Les Élites orientales - Juifs et Chrétiens

Les Élites orientales - Juifs et Chrétiens
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 334-371).
LES
ÉLITES ORIENTALES

JUIFS ET CHRÉTIENS


I

Pour descendre vers Engaddi et la Mer-Morte par le désert de Juda, j’avais deux guides, l’un chrétien, l’autre musulman. Le premier, nommé Ibrahim, était un Syrien de Jérusalem ; le second, qui s’appelait Abdallah, était un Bédouin nomade des environs de Bethléem. Rien de plus dissemblable comme extérieur, comme allures et comme caractère que ces deux individus, dont les fonctions étaient pareilles, qui parlaient à peu près la même langue et qui portaient les mêmes noms arabes.

Ibrahim avait la haute main sur nos muletiers et nos goujats, Abdallah conduisait la caravane et répondait de nos personnes devant les tribus que nous traversions. Le premier dressait la tente, s’occupait de la cuisine et cirait les bottes ; le second égorgeait les agneaux ou, chasseur intrépide, faisait chanter la poudre. Ibrahim allait à cheval, Abdallah, constamment à pied. Mais, tandis que le Syrien sur sa monture était un cavalier sans prestige, le Bédouin pédestre était admirable de crânerie. Il fallait le voir, quand il marchait en avant de la colonne, plus rapide que nos chevaux, les jarrets souples et toujours bondissants, la taille svelte, les deux mains accrochées à son long fusil, qu’il tenait couché en travers des épaules, la tête droite, ses prunelles perçantes fouillant tous les recoins de l’horizon. Le soir, accroupis autour du feu, Ibrahim et Abdallah égrenaient tous deux des chapelets. Le chapelet d’Abdallah avait quelque chose de belliqueux, celui d’Ibrahim pendait, timide et nigaud, entre ses doigts. L’un, avec son veston très propre et ses bottines lacées, avait l’air d’un garçon d’infirmerie, l’autre, pieds nus, sous ses guenilles sommaires et sa crasse héroïque, montrait la mine farouche d’un guerrier et la dignité d’un ambassadeur.

Cette antithèse d’Ibrahim et d’Abdallah, — du sédentaire et du nomade, du « raya » et de l’homme libre, du sujet qui obéit et du maître qui commande, — elle se retrouve partout en Orient, plus ou moins atténuée, non seulement entre les Mahométans et les Hétérodoxes de la basse classe, mais entre les élites chrétiennes et juives d’une part et les élites musulmanes de l’autre. Ni la fortune, ni l’éducation, ni les honneurs, ni la communauté de langues, du costume, de genre de vie et d’habitudes n’effacent les différences foncières qui les séparent. Un kaïmakam chrétien se distingue tout de suite d’un kaïmakam musulman. Un administrateur, voire un ministre copte trahit son origine, dès qu’il est confronté avec un de ses collègues de race ou de religion islamique. Cela saute aux yeux du voyageur le moins prévenu : un Chrétien ou un Juif oriental, si élevée que soit sa condition, est un personnage plutôt dénué de gloire.

La diversité des races et des croyances ne suffit point pour expliquer cette contrariété d’attitude chez le « raya » et chez le Musulman. Il faut tenir compte aussi et surtout de l’inégalité civique et de l’exemption du service militaire, quand on veut apprécier justement le caractère moins martial et la contenance moins assurée du Chrétien et du Juif. On ne dira jamais assez ce que la désuétude du métier des armes engendre de tares physiques et morales chez les peuples tombés en dépendance. Sans doute, la nouvelle constitution turque a mis fin, au moins théoriquement, à cette inégalité de traitement entre les divers sujets de l’Empire. Mais l’œuvre des siècles ne s’abolit pas en un jour. Elle pèse lourdement et elle pèsera longtemps encore sur toute l’hérédité psychologique et mentale des « rayas. » Quels qu’ils soient, — Arméniens ou Grecs, Juifs, Syriens ou Coptes, — ils présentent des analogies saisissantes les uns avec les autres, analogies qui dérivent de l’identique état social et de l’identique infériorité politique où ils furent maintenus jusqu’à ces derniers temps. Il y a une Ame levantine, qui est la résultante de toutes ces ressemblances. Je voudrais essayer de dire ce que j’en ai entrevu ; et, après avoir ainsi dégagé les caractères communs de ces races, choisir parmi elles, pour les étudier à part, les deux ou trois types qui m’ont paru les plus réussis et les plus signifians.


II

Si les Chrétiens et les Juifs constituent la véritable élite intellectuelle de l’Orient, il est incontestable aussi qu’ils paient chèrement la rançon de leur supériorité. Ce ne sont pas seulement leurs compatriotes musulmans, ce sont peut-être davantage encore les Occidentaux qui leur témoignent une antipathie plus ou moins déclarée.

Dès le premier abord, ces Levantins nous choquent par un certain manque de dignité, un mélange de platitude et d’insolence, une obséquiosité que rien ne lasse. Telle est l’âme de l’esclave : cynique, intempérant dans la flagornerie comme dans l’injure, il poursuit son idée avec une ténacité inouïe, il sait être prodigieusement volontaire, tout en déguisant sa volonté. Qu’il s’agisse d’une dame grecque ou syrienne qui a résolu de forcer les portes de tel salon européen particulièrement difficile d’accès, ou d’un commis de magasin qui veut vous insinuer sa marchandise, l’obstination est pareille. S’ils se sont juré de vous faire capituler, ils y parviendront, coûte que coûte ; ils auront, comme on dit, votre peau. Si ce n’est pas de gré, ce sera de force ; si ce n’est pas par la flatterie, ce sera par l’importunité, voire par l’intimidation. Pour peu qu’on leur résiste, on sent en eux une irritation sourde, une colère qui s’emporte contre l’obstacle, qui s’exaspère bientôt jusqu’à la frénésie. Ils finissent par se piquer au jeu et, tout intérêt mis à part, par s’acharner à la victoire, même désastreuse, pour le seul plaisir de vaincre. Ce leur est une jouissance de ployer une volonté adverse : revanche sournoise de l’esclave dont la ruse sans cesse aux aguets s’évertue à faire passer le maître précisément par le chemin où il bronche et renâcle le plus ! Je vois encore la fureur d’un commis arménien qui, au Grand Bazar de Stamboul, avait parié avec des camarades de me vendre une de ses broderies. J’avais surpris ses clins d’yeux : d’abord, je ne voulus rien entendre, puis, excédé de ses poursuites, je proposai de l’objet, — dont je n’avais aucune envie, — un prix très bas, un prix dérisoire. L’Arménien s’entêta à me rouler, multiplia les passes et les corps à corps pour me forcer à toucher terre. Ce fut une escrime éblouissante et interminable. Sous ses formules polies, je sentais sa rage de se heurter à ce phénomène invraisemblable : un voyageur qui refuse de se laisser faire ! Je me raidis de toutes mes forces, je tins bon. En désespoir de cause, il accepta mon prix et me mit la broderie dans la main, aimant mieux vendre à perte que de céder à l’entêtement d’un Européen. Il était toujours très poli, mais il en fumait, le drôle ! et je crois que, s’il l’avait osé, il m’aurait battu.

Cette fermeté qui se dissimule sous le relâchement de la tenue, ce manque de dignité qui s’accompagne d’astuce commerciale et diplomatique, — tout cela cadre à merveille avec l’esprit éminemment positif et pratique du Levantin. C’est parce qu’il est pratique, qu’il ignore ou dédaigne nos raffinemens occidentaux en matière de morale. Il sent très bien et il excelle à nous faire sentir que les délicatesses dont nous nous targuons, ne sont, presque toujours, que des défis naïfs au sens commun.

Non pas qu’il soit incapable lui-même de délicatesse, qu’il n’ait son point d’honneur, ou même son héroïsme. Seulement, cette délicatesse, ce point d’honneur et cet héroïsme diffèrent beaucoup des nôtres. Voici, par exemple, une histoire que j’ai entendu conter en deux ou trois endroits et qui était différemment appréciée, suivant que les auditeurs étaient des Européens ou des Levantins. Il s’agit encore d’un Arménien, d’un étudiant en médecine, élève d’une Faculté orientale, assez pauvre hère, mais studieux écolier. Ayant suppléé pendant quelque temps le médecin en chef d’un hôpital, il se fit remarquer de celui-ci par des qualités peu ordinaires chez ses condisciples. Le médecin, — un de nos compatriotes, homme mûr et d’expérience, — se souvint de son jeune suppléant lorsqu’il eut à remplacer un interne. Il insista pour avoir l’Arménien en question, lequel fut nommé sur sa recommandation expresse et très chaleureuse : cela valait au jeune homme quelques loisirs et un bénéfice pécuniaire qui n’était point négligeable. Or, que fit notre Arménien pour témoigner sa reconnaissance à son protecteur ? D’abord, il déploya un zèle admirable, dont les malades furent les premiers à éprouver les heureux effets. Il s’attacha même à quelques-uns d’entre eux et obtint plusieurs cures retentissantes. Puis, tout à coup, ce beau zèle s’arrêta. Les malades s’en plaignirent à l’interne : « Que voulez-vous ! — dit le subtil Arménien, — je ne suis pas le maître ici. Je suis obligé d’exécuter les ordres du médecin en chef, qui est vieux, qui n’est plus bien à la hauteur et qui n’a jamais été très fort… Mais, si vous venez chez moi, je vous soignerai suivant les méthodes nouvelles, et je vous guérirai… » En effet, clandestinement, il avait installé en ville une clinique. Non seulement il y attirait les malades payans de l’hôpital, mais il chassait sur les propres terres de son chef et lui débauchait sa clientèle… Les collègues français du médecin, lorsqu’ils racontaient cette anecdote, jetaient feu et flamme contre l’audace et la vilenie de l’ingrat Arménien. Les Orientaux faisaient la grimace lorsqu’on avait le mauvais goût de la leur répéter. Ils ne répondaient pas grand’chose, mais il était aisé de voir qu’ils n’avaient que de l’estime pour un garçon si jeune et déjà si habile dans l’art de gagner de l’argent.

A la rigueur, il n’y a là qu’un tour adroitement joué. L’âme levantine est fertile en traits beaucoup plus forts et qui nous blessent catégoriquement dans toutes nos susceptibilités et dans tous nos principes de conduite. Durant mon séjour à Constantinople, un Jeune-Turc, d’origine chrétienne, jeta soudain, dans notre conversation, la déclaration suivante : « Je dois vous dire, monsieur, que je n’ai pas toujours occupé la situation où vous me voyez. Je fus d’abord au service du wali de Z… en qualité de secrétaire. Ce wali se prit d’affection pour moi. Il me traitait comme l’enfant de la maison, m’admettait à sa table, me confiait tous ses secrets. Il était excellent, il me comblait… Eh bien ! monsieur, je l’ai trahi !… oui, j’ai fait passer à un fonctionnaire d’Yldiz un document compromettant pour mon wali, qui fut destitué et emprisonné. Dieu sait ce qu’il est devenu maintenant !… Je n’ai aucun regret, je suis fier d’avoir agi de la sorte. D’abord, cela m’a valu ma situation actuelle. Et puis, ce wali était un des plus féroces ennemis de mes coreligionnaires. Je l’ai trahi pour venger les miens et ma patrie !… » Mon interlocuteur attendait sans doute des complimens que je n’eus pas le courage de lui faire. Plus tard, lorsque je relus dans la Bible l’histoire de Judith et d’Holopherne, ou encore celle de Jahel et de Sisara, je ne me reconnus plus le droit de tant mépriser cet étrange patriote. Juif ou Chrétien d’Orient, un homme de race sémitique n’a pas de l’honneur la même conception que nous. Il faut tenir compte enfin de l’effroyable oppression qui pesait alors sur presque tout l’Empire et qui, dans une certaine mesure, excuse les pires représailles. Mais on aura beau plaider les circonstances atténuantes : quelle que soit la noblesse du but, la légitimité de la vengeance, il y a dans une action comme celle que je viens de rapporter quelque chose de répugnant pour une conscience occidentale, et dont rien ne peut, à nos yeux, racheter la bassesse.

