Les Épopées françaises au moyen âge

Les Épopées françaises au moyen âge
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 241-263).
LES
EPOPEES FRANCAISES
DU MOYEN AGE

Le Origini dell’ epopea francese, par M. Pio Rajna. Florence, 1884 ; Sansoni. — Girart de Roussillon, par M. Paul Meyer, membre de l’Institut. Paris, 1884 ; Champion.

Il y a quelque dix-sept ans, — grande mortalis œvi spatium, — j’annonçais dans cette Revue le premier ouvrage de M. Gaston Paris, l’Histoire poétique de Charlemagne, et la première édition des Épopées françaises, de M. Léon Gautier[1]. Depuis cette époque, l’étude de la littérature française du moyen âge, que nous avions fort négligée, s’est fait une grande place chez nous. Non-seulement elle est entrée dans notre enseignement supérieur, dont il était vraiment honteux qu’elle fût absente, mais elle s’est glissée même dans nos lycées. Les nouveaux programmes exigent qu’on donne aux élèves quelques notions fort sommaires sur la formation de la.langue qu’ils parlent et qu’on leur lise quelques extraits des auteurs qui ont charmé leurs pères. Cette mesure a été fort critiquée ; j’avoue, pour moi, que si elle achève de persuader aux jeunes gens que la France n’est pas une improvisation d’hier et qu’il n’y a rien dans son passé qui mérite l’oubli ; si, en leur montrant que sa gloire littéraire est beaucoup plus ancienne qu’ils ne croyaient, elle augmente le respect et l’affection qu’ils éprouvent pour leur pays, je la trouve tout à fait sage et utile : à ce prix, je ne suis pas tenté de me plaindre qu’on ait ajouté quelques heures de travail au fardeau déjà si lourd dont nos enfans sont surchargés.

Notre vieille littérature a donc repris faveur de nos jours, et il s’est formé toute une école de jeunes savans qui s’occupent d’elle avec passion. D’ordinaire leurs ouvrages ne s’adressent qu’aux érudits de profession ; mais ils méritent souvent de sortir du cercle étroit pour lequel ils sont écrits ; et il me semble que les gens même qui sont étrangers à ces études gagneraient à les connaître. Indépendamment du plaisir qu’éprouve un esprit curieux à voir se former une science nouvelle et à pénétrer, à la suite de critiques sagaces, dans une littérature inconnue, la lumière qu’ils répandent sur elle se trouve éclairer aussi les autres. Il y a des côtés par où elles se ressemblent toutes, et souvent une œuvre médiocre, quand on la connaît à fond, nous fait mieux comprendre un chef-d’œuvre. Si nous parvenions à savoir exactement comment est née l’épopée du moyen âge, par quelles phases elle a passé, les conditions dans lesquelles elle a grandi et les raisons qui l’ont fait décroître, soyons sûrs que nous aurions une idée plus nette des poèmes homériques et que nous serions plus près de résoudre cette question de l’épopée dont les savans s’occupent depuis Aristote et Horace sans qu’elle soit devenue beaucoup plus claire.

Précisément il vient de paraître, dans ces derniers mois, deux livres fort importans sur ces matières délicates. Ils sont composés dans un esprit différent et n’arrivent pas aux mêmes conclusions ; mais tous les deux ajoutent à nos connaissances et nous donnent des lumières nouvelles sur l’histoire de nos anciennes épopées. Je crois donc qu’il ne sera pas sans intérêt et sans profit d’en faire une analyse rapide.


I

Le premier de ces ouvrages n’a pas été publié chez nous ; il nous vient de l’Italie. N’en soyons pas étonnés : notre poésie du moyen âge a ce caractère d’être au moins aussi connue hors de chez elle qu’en France. Comme, elle s’est répandue dans le monde entier, qu’elle a servi de modèle aux premiers essais des différentes nations de l’Europe, elle n’est nulle part étrangère. Partout, quand la critique veut remonter aux origines des littératures nationales, elle rencontre devant elle nos chansons de geste, et il se trouve que chaque pays, pour éclairer les avenues de sa propre histoire littéraire, est forcé d’étudier la nôtre. L’auteur du livre que nous annonçons, M. Pio Rajna, est professeur à Florence ; il appartient à cette élite de maîtres distingués réunis autour de Comparetti, de Villari, qui font de l’institut florentin un des foyers de lumières de l’Italie. L’ouvrage de M. Pio Rajna lui a demandé beaucoup de temps et de peine ; c’était d’abord un mémoire qui fut présenté à l’académie des Lincei et obtint un des prix fondés par la munificence du roi. Cette récompense éclatante n’a pas empêché l’auteur de reprendre son travail, de le compléter, de le refondre, et c’est seulement après plus de huit années de patientes recherches qu’il le donne enfin au public, en le faisant précéder d’une dédicace à M. Gaston Paris.

M. Pio Rajna n’y traite qu’une seule question ; mais cette question est peut-être la plus importante et la plus difficile de toutes : il veut savoir quelle est l’origine de l’épopée française. C’est vers la fin du XIe siècle qu’elle nous apparaît pour la première fois ; elle est alors formée de toutes pièces, et elle a produit le Roland, son chef-d’œuvre. Il est donc certain qu’elle n’en était pas à ses débuts. Mais combien de temps a-t-elle mis et par quelles routes a-t-elle passé pour arriver à la perfection, nous l’ignorons tout à fait, et il n’est guère probable que nous le sachions jamais d’une manière sûre. L’absence de renseignemens précis et décisifs nous livre à l’hypothèse. Celle qui semblait jusqu’ici la plus vraisemblable, que M. Gaston Paris soutient dans son Histoire poétique de Charlemagne, M. Gautier dans sa seconde édition de son grand ouvrage, à laquelle M. Paul Meyer s’est toujours rattaché, c’est que notre épopée doit être née au plus tôt vers le Xe siècle, qu’elle a toujours parlé roman et qu’elle est entièrement française. Au contraire, M. Pio Rajna la croit d’origine germanique ; il pense qu’elle existait déjà quand les Francs ont envahi l’empire romain et qu’ils l’ont apportée avec eux de leur pays, en sorte qu’on pourrait dire d’elle ce que disait Montesquieu du régime représentatif, « qu’elle est née dans les bois. »

Voilà la thèse soutenue par M. Pio Rajna, avec un talent remarquable, dans un gros volume de près de 600 pages, qui mérite un examen attentif. Ai-je besoin de dire qu’avant d’en entamer l’étude il nous faut écarter de notre esprit toute vaine préoccupation de patriotisme ? Notre orgueil pourrait sans doute être flatté qu’un noble genre de poésie, qui a jeté tant d’éclat pendant trois ou quatre siècles et que toutes les nations de l’Europe nous ont emprunté, fût né sur notre sol et nous appartînt entièrement. Mais si les faits contredisent cette opinion, nous devons nous rendre de bonne grâce à leur témoignage. Nous ne pouvons pas arranger l’histoire à notre convenance et créer tout exprès des systèmes pour la satisfaction de notre amour-propre. Des prétentions qui ne reposent que sur des erreurs n’ajoutent rien à la gloire véritable d’un pays, et quand la science travaille au succès d’un parti politique ou d’une vanité nationale, elle se déconsidère sans profit pour la cause qu’elle veut servir. Il ne faut donc apporter d’autre souci, dans ces graves études, que celui de découvrir la vérité.

