Les Élections de 1868 en Angleterre et la retraite du ministère Tory

LES
ELECTIONS DE 1868
EN ANGLETERRE

Le parlement élu en 1865 n’a fourni qu’une courte existence de trois années, et pourtant il vivra dans l’histoire : c’est à lui qu’on doit la réforme électorale. Ses destinées ont été plus grandes que ses intentions : issu lui-même d’un suffrage beaucoup trop restreint, il fallut la pression du dehors pour qu’il consentît à résoudre un problème longtemps éludé par la timide sagesse de lord Palmerston. Est-il besoin de rappeler comment, la majorité libérale s’étant dissoute dans la discussion d’un premier reform bill, les conservateurs entrèrent au pouvoir ? On vit alors un phénomène assez rare dans les annales parlementaires de la Grande-Bretagne, un ministère sans majorité conduisant à travers les obstacles les plus divers et les plus sérieux une entreprise dans laquelle des cabinets entourés du nombre et de la force morale avaient échoué. Certes il fallut à M. Disraeli toute son audace d’homme d’état pour accepter cette situation difficile, et tout son talent pour s’en tirer avec honneur. Le parti conservateur était décidé à vaincre, dût-il s’ensevelir lui-même dans son triomphe. Le succès parut couronner ses efforts : le reform act, quoique amendé par le concours de toutes les influences, avait été voté sous un ministère tory. A peine se dissipa la fumée des illusions que tout le monde vit néanmoins très clair dans la lutte des partis : le gouvernement, dominé par l’opposition, ne vivait qu’à la condition de servir les intérêts de ses adversaires. C’était un pouvoir sans base, flottant un peu au hasard, ne se soutenant au jour le jour que par des concessions. D’éphémères victoires attestaient bien l’habileté du chef, mais sans masquer la faiblesse du corps d’armée. Si telle était dans les chambres ’ la position du ministère, combien elle apparaissait encore plus chancelante en présence de la nation anglaise !

M. Disraeli, tout en arrachant aux siens une mesure populaire, n’avait conquis ni pour son parti ni pour lui-même la popularité. Le reform act, quoique très libéral au fond, était bien loin de désarmer la défiance des masses envers une administration de conservateurs. M. Gladstone au contraire, en perdant le pouvoir, avait gagné le pays. Un instant obscurci dans le monde officiel par le nuage dont la défection et l’insuccès couvrent les hommes d’état, il avait d’un autre côté étendu son influence sur les esprits militans. Son nom était devenu un drapeau qu’agitaient dans tous les meetings les orateurs de la classe moyenne, et autour duquel les ouvriers se rangeaient avec enthousiasme. Chef de l’opposition et armé de toutes pièces, que fallait-il pour lui redonner la majorité dans l’enceinte même du parlement ? Une occasion. C’est ce qui manque le moins aux hommes d’état. Le ministère tory croyait avoir doublé le cap des tempêtes en sortant avec bonheur des difficultés de la réforme électorale, et voilà que tout à coup M. Disraeli rencontre devant lui un autre promontoire sur lequel se dressait une question bien autrement formidable, celle de l’église protestante en Irlande. Toute l’expérience du pilote ne pouvait rien cette fois contre l’obstacle. A force de tact, de ménagemens, il avait naguère obtenu de ses partisans le sacrifice d’antiques préjugés ; mais leur demander la séparation de l’église et de l’état, qui pouvait faire un pareil rêve ? Le disestablishment était un défi en règle jeté au chef du cabinet conservateur et il L’accepta, avec cette assurance. Qui le caractérise. Du premier coup d’œil, Je ministère, put néanmoins mesurer l’étendue du danger, qui le menaçait. Quelques transfuges du camp libéral qui étaient passés à l’ennemi dans un moment d’irritation ou de faiblesse se trouvaient chaque jour ramenés vers, M. Gladstone par la force des choses, et la toute-puissance de l’opinion publique. On sait quelle fut l’issue de la lutte, et comment M. Disraeli se vit contraint ou d’abandonner le pouvoir, ou d’en appeler à la nation.

Les élections, générales sont toujours un grand événement dans la vie d’un peuple libre. Chez nos voisins, il s’agit de déterminer pour plusieurs.années le cours de la législation, la nuance et jusqu’à un certain point le personnel du gouvernement. Combien les circonstances prêtaient encore à cet acte d’autorité populaire un intérêt tout exceptionnel ! Ce n’était pas seulement le parlement de 1865 qui finissait en 1868 ; c’était un régime électoral. Dans l’intervalle, une révolution pacifique avait étendu le suffrage et en quelque sorte renouvelé les sources du pouvoir. On allait faire l’essai d’un autre système et Dieu sait si les prophètes de malheur avaient manqué pour lui prédire les plus funestes conséquences. Que sortirait-il de la loi de 1867 ? Sous quel drapeau allaient se ranger les nouvelles recrues que le reform act venait d’enrôler dans l’armée des électeurs ? Touchait-on aux catastrophes annoncées il y a deux ans par M. Lowe ? les trade’s unions, concentrant leurs efforts allaient-elles se précipiter sur le gouvernement de la Grande-Bretagne ?… La réponse à toutes ces questions devait être déposée dans le livre ouvert du scrutin ; mais il en est une autre qui préoccupait en même temps les esprits et de laquelle dépendait le sort du ministère. Tout en restant protestante au fond du cœur, l’Angleterre maintiendrait-elle en Irlande une église imposée par la conquête ? Était-ce vers M. Disraeli ou vers M. Gladstone qu’inclinaient les véritables sentimens du pays ? On allait le savoir, et ce sont les péripéties de cette lutte électorale que je voudrais raconter. Ayant été mêlé de près aux agitions d’un grand peuple, il me suffira de rassembler mes souvenirs d’hier.