Je ne veux point tirer de ce fait particulier des conséquences qu’il ne comporte pas : il serait absurde de généraliser. Néanmoins, il est clair, pour quiconque est un peu familiarisé avec les races levantines, que des actes semblables sont bien dans leur tempérament et ne provoquent point chez elles une réprobation trop vive. En tout cas, elles nous froissent par des accrocs perpétuels à nos règles, à nos convenances sociales ou mondaines. Allons-nous en conclure que les Levantins manquent de tact autant que de moralité ? Ce serait une erreur. Ils sont même doués d’une espèce de tact qui est très fin et très intelligent. Mais, encore une fois, cette espèce-là n’est pas la nôtre. C’est pourquoi ils mettent souvent notre amour-propre à une si rude épreuve, ils enfoncent intrépidement leurs deux pieds dans tous les plats, sans le moindre souci de nous éclabousser. Je ne vois guère que les Turcs de la haute classe qui soient exempts de ce travers et qui ne commettent jamais ce que nous appelons un « impair. » Les Juifs orientaux, en revanche, y excellent ; ils ont la « gaffe » obstinée et cruelle, si cruelle même qu’on se demande s’ils ne le font pas exprès. Dans une école israélite, le professeur, qui fait une leçon d’histoire, me convie à interroger les élèves. Je décline cet honneur. Alors, il interroge lui-même : « Par qui la France a-t-elle été vaincue en 1870 ? — Pouvez-vous me citer quelques batailles perdues par les Français ? — Qu’est-ce que la Capitulation de Sedan ?… » Un peu interloqué d’abord, je fis remarquer, après la troisième réponse, qu’il y avait dans l’histoire de notre pays des dates plus glorieuses que l’année 1870. A quoi le professeur, triomphant : « Oui, mais 1870, c’est la date de la fondation de la République ! » Je compris que j’avais tort de me formaliser, et que, si le malheur de l’un fait quelquefois le bonheur de l’autre, ce Juif, en me le rappelant, n’y avait mis aucune méchante intention.

Nous oublions trop, lorsque nous nous fâchons contre les Levantins, que ce sont des natures beaucoup plus rudes que les nôtres, plus combatives aussi, souvent exaspérées ou rendues insensibles par de longues humiliations et, en définitive, incapables de s’apercevoir des petits froissemens qu’ils nous infligent. Cela ne les empêche pas d’ailleurs de se montrer extrêmement susceptibles, dès que c’est leur amour-propre à eux qui est en jeu.

Ils soupçonnent des sous-entendus désobligeans dans nos moindres mots et jusque dans nos silences ; ils voient de l’ironie partout, et, comme ils ont conscience de leurs tares, ils s’efforcent de les déguiser, de les refouler tout au fond d’eux-mêmes et de ne nous présenter qu’une surface parfaitement lisse et impénétrable. De là une hypocrisie très spéciale, une fausse pudeur qui ressemble au snobisme ou au respect humain de nos parvenus. Ils se croient obligés de nous cacher tout ce qui rappelle leurs origines ou leurs anciennes mœurs, dont ils ont la faiblesse de rougir devant nous. Ce qui n’est pour nous que de la couleur locale, est pour eux de la barbarie, qu’il importe de dérober soigneusement aux regards du civilisé. C’est pourquoi il est si difficile de les interroger sur eux-mêmes. Outre les habitudes de discrétion que des siècles d’absolutisme leur ont imposées, la peur de trahir quelque chose d’incongru, au jugement d’un Européen, leur ferme la bouche.

D’autres fois, au contraire, une sorte de fanfaronnade les emporte : ils laissent éclater orgueilleusement au dehors leur conviction intime de nous être fort supérieurs. Ils se piquent d’être plus malins que nous, au moins pour l’intrigue et pour le négoce. Mais surtout ils écrasent nos civilisations modernes sous les civilisations du passé dont ils se réclament comme les légitimes héritiers. Qu’était-ce que les Francs à l’époque de Thémistocle, du roi Salomon, ou du roi Sésostris ? Des sauvages perdus dans leurs forêts et leurs marécages ! Quand on peut compter ses ascendans depuis la création du monde, on ne saurait avoir que de la pitié pour les nouvelles couches des aristocraties occidentales qui dépassent à peine le dernier millénaire. Cette fierté nobiliaire, elle perce jusque dans les propos des gens du peuple. Lorsque je visitai la Vallée des rois, j’avais pour drogman un jeune Copte, éduqué à l’école primaire des Franciscains. L’aplomb de ce gaillard était étourdissant. Au moment de descendre dans les hypogées, il se retourna vers moi et me dit :

— Et maintenant, monsieur, je vais vous montrer les sépulcres de mes ancêtres, les pharaons d’Egypte !

Rien ne saurait rendre l’intonation à la fois railleuse et emphatique de cette phrase. Et je comprenais fort bien le discours muet que m’adressaient les yeux narquois de mon guide. Il me signifiait clairement : « Allez faire ailleurs vos embarras ! Vous n’êtes rien qu’un barbare ahuri, devant ces magnificences royales auxquelles ont travaillé mes pères et qui, après trois mille ans, vous plongent dans la stupeur, vous les prétendus civilisés ! »

Il est vrai que ce jeune Copte avait reçu quelque instruction : ce qui explique en partie sa suffisance. C’est bien pis chez les Levantins qui sont passés par nos collèges et qui sont munis de nos diplômes. Ceux-là dissimulent à peine la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes. Egyptiens, Syriens ou Hellènes, ils considèrent la culture européenne comme une simple mise en valeur de leurs sciences et de leurs civilisations d’autrefois. Cette culture, c’est leur bien, leur propriété. Ils prétendent la reprendre de nos mains et la faire valoir à leur tour, et mieux que nous ! Tout gonflés d’être les premiers de leurs classes et de remporter des prix d’excellence, ces bons élèves ne doutent plus qu’ils ne nous battent sur notre propre terrain. Un jour que je causais avec un journaliste de là-bas, l’entretien tomba sur un de nos compatriotes, rédacteur en chef d’une feuille égyptienne : « Oh ! Un tel ! — me dit avec mépris l’Oriental, — il a beau être ancien élève de l’Ecole normale supérieure, j’écris mieux que lui en français ! »

Doués d’une si belle assurance, ils abordent intrépidement tous les sujets, tranchent dans toutes les questions, un peu comme nos primaires, à qui leurs certificats d’études et leurs brevets dorment l’illusion d’une compétence illimitée. Ils sont volontiers brouillons et touche-à-tout. C’est surtout pendant la période héroïque de la révolution turque qu’il fallait les voir et les entendre. Après tant d’années de silence et de guerre à l’imprimé, on se rua aux tribunes et aux écritoires. Les langues se délièrent, les plumes se débridèrent effroyablement. Du Bosphore au Delta du Nil, tout l’Empire retentit de harangues, de conférences, de rhétorique déclamée pu écrite. Les gens de bon sens, — et il y en avait, Dieu merci ! — eurent beaucoup de peine à placer leur mot au milieu de ce tintamarre oratoire. Les autres parlaient de tout à tort et à travers, pour le seul délice de parler, d’avoir un auditoire et de se produire en public. Les sophistes de l’antiquité durent goûter une ivresse pareille, au lendemain d’un édit impérial qui leur rendait la parole. Quand je songe à ces hâbleries imprudentes, ma pensée revient encore à ce jeune Copte qui m’accompagnait à travers les nécropoles de Thèbes : c’était vraiment ce qui s’appelle « un type. » Comme il me priait d’inscrire mon nom sur son registre des voyageurs, je rencontrai, en feuilletant les pages, l’illustre paraphe de M. Anatole France : je ne pus retenir une exclamation respectueuse. Sur quoi, mon Copte, avec une exquise négligence d’accent :

— En effet, c’est la signature d’Anatole France ! Je lui ai montré nos ruines. D’ailleurs, j’avais lu ses romans. C’est un bon écrivain !

L’imprévu de ce jugement littéraire, prononcé par un rustre de Karnak, me fit sourire. Mais celui-ci, se méprenant sur le sens de mon ironie et craignant de se compromettre, s’empressa de corriger :

— Oui !… un assez bon écrivain !

Sans doute, les propos d’un drogman à peine dégrossi et habitué à faire le loustic devant les touristes, ne prouvent pas grand’chose touchant la mentalité générale des Levantins instruits. Si je les rapporte néanmoins, c’est qu’ils symbolisent à merveille, sous une forme caricaturale, maints jugemens analogues formulés devant moi, avec la même désinvolture, par des Orientaux cultivés !

En insistant sur ces défauts, je n’ai nullement l’intention de ridiculiser des gens dont l’unique tort à nos yeux est, en somme, de ne pas nous ressembler. La critique peut d’ailleurs être facilement retournée contre nous, et nous nous y prêtons de bonne grâce. Je me borne aux défauts les plus superficiels et les plus apparens, à ceux qui nous indisposent tout de suite, dès que nous prenons contact avec les Levantins. Un négociant ou un industriel en rapport d’affaires avec eux allongerait certainement la liste et chargerait davantage ses griefs.

On reproche d’habitude à nos commercans de trop dédaigner le marché oriental et on oppose à leur inertie l’audace aventureuse des Allemands. Il est certain que les nôtres pèchent souvent par excès de timidité. Mais il est certain aussi que leur prudence est trop justifiée par les erremens commerciaux des Levantins. Nous autres Français, nous exigeons dans nos transactions une sécurité et une confiance réciproque qui, malheureusement, ne sont point traditionnelles en Orient. Un drapier de Beyrouth, avec qui je parlais de la pluie et du beau temps, éprouva tout à coup le besoin de me déclarer, et du ton le plus arrogant, qu’il avait coutume de faire honneur à sa signature. Des Grecs, à maintes reprises, me servirent des déclarations semblables. J’en conclus que la défiance française à l’égard de la probité levantine devait être bien forte et invétérée pour soulever de telles protestations.

Si les Juifs et les Chrétiens d’Orient nous déconcertent et nous éloignent par ces singularités de caractère, ils possèdent en revanche des qualités intellectuelles, qui, sans nous les rendre plus sympathiques, nous permettent au moins avec eux des rapports plus directs qu’avec les Musulmans. Et d’abord, ils sont très intelligens, non pas individuellement, mais en bloc. Il est rare de rencontrer parmi eux des non-valeurs absolues. Riches ou pauvres, illettrés ou instruits, un don commun les rapproche : la subtilité ou l’ingéniosité de l’esprit. Mais il faut bien s’entendre sur cette intelligence des Levantins. Elle est toute pratique et nullement spéculative, un peu comme celle de nos Juifs occidentaux : habileté, souplesse, assimilation rapide, utilisation du savoir et de l’expérience acquise par autrui, originalité ou invention à peu près nulle, tels en sont les traits distinctifs. C’est, en somme, une forme secondaire de l’intelligence, — celle qui devait tout naturellement s’épanouir en des races asservies. Chez ces races, en effet, l’esprit est d’abord une arme, un instrument de revanche contre la brutalité du maître. Forcément, elles recherchent moins le savoir proprement dit que le savoir-faire.