M. Pio Rajna, traitant un sujet sur lequel on avait déjà tant discuté, ne pouvait pas avoir l’espérance de trouver beaucoup de textes nouveaux. Il a cherché du moins à mieux interpréter ceux dont on s’était servi avant lui, à les grouper avec plus d’habileté qu’on ne l’avait fait, et à en tirer des conséquences plus étendues. Comme tous ceux qui ont écrit l’histoire de l’épopée française, il commence par établir longuement que toutes les nations germaniques possédaient leurs chansons nationales. Les documens abondent pour le prouver. Il n’y a pas de peuplade si barbare dont on ne nous dise qu’elle avait la coutume de célébrer les exploits de ses ancêtres. D’ordinaire on entonnait ces chansons quand on marchait à la bataille, pour se donner du cœur. C’est Tacite qui nous le dit : Ituri in prœlia canunt. On les répétait aussi quelquefois dans les banquets, à la grande joie des convives. Les envoyés de Théodose le Jeune, qui furent reçus à la table d’Attila, y assistèrent à un spectacle que Priscus, l’un d’eux, nous a raconté. Tandis que le maître, sombre, silencieux, assis à sa table de bois, était servi dans des écuelles grossières, et que ses officiers et ses invités, bruyans, animés, mangeaient dans des plats d’or et d’argent, buvaient dans des coupes précieuses, qui avaient été enlevées aux grands seigneurs de l’Italie et de l’Orient, on fit entrer deux Scythes qui se placèrent en face du roi et chantèrent des vers qu’ils avaient composés sur ses victoires. « Tous les convives avaient les yeux fixés sur eux : les uns étaient charmés par la poésie, les autres enflammés par le tableau des batailles. On en voyait aussi qui versaient des larmes de regret : c’étaient ceux dont l’âge avait usé les forces et qui étaient condamnés au repos. » Il faut bien que l’humanité, malgré la diversité des races et la différence des temps, soit à peu près toujours la même. Priscus se trouve esquisser ici une scène qu’Homère avait déjà racontée huit ou dix siècles auparavant, et les Scythes d’Attila nous rappellent le vieux Demodocus, qui chantait sur sa lyre les aventures des Grecs à la table du roi des Phéaciens. Ces chansons barbares sont perdues, et il n’en reste qu’un souvenir lointain. M. Pio Rajna essaie pourtant de s’en faire quelque idée et cherche à quel genre particulier elles pouvaient appartenir. Il n’hésite pas à répondre que c’étaient déjà des épopées. A prendre l’épopée par ses caractères les plus généraux, et sans prétendre en donner une définition précise, — ce qui est difficile et dangereux, — on peut dire qu’elle est une narration poétique d’événemens mémorables. C’est à peu près ainsi que la définissait Horace quand il disait qu’elle montre les grandes guerres et les belles actions des rois et des chefs :


Res gestœ regumque ducumque et fortia bella.


N’est-ce pas précisément ce que faisaient les poètes primitifs de la Germanie ? Ils chantaient les grandes actions de leurs chefs morts ou vivans, et ces actions étaient toujours des combats. Nous savons de plus que l’épopée fleurit d’ordinaire dans des temps où l’histoire n’existe pas encore et qu’elle en tient lieu. Or Tacite affirme que les chants nationaux sont, en Germanie, le seul moyen de conserver la mémoire du passé : Quod unum apud illos memoriœ et annalium genus est ; et Jornandès confirme le témoignage de Tacite quand il nous dit que ces anciennes chansons avaient tout à fait le caractère de l’histoire.

M. Rajna pense donc que les barbares possédaient des chants épiques, pendant qu’ils habitaient ensemble la Germanie. Mais qu’ont-ils fait de ces chants quand ils ont quitté leur pays ? Faut-il croire qu’ils les aient pieusement transportés avec eux, dans leurs courses aventureuses ? N’est-il pas probable, en tout cas, qu’une fois maîtres des Gaules, établis sur un sol nouveau, enlacés par une civilisation supérieure dont le charme a fini par les vaincre, ils n’ont pas tardé à les oublier ? M. Rajna ne le pense pas, et il montré qu’ils en ont gardé le souvenir plus longtemps qu’on ne le croit. Nous avons des documens curieux qui le prouvent. Dans les pays nouveaux où ils s’étaient fixés, les rois germains, en prenant la place des anciens maîtres, avaient hérité de toute leur clientèle. Les gens de cour, habitués à vivre de la munificence des césars, s’étaient naturellement tournés vers leurs successeurs, prêts à leur rendre les mêmes services pour en recevoir les mêmes récompenses. Il y avait surtout des poètes affamés qui offraient sans scrupule aux nouveaux princes les louanges qu’ils avaient prodiguées aux anciens. Par malheur, ils trouvaient la place prise. Les rois germains avaient leurs poètes aussi, des poètes assurément fort barbares, mais dont ils comprenaient la langue, aux chants desquels ils étaient accoutumés, et qui n’entendaient pas sans doute se laisser déposséder sans combat. Les Romains, irrités de la concurrence, les ont quelquefois très maltraités. Fortunat parle avec mépris de ces harpes criardes qui accompagnent des chants grossiers, et le bel esprit Sidoine Apollinaire se moque du Burgonde à la mine farouche qui, après boire, vient chanter dans les festins, « les cheveux graissés de beurre rance. » Ces railleries montrent que non-seulement il existait encore des chanteurs barbares, mais que les rois les écoutaient volontiers ; s’ils n’avaient pas joui d’un certain crédit auprès d’eux, les poètes romains ne leur seraient pas si sévères. Comme tous les chants primitifs, ceux des Germains n’avaient jamais été définitivement rédigés. On les apprenait par cœur, et on les redisait de mémoire. Un moment vint où l’on put craindre que l’envahissement des langues nouvelles, issues de la corruption du latin, ne les condamnât à l’oubli. Charlemagne, quoique fort épris du génie romain, ne voulait pas voir s’effacer les restes de la nationalité germanique. Eginhard nous dit qu’il prit des mesures pour empêcher ces vieilles chansons de se perdre : Barbara et antiquissima carmina, quibus veterum regum actus et bella canebantur, scripsit memoriœque mandavit.

Il faut remarquer qu’Eginhard, dans ce passage célèbre, ne parle que « de vieux rois et de chants antiques. » Est-ce à dire qu’il n’y en avait pas d’autres, et que les Germains répétaient fidèlement les chansons primitives qui leur venaient de leurs aïeux les plus éloignés, sans en imaginer jamais de nouvelles ? c’est ce qui ne paraît guère probable, malgré les paroles d’Eginhard. « Les Germains, nous dit Tacite, chantèrent d’abord le dieu Tuiscon, né de la terre, et son fils Mannus, les auteurs et les fondateurs de leur race. » Mais, quand Arminius eut vaincu les Romains, nous savons qu’ils chantèrent aussi Arminius. Ce qu’ils ont fait pour lui, ils ont dû le faire pour d’autres, et vraisemblablement leur trésor de chansons nationales s’augmentait sans cesse à chaque victoire qu’ils remportaient. Qu’au Ve et au VIe siècles, les grands événemens qui s’accomplissaient sur les bords du Rhin, les succès éclatans des barbares, leurs luttes avec les Romains ou entr’eux, leurs victoires, leurs conquêtes, l’établissement des royautés franques dans la Gaule aient été l’objet de nouvelles chansons, c’est ce qu’on serait tenté d’admettre sans preuve, tant il est naturel de le croire ; c’est ce qu’affirme un document fort curieux du IXe siècle. Un poète de ce temps, qui, pour flatter Charlemagne, ne trouve rien de mieux que de le rattacher à la dynastie précédente et d’en faire l’héritier direct des Mérovingiens, croit devoir louer les aïeux dont il le gratifie libéralement, et, pour qu’on ne mette pas leur gloire en doute, atteste les chants qu’on a composés sur eux en langue vulgaire :

vulgaria carmina magnis,
Laudibus ejus avos et proavos celebrant,
Pipinos, Carolos, Hludowicos et Theodricos,
Et Carlomannos Hlotariosque canunt.