I

Les tories, étant au pouvoir, n’allaient-ils point savoir sur leurs adversaires l’avantage que donnent les ressources d’une administration servie par de nombreux agens ? Cette circonstance, je le déclare n’a pas un seul instant préoccupé l’esprit des libéraux anglais. Personne ici ne peut se vanter d’avoir, comme ; on dit, les élections sous la main, et le gouvernement est encore plus étranger que tout autre à la guerre des partis. Le choix des candidatures n’entre pour rien dans les fonctions du ministre de l’intérieur : trop heureux s’il réussit lui-même à reconquérir son siège au parlement. On peut sans doute donner à un pays d’excellentes raisons pour qu’il accepte la dictature de l’état. « Peuple, tu es souverain : contente-toi de l’honneur qu’on te fait en paraissant te consulter. Garde-toi bien de penser, d’examiner et de choisir. Nous savons ce qu’il te faut beaucoup mieux que tu n’es à même de le savoir toi-même. » Je doute pourtant que ce langage fût de nature à convaincre les Anglais. Quel est le parti qui souffrirait chez nos voisins des candidats désignés, patentés par le gouvernement ? Les conservateurs seraient les premiers à les désavouer. Un régime représentatif qui ne représente qu’une chose, l’action du pouvoir sur les électeurs, répugnerait aussi bien à la fierté des tories qu’à la bonne foi des classes ouvrières ou agricoles. D’un autre côté, le ministre, quel qu’il soit, se trouve enfermé dans les dispositions très claires de la loi. Ce n’est point en Angleterre qu’un fonctionnaire quelconque de l’état oserait porter la main sur les circonscriptions électorales. Certains cadres ont été remaniés, il est vrai, en 1867, mais par l’autorité des chambres et avec le consentement du pays. Ces changemens s’appuyaient sur les vœux de l’opinion publique et non sur le bon plaisir de l’administration. Les limites géographiques tracées par l’usage ou par la volonté du parlement sont sacrées ; elles font partie du système qui assure aux Anglais l’intégrité de la représentation nationale.

Le choix des candidatures est entièrement abandonné à la direction des partis. Les Anglais sont d’ailleurs bien loin d’avoir atteint sous ce rapport la science de leurs frères d’Amérique. Aux États-Unis, les collèges électoraux choisissent leurs candidats ; dans la Grande-Bretagne, ce sont au contraire les candidats qui très souvent choisissent leurs électeurs. Qui ne devine que ce dernier système donne lieu dans plus d’un cas à une étrange confusion ? A peine le sort du dernier-parlement fut-il décidé que les ambitions se précipitèrent comme une nuée de sauterelles sur ce qu’on appelle en Angleterre les constituencies. Il existe bien deux centres d’influence qui président de part et d’autre à la distribution des candidatures, — le Reform club et le Carlton club. Le premier est le quartier-général des libéraux, le second est le cénacle des conservateurs. Les tories, ce n’est un secret pour personne, s’entendent beaucoup mieux que leurs adversaires à organiser les élections. Sous certains rapports, leur tâche est aussi plus facile : ils n’ont point à lutter contre l’affluence des noms. Souvent même les hommes leur manquent, on s’en est bien aperçu dans la dernière campagne, et l’embarras consiste plutôt de leur côté à désigner des successeurs aux sièges vacans qu’à écarter les compétiteurs malencontreux[1]. Il n’en est point du tout de même dans l’autre camp. Dès les premiers jours, on s’aperçut que le parti libéral souffrait « d’une pléthore de candidats. » Cette maladie peut indiquer la force et la virilité des partis, elle n’en est pas moins très dangereuse. On comptait dans les trois royaumes, l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande, 56 collèges où des libéraux luttaient contre des libéraux. Le danger était que plus d’un tory ne se glissât entre ces divisions. Northampton, par exemple, est une ville profondément libérale ; mais l’élément en majorité suffirait-il à la rude épreuve qu’on lui imposait ? 4 candidats appartenant à la même opinion, quoique séparés par des dissidences assez graves, se disputaient le terrain avec acharnement. A Finsbury, un conservateur, voyant Il autres candidats libéraux assiéger la place, crut le moment favorable pour une surprise, et de son côté s’élança sur la brèche. Aux Tower-Hamlets et à Marylebone, c’était la même rivalité malheureuse entre les champions de la même cause. A Hackney, 5 libéraux cherchaient à monter dans un fiacre qui conduisait bien au parlement, mais dont le principal inconvénient était de ne contenir que deux places. 3 d’entre eux devaient nécessairement rester derrière la voiture[2]. De telles concurrences fâcheuses s’expliquent aisément dans un parti qui se compose de plusieurs nuances. Le tory est tout d’une pièce : on peut au contraire être libéral ou radical à des degrés très divers. Les Anglais, habitués à vivre au milieu des sectes religieuses, ne s’effraient guère des divisions du protestantisme politique ; oportet hœreses esse. Tout le monde comprendra néanmoins qu’il fût urgent de mettre un terme à de pareilles luttes intestines, si l’on tenait à sauver quelques importantes situations menacées par l’ennemi. On essaya de plusieurs moyens de conciliation, et l’un des moins inefficaces fut sans contredit l’intervention d’arbitres choisis par les candidats eux-mêmes.