Quoi qu’il en soit, il convient de reconnaître et même de proclamer bien haut que ces Levantins, au rebours des Musulmans, ont un goût très vif pour l’étude, qu’ils sont avides d’instruction. Cela est vrai des Juifs, des Syriens, des Arméniens, voire des Coptes, autant que des Hellènes. L’élan de ceux-ci vers la culture est quelque chose d’inouï et d’admirable. Leur propagande pédagogique, encore stimulée par un ardent patriotisme, envahit les coins les plus reculés de l’Empire ottoman. Ils multiplient les collèges et Les écoles. Les Juifs se pressent dans les écoles fondées par l’Alliance israélite. Ils ne dédaignent même pas les établissemens catholiques et protestans. Les Syriens et les Coptes, — les Syriens principalement, — sont parmi les meilleurs sujets de nos Jésuites, de nos Lazaristes, de nos Frères de la Doctrine chrétienne, des missionnaires allemands, anglais et américains. Ils font honneur à leurs maîtres. Leur mémoire exercée les sert merveilleusement. Ils apprennent sans peine les langues étrangères, la glossolalie étant d’ailleurs séculaire en Orient (c’est une nécessité dans ces pays de passage, où les races les plus diverses ont toujours vécu côte à côte). Cette aptitude naturelle pour les langues, les Levantins la développent et la perfectionnent, grâce à nos méthodes scolaires. Ils se précipitent, avec un grand appétit, sur les programmes d’examens. Une dévorante ambition les aiguillonne : il s’agit pour eux de primer dans les concours, de fournir le plus fort contingent aux professions libérales ou aux administrations de l’État. Mais ces préoccupations utilitaires n’excluent pas, chez eux, une certaine considération désintéressée du savoir. Ils sentent et ils apprécient très bien la dignité de la culture intellectuelle. Et puis, chez beaucoup d’entre eux, — les Grecs et les Juifs, par exemple, — le travail de l’esprit est comme une tradition ancestrale dont ils sont fiers. Ces fils de marchands, de scribes, de commentateurs de la Loi sont, par excellence, les hommes de l’Écriture et du Livre.

La sécheresse, le tour pratique de l’intelligence s’allient fréquemment chez les Levantins avec une bonhomie superficielle, dont les Occidentaux sont aisément dupes. Je me hâte d’ajouter pourtant que, parmi ces Juifs et ces Chrétiens, comme partout ailleurs, les braves gens ne sont pas excessivement rares. Il y a un type de « bon Juif » et un type de « bon Syrien. » Enfin, ce sont, en général, des hôtes exemplaires, qui se piquent, autant que le Musulman, de remplir tous les devoirs envers l’étranger. Mais ces vertus altruistes, ils les exercent surtout entre eux. L’instinct de solidarité est prodigieux chez ces « rayas, » comme chez tous les peuples persécutés. Ils se soutiennent, s’entr’aident, se sacrifient à l’intérêt commun, avec une spontanéité, une générosité que nous ne connaissons pas, ou que nous ne connaissons plus. J’aurais à citer sur ce chapitre, une foule d’anecdotes, toutes plus belles ou plus touchantes les unes que les autres. J’aime mieux dire tout de suite combien cette charité mutuelle des Levantins est intelligente et avisée (toujours l’esprit pratique ! ). Elle ne se prodigue pas au hasard et sans discernement, comme il arrive trop souvent chez nous. Pour qu’un Chrétien ou un Juif oriental ait droit au secours de ses frères, il ne suffit pas seulement qu’il soit malheureux. L’aide qu’il obtient est proportionnée à son mérite et à sa valeur sociale. Tout individu qui représente une force, quelle qu’elle soit, est sûr d’être encouragé, appuyé, assisté pécuniairement par ses coreligionnaires. Un jeune homme d’avenir qui, par son labeur, peut accroître ou la richesse ou le prestige moral de la communauté, rencontre presque toujours des protecteurs empressés. Pour nous autres Européens, dont l’humanitarisme égalitaire a faussé le jugement et perverti le sens altruiste, je ne connais pas d’exemple plus édifiant que cette solidarité intelligente qui tient compte des aptitudes et qui s’applique surtout à favoriser les forces vives de la race. En cela, ces Orientaux sont dignes de tous les éloges. Dans un grand hôtel du Levant, fréquenté en majeure partie par des Hellènes, j’ai vu des jeunes filles du meilleur monde entreprendre une quête au bénéfice d’un étudiant pauvre qui ne pouvait pas achever ses études. Ailleurs, j’ai assisté à de véritables fêtes triomphales données par une colonie syrienne en l’honneur d’un compatriote qui venait de remporter un succès littéraire. Et l’on ne se bornait pas à régaler le triomphateur d’un banquet et à lui faire respirer l’encens de la louange : des dons en argent, des contributions volontaires précisaient le sens fraternel de cette manifestation.

Une solidarité aussi étroite que celle-là s’expliquerait malaisément sans l’étroitesse du lien religieux. Pour les Chrétiens et pour les Juifs orientaux, comme pour les Musulmans, il faut répéter encore, — et malgré certaines apparences contraires, — que la religion est tout. En forçant un peu la note, on pourrait même les taxer, eux aussi, de fanatisme. S’il est presque impossible de citer un Musulman qui se soit converti au christianisme, parce qu’il y risque sa vie, il est tout aussi impossible de citer un Juif ou un Hellène qui ait abandonné sa religion. Le directeur de l’Ecole Ratisbonne, à Jérusalem, — école fondée spécialement pour recueillir les jeunes Israélites convertis, — m’affirmait qu’en réalité on n’y opérait aucune conversion, attendu qu’un juif renégat serait immédiatement mis à mort par ses anciens coreligionnaires. Je ne sais si, pour les Hellènes, la sanction est aussi terrible, mais le fait est qu’ils ne se convertissent pas davantage et que l’abandon de l’orthodoxie par l’un d’eux serait considéré par les autres comme une infamie.

Cependant on objecte que les Coptes ne se montrent pas aussi réfractaires et que les missions américaines, à coups de dollars, en détournent un certain nombre vers le protestantisme. On signale en outre une propagande maçonnique, assez récente, parmi les chrétiens maronites. On prétend que les émigrés libanais revenus des Etats-Unis en seraient les agens clandestins. Mais, comme on me le disait à Beyrouth, si ce mouvement, encore à ses débuts, est anti-clérical, il n’est nullement antichrétien. Et, pour ce qui est des Coptes passés au protestantisme, il sied de les ranger dans la même catégorie que ces Chrétiens de Jérusalem, tourbe famélique qui fait de la conversion métier et marchandise.

En réalité, chaque communauté religieuse demeure très attachée à ses rites et à ses usages, sinon à ses croyances. On peut même admettre qu’une fidélité tout extérieure s’accommode parfaitement, chez les Levantins, d’une sorte de scepticisme analogue à la libre pensée occidentale. Ce scepticisme se rencontrerait aussi chez les gens du peuple. Quelqu’un me disait, à Constantinople : « Comment voulez-vous que la foi d’un pauvre diable résiste au spectacle de tant de religions concurrentes et qui se révèlent les unes aux autres sous leur aspect le plus agressif et le plus désobligeant ? Il y en a tellement, ici, des religions, qu’on ne sait plus à quel saint se vouer ! » De leur côté, les Chrétiens et les Juifs cultivés ne vous épargnent point les professions rationalistes. Cela n’empêche pas que, le dimanche, ou le samedi suivant, on retrouve ces mêmes gens à l’église ou à la synagogue. Ce médecin grec, qui vous a débité son credo matérialiste, suit fort dévotement la procession du vendredi-saint, nu-tête et un cierge à la main. Ce professeur juif, qui accuse les Jésuites d’être des pédagogues arriérés, explique la Thora devant ses coreligionnaires assemblés. Un scepticisme qui se manifeste si scrupuleux observateur des pratiques dévotes est, en vérité, bien particulier. Si c’est du cléricalisme, c’en est une espèce qui ne s’épanouit guère qu’en Orient, c’est-à-dire dans un milieu où, plus que partout ailleurs, la question religieuse se ramène à une question de race. Pratiquer y équivaut à faire acte de nationalisme. Tous ces peuples ou fractions de peuples noyés dans le débordement de l’islam, — Juifs, Coptes, Arméniens, Maronites ou Hellènes, — tous savent que, s’ils ont sauvé leur existence à travers les plus sanglantes persécutions, c’est à leur organisation religieuse qu’ils le doivent. En sera-t-il de même dans l’avenir ? Le lien religieux n’ira-t-il pas s’affaiblissant, à mesure que prévaudront les principes de tolérance et d’égalité civique des cultes, qui viennent d’être inscrits dans la nouvelle constitution de l’Empire ? Sans doute, les partis avancés travaillent à l’avènement de cet idéal purement laïque ; ils répètent d’ores et déjà qu’il n’y a plus ni Musulmans, ni Chrétiens, ni Juifs, mais seulement des Ottomans. Néanmoins, ces théories ne sont point encore descendues effectivement dans la coutume. Jusqu’à ce que les mœurs soient changées, le groupement religieux restera pour les « rayas » le meilleur moyen de concentration et le cadre le plus propice à une action commune. Quant aux Hellènes en particulier, il est évident que la réalisation de leur programme politique est lié au sort de l’Église grecque orthodoxe. Qu’on porte atteinte à l’orthodoxie[1], immédiatement les susceptibilités nationales entrent en jeu. Il est difficile alors de distinguer le Chrétien de l’Hellène. Où la foi commence-t-elle, où finit le patriotisme ? Sous la pression d’un danger immédiat ou d’une concurrence redoutable, toute distinction trop subtile s’abolit. L’incrédule ne fait plus la part du doute. Il rejoint, d’un bond, la foi du charbonnier, qui est élémentaire et simple comme l’instinct de conservation. Aujourd’hui encore, chez les Chrétiens et les Juifs orientaux, cet instinct-là, sous sa forme religieuse, est d’une puissance et d’une vitalité formidable.

À cause de l’intensité de ce zèle confessionnel, de leur solidarité si étroite, de leur activité commerciale, de leur énorme avance intellectuelle sur les Musulmans, — et en dépit de toutes les tares inhérentes à l’état servile, — chacun de ces groupes religieux représente une force considérable. Jusqu’ici, les fatalités historiques ont fait d’eux nos alliés contre leurs oppresseurs. Si l’heure de la réconciliation sincère avec leurs anciens ennemis est arrivée pour tous ces dissidens, — et personne n’oserait encore l’affirmer ! — ils n’en demeurent pas moins nos alliés dans notre œuvre civilisatrice, puisque c’est au nom des principes de notre civilisation qu’ils ont mené le bon combat pour leur liberté. Ces néo-civilisés n’ont rien qu’ils ne tiennent de nous. Seront-ils capables, plus que les Musulmans, d’ajouter à leurs emprunts, de faire, à leur tour, œuvre inventive et humainement bienfaisante ? A vrai dire, ils n’ont pas encore eu le temps d’y songer, et voici que, maintenant, une assez belle besogne d’organisation les attend, pour qu’avant de longues années, ils n’aient pas le loisir d’y songer davantage.


III

Cette esquisse générale convient aussi bien aux gens de la basse classe levantine qu’à ceux des classes supérieures. Je voudrais maintenant étudier de plus près les sujets de l’élite, et, en tâchant de les caractériser dans ce qu’ils ont de plus intéressant pour nous, faire passer tour à tour, sous les yeux du lecteur, le Jeune-Juif, le Jeune-Syrien et le Jeune-Hellène[2].

Notons-le d’abord : la condition des Israélites, en Orient, est encore fort misérable, souvent même inférieure à celle, si précaire, de la plèbe musulmane. Au point de vue matériel, comme au point de vue moral, ils restent très arriérés. Il sied donc de juger en toute indulgence ceux d’entre eux qui essaient de sortir de cet état semi-barbare, et, quelle que soit enfin la de plaisance de leurs défauts, ceux qui, franchement, se tournent vers la civilisation européenne et se piquent de marcher avec nous.