Non-seulement M. Pio Bajna croit que ces chants ont existé, mais il est convaincu que, quoiqu’en apparence il n’en reste rien, ils n’ont pas péri tout entiers, et il cherche résolument à en retrouver quelques traces. Ce qu’il a dépensé de science et d’esprit dans ce travail délicat est incroyable, et c’est peut-être la partie la plus curieuse et la plus nouvelle de son livre. L’histoire des Francs nous a été transmise par des moines assurément peu suspects de poésie ; pourtant ces moines eux-mêmes n’ont pas pu fermer tout à fait l’oreille aux chansons populaires ; elles les ont poursuivis jusque dans les cloîtres où elles étaient tenues en petite estime. C’est ainsi que sont entrées dans leurs récits prosaïques ou pédans quelques légendes naïves qui tranchent singulièrement avec la sécheresse et la médiocrité du reste. M. Rajna les recueille soigneusement, il les dégage des altérations qui les défigurent, il tâche de leur rendre leurs couleurs effacées et reconstitue ainsi des fragmens d’épopée. Avec un peu d’efforts, il en trouve dans la vie de Childéric, dans celle de Clovis et de ses successeurs. Parmi ces épopées, il en est une à laquelle il s’attache avec une sorte de passion, celle qui racontait la lutte soutenue par Théodebert, par Clotaire, par Dagobert, contre les Saxons, pour les vaincre et les convertir. C’était le grand événement de l’époque mérovingienne, l’imagination du peuple en avait été sans doute très frappée ; et M. Rajna pense que quelques débris des chants qui furent composés à cette occasion se sont conservés dans les chroniques contemporaines. Avec ces miettes éparses, il essaie de reconstruire l’ensemble et de lui rendre la vie. Puis, l’épopée à peu près restituée, il en suit la trace dans les chansons de geste du XIe et du XIIe siècle que nous possédons. Pour l’y reconnaître, il faut faire un grand effort d’imagination. Les noms y sont dénaturés à plaisir, et les événemens ont pris des couleurs différentes. Les Saxons, d’ordinaire, sont devenus des Sarrasins ; Clotaire, Dagobert, Charles Martel ont cédé la place à Charlemagne. Le grand empereur a dépossédé de leur gloire ceux qui régnaient avant lui, et les légendes qu’on avait faites pour eux se sont réunies sur sa tête. Mais M. Rajna pense qu’elles existaient bien avant sa naissance et qu’il faut les rendre à ses prédécesseurs. S’il en est ainsi, les jongleurs du XIIe siècle, qui se piquaient d’invention et de nouveauté, ne faisaient que répéter, sous d’autres noms, avec des changemens et des rajeunissemens de toute sorte, un poème dont le fond remonte à l’époque mérovingienne, et probablement plus haut encore. Dès lors se trouve établie, par une preuve vivante, la continuité des chants épiques depuis l’entrée des Francs dans la Gaule jusqu’au milieu du moyen âge, et il faut bien reconnaître que notre épopée française n’est que la suite des vieilles chansons des barbares.

Mais ici M. Pio Rajna rencontre devant lui un système récent, qui s’est produit avec éclat, et qui lui barre la route. Pour comprendre que les Francs, loin de la Germanie, aient continué à répéter leurs chansons nationales, et que la population romaine ait fini par les chanter avec eux, il faut supposer qu’au milieu de la Gaule soumise, ils ont formé longtemps une nation isolée et compacte, vivant de leur vie propre, conservant leurs mœurs et leur langue, assez forts pour s’imposer à l’imitation des vaincus. Ce n’est pas ainsi que nous les représente M. Fustet de Coulanges, dans son livre sur les Institutions politiques de l’ancienne France. Selon lui, les Francs n’ont pas conquis la Gaule ; ils y sont entrés comme alliés et comme soldats de l’empereur ; il leur est souvent arrivé de voler et de piller ceux qu’ils venaient défendre, mais ils n’ont pas exercé contre eux une spoliation régulière et générale. Comme il n’y avait pas entre les deux peuples de haine profonde, qu’ils n’étaient pas séparés par les ressentimens d’une conquête, ils se sont vite rapproches, et, selon l’usage, le plus civilisé a tout à fait absorbé l’autre. Au bout de deux ou trois générations, les francs ne se distinguaient plus des Gaulois. C’est ainsi qu’ils ont disparu sans retour et qu’il n’est rien resté d’eux sur le sol où ils s’étaient établis. « Ils n’ont introduit ni un sang nouveau, ni une langue nouvelle, ni de nouvelles institutions. » Ne serait-ce pas une chimère et une folie de rapporter à un peuple dont la trace s’est si vite effacée dans la Gaule la création de l’épopée française : Ce système, que M. Fustel de Coulanges a exposé d’une façon si serrée et si brillante, M. Pio Rajna, qui le sent tout à fait contraire à ses opinions, le suit pied à pied et le combat, dans tous ses détails, avec énergie, presque avec violence. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans ce débat ; je me garderai bien d’ailleurs de me commettre entre deux adversaires si vigoureux. Qu’il me suffise de dire que M. Rajna soutient que les Francs ont véritablement vaincu et soumis les Gaulois, qu’ils ont été pour eux des maîtres, et souvent des maîtres très durs ; qu’ils étaient plus nombreux que M. Fustel de Coulanges ne le pense, parce qu’une fois la frontière ouverte les barbares ont afflué de toutes les contrées de la Germanie ; qu’enfin ils ont été plus longtemps fidèles qu’on ne le prétend à leurs mœurs et à leurs usages, puisqu’on sait que Louis le Débonnaire, quatre siècles après l’invasion, parlait encore allemand. Un jour vint pourtant où les Francs renoncèrent à leur langue pour prendre celle des peuples parmi lesquels ils vivaient. Que devinrent, dans ce désarroi, leurs vieilles chansons nationales, en supposant que le souvenir s’en fût conservé jusque-là ? C’était pour elles une crise grave. Est-il possible de supposer, comme on l’a fait, qu’elles furent alors traduites d’un idiome dans l’autre ? Admettre une pareille hypothèse serait transformer des barbares en philologues exercés. Se figure-t-on d’ailleurs que le Roland puisse être le produit d’une traduction littérale, et que l’inspiration primitive du poème ait pu survivre à ce travail méticuleux ? M. Pio Rajna explique d’une façon bien plus vraisemblable comment les choses ont dû se passer. Ce n’est pas brusquement, en un jour, que les Francs ont désappris leur langue et accepté celle des vaincus. Ce changement a dû se faire peu à peu, par des transitions insensibles, et l’on peut imaginer qu’il y eut un moment où ils comprenaient et parlaient les deux idiomes à la fois. C’est alors sans doute que les chansons germaniques sont devenues des épopées romanes. Ce passage ne leur a pas été aussi difficile qu’on le suppose. Souvenons-nous qu’en général elles n’étaient pas fixées par l’écriture, qu’elles flottaient dans la mémoire des hommes, se rajeunissant sans cesse, s’enrichissant de détails nouveaux, s’imprégnant des idées et des goûts de chaque génération qui les refaisait à son image. On comprend qu’en cet état de changement perpétuel, et, pour ainsi dire, de formation continue, quand ceux qui les chantaient arrivèrent à se servir indifféremment des deux langues, on en ait fait deux rédactions différentes, et que la version française ait fini par l’emporter lorsqu’il n’y eut plus dans l’ancienne Gaule d’autre langue que le français. M. Pio Rajna pense que ce travail, à moitié instinctif, à moitié réfléchi, qui constitua définitivement notre épopée, a dû s’accomplir vers le VIe siècle.

