protection, était blâmable de ne pas établir, par une législation nouvelle, les garanties dont les paysans avaient besoin.

C’était si bien le vœu du pays tout entier que des associations se formèrent dans tous les comtés pour la protection des tenanciers (tenant protection societies). Presbytériens et catholiques s’unirent sur ce projet de réforme sociale, tant il est vrai que c’était alors la pensée dominante. Le programme était de faire déclarer légale, par un acte du parlement, la coutume de l’Ulster, qui, paraît-il, n’était pas toujours observée même dans cette province. Elle se résume en trois articles : Le tenancier ne peut être évincé que dans le cas où il ne paie pas ; la rente de la terre ne doit être augmentée qu’à proportion de l’accroissement général du prix des choses ; les améliorations exécutées par le tenancier constituent à son profit une propriété dont il est le maître de disposer à prix d’argent lorsqu’il quitte le domaine ; par exemple, le propriétaire ne peut l’évincer, faute de paiement, qu’après lui avoir remboursé la valeur de ces améliorations[1]. Lorsque la question eut été bien discutée par la presse et dans les clubs des campagnes, une réunion des personnages les plus influens des quatre provinces se tint à Dublin pour formuler les résolutions que l’on désirait faire prévaloir. Séance tenante, les délégués organisèrent une ligue (Irish tenant league) dont les adhérens s’engageaient à prendre en toute occasion la défense des réformes proposées.

C’était en 1850. Bien que cette agitation eût fait quelque bruit en Irlande, on n’y fit pas attention de l’autre côté du canal Saint-George. Seul, à la chambre des communes, M. John Bright manifesta l’intention de s’en occuper. N’y avait-il pas cependant des députés irlandais à cette époque ? Elus dans une année de famine et d’insurrection, à une époque où le peuple avait d’autres soucis, ces députés ne représentaient presque tous que des influences locales ou des intérêts de famille. Ils ne formaient pas un parti, ils n’avaient pas un programme commun. En général, par haine de l’église établie que les tories défendaient toujours, ils votaient de préférence avec les libéraux, ils s’associaient à la fortune des whigs, et lorsque les whigs étaient au pouvoir, ils prétendaient en avoir eux aussi les bénéfices. Prendre en main une réforme que lord John Russell eût combattue était contraire à leur politique habituelle, bien plus à leurs intérêts.

Les événemens amenèrent presque aussitôt une nouvelle complication. On l’a vu, la ligue en faveur des tenanciers réunissait des hommes de toutes croyances religieuses. Ces nouveaux agitateurs continuaient, sous ce rapport, l’œuvre des partisans de la jeune Irlande. Or, sur ces entrefaites, le premier ministre présenta le bill contre le rétablissement des titres de l’église catholique en Angleterre. Les vieux cris de : à bas le papisme (no popery) retentirent comme aux siècles précédens d’un bout à l’autre de la Grande-Bretagne. C’était beaucoup de bruit pour peu de chose, et en particulier l’Irlande aurait dû dédaigner cette sotte querelle, puisque, dans ce pays, les prélats avaient toujours été désignés, d’un consentement unanime et jusque dans les actes officiels, par le nom du siège qu’ils occupaient. Qu’un prélat prît ostensiblement le titre d’archevêque de Westminster, l’indépendance britannique n’en était pas plus menacée que par les titres d’archevêque de Tuam ou de Dublin, auxquels on était habitué déjà. Ce bill fut voté par les deux chambres ; comme il fallait le prévoir, personne n’en tint compte. Cependant l’affaire avait suffi pour ébranler le ministère whig. Les tories n’ayant pas une majorité suffisante pour se maintenir au pouvoir, lord Derby annonça dès son entrée aux affaires que le parlement allait être dissous.