On se tromperait si l’on se formait une idée des Juifs orientaux d’après ceux qu’on rencontre en Turquie d’Europe, et spécialement d’après ceux de Salonique, lesquels représentent une véritable aristocratie parmi leurs autres coreligionnaires. Ceux-ci sont instruits, élevés à la française ou à l’allemande, très soucieux de se cultiver et d’améliorer leur sort. Les résultats de leur effort se manifestent déjà d’une façon frappante. Les Jeunes-Israélites qui sortent des écoles de Salonique ne diffèrent en rien des Jeunes-Hellènes commerçans, employés de banque ou de négoce. Soigneux de leur tenue, actifs, empressés, polyglottes et habiles parleurs, ils ont même extérieur, même allure, presque même physionomie que les Grecs. Le seul détail qui révèle leur origine, c’est l’emploi discret du castillan, la langue que leurs ancêtres fugitifs ont rapportée d’Espagne et qui est demeurée, en quelque sorte, leur idiome national. Mais cette transformation est de fraîche date. Elle ne remonte guère au-delà d’une génération. Il suffit de voir les pères ou les grands-pères de ces jeunes gens, pour s’en rendre compte. Vêtus d’un costume hybride, semi-européen, semi-oriental, malpropres, le regard torve, la mine circonspecte et effarouchée, ils offrent les stigmates non équivoques de leur long esclavage. Quand, réunis par bandes, ils s’en vont en pèlerinage à Jérusalem, on retrouve chez eux toute l’obstination et toute l’intransigeance de la race. Parqués dans un coin, sur le pont du bateau, grouillans sous leurs vieux tartans et leurs vieilles lévites, ils s’enfoncent dans la lecture de leurs livres de prières, avec un retranchement, un mutisme et une surdité si superbes qu’on sent bien que le reste du monde est aboli pour eux et que rien n’existe plus pour leurs oreilles, ni pour leurs yeux.

Ceux d’Asie Mineure et surtout de Palestine sont encore plus fermés. On dirait que leur fanatisme se réveille ou s’accroît à mesure qu’ils se rapprochent de leur patrie perdue. Ce qui contribue à l’exalter, c’est le contact des immigrans russes et polonais, hordes affolées de misère et de mysticisme, que les persécutions précipitent par milliers sur le sol asiatique. De ceux-là, il n’y a rien à faire. Ils sont butés et hostiles à toute innovation. Un instituteur israélite me disait qu’il existe chez eux un préjugé invincible à l’égard de l’enseignement moderne. Leurs enfans qui fréquenteraient une école de l’Alliance seraient, paraît-il, excommuniés. Autant le Juif méridional est ouvert, d’esprit libéral et accueillant à toutes les nouveautés, autant le Juif du Nord est réfractaire à tout ce qui n’est pas la pure tradition. C’est l’opposition qui se remarque chez nous entre l’Israélite allemand et l’Israélite portugais. Selon le même instituteur, il serait bien plus facile de recruter des élèves dans des bourgades perdues de la Tripolitaine ou du Maroc que d’attirer des Juifs russes ou polonais dans les écoles du Levant. Et ces petits sauvages d’Afrique auraient des cerveaux plus malléables et réceptifs que ces enfans d’Odessa ou de Varsovie, qui ont vécu pourtant dans des milieux civilisés.

Plus peut-être que l’influence des fanatiques, celle des ruines et des souvenirs bibliques conspire à entretenir le Juif oriental dans le culte de son passé et l’horreur du changement. Non seulement les pèlerins Israélites ou les immigrans qui séjournent ou s’établissent en Palestine se rejudaïsent en touchant la terre des ancêtres, mais l’âme dévote de Jérusalem rayonne et se diffuse à travers tous les pays voisins. C’est aussi que nulle contrée n’est plus suggestive que celle-là, plus fortement modelée et marquée par son histoire. Qu’on remonte seulement la vallée du Cédron et les premiers escarpemens du désert de Juda, on aura comme une révélation symbolique du farouche génie d’Israël. On induira du paysage visible au paysage intérieur qui hanta l’imagination du peuple de Dieu et qui le façonna pour toujours. Rien que des roches creuses, toutes blanches, d’une blancheur aveuglante de chaux, des pierres noires, brûlées, déchiquetées, émiettées par le soleil : des pistes semées de petits cailloux féroces, aiguisés comme des aiguilles ou des couteaux. Cette terre aride, anguleuse, tranchante et déchirante, ces couloirs calcaires qui vous emprisonnent et qui se resserrent de toutes parts autour de vous, c’est une lapidation perpétuelle de la vue et des sens. Israël a pris ici, avec l’idée du supplice dont il châtiait ses coupables, son attitude orgueilleuse d’isolement, sa sécheresse de pensée et sa dureté de cœur, — la blessante hostilité de son dédain.

Il est même certains centres où l’atmosphère juive se perpétue aussi opprimante qu’aux siècles messianiques. Sauf le costume moderne, le décor et les habitudes de la vie n’ont pas dû y changer beaucoup. Tibériade est un de ces centres-là. L’extraordinaire vitalité du judaïsme y saisit tout de suite l’attention : non pas que l’exaltation religieuse y soit plus ardente qu’ailleurs, mais parce que la ville est petite, que la population se compose, pour les deux tiers, de Juifs, et qu’enfin, dans cette Galilée qui fut la patrie du Christ, aux bords de ce lac de Génésareth où il prêcha, on est étonné du peu de place que tient son souvenir. Le pullulement hébreu offusque tout, dissipe la hantise des images évangéliques.

Il y a dix synagogues à Tibériade, et les sépultures juives envahissent la campagne environnante, escaladent les roches, dominent tout l’horizon de la mer galiléenne. Israël a ses piscines dans la banlieue, ses bains sulfureux, où, suivant une thérapeutique très ancienne, il vient soigner ses maladies séculaires. Parmi les gros cubes blanchâtres des nécropoles, se tapit la maison funéraire où il fait la toilette de ses morts. La dalle où on étend le cadavre, la fontaine où on puise l’eau pour le laver, s’aperçoivent du dehors par la fenêtre sans vitres. Et quand, le soir, au coucher du soleil, on erre sur les grèves du lac, on s’y croise avec d’étranges promeneurs : des adolescens aux joues trop roses, encadrées de longues papillotes blondes, coiffés de bonnets pointus et drapés dans des robes de peluche aux couleurs voyantes et chatoyantes. Ces cheveux bouclés, ces vêtemens archaïques, ces figures de chérubins en des chemins comme ceux-ci, où passèrent les Apôtres et le Maître lui-même, vous rejettent tout à coup vers des visions familières à la pensée chrétienne. Et puis aussitôt l’insolence des regards, le rictus sardonique des lèvres minces effacent l’illusion naissante : ce sont des Juifs polonais, des étudians en théologie. Car Tibériade est, aujourd’hui encore, une sorte d’université talmudique.

A Jérusalem, cette figuration hébraïque se remarque moins à cause de l’affluence continuelle des pèlerins occidentaux. Et pourtant, la Ville Sainte est redevenue à peu près juive. D’après les statistiques officielles, elle compterait environ 40 000 Israélites sur une population de 60 000 habitans. Mais ce chiffre est sûrement au-dessous de la vérité. On a dû négliger dans le recensement la population suburbaine, notamment celle des nouveaux quartiers qui s’étendent au nord, le long de la route de Jaffa. De ce côté, comme dans la partie sud de la vieille ville, l’élément juif est prépondérant. Les enseignes des boutiques vous en avertissent. Partout foisonnent les inscriptions en caractères hébreux ; les affiches collées aux murs sont également en hébreu. Il y a même des journaux rédigés en cette langue. On devine, à tous ces indices, une effervescence nationaliste plus ou moins artificielle, créée Sans doute et entretenue par les zélateurs européens du sionisme. Je ne sais si le terrain est bien favorable à l’exécution de leur programme. Le Juif, qui, en Palestine, plus que partout ailleurs, a le travail manuel en abomination, et surtout le travail de la terre, — le Juif ne fera jamais qu’un détestable colon. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, dans la colonie israélite de Jérusalem, la plèbe est en majorité, — une plèbe de mendians qui croupit dans un dénuement et une saleté effroyables. Ces miséreux ne vivent que d’aumônes envoyées par les communautés juives de l’univers entier. Les Russes et les Polonais se signalent, me dit-on, par leurs libéralités, espérant trouver dans l’intercession de ces pieux mendians un secours contre les rigueurs de la persécution tsariste. Ainsi payée pour débiter des prières, aigrie par le sentiment de son abjection, exaltée par le spectacle assidu des lieux saints, cette tourbe exagère, autant par conviction que par métier, la ferveur du piétisme national. Elle recrée, par sa seule présence, l’état d’esprit fanatique, qui fut celui de ses pères, au premier siècle de l’ère chrétienne.

Évidemment, cet esprit-là est particulier au milieu très spécial de Jérusalem. Mais, grâce aux pèlerinages, la contagion s’en fait sentir dans les régions limitrophes. En général, le Juif asiatique est rebelle à la culture européenne. Il veut bien lui emprunter ce qui est d’une utilité immédiate pour son trafic, — un rudiment d’instruction primaire, — mais il ne va guère au-delà. On conçoit dès lors l’espèce de courage qu’il faut à un Israélite oriental pour s’élever au-dessus des préjugés de ses coreligionnaires et se donner une éducation moderne. En cela, nous ne leur rendons pas assez justice. Quand ils étalent devant nous leur savoir, nous ne voyons dans ce mouvement d’amour-propre que pédantisme et fatuité. Il se peut qu’ils aient trop bonne opinion de leur mérite : en tout cas, ce mérite est réel.

Pour toutes ces raisons, le Jeune-Juif, — au sens intellectuel et laïque du mot, — est plutôt rare en Orient. Il existe cependant. Il se recrute dans les nombreuses écoles dont les moindres villes du Levant sont abondamment pourvues : écoles de l’Alliance israélite, écoles françaises, anglaises, italiennes ou américaines, écoles catholiques des Frères, ou collèges secondaires des Jésuites, des Franciscains et des Lazaristes. Il y apporte, avec son intelligence précoce, sa mémoire infatigable et sa faculté rapide d’assimilation, son robuste instinct pratique et son désir de primer. Apprendre, — apprendre au plus vite et avec le moins de frais possible, tel est, pour lui, le but très nettement précisé dès l’entrée. Un Jésuite me citait un mot ingénu de l’un d’eux, travailleur acharné qui, à force de persévérance et d’application, avait réussi à passer de troisième en rhétorique. Après l’examen de passage, le religieux le complimentait : « Eh bien ! Michel, vous voilà content d’avoir sauté une classe ! Qu’est-ce que vous allez dire à votre père, ce soir, en revenant à la maison ? — Je lui dirai : « Papa, je t’ai gagné, en une après-midi, vingt-cinq livres françaises ! » C’était, en effet, le prix de la demi-pension pour une année. — Bons calculateurs, ils sont aussi, dans toutes les autres matières, d’excellens élèves. Un peu comme nos Juifs d’Europe, il faut qu’ils remportent tous les prix, — même le prix d’instruction religieuse catholique. Il est d’usage, en effet, dans les établissemens congréganistes, que toutes les compositions, y compris celle en instruction religieuse, comptent pour le prix d’excellence. Le jeune Israélite studieux, qui ne veut pas perdre de points pour ce prix important, suit les cours de catéchisme avec ses camarades catholiques, compose avec eux et a la joie de les battre sur leur propre religion : là encore, ils sont premiers. Ils y mettent un acharnement et un sérieux, qui ne vont pas sans une pointe de malice et d’ironie. Forts de leurs succès, ils poussent au professeur des objections captieuses, qu’ils développent avec beaucoup de logique et, quelquefois même, un certain savoir. La prudence des religieux doit interrompre ces joutes de dialectique qui deviendraient facilement indécentes.