J’ai tenu à exposer, au moins dans ses grandes lignes, un système qui témoigne d’une science étendue et d’une remarquable vigueur d’esprit. C’est aux érudits à qui ces études sont familières qu’il appartient de l’examiner dans le détail et de le juger définitivement. Je me contenterai de présenter seulement une observation générale. M. Pio Rajna me semble avoir mis hors de doute l’importance des élémens germaniques dans la création de l’épopée française. Cet esprit d’aventure, cette ardeur de bataille, cette générosité d’âme, ce vif sentiment de l’honneur, le moyen âge, il faut le reconnaître, ne les a pas trouvés dans l’héritage de la civilisation romaine. Quand on a quelque temps vécu dans l’intimité des habitans de la Gaule sous les derniers césars, qu’on s’est nourri des fadeurs d’Ausone et des médiocrités pédantes de l’Anthologie, on est tout à fait convaincu qu’il n’y avait rien, dans cette décadence, qui fit prévoir les chansons de geste. On pourrait dire, à la vérité, que le grand élan de la chevalerie est sorti des événemens mêmes, des victoires de Charlemagne, des approches de la croisade, de la formation des nations modernes. Mais il fallait au moins un ferment pour le faire naître. M. Pio Rajna montre que ce ferment a été fourni par l’esprit germanique. On l’avait dit avant lui ; il ; l’a dit mieux que personne, et avec une abondance de preuves nouvelles. Mais il va plus loin, il ne se contente pas de faire remonter l’inspiration primitive de nos chansons de geste jusqu’aux temps mérovingiens et plus haut encore ; il semble dire qu’à ce moment elles existaient elles-mêmes. Voilà la nouveauté de son hypothèse ; voilà aussi ce qui, dans son ouvrage, sera le plus aisément contesté. J’ai bien envie de soulever, à cette occasion, une question de mots qui cache une question de choses. Est-il bien vrai que ce qui existait au IVe et au Ve siècles mérite d’être appelé une épopée ? Sortons des brouillards accumulés à plaisir depuis Wolf, et sachons, quand on parle de poème épique, ce que vraiment on veut dire. M. Pio Raina nous dit qu’il entend par épopée « toute narration poétique des choses mémorables. » Cette définition n’est juste qu’à la condition d’être précisée et complétée. Est-ce une épopée qu’une chanson de quelques strophes, ou même une série de chansons composées après un grand événement et qui en conservent la mémoire ? Je ne crois pas qu’on doive ainsi prodiguer ce grand nom : il faut le réserver pour un poème d’une certaine étendue, dans lequel se déroule une action suivie, et où l’on trouve quelque souci de composition. Toute la question consiste à savoir s’il existait rien de semblable avant le Xe siècle ; ce qui est sûr, c’est qu’il n’en est rien resté. Il est vrai qu’on a la ressource de prétendre que les poèmes de cette époque lointaine ont eu la mauvaise chance de se perdre. Mais, sans compter que cette supposition est trop facile, elle a été compromise par des précédens fâcheux. On se souvient que Niebuhr, croyant trouver dans l’histoire des premiers temps de Rome quelques récits légendaires qui lui paraissent avoir un tour épique, en conclut qu’ils viennent de grandes épopées que le peuple aurait chantées pendant plusieurs siècles. L’existence de ces poèmes, quoique appuyée sur des preuves bien légères, lui paraît certaine. Il parle d’eux avec une incroyable assurance, et l’on dirait vraiment qu’il les a lus ; il en sait le nombre, il en dit le caractère, il en connaît presque les auteurs. Cette hypothèse brillante et hardie a fait fortune pendant quelques années, mais elle n’a pas tenu devant une étude des faits plus sérieuse et plus calme, et les poèmes de Niebuhr se sont dissipés dans l’air comme des bulles de savon. Je crains que cette mésaventure cruelle ne nous rende moins crédules aux épopées perdues. Il est naturel que, pour croire à leur existence, nous réclamions des preuves certaines, il ne nous suffit pas qu’on nous montre qu’il y avait, dans les temps les plus reculés, des récits sur certains événemens, des légendes sur certains personnages qui se retrouvent plus tard dans nos chansons de geste. Ce ne sont là que des élémens d’épopée ; quant à l’épopée elle-même, on peut dire qu’elle n’existe que le jour où ces récits épars et fragmentaires ont été groupés ensemble pour former des poèmes étendus et suivis. A quel moment a-t-on commencé à composer des poèmes de ce genre ? Voilà toute la question.


II

Le livre de M. Paul Meyer n’a pas en apparence des visées aussi hautes que celui de M. Pio Rajna ; c’est simplement la traduction exacte et agréable d’une chanson de geste. Il est vrai que cette chanson compte parmi les plus intéressantes et les plus célèbres que nous ayons conservées ; c’est aussi l’une de celles qui soulèvent les problèmes les plus délicats. Voilà bien longtemps qu’elle préoccupe M. Meyer ; depuis l’époque où il était élève de l’École des chartes, il n’a pas cessé de l’étudier. Cependant il nous dit qu’il n’est pas parvenu à éclaircir toutes les difficultés qu’elle renferme. Il n’ose pas encore se hasarder à nous en donner un texte définitif ; mais, comme les doutes qui restent sur certaines formes des mots n’obscurcissent pas le sens général des phrases, il se décide en attendant à en publier une traduction pour nous faire connaître cette œuvre importante.

La poème de Girart de Roussillon a cette particularité que la langue dans laquelle il est écrit ne ressemble pas à celle des autres chansons de geste. On est d’abord frappé, lorsqu’on l’examine, de la divergence des formes grammaticales ; et comme cette divergence s’accuse non-seulement dans le corps des vers, où les copistes pourraient en être responsables, mais aussi à la rime, on est bien obligé de reconnaître qu’on est en présence d’un idiome assez mélangé, où sont réunies des façons de parler qui n’ont pas coutume de se trouver ensemble. M. Meyer se demande quelle peut être la cause de cette bizarrerie. Parmi les hypothèses qu’on peut imaginer pour en rendre compte, celle qui lui paraît le plus vraisemblable, c’est que l’auteur n’emploie pas uniquement l’idiome d’une localité déterminée. Placé sans doute à la frontière de contrées différentes, tout en donnant la préférence à l’usage de son pays d’origine, il ne regarde pas à se servir des autres quand il y trouve quelque avantage. Les formes qu’il emploie le plus ordinairement appartiennent au roman du Midi, ce qui semble prouver qu’il était méridional de naissance ; mais d’autres peuvent être réclamées par le roman du Nord, et quelques-unes semblent intermédiaires entre les deux. M. Meyer pousse plus loin son étude, et il essaie de savoir en quel endroit précis de la France le poème a dû être écrit. Le travail auquel il se livre à ce sujet est fort curieux et suppose une connaissance exacte de tous les patois qui se parlaient au XVIIe siècle. Examinant tour à tour toutes les particularités de langage qu’il remarque dans le poème et cherchant à quelles localités diverses elles correspondent, il enferme son auteur dans une sorte de cercle assez restreint dans lequel il a dû certainement vivre. Ce pays, selon lui, est situé à la latitude de Lyon, mais plus à l’ouest ; vraisemblablement vers le sud du Poitou.

Sous la forme où nous l’avons, qui n’est pas la plus ancienne, le poème a été composé vers la seconde moitié du XIIe siècle, c’est-à-dire dans le feu des croisades. Il contient l’histoire d’une de ces luttes, si fréquentes à cette époque, entre un vassal et son suzerain. Comme les événemens y sont nombreux, sans être variés, et ne diffèrent que par les détails, il n’est pas aisé d’en faire l’analyse. Je voudrais pourtant les résumer aussi rapidement que possible.