Deux hommes ont exercé sur la conduite des dernières élections, ou tout au moins sur le choix des candidats, une certaine action morale. MM. John Bright et Stuart Mill avaient l’un et l’autre des droits au respect de la démocratie anglaise, et nul ne s’étonnera qu’ils aient été consultés. Quiconque a suivi de près l’histoire politique de ces derniers temps sait pourtant très bien qu’ils sont en désaccord sur plusieurs points. Des esprits opposés marchant néanmoins sous la même bannière, cela s’est vu plus d’une fois en Angleterre et ailleurs ; mais à des contrastes de caractère et de talent très marqués s’ajoutent par malheur dans le cas dont il s’agit de sérieuses causes de désunion. M. Bright est le chef éloquent d’un parti ; M. Mill est le héros d’une idée. Avant et depuis son entrée au parlement, le député de Westminster avait donné le rare exemple d’un homme public très fidèle à son mandat, mais encore plus fidèle à lui-même et à sa manière de voir. Retranché derrière sa mâle indépendance et son inexpugnable franchise, on ne le vit jamais courber la tête ni devant le succès, ni devant l’opinion de ses amis, ni devant les exigences tumultueuses de la foule. Dès l’ouverture de la campagne électorale, il ne douta point un instant que la politique de M. Gladstone n’obtînt une immense majorité dans le royaume. Fort de cette conviction, M. Stuart Mill se préoccupait beaucoup moins de la victoire du scrutin que du triomphe d’un principe. Quel était ce principe ? ’Le parlement anglais doit représenter toutes les nuances de l’opinion, toutes les idées qui ont cours dans le pays. A côté des candidatures libérales recommandées par des titres anciens se hasardaient dans quelques collèges des noms nouveaux, ce qu’on a appelé par dérision des candidatures excentriques. C’est vers ces dernières qu’inclinaient les sympathies de M. Mill, non qu’il eût voulu voir un parlement tout entier composé de novices, de rêveurs ou d’utopistes ; mais il croyait qu’après un remaniement du suffrage électoral le moment était venu d’infuser un sang plus jeune dans les veines du corps représentatif. La plupart des hommes nouveaux qui cherchaient alors le chemin du succès étaient sans fortune : des comités s’organisèrent pour faire face aux dépenses de l’élection et solliciter l’appui des contributions volontaires. Parmi les candidats excentriques se distinguait M. Charles Bradlaugh, qui avait été choisi par les ouvriers de Northampton[3]. Bravant le préjugé qui s’attache en Angleterre à un homme mal famé pour ses opinions religieuses, M. Stuart Mill envoya au comité de M. Bradlaugh le montant de sa souscription (15 livres sterling). Il faudrait être bien naïf ou bien prévenu pour croire qu’en agissant ainsi l’éminent philosophe voulût endosser les opinions de son protégé et décerner une prime d’encouragement à l’athéisme. Tout au plus se disait-il que, dans une assemblée où sont largement représentées toutes les croyances, il pourrait bien y avoir place pour deux ou trois libres penseurs. En Angleterre, Dieu merci, le gouvernement ne poursuit point les souscriptions. Celle-ci fut pourtant dénoncée à l’opinion publique par quelques journaux comme un crime contre la religion du pays et par d’autres comme une faute contre le parti libéral. Ces derniers oubliaient que M. Stuart Mill avait mis lui-même à cet envoi d’argent une condition, c’est que M. Bradlaugh ne poursuivrait point sa candidature dans le cas où il y aurait danger de diviser les votes et d’ouvrir ainsi au loup l’entrée de la bergerie.

Consulté par un des électeurs de Northampton, M. Bright envisagea les faits à un tout autre point de vue que celui de M. Mill. Parmi les candidats libéraux auxquels M. Bradlaugh faisait concurrence se trouvaient deux anciens membres du parlement, M. Charles Gilpin et lord Henley. Le premier, M. Gilpin, est un quaker dont le caractère honorable et les opinions désintéressées commandent le respect de tous ; le second, lord Henley, quoique plus timide, avait aussi donné des gages de fidélité à la cause des whigs. L’électeur indécis, ne sachant où donner de la tête entre tant de candidatures rivales[4], demandait à M. Bright de l’éclairer. Celui-ci, tout en se défendant d’intervenir dans une querelle de famille, répondit qu’il ne voyait aucune raison pour remplacer les deux anciens représentans de Northampton, dignes l’un et l’autre de la confiance de leurs mandataires. Ce conseil déplut naturellement à M. Bradlaugh, qui écrivit au député de Birmingham. Dans une autre lettre, adressée cette fois à M. Bradlaugh lui-même, M. John Bright réclamait en faveur de ses deux collègues la reconnaissance due à des services passés. « Choisir, ajoutait-il, dans tous les cas l’homme le plus avancé uniquement parce qu’il est le plus avancé, ce serait mettre aux enchères la représentation nationale, et le plus offrant serait alors sûr de remporter le prix. » Il était difficile de se dissimuler ce que ce dernier trait avait de personnel. La réponse de M. Bright fut accueillie avec faveur par les journaux anglais, et lui valut autant d’éloges que la conduite de M. Mill avait soulevé de blâme. Au fond, l’un avait agi en homme politique et l’autre en penseur. L’avis du député de Birmingham était à coup sûr très sage ; mais le député de Westminster avait-il tout à fait tort ? La question de majorité à laquelle M. Bright attachait tant de prix ne suffisait point à l’esprit intrépide et un peu aventureux de M. Stuart Mill. Autour de M. Gladstone, dont le succès comme-chef du futur cabinet semblait assuré, il eût voulu voir un petit groupe d’hommes zélés pour le progrès, quelques-uns de ces jeunes soldats a dont en politique comme à la guerre l’ardeur enflamme le chef, et le pousse vers de véritables exploits. »