Certains de ces jeunes gens, — les plus riches ou les mieux doués, — ne se satisfont pas de l’instruction qui leur est offerte dans les écoles orientales. Ils viennent, pour la plupart, faire leurs études en France, soit dans nos Facultés, soit à l’Ecole Normale d’Auteuil : ce sont les futurs médecins, professeurs ou instituteurs. Ils s’habituent complètement, dans notre pays, à la vie européenne. Il arrive souvent qu’ils y prennent femme : ils épousent des Juives françaises, bientôt, les voici de retour dans leur milieu natal, avec des diplômes, une situation, un nouveau genre d’existence, plus moderne et plus raffiné, qui leur confèrent un réel prestige aux yeux de leurs coreligionnaires, tout en les éloignant d’eux. Quoiqu’on leur recommande de ne pas rompre en visière trop ouvertement avec les Juifs rétrogrades, de ménager leurs susceptibilités religieuses, ils sont presque toujours suspects aux dévots. Alors, avec leur désir bien naturel d’exercer une action sur leur entourage, ils sont obligés de se rejeter sur les non-Juifs, les Chrétiens et les Musulmans. Ils sollicitent de préférence ces derniers, comme étant moins cultivés et, partant, plus avides d’instruction. Sous l’ancien régime, ils endoctrinaient clandestinement tout ce qui aspirait à la ruine de l’absolutisme hamidien. Et ils y réussissaient fort bien, le Juif étant, dans tous les pays du monde, un merveilleux pédagogue révolutionnaire. C’est ainsi que l’élément israélite a coopéré à la révolution turque. L’un d’eux, qui, en ce temps-là, était instituteur à Bagdad, me disait qu’il avait groupé autour de lui un petit conciliabule de Jeunes-Turcs, envoyés, là-bas, en exil par le gouvernement de Stamboul. Il leur passait les journaux d’Europe qu’il recevait par la poste anglaise, leur prêtait des livres, dirigeait leur conscience politique. C’était enfin, sur les bords du Tigre, une manière de personnage.

Mais ils visent à quelque chose de plus effectif que cette influence purement intellectuelle. Dans une grande ville syrienne, on me parlait d’un Israélite qui s’était posé, parmi les Musulmans, en véritable puissance. Il ne se bornait pas à les attirer par de platoniques palabres sur la politique, il les tenait par l’argent. En sa qualité de directeur d’un orphelinat, il avait à sa disposition une caisse de secours et une caisse d’épargne. Les fonctionnaires turcs de l’endroit, gens toujours gênés et payés de quinze en quatorze, recouraient à lui, mystérieusement, pour des emprunts. Ceux qui étaient affiliés en secret à des comités révolutionnaires recevaient ainsi de lui à la fois la pâture de l’esprit et l’assistance matérielle. Cet homme triomphait. Il fallait voir les saluts qu’on lui prodiguait dans la rue, depuis le simple agent de police jusqu’au secrétaire du wali, et les clins d’yeux complices et les bonjours protecteurs qu’il échangeait avec ses disciples et ses obligés. Sa protection s’étendait plus loin. Un de nos compatriotes voulant visiter une mosquée strictement interdite aux Européens s’adressa inutilement au consul de France. Il allait y renoncer, lorsque notre Juif tout-puissant lui proposa son appui. Celui-ci leva tous les scrupules, introduisit le visiteur dans ce farouche sanctuaire, lui obtint même des gardiens l’accueil le plus courtois et le plus empressé. Il plaisantait avec eux, leur tapait sur l’épaule, déridait les plus vieux et les plus grincheux par des plaisanteries grasses : il était clair que ces bons imams avaient des raisons personnelles et pressantes de lui permettre ces privautés.

Lui témoignait-on, en retour de ses services, une reconnaissance sincère ou quelque sentiment qui ressemblât à de la sympathie ? Cela me paraît douteux. La prévention musulmane contre l’Israélite est toujours très forte, même chez ceux qui se servent de lui. Il faut avouer d’ailleurs que, malgré ses solides qualités, le Jeune-Juif n’est point aimable. Très infatué de soi, de sa race, de son instruction européenne, il est d’une outrecuidance et, souvent, d’une insolence, qui découragent les meilleures volontés. Plus que les autres Orientaux, il tranche sur toutes les questions, exhibe ou simule des connaissances encyclopédiques, dit son fait à nos gouvernans, au Tsar, à l’empereur d’Allemagne, au Pape lui-même. Il n’épargne personne, se mêle de tout. Comme les petits Juifs, qui, chez les Jésuites, essaient de coller le professeur de religion, celui-ci n’hésitera pas à discuter avec un archéologue ou un exégète de passage, spécialistes distingués ou célèbres, et il leur donne à entendre qu’ils ne comprennent rien à la question. Le pire, c’est sa manie de s’insinuer et d’imposer sa présence là où le tact le plus élémentaire devrait le dissuader de se montrer. Il se montre néanmoins, il envahit et s’étale, il répond d’un sourire victorieux aux mines les plus grises, aux réceptions les plus fraîches, et il reste quand même, — indélogeable par la force irréductible de son impudence.

Malgré ces vilains côtés, les Jeunes-Juifs méritent cependant que nous en fassions cas. Ils sont parmi les meilleurs éducateurs et les meilleurs propagateurs de la langue française, qui soient en Orient. Avec notre langue, propagent-ils aussi l’amour de la France ? Je voudrais en être plus sûr. Il est manifeste pourtant qu’ils répandent un certain nombre d’idées françaises, les idées révolutionnaires et anti-cléricales, bien entendu. Et encore doivent-ils distribuer cet enseignement à leurs coreligionnaires avec la plus extrême circonspection. Si affranchis qu’ils se prétendent de toute idée religieuse, ils sont obligés, non pas seulement d’observer une neutralité de bon ton, mais de se comporter comme des croyans. Leurs utopies humanitaires se réduisent, en dernière analyse, à leur vieille utopie nationale de domination universelle. Le point de vue de la raison, à leurs yeux, c’est le point de vue juif. Mais oublions cet égoïsme de race, ne considérons dans le Jeune-Israélite que les services qu’il rend à la France : quelles que soient donc ses arrière-pensées, il est certain que, dans les pays du Levant, il contribue pour sa part à l’illustration de la langue française et, par conséquent, dans une certaine mesure, au maintien de notre influence.


IV

Les Syriens et les Juifs sont deux peuples consanguins. Issus de la même souche sémitique, ils se ressemblent beaucoup ; ils ont à peu près les mêmes défauts et les mêmes qualités. Les uns et les autres ont su garder leur foi intacte pendant des siècles, en dépit de toutes les persécutions. Ils ont résisté aux Arabes comme aux Turcs, ont lutté avec une énergie admirable contre l’absorption musulmane. Et pourtant ils ne se sont jamais confondus : ils diffèrent peut-être autant qu’ils se ressemblent. En tout cas, le Syrien est bien plus près de nous que le Juif. A part quelques Turcs de la haute classe, je ne vois pas d’Oriental dont la mentalité soit plus voisine de la nôtre.

C’est aussi que nul pays d’Orient n’est plus pénétré et travaillé par l’esprit européen, — je devrais dire l’esprit catholique et français. Enfin, si l’Egypte se considère comme ta tête pensante de l’Islam méridional, la Syrie peut être considérée comme le centre intellectuel de la chrétienté orientale, avec Beyrouth pour capitale. Beyrouth est une ville savante autant qu’une ville de commerce et de transit. Ses deux universités rivales, — celle des Jésuites et celle de la Mission protestante américaine, — exercent un véritable magistère sur toutes les contrées environnantes ; leur attraction se fait sentir jusqu’en Egypte, et, à travers l’Anatolie, jusqu’à Constantinople. Les écoles abondent dans la région : écoles de toutes catégories depuis l’humble établissement primaire des Frères de la Doctrine chrétienne jusqu’aux fastueux collèges des Lazaristes, des Jésuites et des Franciscains. Il y va une sorte d’émulation internationale et interconfessionnelle pour cultiver l’intelligence naturellement vive des jeunes Syriens. »

Mais ce n’est pas seulement l’instruction qui les émancipe, c’est encore et surtout le frottement avec l’étranger. Les Syriens s’expatrient volontiers. Ils émigrent en masse, aussi bien les simples fellahs que les élèves des écoles et des Facultés. L’Amérique principalement fascine ces travailleurs pauvres. Il y a, maintenant, aux Etats-Unis des colonies syriennes très nombreuses, si nombreuses même qu’il a fallu leur envoyer des prêtres pour desservir leurs églises. Bientôt on verra, à New-York, un évêque maronite, s’il n’existe déjà. Ceux qui sont munis de diplômes ou qui ont, tant soit peu, l’instinct des affaires, s’abattent par nuées sur l’Egypte. Les administrations et les banques égyptiennes sont peuplées de Syriens, — et, naturellement, ils remplissent aussi les bureaux turcs. Lors de mon séjour à Beyrouth, tous les employés de la Banque ottomane étaient des chrétiens du pays. Ainsi répandus, mêlés à l’élément cosmopolite et cosmopolites eux-mêmes, dressés enfin à nos méthodes, les Syriens progressent à grands pas vers la complète assimilation européenne. (Un grand nombre de villages et de bourgs du Liban sont à peu près européens d’aspect.) Petit à petit, l’élite du pays élève jusqu’à elle les classes inférieures.

J’en eus la révélation immédiate, en débarquant à Beyrouth. La salle à manger de l’hôtel, où j’étais descendu, présentait, en ce moment-là, une telle variété de types locaux, qu’on y pouvait apprécier à la fois l’étendue et les étapes de la transformation accomplie dans les mœurs syriennes, depuis un quart de siècle. C’était au commencement de l’automne. Les indigènes de l’intérieur, qui étaient venus villégiaturer au bord de la mer, se croisaient là avec leurs compatriotes d’Egypte qui redescendaient de la montagne et qui attendaient le passage du bateau d’Alexandrie. Il y avait grande affluence autour de la table d’hôte. Je dévisageai les convives à loisir et je les classai, si je puis dire, par couches de civilisation…

D’abord les vieilles grand’mères qui ont conservé presque intégralement le costume national : les unes sèches et décharnées comme des sauterelles, brunes de peau et noires de cheveux ; les autres très grosses, ballonnées de graisse, le teint pâle, la taille lâche et débordante. Leur chevelure nattée en tresses minces pendille sur leurs épaules ; et, à la façon de nos Juives algériennes, elles portent sur la tête un mouchoir d’étoffe sombre qui leur recouvre le sommet du crâne, leur pince les tempes et retombe en double corne derrière la nuque. Celles-là, inutile de le dire, ne parlent ni le français, ni aucune langue européenne. Leur gosier rauque n’articule que l’arabe. Elles ignorent tous nos raffinemens de tenue et de civilité, s’accoudent sur la nappe, hésitent sur l’emploi du couteau ou de la fourchette, se traînent d’un fauteuil à l’autre et s’y affalent en des poses veules ou contraintes : si elles l’osaient, elles s’accroupiraient sur le tapis. De temps en temps elles allument des cigarettes et elles en secouent la cendre dans les assiettes et les soucoupes : d’une main lasse, elles chassent la fumée, — une main de sauvagesse, tatouée d’une croix à la naissance du pouce.