Ces élections de 1852 donnaient aux adhérens de la ligue en faveur des tenanciers l’occasion qu’ils attendaient de se créer un parti dans le parlement. Ils se présentaient pour soutenir la lutte avec d’autant plus d’avantage que les députés sortans étaient dans le désarroi. Les whigs, auxquels ils s’associaient d’habitude, avaient proposé et soutenu le bill des titres ecclésiastiques. Parmi les tories, qu’ils traitaient d’adversaires, quelques-uns des plus éminens, lord Aberdeen en tête, avaient voté contre. Cependant un parti catholique nombreux et puissant, soutenu par les évêques, manifestait l’intention de faire les élections sur la question religieuse seulement. On allait donc voir, sous d’autres noms et avec d’autres sujets de discorde, le renouvellement de la lutte d’influence qui avait éclaté, dix ans plus tôt, entre O’Connell et Smith O’Brien. À la tête du parti catholique se trouvait à cette époque un homme éminent dont la renommée n’a fait que grandir depuis vingt-cinq ans. Le docteur Cullen[2], nommé archevêque d’Armagh en 1850, avait été appelé à l’archevêché de Dublin au mois d’avril 1852 par un vote unanime du clergé que la cour de Rome sanctionna volontiers. Ayant passé la plus grande partie de son existence en Italie où le retenaient les fonctions de recteur du collège irlandais, il s’était développé dans une atmosphère différente de celle où vivaient ses compatriotes. Pour lui, les aspirations nationales étaient un synonyme de révolte contre l’autorité légitime ; la révolution signifiait violence et tumulte. La jeune Irlande lui rappelait trop la jeune Italie avec son cortège de conspirateurs, quoique la Nation, sous l’habile direction de M. Gavan Duffy, répudiât toute solidarité avec Mazzini. Austère au point d’être considéré comme un fanatique par les presbytériens, il ne poursuivait en réalité d’autre but que le triomphe des idées catholiques. Il y eut donc à son instigation un parti catholique distinct du parti national. Toutefois les ligueurs obtinrent un grand succès, une cinquantaine de sièges sur cent et quelques. Ils se sentaient donc assez forts pour former à la chambre des communes un groupe avec lequel whigs et tories devraient compter, puisque ce groupe pouvait devenir à un moment donné l’appoint d’une majorité. Les plus désintéressés avaient l’espoir qu’en restant unis entre eux ils obtiendraient une solution favorable des questions auxquelles le sort de l’Irlande était attaché. Ce beau projet ne put réussir. Quelques-uns ne s’étaient couverts de ce drapeau que pour arriver plus sûrement à leur but. Infidèles aux principes de la jeune Irlande qui répudiait les honneurs publics, deux ou trois des plus marquans acceptèrent de hauts emplois du ministère Aberdeen. C’était abandonner d’avance le projet de loi sur les droits des tenanciers, car les hommes d’état de la Grande-Bretagne n’étaient pas encore d’humeur à entreprendre cette réforme ; c’était s’engager même à ne pas réclamer l’abolition du bill sur les titres ecclésiastiques. L’archevêque de Dublin se déclara ouvertement en leur faveur. Il lui semblait que ce fût assez pour le moment que des catholiques, exclus jusqu’alors des fonctions publiques, fussent appelés à des postes importans. Presque en même temps, le prélat entreprit en outre de faire supprimer par la cour de Rome un usage ancien auquel les Irlandais tenaient beaucoup. Lorsqu’un siège épiscopal devenait vacant, le clergé diocésain proposait lu scrutin trois candidats, dignus, dignior, dignissimus. Le docteur Cullen voulut faire reconnaître le droit absolu du saint-père à choisir les évêques sans réserve ni présentation. Ce qu’il y avait de libéraux dans le parti national s’émut de cette mesure rétrograde. Les sentimens religieux étaient encore si puissans d’ailleurs que la majeure partie du peuple ne pouvait faire autrement que d’obéir à l’impulsion des curés qui restaient soumis eux-mêmes à leurs évêques. Pour les partisans de la ligue, c’était un échec. Beaucoup se découragèrent. Le plus notable d’entre eux, Gavan Duffy, résolut de s’expatrier. Devenu membre des communes aux dernières élections, il avait voté la loi octroyant aux provinces de l’Australie un gouvernement local indépendant, le home rule qui était le rêve des patriotes irlandais. Ce fut là qu’il se rendit, ne prévoyant pas alors qu’il devait être quelques années plus tard premier ministre sous le régime de cette constitution coloniale aux débats de laquelle il avait pris part en Angleterre.