Une autre difficulté très grave était celle des candidatures ouvrières. Les travailleurs de la Grande-Bretagne avaient pris une part active au mouvement de la réforme électorale. On se souvenait d’avoir vu tout dernièrement défiler dans Londres l’armée et les enseignes des ateliers. Le rêve des artisans anglais était de faire arriver quelques-uns des leurs à la chambre des communes. Ne devait-on pas cette mince récompense aux services très réels qu’ils avaient rendus, et qu’aimaient à reconnaître tous les organes de l’opinion libérale ? A quoi bon la loi de 1867, si elle ne modifiait en rien le personnel et les vues du parlement ? Valait-il bien la peine d’avoir changé les conditions électorales du pays, si c’était pour avoir des députés tous choisis dans la même classe ? Beaucoup d’esprits justes et modérés voyaient d’ailleurs un grand avantage à ce que certains délégués du labeur manuel siégeassent dans l’assemblée de la nation. Très souvent le parlement anglais est appelé à décider des questions très importantes, les droits du capital et du travail, les rapports des maîtres et des ouvriers, les grèves, les dangers ou les services des trade’s unions. Certes il se trouve dans l’enceinte de la chambre assez d’économistes pour aborder ces divers problèmes avec les lumières de la science. Un élément essentiel manque pourtant à la discussion, c’est la voix des ouvriers eux-mêmes. Ceux qui, comme le professeur Fawcett et M. Hughes, ont fait de ces délicates questions une étude spéciale ne tiennent encore leurs renseignement que de seconde main. Ne serait-il point utile de connaître la pensée intime des ateliers ? Autrement ne court-on pas grand risque de répondre à des objections que ne font point les travailleurs et de glisser à côté de vives réclamations qu’ils adressent tous du fond du cœur ? Les séances se passent ainsi à combattre des fantômes et à remuer des ombres. Cette représentation du travail rencontrait pourtant plus d’un genre d’obstacles, et d’abord les hommes manquaient. A coup sûr il y a en Angleterre beaucoup d’ouvriers intelligens, quelques-uns d’entre eux ont même le don de l’éloquence ; tout dernièrement à Croydon un jardinier, M. Coldwells, dans un meeting électoral, surprit et enleva l’auditoire par l’éclat de sa parole ; mais jusqu’ici ces orateurs du peuple sont peu connus. A peine ont-ils eu le temps de gagner la confiance de leurs camarades. Les quatre ou cinq candidats ouvriers dans les dernières élections étaient des membres de la reform league sur lesquels le mouvement de 1867 avait attiré une attention passagère. Le plus en lumière et le plus sérieux de tous était sans contredit M. George Odger, qui se mit sur les rangs pour le bourg de Chelsea[5]. Secrétaire de la ligue, esprit ferme et net, nourri à l’école des faits, il avait étudié les opinions de sa classe, et était capable de les défendre sur les hustings. Malheureusement pour eux, ces candidats populaires venaient un peu tard ; ils frappaient à la porte de collèges dont la place d’honneur était déjà occupée par des hommes d’une notoriété incontestable. Pauvres et obligés de recourir à un système de souscriptions volontaires, comment soutiendraient-ils la lutte ? M. Odger avait été très applaudi dans quelques meetings où affluaient les ouvriers ; mais on sait ce que valent ces succès de parole en face des influences et de la richesse. N’y avait-il pas lieu de craindre d’un autre côté que l’échec de sa candidature n’entraînât la défaite du parti libéral dans un des bourgs de Londres les plus importans ? Remettre à des arbitres le sort d’une élection dans le cas où il y a plus de postulans que de places à remplir, c’était une innovation étrangère aux mœurs anglaises ; mais n’était-ce point aussi le seul moyen de conjurer un danger ? Sir Henry Hoare et M. Odger, les deux candidats libéraux, se soumirent à cette épreuve. Une sorte de tribunal, composé de membres très connus du parlement, MM. Stansfeld, Hughes et Taylor, décida que les chances n’étaient point en faveur de M. Odger, et qu’il devait se retirer de la lutte. Ce dernier accepta aussitôt le verdict. En reculant devant un scrupule de conscience, la crainte de diviser la majorité, M. Odger emportait l’estime et la considération des électeurs mêmes qui n’auraient point voté pour lui. Une telle retraite valait une victoire.

Pendant que les ambitions s’agitaient autour des candidatures, que faisaient les électeurs ? Beaucoup d’entre eux étaient occupés à établir leurs droits. Le reform act de 1867 avait à peu près rattaché le suffrage au domicile, household suffrage, il y avait pourtant d’autres conditions, telles que le paiement de la taxe des pauvres, qui devaient donner lieu à plus d’une difficulté judiciaire. Tout le monde s’y attendait, et c’était certainement un des vices de la nouvelle loi. On peut trouver mille défauts au suffrage universel ; mais il a du moins l’avantage d’être un mécanisme très simple et fonctionnant avec ensemble. Il n’en est plus du tout de même dès qu’on entre dans un système de restrictions. Où commence et où finit la qualité d’électeur ? Qui sera admis, qui sera exclu ? Le parlement avait bien déterminé en principe la limite du vote ; mais il avait laissé à d’autres le soin de mettre la loi en pratique. Ce fut une opération longue et compliquée. Les percepteurs et administrateurs de la taxe des pauvres (overseers) furent chargés de dresser dans chaque paroisse la liste des électeurs. Ces fonctionnaires connaissent chaque contribuable de leur district comme le créancier connaît son débiteur. Ces listes ne sont pourtant encore que provisoires ; elles doivent être soumises à l’examen et au contrôle d’un magistrat qu’on nomme le revising barrister. Ce dernier est naturellement un homme de loi qui reçoit 200 guinées (5,252 francs) pour revoir et corriger au besoin le premier travail des averseers. Son devoir est de rayer de la liste les noms qui n’ont point le droit d’y figurer et d’introduire au contraire ceux qui se trouvent appuyés par des titres valables. Ces magistrats ouvrirent leurs séances presque en même temps dans tous les districts électoraux du royaume. Qu’ils aient jugé en conscience, nul ne prétend le contraire ; ce sont pour la plupart des hommes indépendans et éclairés. Grâce pourtant à certaines ambiguïtés du reform act ou à des manières de voir personnelles, que de points contradictoires dans leurs décisions ! La grande difficulté, tout le monde l’avait prévu, était de statuer sur les réclamations des locataires. En principe, tout Anglais ayant atteint l’âge de vingt et un ans et n’étant frappé d’aucune incapacité légale est électeur et a droit d’être inscrit sur le livre des votans, (pourvu que douze mois avant l’élection il ait occupé à titre de seul locataire le même logement de 4 shillings par semaine (10 livres sterling ou 250 francs par an) dans la même maison. A première vue, cette condition paraît assez simple ; mais il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi, et que le fait même de la résidence échappe à mille subtilités judiciaires. Un jeune homme demeurant dans une maison perd son droit d’électeur aux yeux de certains revising barristers parce qu’il dîne le dimanche à la table de son hôte et pendant la soirée retourne au piano les pages du cahier de musique pour obliger la fille du principal locataire : dans ce cas, il est considéré non plus comme un locataire, mais en quelque sorte comme un membre de la famille. Un autre lodger était parfaitement autorisé à donner son avis sur la marche des affaires de l’état, s’il n’eût eu le malheur d’être aimable et de plaire à sa landlady ; le mariage lui enleva l’exercice de ses droits politiques. Je n’en finirais pas, si je racontais tous les incidens bizarres auxquels donna lieu la révision des barristers[6]. Une telle enquête et de telles objections mesquines ont beaucoup contribué à déconsidérer la nouvelle loi électorale. Aussi les libéraux, qui avaient prévu et dénoncé d’avance ces inconvéniens, se proposent-ils de demander à la prochaine session un système de suffrage uniquement fondé sur la condition du domicile. La taxe des pauvres et quelques-unes des autres dispositions tracassières disparaîtront tôt ou tard du reform act de 1867. Quoi qu’il en soit, avant de condamner les fantasques arrêts des magistrats rzviseurs ? il faut un peu leur tenir compte de l’étendue et des difficultés de leur tâche : ils avaient à reconnaître leur route dans une forêt très épaisse et, comme c’était la première fois que s’appliquait le nouveau régime électoral, dans une forêt vierge. Quelques centaines de noms furent ainsi élagués des listes dans la plupart des grandes localités. Tous ceux au contraire qui résistèrent victorieusement à cette épreuve de la registration étaient désormais investis du droit de vote.