Entre ces braves aïeules et leurs filles, le contraste est déjà très marqué. Les filles sont des femmes de trente ou quarante ans. Elles ont été élevées chez des religieuses françaises ou italiennes ; elles s’expriment avec une correction suffisante dans la langue qu’on leur enseigna au couvent. Leur mise et leurs coiffures sont absolument européennes. Seulement, les Syriennes de Syrie, moins fortunées que les exotiques ou habillées par de moins bonnes faiseuses, se distinguent par la mesquinerie ou le mauvais goût de leurs toilettes. Au contraire, les Egyptiennes arborent les plus fastueux atours, des jupes et des blouses aux couleurs tapageuses. Leurs gorges ruissellent de bijoux vrais ou faux, et, à chacun de leurs gestes, elles dégagent des effluves de parfumeries vertigineuses. Les époux de ces dames sont également très parés et très parfumés. J’observe l’un d’eux qui est assis en face de moi. Son affectation d’anglomanie, le brillant hyperbolique qui resplendit à sa cravate, sa façon dédaigneuse d’encenser du menton sur la pointe de son faux-col trahissent assez l’insolence toute fraîche du parvenu. A chaque instant, il appelle une nourrice qui promène son poupon sur la terrasse, — une superbe nourrice toute fanfreluchée de guipures, tout auréolée d’épingles à boules de cuivre et qui fait énormément d’embarras. C’est la nourrice de son fils. Il en éblouit les autochtones. Au fond, il les méprise, et je l’entends qui coule à l’oreille de son voisin : « Que voulez-vous ! Ici, ils font de si petites affaires ! » Le cri du cœur est parti. Ces Syriens d’Egypte, enragés manieurs d’argent, ne songent qu’aux « affaires. » J’écoute leurs conversations. Toutes les phrases ne sont que des variations sur un thème identique : « Moi, je gagne cent livres par mois ! Un tel a gagné deux mille livres en une année ! » — On se croirait au Caire ou à Alexandrie, au Café de la Bourse !

Ainsi devisent les hommes mûrs. Voici, maintenant, la troisième couche, la génération des petits-fils et des petites-filles. Ce sont des adolescens ou de tout jeunes gens. Comme extérieur et comme allures, ils diffèrent à ce point de leurs grands-pères et de leurs grand’mères qu’ils semblent appartenir, non pas même à une autre catégorie sociale, mais à une autre race. Ma voisine, qui doit avoir entre seize et dix-huit ans, est une Alépine. (Elle porte d’ailleurs sur sa joue gauche le stigmate trop cruellement visible de son origine : la cicatrice profonde du fameux « bouton d’Alep, » ce bubon endémique qui contamine presque tous les indigènes.) Elle a commencé, me dit-elle, par suivre les cours des sœurs Saint-Joseph, qui tiennent un pensionnat dans sa ville natale ; puis elle a terminé ses études à Paris, chez les Dames de l’Assomption. C’est une jeune personne très bien élevée. Pas la moindre faute ni d’accent, ni de langage, ni de tenue ; rien dans sa toilette, — très élégante et très simple, — qui rappelle l’outrance levantine. Elle pourrait fort bien passer, à première vue, pour une petite provinciale française qui vient de sortir du couvent. Son frère, lui, n’a jamais quitté la Syrie. Elève des Franciscains d’Alep, il se prépare à entrer en rhétorique. De même que sa sœur est une parfaite couventine, il offre le type idéal du lycéen. Très préoccupé de sa chaussure et de sa coiffure, attentif à la bonne coupe de ses vestons, à la nuance de ses cravates, c’est aussi un amateur de sports, qui ne parle que de football, de tennis et d’équitation. Je le regarde manger, découper les mets sur son assiette. L’Anglais le plus féru de snobisme ne’ trouverait rien à reprendre à la correction de ses gestes.

Les autres jeunes Beyrouthins, qui garnissent la table, sont également bien mis, bien chaussés, bien coiffés, causeurs diserts, aimables même, légèrement obséquieux, et toujours pratiques. L’un d’eux, que j’interroge sur notre commensale, la jeune fille d’Alep, me répond : « Oui ! très jolie !… Et une dot de trois cent mille francs !… » C’est le fiancé, un garçon de moyenne bourgeoisie, employé dans un service public, mais d’une distinction à justifier les plus hautes espérances. Le seul reproche qu’on pourrait adresser à ces jouvenceaux, c’est d’être un peu trop pareils et de se ressembler comme Guy, Gontran et Gaston. Je les suis dans le hall de l’hôtel, où la plupart des dîneurs se sont réunis. On s’y comporte exactement comme dans nos hôtels européens : on y potine, on pianote, on feuillette des revues ou des journaux illustrés, quelques couples dansent. Tout ce monde paraît très avide de bruit, d’agitation et de plaisir, très soucieux de se produire et de parader. Malheureusement, les distractions sont rares en Syrie, comme les lieux où l’on s’amuse. Quand on n’a pas le moyen d’aller passer l’été à Biarritz ou dans le Tyrol, il faut bien s’accommoder de ce qu’on trouve dans le Liban. On s’y précipite d’ailleurs, faute de mieux. Chaque année, durant toute la saison chaude, 10 ou 15 000 Syriens d’Egypte villégiaturent dans les villages de la montagne. Ils s’entassent dans les hôtels de Burmana et d’Aïn-Sofar, des hôtels tout à fait à l’instar de ceux d’Europe et très chers, où l’on paie une livre par jour, où l’on a des salles de jeu, des tables de baccarat et de petits-chevaux, et où l’on dîne en plein air, aux sons d’un orchestre viennois ou napolitain. Les moins riches se bornent à louer une maison de paysan, dans quelque bourgade haut perchée, ventilée par la brise de mer, au milieu des pins du Liban, dont la bonne odeur réjouissait déjà l’Ecclésiaste. L’essentiel est qu’on puisse dire à ses connaissances, en rentrant au Caire, ou à Alexandrie : « J’arrive de la montagne ! » Arriver de la montagne est une élégance.

Telle est la façade que le Syrien vous présente d’abord. Frivolité, amour de la parade et du bluff, grand appétit de jouissance, tous ces instincts sont bien dans sa nature. Mais, de même qu’il ne faudrait pas s’illusionner sur son vernis européen (et, par exemple, être trop curieux de savoir comment les choses se passent dans les intérieurs de ces Orientaux si bien mis), de même aussi il ne faut pas que ces dehors de vanité nous induisent en erreur et nous fassent méconnaître les qualités très réelles qu’ils déguisent. Au fond de tout Syrien, il y a un ambitieux, un assoiffé de fortune et d’honneurs ; et il convient d’ajouter qu’en général, ces hommes possèdent toutes les vertus pratiques capables de servir leur ambition. Ils sont ce qui s’appelle des « gens très forts. »

Si combatifs et si positifs qu’ils se montrent, les Syriens cultivés nous séduisent néanmoins, nous autres Français, par une faculté assez peu commune chez les autres races levantines : le sens littéraire. Sans doute l’éducation française qu’ils ont reçue y est pour beaucoup. Au collège des Jésuites et des Lazaristes, ce sont nos vieilles et excellentes humanités classiques qui ont formé leur goût. Il me semble cependant que, chez eux, ce goût n’est pas seulement un produit de l’école : il est vraiment inné et traditionnel. Aujourd’hui encore, ils se piquent d’être les derniers héritiers de l’antique poésie arabe ; ils revendiquent le légendaire Antar comme une de leurs gloires nationales ; ils ont toujours leurs improvisateurs et leurs chansonniers populaires : et c’est peut-être dans la Syrie chrétienne qu’on rencontrerait les plus fins et les plus érudits connaisseurs en matière de vieille littérature islamique. Mais, désireux de glorifier toutes les formes de civilisation par où s’est manifesté le génie de leur pays, ils ne s’en tiennent pas à l’Islam. Ils remontent jusqu’à leurs obscures origines phéniciennes et ils commencent à s’en réclamer ; ils essaient de percer le mystère qui enveloppe cette période de leur histoire. Les deux auteurs français que j’ai le plus entendu louer en Syrie, c’est Flaubert et Renan. On devine pourquoi : Salammbô et la Mission de Phénicie restituent aux imaginations syriennes un peu du lointain passé qui leur est cher. Flaubert surtout, en symbolisant dans sa Carthage la suprême expansion de la puissance phénicienne, émeut les bacheliers de Beyrouth. J’ai déjà remarqué une prédilection semblable en Tunisie et en Algérie. Comme le quatrième livre de l’Enéide, à cause de l’épisode de Didon, était commenté passionnément par les rhéteurs africains, peut-être que le roman de Flaubert deviendra de plus en plus, pour la Jeune-Syrie, une sorte de poème national.

On sent bien que le patriotisme se mêle, d’une façon plus ou moins consciente, à cette ferveur littéraire. Les Syriens sont profondément patriotes. L’autonomie administrative dont jouissent les Maronites Libanais, ils voudraient qu’elle fût étendue à la Syrie tout entière. Là-dessus, Musulmans et Chrétiens sont d’accord. Tous n’aspirent qu’à secouer le joug de la bureaucratie ottomane. Mais voici que des projets plus hardis commencent à se dessiner. Las d’être constamment sacrifiés à l’intérêt de la faction qui détient le pouvoir central, — que ce soit l’ancienne camarilla d’Yldiz-Kiosk ou le Comité Union et Progrès, — ils formulent d’ores et déjà des vœux nettement séparatistes. On se constituerait en Etat autonome sous le protectorat d’une grande puissance. Les mots de « république » ou de « royaume arabe » sont prononcés plus ou moins ouvertement. On s’adjure, entre Chrétiens et Musulmans, d’oublier les vieilles haines pour s’unir contre l’ennemi commun, qui est le Turc ; au nom de leur parenté d’origine, ils prétendent oublier leurs inimitiés religieuses, et tout ce qui les divise dans le passé comme dans le présent. Malheureusement, le but paraît encore bien lointain, et la concorde nécessaire pour l’atteindre, bien difficile à obtenir entre des élémens de population dont les mentalités sont si différentes, — sans parler des difficultés diplomatiques à prévoir, des complications internationales. Mais, pour ne s’être dépensé jusqu’ici qu’en dissertations et en discours, le zèle patriotique de la Jeune-Syrie n’en est pas moins incontestable, il faut même ajouter : très ardent.

Toutes ces qualifiés et tous ces mérites se tempèrent de défauts très graves, défauts que les Syriens partagent avec les autres Levantins. Mais, quoi qu’on puisse leur reprocher, on doit convenir que, chez eux, les principes essentiels de moralité restent saufs. Autant que les Juifs, et peut-être plus que les Hellènes, ils ont le culte de la famille. Ils sont riches d’enfans et, en général, fidèles époux. Les femmes surtout sont exemplaires. Un religieux, confesseur infatigable, me disait, un jour, en me parlant d’elles : « Ce sont des saintes, monsieur !… de véritables saintes. La perfection de quelques-unes nous humilie, nous autres prêtres ! Ah ! celles-là ne songent pas à l’adultère ! » — Et le bon religieux me disait encore, avec une pointe de gaîté rabelaisienne : « Comment voulez-vous qu’elles y pensent ? Elles ont des maris si ponctuels et si difficiles à contenter !… »

Par-delà ces vertus bourgeoises, il y a, chez le Syrien de l’élite, une sentimentalité particulière, malaisée à définir avec des mots français, et qui lui poétise singulièrement l’amour, même conjugal. C’est un déconcertant mélange de chasteté et d’emportement sensuel, un lyrisme tantôt platonique et tantôt voluptueux qui s’exprime par les paroles de l’extase et de l’adoration, au point que le Bien-aimé et la Bien-aimée finissent par s’évanouir et se confondre avec l’Amour divin, comme dans le Cantique des cantiques. Mais plutôt que de risquer une définition inexacte et incomplète, je préfère renvoyer le lecteur au roman[3] que vient de publier M. Chékri Ganem, l’un des plus distingués écrivains que nous ait donnés la Syrie. En même temps que son livre inflige un victorieux démenti à nos ridicules préjugés sur la couleur locale orientale, il contient une étude copieuse et très fouillée d’un de ces cas de sentimentalité, que, seul, un homme de sa race pouvait traduire et transposer dans notre langue.