Sous un calme apparent, de 1855 à 1860, l’Irlande était dans une fâcheuse situation. Après tant d’épreuves, rien n’avait encore été fait pour remédier aux vices d’une mauvaise organisation sociale. Veut-on savoir par un exemple quelle était à cette époque la condition des paysans ? Un épisode raconté par M. Sullivan nous en donne la triste peinture. Le district de Glenveih, dans le comté montagneux de Donegal, au nord-ouest de l’île, est l’un des plus pittoresques de l’Irlande. La population, pauvre, frugale, endurcie par le travail et par le climat, subsistait, tant bien que mal, un peu par les produits de l’agriculture, mais surtout par l’élevage du bétail, sans presque se ressentir des agitations auxquelles étaient enclins les habitans des comtés plus civilisés. Les paysans vivaient en bonne intelligence avec les propriétaires du sol ; les ministres des différens cultes que leur profession appelait dans ces montagnes ne parlaient d’eux qu’avec sympathie. Certain jour, un M. Adair, d’une autre province, que le plaisir de la chasse avait attiré dans le Glenveih, s’en éprit à tel point qu’il résolut de s’y établir. En moins d’un an, il y acquit plusieurs grandes propriétés. Au bout de dix-huit mois, il était possesseur de 90 milles carrés. Ce n’était pas un homme hostile au menu peuple ; même il avait soutenu le candidat de la tenant league aux dernières élections ; mais il aimait à courber sous le joug les gens qui dépendaient de lui. Les premières querelles lui vinrent de son amour pour la chasse que les paysans, excités sans doute par les propriétaires du voisinage, prétendirent lui interdire sur certains territoires réservés. On lui reprochait aussi d’avoir, à l’exemple de ce qui se faisait en d’autres districts montagneux, essayé d’introduire des troupeaux de vaches écossaises. Les paysans avaient des porcs, des chèvres, des poules, ils cultivaient un peu et réservaient le reste pour le pâturage. Comme tout cela produisait peu, il y avait un bénéfice réel à nourrir des bandes de gros bétail, mais alors les cultivateurs du pays se voyaient supplantés par des bergers étrangers. Les vaches disparurent en assez grand nombre ; on crut qu’elles avaient été volées par les paysans à qui les magistrats firent payer de fortes amendes. Un peu plus tard, les chiens de M. Adair furent empoisonnés ; son régisseur fut assassiné ; l’incendie détruisit une maison qui lui appartenait. Ces symptômes étaient inquiétans pour le maître, bien que l’enquête judiciaire fût incapable, selon l’usage invariable, de démontrer quels étaient les vrais coupables. Là-dessus, M. Adair prit la résolution d’expulser tous les paysans de son domaine. La loi lui en donnait le droit ; les magistrats ne pouvaient lui refuser assistance pour cette terrible exécution, bien qu’ils eussent peine à croire que les torts fussent imputables à cette honnête population, restée paisible jusqu’alors. C’était une mesure d’une telle gravité que les troupes de police du district ne parurent pas suffisantes pour vaincre les résistances que l’on redoutait. Un détachement d’une trentaine de soldats sous les ordres d’un officier fut envoyé de Dublin tout exprès pour maintenir l’ordre. Ces préparatifs terminés, le représentant de M. Adair, escorté par un magistrat, notifia aux paysans la décision qui les expulsait, puis, sans plus attendre, il fit démolir les maisons par les hommes qui l’accompagnaient. Il y avait des vieillards, des enfans, des malades ; personne n’obtint grâce. Pendant trois journées entières, l’œuvre de démolition se continua. Ces pauvres gens se croyaient en règle avec leur seigneur, ayant payé régulièrement le fermage qu’ils devaient. À peine au milieu de leurs montagnes avaient-ils eu connaissance des évictions opérées les années précédentes dans les autres provinces. Au surplus, leur sort inspira la compassion qu’il méritait. Des souscriptions s’ouvrirent de toutes parts ; évêques catholiques, ministres presbytériens ou anglicans, tous signèrent en commun un appel à la générosité publique. Ce fut d’Australie que leur vinrent les secours les plus efficaces. Par les soins d’un comité d’Irlandais établi à Melbourne, les exilés du Donegal reçurent dans un autre hémisphère des maisons et des terres en remplacement de celles dont ils avaient été dépouillés.

Voilà ce qui se passait, il n’y a pas plus de vingt ans, sous le couvert de la loi. Ne comprend-on pas aisément les sentimens dont était animée la population de l’Irlande ? Épuisée par l’exode qui avait suivi la famine, divisée contre elle-même par des politiciens qui ne s’entendaient pas entre eux, rongée par le cancer des sociétés secrètes, elle n’avait encore obtenu que deux réformes utiles, l’admission des catholiques aux emplois publics, ce qui avait fait la fortune de quelques intrigans, et la liberté d’enseignement. Cette dernière mesure n’avait produit que peu d’effet. Les obstacles élevés jadis par la jalousie de l’église anglicane contre la religion du plus grand nombre avaient disparu au moment où, par malheur, le clergé obéissait à des tendances plutôt ultramontaines que nationales. Il n’y avait pas d’accord entre les hommes éclairés qui auraient pu diriger leur pays vers des destinées meilleures. La race celtique, dominante par le nombre, maintenue cependant dans une sorte d’esclavage, éprouvait pour ses maîtres saxons une haine extraordinaire. O’Connell n’était devenu populaire qu’en surexcitant ce sentiment traditionnel. Les adeptes du Ruban avaient accoutumé la nation à compter sur une organisation occulte comme défense contre les oppresseurs. C’est de ce milieu troublé que surgirent les conspirateurs fenians qui allaient ouvrir à la malheureuse Irlande une période nouvelle de misère et de démoralisation.


H. BLERZY.

  1. Ce programme paraît si équitable qu’on est surpris qu’il n’ait pas été consacré par la loi anglaise longtemps avant 1870. Dans notre Bretagne, où les vieilles coutumes irlandaises étaient restées en vigueur, la liquidation entre les anciens possesseurs de fiefs et les tenanciers s’est opérée, si nous sommes bien informé, d’après ces principes. Les premiers ont été autorisés à se rédimer des droits créés au profit des seconds ; ils n’ont pu le faire qu’en vendant une partie de leurs terres qui ont été rachetées immédiatement par les cultivateurs, au double avantage de ceux-ci, qui de fermiers précaires devinrent propriétaires, et de ceux-là, qui restèrent désormais en possession de domaines francs de servitudes. En constatant que cette liquidation agraire s’est accomplie en Bretagne sans bruit et comme une conséquence naturelle du code qui nous régit, on est bien obligé de convenir que le gouvernement britannique a été maladroit dans ses rapports avec le peuple irlandais.
  2. M. A.-M. Sullivan, dont les convictions catholiques s’affirment presque à chaque page, ne paraît pas connaître le titre de courtoisie que nous donnons en France aux dignitaires de l’église. Ne convient-il pas de conserver ici, par respect de la couleur locale, ces qualifications de docteur ou de très révérend, qui ne messeyent pas du reste devant le nom d’un prélat ?