Une autre question que celle des lodgers donna lieu à de grands embarras et à des jugemens qui se contredisaient les uns les autres. C’est la female franchise ou le suffrage des femmes. Le lendemain de la fameuse proposition de M. Stuart Mill, rejetée, on s’en souvient, par le parlement, une lettre avait paru dans le Times, déclarant que cette proposition était inutile, et que le point en litige se trouvait déjà résolu par la loi. Que disait le reform act de 1867 ? « Toute personne, every man, qui acquitte certaines obligations et supporte certaines chargera le droit de voter. » Or ce qu’on appelle en Angleterre le construction act décide d’un autre côté que toutes les fois que les femmes ne sont pas nominalement exceptées, elles se trouvent par cela même comprises dans les dispositions légales et les statuts de l’état qui régissent les hommes. Appuyées sur ces argumens, 5,346 femmes réclamèrent à Manchester le privilège d’être inscrites sur le livre des électeurs. Dans les comtés de Middlesex et d’East Kent, dans les bourgs de Westminster et de Marylebone, dans presque toutes les localités importantes, des aspirantes au vote assiégèrent la cour des revising barristers. S’il fallait en croire certaines caricatures anglaises, la figure et les manières des postulantes n’auraient point été étrangères au succès ou à la déroute de leurs prétentions. Les jeunes, les jolies, auraient parfois attendri le cœur des magistrats, tandis que les vieilles, les laides, celles qui portaient des lunettes et des bas bleus, auraient été partout accueillies avec une indifférence glaciale. Je ne crois nullement que les graves barristers aient obéi à ce genre de considérations. Ce n’est point ici le lieu ni le moment de discuter les raisons en faveur du suffrage des femmes. M. Stuart Mill l’avait fait devant la chambre des communes avec une force de logique et une ampleur de langage qui imposèrent silence à ses adversaires eux-mêmes. Plusieurs se demandent cependant si l’intervention de l’autre sexe dans les affaires du pays avancerait beaucoup les intérêts de la cause libérale. On raconte qu’un candidat conservateur dans un comté de l’Angleterre où jusque-là son élection n’avait aucune chance de succès eut tout à coup l’idée de convoquer un meeting de femmes. Comme il était jeune et beau garçon, qu’il se recommandait d’ailleurs par un titre, de séduisantes manières et une grande fortune, il gagna si bien les bonnes grâces de son auditoire féminin qu’il rétablit ses affaires dans la localité. Ceci pourrait bien être une mauvaise plaisanterie ; mais il n’en demeure pas moins très certain que les femmes se laissent aisément éblouir par les apparences, qu’elles mettent de la coquetterie jusque dans leurs opinions, et qu’en général elles subissent l’influence du clergé ou de l’aristocratie. Le grand progrès des sociétés modernes a été de substituer la raison au sentiment, les femmes ont-elles participé à ce progrès dans la même mesure que les hommes ? Non assurément, et il serait injuste de le leur demander. Un certain côté de la religion, la royauté, la chevalerie, le prestige de la naissance, exercent sur, leur cœur et leur imagination inflammable un empire qui s’est depuis, longtemps affaibli dans l’esprit de la population virile. Invoquera-t-on chez nos voisins à l’appui du suffrage des femmes la situation exceptionnelle de la reine ? On oublie qu’en réalité la reine ne vote point, qu’elle donne son assentiment à des lois faites sans son concours, quelquefois même contre sa propre volonté. Tout bien considéré, elle n’exerce pas plus de droits politiques, malgré le titre de chef de l’état, que la dernière femme de son royaume. Les avocats ne manquent point dans ce moment en Angleterre à la cause du female franchise (affranchissement électoral des femmes), et quelques-uns d’entre eux sont des esprits éminens. Je comprends très bien qu’on admire l’amour platonique du droit ; mais d’un autre côté des hommes pratiques, avertis du reste par l’expérience et l’histoire d’autres nations, peuvent à coup sûr y regarder à deux fois avant d’étendre l’exercice du suffrage vers les régions inconnues de la société. La grande majorité des revising barristers repoussa la demande des femmes. Le jugement de ces magistrats n’est point sans appel, et les belles plaignantes, déboutées en première instance, s’adressèrent à un autre tribunal, la cour des plaids communs, court of common pleas. Malgré l’éloquence d’un défenseur habile, M. Coleridge, la requête ne fut point admise. « Notre décision, concluait l’un des juges avec beaucoup trop d’emphase, exorcisera, j’espère, ce fantôme qui n’aurait jamais dû être évoqué. » En cela du moins, il se trompait. L’agitation continue. Sous l’influence de miss Becker, une société s’est fondée à Manchester pour obtenir le suffrage des femmes[7]. C’est désormais sur le parlement que comptent les Anglaises pour casser le jugement de la magistrature ; mais avant que leurs vœux soient accueillis par cette assemblée, il faudra qu’elles gagnent leur cause auprès de l’opinion publique.