Le début du poème, qui est d’une grandeur et d’une solennité remarquables, n’a pas tout à fait le caractère du reste. M. Meyer croit que c’est une scène qui a été ajoutée à la rédaction primitive. Le roi Charles[2], entouré de ses barons, tient à Reims sa cour plénière ; le pape est venu le solliciter en faveur de l’empereur de Constantinople, que les païens serrent de près. Pour décider le roi à lui envoyer des secours, l’empereur a promis ses deux filles, l’une à Charles lui-même, l’autre à Girart de Roussillon, son plus illustre vassal. Girart part avec le pape pour Constantinople et en ramène sa fiancée et celle de son suzerain ; mais ici les difficultés commencent. C’est l’aînée qui est promise au roi ; au dernier moment, le roi préfère l’autre ; et, après de longues discussions, Girart, sur les instances du pape, consent à la lui céder. De là une haine sourde, qui, un peu plus tard, semble être la cause de la rupture entre le suzerain et son trop puissant vassal[3]. Le poète entame alors le récit de guerres interminables auxquelles le XIIe siècle devait trouver plus d’agrémens que nous. Charles s’empare par ruse du château de Roussillon situé en Bourgogne, sur le mont Laçois, qui est le principal fief de Girart ; mais Girart a rassemblé une armée, et, sur le refus de Charles d’entrer en accommodement avec lui, il l’attaque à Vaubeton. Un miracle arrête la bataille : des flammes descendues du ciel brûlent le gonfanon de Charles et celui de Girart ; c’est un avertissement de Dieu, qui décide les deux rivaux à conclure la paix. Après un intervalle de sept ans, les parens, les amis de Girart ayant traîtreusement tué le comte Thierri, ennemi de sa maison, Charles en fait retomber la faute sur lui, et la guerre recommence. Elle se poursuit longtemps avec des chances diverses. A la fin, Girart est défait à la bataille de Civaux, en Poitou. Son château de Roussillon est pris par trahison, comme la première fois ; il s’en échappe à grand’peine, seul avec sa femme Berte, et ils vont se cacher dans la forêt d’Ardenne. Il avait des fautes graves à expier ; il s’était montré orgueilleux et dur pendant sa prospérité, il n’avait pas écouté les bons avis. Dans ses malheurs il voit une punition de Dieu. Éclairé par les conseils d’un sage ermite, il accepte courageusement l’humiliation que Dieu lui envoie. Le grand comte, le maître de la Bourgogne, gagne sa vie dans les bois à porter des sacs de charbon sur ses épaules, et sa femme se résigne à coudre pour les bourgeoises d’une petite ville. Leur pénitence dure vingt-deux ans. Ce temps passé, Girart retourne à Roussillon, se fait reconnaître de ses vassaux, tandis que la reine, sa belle-sœur, qui lui est restée fort attachée, obtient, par un subterfuge, sa grâce du roi. Mais à la première occasion, le roi, qui ne lui a pardonné qu’à contre-cœur, recommence la guerre. Cette fois il a mis les torts de son côté, Dieu lui est décidément contraire ; il est vaincu, blessé, fait prisonnier. Girart, instruit par le passé, use bien de sa victoire ; il s’humilie devant son suzerain, dont il est le maître, il lui rend sa liberté et lui demande respectueusement la paix qu’il pouvait lui imposer. Puis, comme il a perdu son fils unique et qu’il n’a plus d’héritier, il se décide à laisser à Dieu une partie de son héritage. Sur les conseils du comte Guintrant, qui revient de la Palestine, où il a visité les saints lieux, Berte et lui bâtissent des moûtiers et des églises, « avec tours et clochers, » où ils placent les reliques de la Madeleine, que Guintrant a rapportées d’outre-mer. C’est ainsi que la chanson guerrière finit par des scènes de paix et d’édification.

Tel est ce poème, que M. Meyer regarde comme un des plus remarquables du moyen âge. « Je voudrais, dit-il, savoir le nom de ce romancier anonyme pour l’inscrire parmi les plus illustres de notre ancienne littérature. » En quelques vers il sait tracer des tableaux d’une réalité frappante ; il n’ignore pas l’art de composer, il est poète par momens ; surtout il nous offre des peintures exactes de son époque. Aucun auteur contemporain ne nous fait pénétrer si avant dans le XIIe siècle ; nulle part peut-être, nous ne trouvons des renseignements aussi complets, aussi fidèles, sur la société féodale. Il est donc fort heureux, pour ceux qui ne lisent pas couramment le français de cette époque, qu’on ait pris la peine de mettre cet important ouvrage à notre portée. C’est une heureuse fortune dont il convient que nous profitions. M. Meyer lui-même nous y convie. « Ce n’est pas seulement, nous dit-il, pour les philologues que j’ai travaillé, j’ai eu aussi en vue une autre classe de lecteurs. Le poème de Girart de Roussillon est l’une des compositions épiques les plus originales que nous ait léguées le moyen âge ; mais ç’a été jusqu’à présent un livre scellé dont quelques rares érudits ont seuls pu déchiffrer les pages. J’ai voulu le rendre accessible à tous ceux qui sont curieux de notre ancienne histoire et de notre ancienne littérature. » Nous voilà donc excusés si, sans avoir d’autre titre que d’être parmi ces curieux auxquels M. Meyer adresse son livre, nous osons présenter quelques observations qui nous sont venues à l’esprit en le lisant.

Cette vieille poésie a eu le malheur d’être quelquefois compromise par des amis maladroits ; ils ne l’ont pas étudiée avec assez de calme, ils en ont parlé avec trop de vague et d’emphase ; en lui attribuant libéralement les qualités qu’elle n’avait pas, ils nous ont disposés à douter des mérites qu’elle possède. Ce que je dis n’est pas pour M. Paul Meyer, un des esprits les moins chimériques que je connaisse et qui se méfie le plus des grands mots et des belles phrases. Mais d’autres ont été moins réservés. Voyons si Girart de Roussillon justifie tout à fait les jugemens qu’ils portent sur notre ancienne épopée française.

Ils la félicitent surtout d’être populaire, ce qui n’est pas un éloge médiocre en ce temps de démocratie, et ils profitent de cette occasion pour humilier en passant nos pauvres poètes classiques, qui n’écrivent que pour divertir quelques lettrés et charmer quelques salons. C’est une poésie de serre chaude, à laquelle ils opposent volontiers une littérature de grand air. Il me semble pourtant que, s’il est juste d’entendre par poésie populaire celle qui chante le peuple et s’adresse à lui, aucune ne mérite moins ce nom que l’épopée du moyen âge. On n’y a nul souci des bourgeois et des manans ; c’est uniquement pour les grands seigneurs et les grandes dames que l’auteur l’a faite ; c’est pour eux que le jongleur la chante ; eux seuls ont quelque intérêt à l’entendre ; eux seuls sont assez riches pour la payer. Le peuple n’y figure que par les railleries qu’on lui prodigue. Le comte Girart, poursuivi de près par le roi, et ne sachant comment se défendre dans son château, manque un jour tout à fait de prudence. « Il eut une idée folle, dit le poète, ce fut de faire occuper les murs par ses bourgeois. Il les pria de veiller comme s’il y allait de leur vie. — Et si Charles vient vous assaillir, jetez pierres et rochers avec telle violence que vous le fassiez reculer loin en arrière ! — Ils se soucient bien de ses recommandations ! Dieu les maudisse ! Dès qu’il fut éloigné, ils les oublièrent. Qui a gentille femme, va jouer avec elle ; qui n’en a pas, va trouver sa mie. Tous, par le château, vont se coucher ; vous n’auriez entendu parler ni sonner mot, ni sentinelle jouer de la flûte, ni cor retentir… Les bourgeois firent cette nuit une folle garde ; toute la mâle honte retomba sur eux. » Voilà les bourgeois bien arrangés. Ailleurs, le poète n’est pas plus doux pour les vilains. Il les représente comme des gens dont on doit toujours se méfier : « Ah ! Dieu ! qu’il est mal récompensé le bon seigneur qui, du fils d’un vilain fait un chevalier ! » Sont-ce là les sentimens d’une poésie populaire[4] ?

On ajoute que cette épopée est nationale et française, ce qui veut dire sans doute qu’elle chante la gloire de la patrie et qu’elle célèbre nos grandes guerres avec l’étranger. Je veux bien qu’il en soit ainsi pour le Roland et pour les poèmes qui racontent les luttes héroïques de la chrétienté contre les Sarrasins. Mais il n’est question, dans Girart de Roussillon, que de guerres intestines. Tous les combattans sont Français ; l’intérêt national, j’entends celui de la France entière., n’est pas engagé dans leur querelle, et la douce France, comme parle l’auteur du Roland, ne peut que gémir de ces tristes batailles. On dira peut-être qu’il ne faut pas prendre ici le mot de patrie dans son sens le plus étendu, que nous sommes au temps où les deux moitiés de la France étaient entièrement distinctes, et que le poète est patriote à sa manière, s’il chante avec effusion le pays dans lequel il est né. Mais est-il vrai qu’il se trouve dans Girart de Roussillon quelques étincelles de ce patriotisme local qui a précédé l’autre, et peut-on y saisir les réclamations passionnées d’un poète méridional contre la domination des gens du Nord ? L’auteur, sans doute, appartient au Midi par sa naissance, nous l’avons vu plus haut ; il dit : « les nôtres, » en parlant des Bourguignons, ce qui n’empêche pas qu’il ne manifeste nulle part d’une manière bien vive sa préférence pour eux. Il ne triomphe pas trop des victoires de Girart ; il ne s’afflige guère de celles de Charles : il traite bien les braves des deux partis, et dans quelque armée que se donne un grand coup d’épée, il l’admire sincèrement. Le récit se poursuit ainsi jusqu’à la fin avec une impartialité voisine de l’indifférence.