L’auteur nous y raconte l’histoire d’une petite danseuse israélite, sœur adultérine d’un Chrétien qui, sans soupçonner, d’abord, le lien du sang qui les unit, en est éperdument amoureux. On sent tout de suite ce qu’il y a d’inquiétant dans un tel sujet : ce frère qui est aussi un amant, cette sœur qui, même avertie, continue à aimer le fils de son père et qui l’aime avec désespoir jusqu’à en devenir folle, voilà des héros comme le romantisme lui-même s’en est rarement permis chez nous. Remarquer cela, c’est toucher du doigt une des anomalies les plus curieuses de l’âme syrienne. Ces exaltés d’amour sont fréquemment des déséquilibrés. Il arrive d’ailleurs que l’amour n’y soit pour rien. Comme il y a une névrose juive, il y a une névrose syrienne, qui procède des mêmes causes. Surmenage d’activité, tension excessive des nerfs, contact déprimant ou trop brusque avec une civilisation nouvelle, tares physiologiques ou morales produites par l’atavisme de la misère et de l’esclavage, tout cela contribue à former des tempéramens qui ne sont pas très sains. Le frein de la croyance religieuse ou d’une foi quelconque étant supprimé, ce sont des victimes toutes désignées pour l’anarchisme intellectuel, la débauche et la démence. Autrefois, dans la Rome impériale, la corruption syrienne était célèbre. De toutes les contagions de la monstrueuse Asie, c’était celle qu’on y redoutait le plus. Aujourd’hui encore, le Syrien riche et désœuvré qui se lance dans les milieux cosmopolites européens, ne semble pas une bien bonne recrue pour la civilisation.

Mais n’empiétons pas sur l’avenir. Tel qu’il est présentement, — avec son intelligence, sa culture, sa fièvre de labeur et d’ambition, — le Syrien de l’élite est peut-être le plus brillant représentant, en tout cas, l’une des meilleures forces de l’Orient moderne. L’attachement qu’il professe pour notre pays achève de nous le rendre sympathique. Oui, en Syrie, on aime la France, et cela du haut en bas de l’échelle, dans toutes les classes de la population chrétienne. Il est vrai que nous leur avons rendu assez de services pour mériter un peu de leur reconnaissance. Sans parler des écoles que nous subventionnons chez eux depuis si longtemps, ils se souviennent toujours de notre intervention en 1860. Lorsque l’empereur Guillaume II débarqua à Beyrouth, il y fut très froidement accueilli : sur un mot d’ordre mystérieusement propagé, les villages du Liban s’abstinrent de pavoiser et d’illuminer en son honneur. Je ne connais rien de plus touchant et de plus réconfortant pour nous que cette fidélité des cœurs syriens. Une vieille femme du pays, qui me parlait de la France, me disait : « Nous avons pleuré, monsieur, en 1870, quand nous avons appris que les Allemands étaient chez vous. Vos soldats que nous avions vus si braves… ah ! nous ne pouvions pas croire !… » Même maintenant, malgré la diminution de notre prestige et notre politique d’abstention et d’effacement, malgré l’écho fâcheux de nos querelles religieuses, les choses de France continuent à passionner les Chrétiens de Syrie. Dans une bourgade perdue de la Bekka, alors que, depuis des semaines, je n’avais reçu un journal français, un commerçant de Damas m’apprit le renversement du ministère Combes. Et ce brave homme discutait les chances du ministère Clemenceau avec le même intérêt qu’il eût apporté dans une affaire toute personnelle. En réalité, c’est toujours vers la France que les patriotes de là-bas tournent leurs regards. Ils sont tellement habitués à ce que nous venions à leur secours ! Mais ces beaux rêves d’autonomie paraissent encore bien loin de leur réalisation. L’important, pour nous, c’est de ne pas oublier que, dans ce petit coin de terre, nous avons des cliens qui se souviennent, et des amis qui brûlent d’agir.


V

Entre Syriens et Juifs, il y a le lien de la race : entre Juifs et Hellènes, il y a de saisissantes affinités de caractère. Par leur génie commercial, leur maîtrise financière, l’espèce de fascination qu’ils exercent sur l’argent, leur labeur opiniâtre et leur économie, leur faculté d’envahissement et d’ubiquité, ils sont les uns pour les autres des rivaux redoutables. En général, le Grec tue le Juif. Dans les petits centres, où le négoce est aux mains des Hellènes, le Juif n’arrive pas à s’implanter. Et, de même que le Juif oriental ne conçoit guère la culture désintéressée, de même aussi le Grec n’a que par exception le sens littéraire ou l’esprit scientifique. Ces hommes positifs conservent sans doute un respect traditionnel pour le savoir ; mais ils ne le pratiquent que dans un dessein utilitaire et ils laissent à de moins occupés le soin de l’accroître et de le cultiver pour lui-même.

Bien plus que le Juif, que le Syrien et l’Arménien, le Grec est partout en Orient. On ne voit que lui, il éclipse jusqu’au Musulman, qui est, de beaucoup, plus nombreux. C’est qu’il force et accapare toute l’attention par l’omniprésence de son activité. Les enseignes de ses boutiques vous accrochent l’œil ; ses cafés vous happent au passage ; ses docks et ses usines vous barrent le chemin, et il faut bien descendre dans ses hôtels ou dans ses gargotes. On peut dire que, virtuellement, l’Empire byzantin existe toujours. Des bords de la Mer-Noire aux ultimes cataractes du Nil, d’Odessa à Kartoum, en passant par l’Anatolie, la Syrie et la Palestine, partout le Grec est embusqué dans quelque coin, comme pour rappeler qu’il fut le maître, qu’il n’a rien abdiqué de ses droits et qu’il est encore bien vivant. Et je ne parle ici que de l’Orient, car l’Hellène déborde sur l’univers entier. Il n’est nullement paradoxal de soutenir que le Grec se rencontre dans tous les pays du monde, sauf en Grèce. Si l’on traverse le Péloponnèse, on y trouvera des villages entiers qui sont complètement déserts. Volets tirés et portes closes, il n’y a plus que des poules dans les rues : les habitans se sont embarqués en masse pour l’Amérique ou pour le Transvaal.

Mais c’est dans les grandes villes orientales surtout qu’on sentira l’intensité du grouillement hellénique : à Stamboul, dans les quartiers voisins de Sainte-Sophie, au Phanar, à Galata et à Péra où ils tiennent à peu près tout le négoce ; à Smyrne, où ils sont chez eux, où ils étalent leurs somptueuses villas, où les silhouettes classiques de l’Hermès d’Andros et de l’Ephèbe d’Anticythère peuplent les jardins et les vestibules ; à Jérusalem, où ils écrasent les Latins de leur richesse et de leur nombre ; à Alexandrie, qu’ils ont presque reconquise et qui se prépare à élever une statue à son fondateur macédonien ; au Caire enfin, où ils règnent sur les banques, les épices et les tabacs. Pour s’imprégner tout à fait d’atmosphère hellénique, qu’on aille rôder, un dimanche, du côté de Choubra, la « Grenouillère » cairote. Tout y est grec : cafés, restaurans, concerts et théâtres, public, serveurs et acteurs, tout jusqu’à la « gommeuse parisienne » qui va détailler son couplet, entre « Mlle Mirko » et « Mlle Eva, » équilibristes viennoises et Grecques authentiques. L’étonnant, ce sont les affiches et les programmes, rédigés dans la plus pure langue académique. La troupe s’y appelle « le thiase, » et les entrechats de ces demoiselles s’intitulent « les chœurs. »… Le thiase, les chœurs ! on rêve aux Dionysiaques, on supprime le présent, on saute par-dessus les siècles, et, avec un peu d’imagination et beaucoup de complaisance, on croit retrouver dans cette bruyante Choubra, mollement étendue sur une des rives du Nil, une image affaiblie de l’antique et voluptueuse Canope.

Le type humain moderne qui pouvait se développer dans ce milieu très spécial, on l’a décrit assez souvent et moi-même, en esquissant un portrait du Levantin, j’ai suffisamment pensé à l’Hellène, pour qu’il soit inutile d’y revenir. Il est cependant un trait du caractère hellénique, qu’on ne saurait trop mettre en lumière : c’est la force exceptionnelle du patriotisme. Le Grec est, à coup sûr, le plus intransigeant de tous les nationalistes orientaux, le plus convaincu de la grandeur et de l’avenir de sa race.

En arrivant à Athènes, ou dans telle autre grande ville levantine, demandez seulement le Bottin hellénique, et vous serez immédiatement édifié sur la vitalité de l’hellénisme et l’étendue de ses ambitions. Ce Bottin se divise en deux parties : l’une rédigée en français et l’autre, en grec. La partie française est d’une sécheresse et d’une insignifiance tout officielle. Mais qu’on déchiffre seulement les premières lignes de la partie grecque, et l’on apprendra que le royaume hellénique actuel n’est qu’une faible partie de la Grèce véritable, la Grèce non rachetée, qui comprend les territoires, les mers et les îles de l’ancien empire byzantin, et dont la capitale réelle n’est pas Athènes, mais Constantinople. Stamboul, la Ville des villes, demeure toujours, pour le Grec, le siège de l’Autocrator invisible, de Celui qui viendra, qui ne peut pas manquer de venir, pour rétablir son peuple dans son héritage. L’obsession de cette idée fixe se trahit par une foule d’indices, tous plus suggestifs les uns que les autres. Constantinople et Constantin Paléologue, le dernier des empereurs, hantent jusqu’aux imaginations de la foule. Regardez les plaques des rues, les chromos et les imageries enfantines qui s’étalent le long des murs et dans les kiosques de journaux, parcourez les brochures populaires qui s’y débitent, vous y retrouverez perpétuellement les mêmes noms, les mêmes allusions et les mêmes souvenirs. Entrez dans un théâtre de carrefour, il y aura beaucoup de chance pour qu’on y donne, ce soir-là, la Prise de Constantinople, à moins que ce ne soit l’Abdication du roi Othon ou la Mort de Paul Mélas. A Constantinople même et dans l’Empire ottoman, ces manifestations patriotiques ne sont pas possibles comme en Grèce ; mais le nationalisme, pour être caché au fond des cœurs, n’en est que plus ardent. Le mardi, jour de la prise de Stamboul par les Turcs, est encore maintenant un jour de deuil pour les Hellènes. Il est entendu que, ce jour-là, les domestiques ne travaillent pas, en signe de douleur patriotique : ce qui fait le désespoir des dames européennes qui emploient des cuisinières grecques.

En quoi consiste le programme et quelle est, au juste, la portée pratique de cet hellénisme, en tant que formule d’expansion nationale, c’est ce qu’il est bien difficile de préciser. Comme celles des Jeunes-Syriens, les espérances des Jeunes-Hellènes sont soumises à des conditions si nombreuses, elles dépendent d’éventualités si peu probables ou si lointaines, qu’on serait tenté de les reléguer dans la région des chimères. Ce qu’il y a de certain, c’est que, dans ces pays mixtes de l’Empire ottoman, où ils ne seront jamais en majorité, les Hellènes peuvent espérer sinon une prépondérance politique, du moins une influence proportionnée à leur richesse, à leur activité et à leur culture. Les plus avisés et les plus prudens semblent limiter leur rêve pan-helléniste à ce résultat déjà très beau. C’est en ce sens qu’ils travaillent. L’actuel royaume de Grèce étant le meilleur foyer de l’hellénisme, il importe d’accroître le plus possible la puissance de ce foyer et son intensité de rayonnement. Les Grecs fortunés ou cultivés s’y emploient avec un zèle et un dévouement qui réclament toute notre admiration. Je ne connais rien de plus touchant et même de plus héroïque que l’effort persévérant de ce petit peuple, qui non seulement ne veut pas mourir, mais qui tient à s’affirmer en face du monde comme l’héritier et le continuateur d’une grande nation.