Dès que le nombre des électeurs fut connu et que leurs droits eurent été en quelque sorte consacrés par l’enregistrement, registration, commença partout en Angleterre la grande lutte des partis politiques. Tous les moyens imaginables de publicité sont mis à la disposition de chaque candidat. Un suffrage, fût-il universel, serait considéré par nos voisins comme une moquerie et une déception, s’il ne se trouvait en même temps entouré des vraies et solides garanties que réclame la liberté. On ne connaît point chez eux de réunions autorisées ni de réunions illégales ; un droit autorisé est un abus de mots dont rirait le bon sens de John Bull. Est-ce à dire que les meetings politiques soient plus libres durant les élections qu’aux autres temps de l’année ? Non, ils sont seulement beaucoup plus fréquens. Les candidats parcourent toute l’étendue de leur circonscription, s’arrêtant dans les villes et même les villages, où leur arrivée et le jour de la réunion sont annoncés par une affiché. Ces meetings sont quelquefois orageux ; le plus souvent tout s’y passe avec ordre. L’orateur est interrogé après son discours par quelques-uns des commettans dont il sollicite les suffrages. En Angleterre, le mandat est impératif. On ne vote point pour du contre le gouvernement, on vote pour ou contre certaines questions très bien définies sur lesquelles le candidat est tenu d’engager d’avarice sa parole. Un tel examen est même dans certains cas poussé trop loin : c’est ainsi que la candidature de M. Charles Gilpin fut un moment menacée, parce qu’il refusait de se déclarer en faveur du permissive bill[8]. Les inconvéniens d’une telle conduite sautent aux yeux. Il se peut qu’on éloigne des affaires publiques pour une objection très secondaire dès hommes dont les services seraient utiles au pays. Mieux vaut pourtant après tout cette susceptibilité exagérée que l’apathique et aveugle confiance des électeurs se rangeant en silence autour d’un nom. Il faut d’ailleurs ajouter que dans le très grand nombre des collèges (constituencies) les candidats avaient à se prononcer sur des questions majeures, l’extinction de l’église d’Irlande, le gouvernement à bon marché, l’éducation gratuite et obligatoire. Ces meetings électoraux sont les grandes écoles politiques de l’Angleterre : ils ont pourtant un tort, c’est de n’admettre dans la même salle et à la même heure que les représentans d’une même opinion. Il en est surtout ainsi de la part des tories, qui, effrayés sans doute par le bruit de la contradiction, distribuent à leurs amis des cartes d’entrée et tiennent en quelque sorte des séances à huis clos. Frappé des inconvéniens de ces réunions où l’orateur ne prêche guère que des convertis, M. Stuart Mill, avec sa hardiesse ordinaire, avait proposé dans les dernières élections de rencontrer face à face son antagoniste, M. Smith. Le défi ne fut point relevé ; on savait trop à quel adversaire armé de logique et de sang-froid aurait affaire le parti conservateur. Il n’en est pas moins à désirer que l’usage de réunions publiques où se fassent entendre les candidats de l’une et l’autre opinion s’introduise dans la Grande-Bretagne. Autrement les succès de meetings donnent lieu à d’étranges illusions, et ne modifient que dans une limite assez restreinte les sentimens des électeurs.

Il n’y a pas très longtemps que, pour faire partie de la chambre des communes, il fallait justifier d’un revenu de 300 livres sterling (7,500 francs) par an. Cette disposition a été rayée de la loi ; mais le candidat doit être niche, c’est une nécessité, maintenue par la force même des choses. Il lui faut d’abord payer les frais de construction des hustings et les honoraires des officiers qui président aux élections. Les hustings, ces laides maisons de bois, sont une invention moderne ; elles remplacent le vieux chêne du squire, autour duquel se réunissaient autrefois les Anglais pour exprimer leur volonté en levant la main. Comment il se fait que de tels tréteaux coûtent chacun 100 livres sterling (2,500 francs), c’est ce que je n’ai jamais bien compris : les charpentiers profitent sans doute de la circonstance. Dans quelques grands bourgs et dans les comtés, où il faut un grand nombre de ces baraques pour recevoir les votes, la dépense totale ne s’élève guère à moins de 1,000 livres sterling, (25,000 francs). Durant la dernière session, un membre du parlement, M. Fawcett, avait proposé de mettre ces frais à la charge des constituencies. Appuyé d’abord d’une assez forte majorité, le projet, deux fois repoussé par le ministère, deux fois voté par la chambre, échoua malheureusement à une troisième lecture. Ces déboursés, connus sous le nom de returning expenses, ne sont d’ailleurs qu’un grain de sable, comparés à l’énormité des autres dépenses. Durant les deux ou trois mois qui précèdent les élections, les presses gémissent jour et nuit dans les imprimeries ; les facteurs, chargés d’une masse de circulaires et de professions de foi à l’adresse de chaque électeur, parcourent les rues des villes, les cantons, tout le royaume. Ce que gagne alors l’administration des postes est formidable. Les Anglais se consolent en songeant qu’autrefois une candidature était un luxe de grand seigneur bien autrement ruineux. L’une des anciennes élections qui ont coûté le plus cher et qui est restée célèbre dans les annales de la brigue est celle d’York en 1807. Elle dura quinze jours, fit crever je ne sais plus combien de centaines de chevaux lancés à bride abattue sur les grandes routes, et dévora un demi-million de livres sterling. Les dépenses de Wilberforce, qui passa le premier de la liste, furent couvertes par une souscription publique ; mais les domaines de lord Milton restèrent grevés d’une charge annuelle de 425,000 fr., tandis que le troisième candidat subit une perte de fortune tout à fait accablante. On ne voit plus aujourd’hui de ces extravagances : 1,000 livres sterling pour les frais d’impression, la même somme pour les public houses, et 2 ou 3,000 livres pour les agens ou courtiers électoraux, tel est à peu près le bilan d’une candidature moderne ; 125,000 francs, c’est déjà bien joli, et l’on ne s’étonnera plus que la chambre des communes ait été appelée par nos voisins un club d’hommes riches[9].