Le même esprit se retrouve dans la façon dont l’auteur dépeint ses personnages. Il ne se passionne tout à fait pour aucun d’eux. Ce n’est pas un homme de parti, tendre aux siens, sévère aux autres ; à propos de tous sans distinction, il voit, il dit leurs défauts comme leurs qualités, et mêle toujours quelques ombres à ses portraits. Le comte Girart est le héros du poème ; ce qui n’empêche pas l’auteur de le malmener à l’occasion. Voici comment il suppose qu’un de ses vassaux, le comte Landri, lui parle un jour en plein conseil : « Je vous dirai votre fait, Girart, et, si vous vous irritez, je m’en soucie comme d’un œuf, car ce que j’en dis, c’est pour votre bien. Vous ne maintenez ni droit, ni loi, ni justice. Quiconque se plaint à vous est reçu avec des railleries ; c’est là ce qu’il y a en vous de pis. Mais, par le Dieu qui vous fait vivre, si vous ne déposez l’orgueil, la hauteur, l’injustice, la mauvaise foi qui sont en vous, si vous ne faites entrer en votre cœur la pensée de Dieu, si vous ne servez pas mieux Charles, votre seigneur, vous perdrez vos grandes possessions : de cent mille hommes, il ne vous en restera pas dix ; de votre grande terre, pas une cité ni une ville ! » Et l’auteur ajoute que ce jour-là Landri parlait en homme sage. De son côté, le roi Charles, le grand adversaire de Girart, est représenté, suivant les occasions, sous des couleurs assez différentes. C’est d’abord un roi puissant, un roi juste : « Charles est le meilleur justicier que je sache ; de la mer jusqu’ici il n’y a si riche baron qui ne tremble lorsqu’il s’irrite. » En effet, ses colères sont terribles. Il s’emporte « comme un Allemand » contre ceux qui lui résistent. « Je ne veux pas de sermons, dit-il, » quand on lui conseille la modération. La vue de sa belle armée remplit son cœur d’orgueil et il éclate contre son ennemi en menaces effrayantes : « Voyez-vous par ces prés cette forêt de lances ? Avec tout cela, je ferai à Girart deuil et tourment. Ne croyez pas que je lui laisse sa terre ! Je ne laisserai subsister ville sur sol, ni arbre fruitier que je ne déracine, de sorte que branches et feuilles s’en dessécheront. » Si bien qu’un des assistans ose lui répondre : « Roi, Dieu t’affole ! » Malgré sa violence et sa vanité, il se laisse mener et quelquefois jouer par sa femme. Elle lui fait conclure avec Girart un accord qui ne lui plaît pas. Devant tous ses barons, il reconnaît qu’il a eu tort de lui céder : « J’ai fait une sottise, dit-il ; cela peut arriver. C’était après le vin, non pas à jeun. » Aussitôt, pour réparer sa faute, il recrute une armée nombreuse de chevaliers et de gens de pied et se prépare à marcher contre son ennemi ; mais cette fois encore, il suffit à la reine de paraître pour changer ses dispositions. « Elle n’arriva qu’à la tombée de la nuit ; elle entra dans la salle avec ses fidèles. Le roi en la voyant baissa la tête et lui fit mauvaise mine ; — elle rit, — elle entra seule dans sa chambre, ôta sa robe et en mit une plus belle, d’une fine pourpre, toute parfumée. Elle avait la peau blanche, le teint clair ; elle était belle comme une rose en fleur. » Et le roi lui accorda tout ce qu’elle voulait.

Au-dessous des deux chefs, l’auteur a représenté quelques figures énergiques de chevaliers. Tel est ce Boson qui, après une défaite, quand on fait tristement le compte des morts, s’écrie : « Par Dieu ! je ne veux pas pleurer. Nous avons été tous élevés et dressés pour une telle fin ; pas un de nous n’a eu pour père un chevalier qui soit mort en sa maison ou en sa chambre, mais en grande bataille, par l’acier froid, et je ne veux pas porter le reproche d’avoir fini autrement. » On se figure comment il doit parler dans le conseil et ce qu’il répond au comte Girart quand on le consulte : « Sire, n’écoutez pas ces donneurs d’avis, qui ne cherchent qu’à mettre leurs richesses en lieu sûr. Si vous les croyez, vous serez déshonoré. Mais ne fussions-nous que vous et moi, avec nos hommes, nous combattrons Charles par les plaines herbues jusqu’à la défaite du roi envieux. » À ces violens, qui sont nombreux, le poète oppose quelques hommes sages, un surtout, le comte Fouque, le plus brave soldat, le meilleur conseiller de Girart, le type du vassal accompli. De tous les personnages qui paraissent dans la chanson, c’est le seul qui soit loué sans réserve. Par un artifice adroit, dont les épopées antiques nous offrent quelques exemples, l’auteur a placé son éloge dans la bouche d’un homme qui n’est pas suspect, du roi Charles, son plus grand ennemi. « Seigneurs, dit-il aux Français qui l’entourent au moment de la bataille, voyez le meilleur chevalier qui ait jamais existé. Je vous dirai qui il est, si vous m’écoutez. On l’appelle Fouque, le cousin de Girart… Il est preux, courtois, distingué, franc, bon, habile parleur. Il connaît la chasse au bois et au marais, il sait les échecs, les tables, les dés. Jamais sa bourse n’a été fermée à personne, il donne à qui lui demande. Il est plein de piété envers Dieu… Il déteste la guerre et aime la paix ; mais quand il a le heaume lacé, l’écu au col, l’épée au côté, il est fier, furieux, emporté, sans merci, sans pitié, et c’est quand la foule des hommes armés le presse qu’il se montre le plus solide et le plus vaillant… Tous, puissans et faibles, trouvent un appui en lui, il a toujours aimé les vaillans chevaliers et honoré les pauvres comme les riches, estimant chacun selon sa valeur. Sachez que cette guerre l’afflige très fort et qu’il a eu pour cela maintes querelles avec Girart, mais il n’a pu l’en détourner. Cependant il est toujours, au besoin, venu à son secours. Et ce n’est pas par moi qu’il sera blâmé. Quiconque abandonne son ami est méprisé en toute bonne cour. Je ne finirais aujourd’hui si je voulais vous conter tout ce qu’il a de bon en lui. Et, par ce Dieu en qui vous croyez, il est mon ennemi, et je le hais très fort, mais j’aimerais mieux être Fouque, avec ses qualités, que le seigneur reconnu de quatre royaumes[5]. « Il me semble que ce magnifique éloge fait assez bien connaître quelles étaient les pensées secrètes de l’auteur. Il chante souvent les batailles, — les grands personnages pour lesquels il écrit ne voulaient pas entendre autre chose ; — lui-même, une fois le récit en train, il y prend goût et s’y attache volontiers. Mais, au fond du cœur, il les condamne. Comme Fouque, son héros, « il aime la paix et déteste la guerre. » Il malmène ces seigneurs « qui, lorsqu’ils sont voisins, sont plus âpres à se combattre que des chiens à la poursuite du sanglier. » Il voudrait qu’au lieu de s’user à ces querelles intérieures, la chrétienté songeât davantage à l’ennemi commun : « Si nous nous unissions pour attaquer les Sarrasins ! » Il songe enfin avec quelque pitié à tous les pauvres gens que ces luttes des grands seigneurs réduisent à la misère. Pendant que dirait et sa femme, fuyant la colère du roi Charles, sont cachés dans la forêt d’Ardenne, ils rencontrent des marchands qui viennent de Paris et qui leur parlent des préparatifs que fait le roi pour s’emparer de son ennemi. Aussitôt Berte effrayée s’écrie : « Girart est mort ; je l’ai vu mettre en terre. — Dieu en soit loué ! répondent les marchands, car il faisait toujours la guerre, et par lui nous avons souffert bien des maux ! » Soyons sûrs qu’ici le poète exprime ses véritables sentimens et parle par leur bouche.