Sitôt enrichis, ils se révèlent les plus fastueux des Mécènes ; quand, à Londres, à New-York, à Marseille ou à Paris, ils ont drainé vers leurs coffres l’or de l’étranger, immédiatement ils songent aux besoins de la Patrie hellénique. Tel banquier lui offrira le cadeau d’un canon ou d’un cuirassé ; tel autre fera construire une route à ses frais, percer un boulevard, élever un musée, un monument public. Ils se disputent l’honneur de contribuer de leurs deniers à une œuvre quelconque d’utilité ou d’embellissement. Ces bienfaiteurs nationaux, — ces Evergètes, comme on les appelle, — sont connus et célèbres dans tout l’Orient. Mais ils ne le sont pas assez en France, où nous aurions profit à méditer leur exemple. Ce que nous ignorons trop surtout, c’est l’énergie et l’ampleur de leur propagande scolaire, comme aussi l’importance nationale de l’Église grecque orthodoxe. Le prêtre et le maître d’école sont les meilleurs agens de l’hellénisme. L’unité du culte et de la langue liturgique entretiennent, à travers tout l’Empire ottoman, le sentiment de l’unité hellénique ; et, d’autre part, l’école fournit au patriotisme instinctif des masses des raisons conscientes de s’exalter. Enfin, l’enseignement des langues étrangères assure au jeune Grec une supériorité pratique évidente, dans cet Orient où la glossolalie a toujours été un instrument de fortune ou de domination.

Ainsi se répand et s’enracine, même dans les couches inférieures de la population, cette idée que l’instruction mène à tout, et qu’elle est, pour un bon Hellène, le premier des devoirs après la fidélité religieuse. Je me souviens d’avoir rencontré, dans un hôtel de la Haute-Egypte, un pauvre diable de Chiote, qui remplissait les fonctions de portier. Constamment je le voyais plongé dans des livres. Ayant appris le français presque tout seul, il s’exténuait sur la grammaire anglaise ; et, en manière de distraction, il dévorait l’Histoire de Kolokotroni, ou le Juif-Errant d’Eugène Sue. L’une de ces lectures fouettait son patriotisme, et l’autre ragaillardissait sa haine contre les Latins de robe longue.

Cependant, des observateurs moroses se montrent peu touchés de si méritoires efforts. « A quoi sert, disent-ils, ce beau patriotisme, du moment qu’il reste pacifique ? Les Grecs ne sont point belliqueux, ou, s’ils le deviennent, il leur en cuit. Dès lors, cette vaine agitation nationaliste est la plus dangereuse des folies. Il n’y a, au fond de tout cela, que jactance, sotte imitation de certains chauvinismes européens : en définitive, ce ne peut pas être sérieux. L’Hellène a très fortement le culte de la race, il n’a pas celui de la patrie, au sens où nous l’entendons. Prompt à remplir tous les devoirs de solidarité envers ses frères, il est incapable de s’imposer les sacrifices qu’exigent le maintien et le développement d’une nation moderne. Pour lui, l’existence de la Patrie n’est pas liée à la possession d’un morceau de territoire, elle est partout où il y a des Hellènes. »

Sans doute, ces critiques ont raison. Il en est peut-être ainsi, en temps ordinaire. Mais, au moindre danger, l’instinct de solidarité s’élève, chez ces peuples, jusqu’au patriotisme véritable et se confond avec lui. Alors, la conscience d’un devoir non plus individuel, mais collectif envers une société à la fois réelle et idéale, qui est la Patrie, se précise dans la masse. Au moment des massacres de Burgas et d’Anchialo, j’ai assisté, dans le Péloponnèse, à une manifestation de ce genre, qui me laissa une impression profonde. Je venais d’arriver à Tripoli. La veille, les journaux d’Athènes avaient apporté la nouvelle des atrocités bulgares. On décida qu’un meeting de protestation aurait lieu le lendemain.

Ce jour-là, dès une heure de l’après-midi, les cloches commencèrent à sonner le glas. A cinq heures, la Place de la Constitution était envahie par les habitans de la ville et les paysans des environs. Pas un cri dans toute cette foule. Une consternation muette. Mais si les lèvres se taisaient, les yeux parlaient. La flamme sombre des regards révélait la fureur et l’indignation qui brûlaient les cœurs… Le branle des cloches s’arrêta, le portail de la cathédrale s’ouvrit à deux battans, et l’archevêque entouré de son clergé s’avança sur le parvis. Les cierges, les bannières et les croix se rangèrent en cercle autour du drapeau national cravaté de noir. On commença par des prières qui furent écoutées nu-tête, puis le prélat prononça l’oraison funèbre des victimes. Ensuite, un laïque lui succéda. L’archevêque était toujours là avec son clergé. Par le portail ouvert de la métropole, on distinguait les dorures de l’inconostase qui luisait vaguement dans la pénombre du sanctuaire. C’était d’une simplicité émouvante et grandiose. L’orateur parlait, et chacune de ses phrases empruntait une solennité étrange de ce cadre et de ce décor religieux. La scène était à la fois populaire et sacrée. Tous les symboles qui pouvaient agir sur des âmes helléniques ajoutaient leur persuasion aux paroles de l’invective : la Croix et le Drapeau, le Royaume et l’Eglise semblaient adjurer l’assemblée et requérir sa vengeance… Puis, les glas reprirent, la foule s’écoula, toujours silencieuse et recueillie, tandis que de jeunes séminaristes couraient au télégraphe pour transmettre à la presse le compte rendu de la cérémonie.

Plus tard, des amis à qui je racontais cette manifestation, me répondirent : « Oui ! voilà tout ce qu’ils savent faire ! Ils se précipitent au télégraphe, au lieu de voler au secours de ceux qu’on assassine ! » — Mais d’abord, les représailles étaient impossibles aux malheureux Hellènes. Quand on n’est pas le plus fort, il faut bien ronger son frein sans rien dire. Et, — pour en revenir à une comparaison, qui me paraît juste, entre l’Hellène et le Juif, — il est certain que leur patriotisme tout intérieur est une force peut-être plus redoutable, en tout cas aussi efficace, à la longue, que notre patriotisme plus démonstratif. Les uns et les autres se fient davantage à la ruse et à l’obstination patiente qu’à la violence et aux explosions tumultueuses du sentiment national. Il semble que la pensée intime du Grec soit celle-ci : « A quoi bon des armées et des flottes, une administration, une hiérarchie et une discipline ? Nous sommes toujours sûrs de vaincre par la souplesse et l’opiniâtreté de notre intelligence ! »

Cette haine de la discipline, cette tendance secrète à l’anarchie, c’est la tare du nationalisme hellénique. Le Grec est un individualiste effréné, ce qui ne l’empêche pas, quand il le faut, de se dévouer à la cause commune. On dirait même que l’excès de son individualisme ne sert qu’à corriger l’excès de son nationalisme. Divisé contre lui-même, il est l’homme des coteries, des clans, des querelles de clocher. Les sentimens qu’il professe à l’égard de ses compatriotes nous donnent la mesure de son amour pour l’étranger, — pour les Puissances, ces tutélaires Puissances européennes qui, lambeaux par lambeaux, lui ont reconstitué une patrie. Nous autres, nous sommes philhellènes, et certains d’entre les Grecs se piquent d’être philoxènes. Mais ne demandons pas trop à la nature humaine. S’il est naturel d’aimer les gens en raison des services qu’ils nous rendent, il est aussi très humain de limiter sa reconnaissance à la durée de ces services. Sans doute, les caractères et les choses ont bien changé depuis l’époque byzantine. Et cependant il est possible d’y trouver plus d’une analogie avec l’époque contemporaine. Lorsque l’Autocrator de Constantinople était envahi ou menacé par les Arabes ou les Bulgares, il appelait les Francs à son aide. Le danger passé, et ces auxiliaires barbares devenant encombrans, il s’en débarrassait en les faisant décimer par ses ennemis de la veille. Toutes proportions gardées, l’opinion hellénique procède encore de la même manière à l’égard de l’étranger, de l’homme d’Occident qui n’est jamais que l’allié éphémère de l’Oriental. Quel qu’il soit, — Anglais, Allemand ou Français, — dès qu’il n’est plus utile, il a cessé de plaire.


VI

Et ainsi, pour les Hellènes, comme pour les Syriens et les Juifs, nous aboutissons à une conclusion identique : l’égoïsme de race prime chez eux tous les autres instincts. Si la supériorité intellectuelle, commerciale et pratique suffisait pour assurer à un peuple l’hégémonie, ces élites de dissidens orientaux devraient commander à tout l’Orient, d’autant qu’ils sont presque égaux en nombre aux Musulmans. Mais rien ne supplée au caractère, ni même à la générosité du sang. La bravoure du Turc et de l’Arabe l’emporte, en fin de compte, sur toutes les ressources de la ruse et de l’ingéniosité. Ensuite, ces « rayas » représentent des forces, sinon toujours hostiles, du moins divergentes. Chaque race ou chaque communauté poursuit à l’écart son idéal particulier, qui finit par s’opposer à celui du voisin. Jusqu’ici la suprême habileté de leur Maître a été de les exciter les uns, contre les autres et de les affaiblir en les divisant. Aujourd’hui, le progrès des mœurs et des idées va-t-il leur permettre de s’unir en vue d’un intérêt commun ? Malheureusement, la culture qu’ils ont reçue ne fait que leur révéler davantage l’hostilité foncière de leurs aspirations, leurs contrariétés d’esprit et de tempérament, — tout ce qui les sépare. Les Jeunes-Turcs, qui avaient manifesté l’intention généreuse d’opérer la fusion, seront-ils capables de mener à bien une pareille tâche ? Nationalistes convaincus, — et Turcs avant tout, — ils ne peuvent que se heurter contre les autres races ou partis nationalistes de l’Empire. En outre, rendus suspects aux dévots par leur condescendance aux idées européennes, ils sont obligés en quelque sorte, pour se racheter de cette faiblesse, d’exagérer encore leur exclusivisme de patriotes. Que sortira-t-il d’une situation aussi embrouillée et aussi dangereuse ? Bien fin qui le devinera. Jamais, en Orient, la mêlée des peuples et des religions n’a été plus âpre, ni l’avenir plus incertain. Jamais enfin ne s’est fait sentir plus clairement la nécessité d’un pouvoir central à la fois équitable et fort, sinon pour nous mettre d’accord, du moins pour tenir en respect des gens qui s’exècrent et qui ne cherchent que l’occasion de s’entre-manger.


LOUIS BERTRAND.

  1. On l’a bien vu récemment, à Athènes, lors de l’Affaire des Évangiles.
  2. Il va de soi que le Jeune-Arménien revendique une place honorable parmi ses émules orientaux ; mais je n’ai pas eu le loisir d’observer un assez grand nombre d’Arméniens pour risquer un portrait d’ensemble. Quant aux Coptes, — dans la mesure où ils s’associent au mouvement intellectuel moderne, — je ne vois rien à en dire qui ne s’applique également aux Jeunes-Égyptiens.
  3. Da’ad, Paris, Eugène Fasquelle, 1908.