Une pratique fort ancienne que l’on voudrait voir s’effacer des mœurs anglaises est la sollicitation des suffrages (canvassing). Le canvasser est quelquefois le candidat lui-même : il va de maison en maison, flattant la mère de famille, tapant du bout des doigts sur la joue des bambins, et demandant, comme l’a dit Macaulay, des nouvelles de l’enfant qui n’est pas encore né. On comprend à quelles épreuves se trouve soumise en pareil cas la dignité du futur représentant de la nation. Dans les grandes villes et dans les comtés populeux, les mêmes démarches s’exercent par des intermédiaires. Dès les premiers jours s’est formé dans chaque circonscription un comité central qui se ramifie en autant de sous-comités qu’il y a de divisions ou de paroisses. Dans tous ces foyers d’action, on réunit un groupe d’hommes fidèles à la cause, et l’on fait appel à leur zèle, à leur dévoûment. Chacun d’eux choisit le cercle qu’il doit parcourir et s’engage à visiter les électeurs de telle rue ou de tel quartier. Le canvasser volontaire est quelquefois le premier venu ; le plus souvent néanmoins c’est un habitant de l’endroit exerçant quelque influence sur son voisinage. S’il se présente bien et qu’il ait un peu le don de la parole, son concours n’est naturellement que plus recherché. Comme il lui répugne de s’introduire seul dans les maisons, on lui adjoint d’ordinaire un camarade. Ils s’en vont ainsi deux à deux, de porte en porte, et quêtent des promesses pour le candidat de leur choix. Ne pourrait-on aussi ranger dans la classe des canvassers libres et spontanés les ladies qui, sous prétexte de distribuer des aumônes ou des petits livres religieux (tracts), trouvent moyen d’insinuer un mot de politique et de recommander un vote ? Il est très certain que l’électeur se trouve circonvenu de mille côtés, et que plus d’une conscience a été surprise par des obsessions réitérées. Beaucoup qui ont donné leur parole dans un moment de faiblesse ou d’étourderie tiennent ensuite à ne point la retirer. L’Anglais, même quand il se trompe ou quand il n’agit point tout à fait d’après sa manière de voir, y regarde à deux fois avant de rompre un engagement. Jusqu’ici pourtant, ce mode de canvassing est relativement honnête en ce sens que les services des solliciteurs de votes sont désintéressés ; mais il en existe un autre beaucoup plus injustifiable. Grâce sans doute à une longue expérience, l’art de séduire les électeurs est devenu en Angleterre une science, un métier. La brigue a ses règles, ses agens, ses habitués. « Ouvrez-moi les cordons de votre bourse, et je vous ouvrirai l’entrée du parlement, » dit à un jeune homme riche et ambitieux l’un des courtiers électoraux connus sur la place. Tout le monde désavoue ces pratiques, tout le monde les condamne, et pourtant il y a peu de candidats qui aient le courage de leur échapper entièrement. Pourquoi ? C’est que dans une guerre il est difficile de ne point faire ce que fait l’ennemi. « Désarmez, disent les uns, et nous désarmerons. — Après vous, » répondent les autres. Il y a peu d’espoir que l’exemple vienne du côté des tories. On compte sans doute parmi eux des hommes de talent qui rougiraient de devoir leurs succès à d’indignes manœuvres ; mais la masse, fidèle à d’anciens usages, compte beaucoup moins sur la publicité, les meetings, les discussions à ciel ouvert, que sur l’influence personnelle et les menées occultes. Le seul moyen de couper court aux abus de la brigue serait de proscrire entièrement le canvassing. Ce système a d’ailleurs l’inconvénient de préjuger l’issue de la lutte. De part et d’autre, les candidats se vantent avec assurance du nombre de promesses qu’ils ont reçues. N’était l’inconnu qui se glisse plus d’une fois entre là coupe et les lèvres, les élections seraient décidées bien avant le grand jour du scrutin[10].

On avait certes le droit de s’attendre à ce que les dernières élections ne fussent point ternies par de douteuses pratiques. Une loi du 31 juillet 1868 avait aggravé la pénalité contre les agens de corruption. Tout candidat ou tout électeur convaincu de ce que les Anglais appellent bribe se trouve, par le fait même, frappé d’incapacité légale. Pendant sept années, il ne peut ni être élu membre du parlement, ni voter, ni remplir aucune fonction municipale ou judiciaire. Il s’expose en outre à être condamné à l’amende et à la prison. Non contente d’édicter des peines plus sévères que par le passé, la nouvelle loi a beaucoup simplifié la procédure. D’après la plainte et la dénonciation d’un témoin, le cas doit être décidé sur place, c’est-à-dire dans le bourg ou le comté, par un seul magistrat choisi entre les juges puînés de la cour du banc de la reine, des plaids communs ou de l’échiquier. Ces mesures comminatoires ont-elles eu tout le succès qu’on pouvait en espérer ? La vérité est que la brigue électorale ressemble au Protée antique ; elle n’échappe que trop souvent à la justice par la variété de ses transformations. Où commence-t-elle et où finit-elle ? C’est une limite très délicate à déterminer. L’année 1868 a vu se développer en Angleterre une nouvelle coalition contre le parti libéral, c’est celle des cabarets ou des public houses. De tout temps, il est vrai, ces établissemens ont joué un rôle dans les élections ; mais le plus souvent ils se divisaient entre les candidats. Chacun d’eux avait sa couleur, et cette couleur héréditaire se transmettait volontiers avec le fond. Ce n’était point le cabaretier, c’était la maison qui était whig ou tory. Dans la dernière lutte politique, ces traditions ont été à peu près abandonnées, et la très grande majorité des public houses ont arboré le drapeau des conservateurs. Quelle était la cause d’une défection si générale ? Les tories avaient établi leurs comités dans beaucoup de ces débits de bière et de liqueurs, tandis que les libéraux, par un scrupule et un sentiment de dignité qui les honorent, avaient évité d’en faire autant. De tels lieux de réunion n’en sont pas moins des foyers très actifs de propagande. Pour bien comprendre leur influence, il faut se dire que chez nos voisins tout est politique, les dîners, les divertissemens, les toasts. La vie du forum se rencontre partout, même dans le tête-à-tête de deux hommes vidant un verre d’ale devant un comptoir. Combien cette disposition est encore plus prononcée lorsque circule dans l’air le vent des candidatures ! Dans ce temps-là, les liqueurs elles-mêmes ont une opinion : le sherry (vin de Xérès) est conservateur, le whiskey est libéral, le gin est radical. Dans quelle mesure les flatteries, les boissons, les propos insidieux, altèrent-ils le caractère général des élections anglaises ? C’est ce qu’il est impossible de déterminer. Tout porte néanmoins à croire que l’argent dépensé dans les public houses, et trop souvent à la charge d’un des candidats, serait beaucoup mieux employé à servir la diffusion des idées.