Toutes ces réflexions que suggère la lecture de notre poème ne laissent pas, quand on y réfléchit, d’être un peu embarrassantes. On suppose ordinairement que celui qui compose une épopée cherche à exciter les sentimens patriotiques ou à glorifier des personnages populaires ; or, nous venons de voir qu’on ne peut guère attribuer ces intentions à l’auteur de Girart. Mais alors, s’il est vrai qu’il n’ait pas écrit dans une pensée politique ou nationale, s’il ne veut pas servir une cause et soutenir le Midi dans sa lutte contre le Nord, s’il ne paraît pas tenir à exalter outre mesure le roi Charles ou le comte Girart, s’il n’est pas de ces violens que charment les aventures hardies et qui ne résistent pas au plaisir de célébrer les grandes batailles, pourquoi s’est-il imaginé d’entreprendre un si long poème et quel était son dessein en le composant ? Je ne crois pas qu’il en eût d’autre que de faire une œuvre qui pût plaire à ceux qui devaient l’écouter. Nous voilà bien loin de l’idée qu’on voulait nous donner de cette poésie primitive, sorte d’écho inconscient de la foule, où l’art ne tient aucune place et qui se fait presque toute seule. Nous sommes en présence d’un poète qui sait très bien ce qu’il veut, qui choisit librement son sujet, et le traite à sa fantaisie. Ce qui prouve qu’il n’est pas d’une espèce particulière et ressemble fort à ceux d’aujourd’hui, c’est qu’il se préoccupe des goûts de son public. Nous venons de voir qu’il a fait quelquefois à son succès le sacrifice de ses préférences et que, par exemple, quoiqu’il aime la paix, il ne chante presque que la guerre[6]. Il compte bien que, par ce moyen, sa chanson réussira, puisqu’il annonce en la finissant au jongleur, qui doit la chanter, « qu’il en aura bonne paie en argent et en vêtemens. » Évidemment il songeait beaucoup à cette « bonne paie, » pendant qu’il composait son poème.

Cette conclusion, à laquelle la lecture de l’ouvrage me semble conduire, est aussi celle de M. Meyer, et il l’expose avec beaucoup de force dans sa préface. Après avoir étudié le poème tel que nous l’avons conservé, il essaie de remonter plus haut, jusqu’aux origines mêmes de la légende que le poète a racontée. Il établit que le comte Girart est un personnage historique, qui a vécu au IXe siècle, sous Charles le Chauve, et qui était surtout resté célèbre par les grandes fondations pieuses qu’il avait faites. Il montre ensuite que, dès le XIe siècle, il existait sur lui une chanson qu’on a rajeunie et renouvelée au XIIe. Cette première rédaction a été de bonne heure obscurcie par l’autre et ne s’est pas conservée ; cependant nous savons à peu près ce qu’elle devait contenir : une Vie latine de Girart de Roussillon, composée vers cette époque, en résume pour nous le dessin général et les événemens principaux. Mais il reste toujours, entre le temps où Girart vivait et celui où l’on s’est avisé d’en faire le héros d’un grand poème, une lacune de deux siècles difficile à combler. Que s’est-il passé dans cet intervalle et comment le noble comte est-il entré de l’histoire dans l’épopée ? Où l’auteur de la première chanson de geste alla-t-il chercher son souvenir ? De quels élémens composa-t-il son récit, et quelle est, dans son œuvre, la part de son invention personnelle ? Voici comment M. Meyer répond à toutes ces questions : « La mémoire du comte Girard, dit-il, et de Berte, son épouse, fut conservée par les fondations pieuses auxquels ces deux personnages avaient attaché leurs noms. Il se forma dans les monastères fondés par eux une tradition que la Vie latine, composée à la fin du XIe siècle, a eu pour but de consacrer et de répandre. C’est dans cette tradition essentiellement monastique qu’un poète a recueilli les noms de Girart et de Berte. Ce poète, à en juger par le choix du sujet, était probablement Bourguignon. Il composait assurément avant la fin du xia siècle, puisque son œuvre est antérieure à la Vie latine. De l’histoire du comte Girart, il ne connaissait rien, sinon le peu que lui en avait appris la tradition monastique. Et ce peu se réduisait à trois faits : que Girart était le contemporain et le vassal d’un roi appelé Charles ; que sa femme avait nom Berte ; que, d’accord avec elle, il avait fondé divers monastères. Le reste, c’est-à-dire l’ensemble des récits dont il a composé son poème, il l’a trouvé, selon l’expression du moyen âge, ou, comme nous dirions, inventé. » On pourrait penser, à la vérité, que le poète a mis en œuvre une tradition déjà formée avant lui, où se trouvaient réunis les principaux traits de la légende ; mais M. Meyer ne croit pas cette conjecture vraisemblable. Quant à penser que la chanson aurait été formée par la combinaison d’anciens chants populaires, c’est une supposition à laquelle il ne s’arrête pas : « Ce ne serait, dit-il, que l’idée de Wolf sur les poèmes homériques appliquée à l’épopée du moyen âge » Or, si l’hypothèse de Wolf est impuissante à expliquer la composition de l’Iliade et de l’Odyssée, elle s’applique plus mal encore à la formation de nos chansons de geste. »

Ce qu’il y a donc de plus naturel, c’est d’admettre que le poète qui, au XIe siècle, composa sur Girart la première chanson, se contenta d’emprunter quelques détails à la tradition conservée dans les cloîtres. Le reste, il l’inventa, et l’on peut dire qu’en réalité il tira presque tout de son imagination. La chanson, après un siècle, avait vieilli. « Au moyen âge, dit M. Meyer, tout ouvrage en langue vulgaire qui reste en possession de la faveur du public a besoin d’être rajeuni ou refait tous les cent ans. » Un autre poète, qui se trouvait être un homme de talent, ajouta des incidens nouveaux à l’œuvre de son prédécesseur et mit l’ensemble à la mode du jour. M. Meyer, en se fondant sur la Vie latine, a fort ingénieusement fait la part de chacun d’eux, et, ce qui confirme sa démonstration, c’est qu’il me semble que, dans le poème, tel que nous l’avons, les élémens anciens se distinguent des autres. L’œuvre du premier des deux auteurs me parait avoir un caractère plus grave, plus sévère et, si je puis ainsi parler, un air plus épique. On a remarqué depuis longtemps que les chansons de geste rappellent par certains côtés l’épopée antique, et l’on a même eu l’imprudence de prononcer à ce propos le nom d’Homère. Assurément ce n’est pas par les agrémens du style et la poésie de l’expression qu’elles font souvenir de l’Iliade et de l’Odyssée. Il faut avouer que ce genre de mérite leur est à peu près inconnu. On n’y trouve jamais ces richesses de comparaisons et de descriptions qui abondent chez les poètes classiques, et ils n’ont guère le sentiment des beautés de la nature. L’auteur de Girart, voulant dépeindre une matinée de printemps, ne trouve que ces mots à dire : « Le matin était clair et beau ; c’était en mai ; les oiseaux chantaient. » Il est pourtant beaucoup plus poète que les autres : M. Meyer l’a prouvé par quelques citations heureuses. Aux passages qu’il a réunis dans sa préface, on pourrait aisément en ajouter d’autres où se montrent quelques éclairs de poésie. Telle est cette peinture d’un début de bataille qui a grand air dans sa concision : « Ce fut un lundi, à l’aube du jour, au temps où les prés fleurissent et les bois se couvrent de feuilles. Charles fait sonner à la fois trente cors d’ivoire pour faire connaître aux barons qu’il pense à livrer une bataille rangée. L’ost se rassemble et se met en marche. Les vagues de la mer sont moins pressées que les enseignes que vous eussiez vues flotter au vent, etc. » Et un peu plus loin : « Tout ainsi que le faucon fait sa pointe, quand il se jette sur l’oiseau, tout de même les jouvenceaux se précipitent les uns sur les autres. » Et cette réflexion piquante, après le récit d’un exploit de Charles, qui, d’un coup d’épée, a fendu un chevalier en deux : « Ainsi chassait, ce jour-là, le roi dans la forêt de ses ennemis ! » Mais ces bonnes fortunes de style sont assez rares, et il faut reconnaître que, de ce côté, la comparaison de nos vieux poètes avec Homère ne peut être pour eux qu’une source d’humiliations. On n’a pas tort pourtant de prétendre que, par certains endroits, ils le rappellent. La lecture du Roland suffit pour nous en convaincre, et même dans Girart de Roussillon, il ne manque pas de passages qui réveillent en nous le souvenir des grands poèmes grecs. Les personnages des deux épopées, malgré leurs différences, ont entre eux un air de parenté. Ceux de notre chanson de geste passent leur vie entre la guerre et le conseil ; ils aiment à donner de grands coups d’épée et à tenir de longs discours ; ils sont, comme les héros d’Homère, « diseurs de parole et faiseurs d’actions. » Dans les détails des batailles, les ressemblances sont plus frappantes encore. C’est la même alternative de mêlées confuses et de combats singuliers. Avant d’en venir aux mains, les Bourguignons et les Français, comme les Troyens et les Grecs, s’injurient de la belle façon. « Andefroi s’écrie : Viens ici, Fouchier ; tu m’as fait tort et dommage lorsque l’autre jour tu m’as tué mon oncle Thierri. Certes j’aurai du regret si je ne t’en récompense pas, si je ne frappe pas de cette épée un tel coup que je ne te pourfende jusqu’à la ceinture. — Vous en avez menti, glouton, vantard, et je prouverai que vous n’êtes qu’un menteur. — Ils éperonnent alors leurs chevaux et se jettent l’un sur l’autre[7]. » N’est-ce pas vraiment une scène d’Homère ? L’œuvre du second poète, de celui qui au XIIe siècle a remanié Girart de Roussillon, autant qu’on peut la distinguer, n’a pas tout à fait le même caractère. Chez lui cette grandeur épique, cette simplicité raide s’assouplissent un peu. Les incidens se compliquent ; les aventures deviennent plus imprévues et plus amusantes. On sent un effort pour donner plus d’intérêt et de piquant au récit. Les femmes et l’amour y tiennent une grande place. Le roi a imaginé de livrer Fouque, qu’il a fait prisonnier, à la fille de ce comte Thierri que les amis de Girart ont assassiné dans un guet-apens. Il ne doute pas que la jeune comtesse ne venge son père sur son captif et jouit d’avance de la punition qu’elle en va tirer. Ce n’est pas tout à fait ce qui arrive. Elle s’éprend de lui et finit par l’épouser, malgré la colère de Charles. L’épopée, comme on voit, tourne au roman. C’est du reste sa fin ordinaire et elle a suivi partout la même marche. — Ici encore les chansons de geste ont pour nous cet intérêt qu’elles confirment les règles que la critique a tracées à propos de l’épopée antique.

L’analyse que je viens de faire du livre de M. Meyer montre à combien de sujets il touche, que de pensées, que de réflexions il suggère, et la lumière qu’il répand sur l’histoire de notre ancienne poésie. M. Pio Rajna et lui sont partis pour l’étudier des deux extrémités opposées. Le premier la prend à sa naissance ou plutôt avant qu’elle soit née, et veut remonter à ses origines les plus lointaines ; l’autre s’occupe d’une chanson de geste composée à la fin du XIIe siècle, c’est-à-dire à une époque où notre épopée approche de sa décadence. Ils sont donc, au début de leur travail, aussi loin que possible l’un de l’autre. Mais, comme chacun d’eux, son sujet traité, marche devant lui, il est naturel qu’ils finissent par se rencontrer. Ils arrivent à étudier ce moment critique, qu’on place d’ordinaire vers le milieu du XIe siècle, où la chanson de geste reçoit sa forme définitive, et tous les deux expliquent cette formation à leur manière. M. Rajna résout le problème en affirmant qu’elle a toujours existé ; il suppose que les Francs, dans les temps les plus reculés, possédaient des chants épiques qui n’ont eu qu’à se développer pour devenir des épopées véritables. Par là il se rattache à l’école de Wolf, qui fait de l’épopée une œuvre à peu près impersonnelle, la création d’un peuple entier plus que d’un homme. M. Meyer pense au contraire qu’elle n’échappe pas aux conditions ordinaires de la poésie. Il croit que toute œuvre suppose un auteur et que l’auteur de chansons de geste n’était pas une simple manœuvre qui se contentait de mettre en rimes ou en assonances ce que la tradition lui livrait. Il établit qu’il ne tenait pas son sujet d’une tradition orale et vivante qui se serait imposée à lui et aurait gêné son inspiration ; que, comme il le prenait d’ordinaire dans quelque obscure chronique de monastère ou dans des souvenirs à demi effacés, il ne se croyait pas tenu à respecter servilement la légende qui avait cours avant lui. « Elle était le prétexte plus tôt que la matière de ses chants[8]. » Aussi ne se faisait-il aucun scrupule de la changer à sa fantaisie et d’y ajouter ce qui lui plaisait. On peut dire, en un mot, qu’il méritait entièrement ce nom de trouvère, c’est-à-dire d’inventeur, que lui donnait le moyen âge. Voilà les deux opinions extrêmes entre lesquelles on peut choisir. Le problème est nettement posé, ce qui aidera sans doute à le résoudre. Il a, comme on voit, un côté général dont l’importance dépasse la littérature du moyen âge : en réalité, c’est la question homérique qui est de nouveau débattue à propos des chansons de geste.


Gaston Boissier.
  1. Voyez la Revue du 15 février 1867.
  2. Quel est ce roi qui va jouer un si grand rôle dans la chanson ? Il n’est pas aisé de le savoir. Tantôt on l’appelle Charles Martel, tantôt on laisse entendre que c’est Charles le Chauve. Ici, il reçoit le nom de roi, ailleurs celui d’empereur. Nous voyons par là le peu de cas que ces poètes faisaient de l’histoire.
  3. M. Meyer a raison de trouver que cette histoire est assez maladroitement rattachée au reste. Il n’en est plus question dans la suite, et les querelles du roi et de son suzerain sont amenées par d’autres causes.
  4. M. Pio Rajna montre très bien que cette épopée est tout à fait aristocratique et que le petit peuple y est d’ordinaire fort mal traité. Il cite un passage du Charroi de Nîmes, où un seigneur prend les bœufs et les charrettes des paysans quand il en a besoin et se soucie peu de leurs doléances :
    Bertran ne chaut se li vilain en groncent.
    Quand ils lui résistent trop, il n’hésite pas à « les pendre par la goule. »
  5. J’ai cité tout ce long passage pour montrer l’idée que le moyen âge se faisait du parfait vassal. Il serait curieux de le rapprocher du portrait qu’Ennius traçait, dans son poème épique, du bon client.
  6. N’est-ce pas aussi pour plaire à ses auditeurs qu’il a mêlé à son récit quelques plaisanteries au sujet des gens d’église ? M. Meyer est tenté de croire que c’était un clerc. Il arrive en effet quelquefois que le ton du poème tourne au sermon, et l’on y trouve même des citations textuelles des livres saints. Cependant l’influence ecclésiastique ne s’y montre guère qu’à la fin, quand il est question des fondations de Girart. Dans le reste, l’auteur ne s’interdit pas toujours de parler légèrement des personnages de l’église. Il plaisante sans scrupule au sujet de la mort d’un évêque qui s’est malencontreusement mêlé à la bataille : « Boson lui fit voler le chef coupé au ras du buste ; puis il l’invita à chanter son Sœcula sœculorum. » Un peu plus loin, il raconte d’une manière très amusante l’ambassade d’un moine que Girart a dépêché au roi. Le roi est fort irrité ; il menace le pauvre ambassadeur d’un supplice auquel ses vœux devraient le rendre plus indifférent qu’un autre. A chaque menace du roi, l’auteur, qui s’égaie de la frayeur du malheureux, répète comme un refrain : « Et le moine, quand il entend ces mots, voudrait bien s’en aller ! »
  7. Les gros mots ne manquent pas dans ces invectives. « Dieu te confonde ! cœur de matin, a dit un jour Girart au roi Charles. C’est tout à fait ainsi qu’Achille, s’adressant à Agamemnon, lui dit « qu’il a un œil de chien et un cœur de lièvre. »
  8. J’emprunte cette phrase à la préface de Raoul de Cambrai, chanson de geste qui vient d’être publiée par MM. Meyer et Longnon, dans la collection de la Société des anciens textes français.