D’autres influences plus sérieuses et beaucoup plus étendues ont pesé, il y a tout lieu de le croire, sur les dernières élections. Une ancienne loi très sage interdit aux lords d’Angleterre d’intervenir dans la lutte qui doit renouveler le parlement. Jusqu’à quel point cette loi est-elle observée ? Tout le monde, sait que certains députés à la chambré des communes sont en vérité nommés par des pairs du royaume. A raison même des intérêts religieux qui devaient vaincre ou succomber devant les hustings, l’aristocratie britannique prit cette fois une part inaccoutumée dans la bataille, et mit en ligne toutes ses ressources. Dès le commencement, le duc de Portland, et il n’était point le seul, signifia bel et bien à ses fermiers qu’il attendait d’eux un vote en faveur des tories. Lord Russell, le marquis de Bute et d’autres grands propriétaires du sol donnèrent un exemple tout opposé : en achetant le travail et les services d’un homme, ils ne se reconnaissaient point le droit d’acheter sa conscience. Quoi qu’il en soit, la pression de la richesse territoriale se fit très certainement sentir dans les comtés de l’Angleterre. La vérité est qu’en étendant le suffrage, le reform act avait par cela même accru la classe des électeurs dépendans. Que serait-ce sous le suffrage universel ? A l’heure qu’il est, l’ouvrier anglais vote, le laboureur ne vote point ; beaucoup voient dans cet avantage donné aux villes sur les campagnes la condition essentielle qui assure la victoire aux idées du progrès. La terre est chez nos voisins le signe de l’aristocratie, et elle enveloppe ceux qui la cultivent dans des habitudes d’immobilité. Au sein de quelques grands centres manufacturiers, le capital ne se montra pourtant pas moins effrayé que la propriété foncière du pouvoir récemment donné aux masses. Là aussi on eut recours à des moyens d’intimidation pour éloigner ou séduire les nouveaux électeurs. Quelques anciens membres du parlement qui avaient jusqu’ici résisté à la demande du scrutin secret se déclarèrent convertis en présence des manœuvres dont ils étaient les témoins oculaires et les victimes. M. Gladstone lui-même s’avoua ébranlé par l’évidence des faits, et promena la menace du ballot comme un fer rouge sur la tête de ses adversaires. Les élections de 1868 ont été disputées par tous les moyens, et je ne crois pas qu’il y ait dans les annales de l’Angleterre aucun exemple d’une aussi formidable croisade d’intérêts matériels abrités sous la bannière de l’église. De toutes les interventions, l’une des plus actives et certainement la plus regrettable a été celle du clergé. Visites aux pauvres familles des cottages, promesses déguisées sous le manteau de la charité, conseils glissés à l’oreille des femmes, refus d’emploi en cas de désobéissance, rien n’a été épargné pour sauver l’ordre de choses établi en Irlande. En se mêlant d’aussi près à la lutte politique, l’église protestante a perdu dans les âmes le terrain qu’elle croyait regagner dans l’état. Quelques esprits légers ou prévenus se diront peut-être qu’avec tant d’influences pesant sur la société les élections anglaises ne sont pas après tout beaucoup plus libres que les nôtres. Il me serait impossible d’admettre une telle assimilation. Ces abus de pouvoir que nous avons signalés, tout le monde peut les atteindre et exiger qu’ils soient punis. Ces armes prohibées à la guerre, le premier venu est en droit de les saisir et de les briser dans les mains de ses adversaires. Ces obstacles à la sincérité des élections, qui n’a mille fois le moyen de les dénoncer et de les flétrir ? Une publicité sans égale en Europe veille sans crainte autour des faibles et des chancelans. La nation tout entière marche au combat couverte par l’impénétrable bouclier de la loi. Nos voisins n’ont point à lutter contre un gouvernement irresponsable de ses actes, contre une administration qui se place, elle-même au-dessus de la justice des tribunaux. L’ouvrier et le fermier anglais savent très bien à quoi ils s’exposent en résistant à la volonté de leurs maîtres ; ils peuvent être contraints de chercher du travail ailleurs. Parmi les séductions et les menaces, il n’en est aucune après tout que ne puisse défier une conscience virile. Ceux qui succombent sont ceux qui le veulent bien. Certes l’état est tout autrement à craindre de la part de ceux qui l’offensent et ne reconnaissent point assez l’honneur qu’on leur fait en leur permettant de voter pour les favoris du système. Moins ses pouvoirs sont définis, et plus il est redoutable. A ses attributions très réelles et très étendues, il ajoute le fantôme des actes arbitraires et des vengeances qu’il pourrait se permettre. En Angleterre, rien de semblable : ce sont les classes, les opinions, les doctrines, qui, sur le terrain de la liberté, se disputent entre elles la victoire. Cette lutte des influences et des convictions ne rehausse-t-elle point d’ailleurs la vie des peuples qui mettent le courage au nombre des vertus politiques ? Le clergé est fort, l’aristocratie est forte ; eh bien ! La démocratie anglaise ne les craint point. Elle résiste, elle avance, elle triomphe. Ce qui, malgré le pouvoir de l’argent, malgré le prestige des croyances, est sorti cette fois des élections, ce qui en sortira toujours tant que l’Angleterre restera fidèle à la liberté, c’est le vœu sincère du pays.


II

Le parlement de 1865 fut dissous le 11 novembre 1863. Une proclamation de la reine annonce en pareil cas qu’il sera pourvu dans le plus bref délai à la formation d’une nouvelle chambre des communes. L’intervalle de quelques jours qui s’étend entre les deux parlemens est en effet un véritable interrègne. Le gouvernement du pays retourne entre les mains des électeurs, dont il était sorti par voie de délégation. Un peuple qui renouvelle au moins tous les sept ans son souverain de fait n’a guère de raisons pour chercher querelle à un autre simulacre de royauté. Aussi beaucoup d’Anglais attribuent-ils aux élections et au pouvoir immense dont elles disposent la stabilité du trône constitutionnel. Cette fois un changement de dynastie, si l’on peut ainsi dire, dans la souveraineté nationale, quelque chose comme l’accession de la branche cadette aux affaires de l’état, répandait un intérêt solennel sur le premier acte des nouveaux mandataires créés par la loi de 1867. Dès le soir de la dissolution, les malles-postes emportèrent vers tous les coins du royaume les writs ou lettres adressées à tous les officiers électoraux, retuming ofjicers. Ces importantes dépêches sont envoyées des bureaux de la couronne à la trésorerie, où un état-major des employés de la poste se tient prêt à les recevoir. La moindre erreur pourrait donner lieu à de graves et fâcheuses conséquences. Aussi le chef du service préside-t-il lui-même au travail du triage et imprime-t-il de sa propre main sur chacun des sacs le sceau de l’état. Ces sacs sont ensuite remis à de sûrs messagers ; ils partent, et que Dieu protège la vieille Angleterre !

Le 16, la nomination se fit dans plusieurs bourgs. J’étais ce jour-là même à Greenwich. Un intérêt tout particulier s’attachait dans les circonstances présentes à cette localité célèbre pour ses souvenirs historiques. Nul n’ignorait alors en Angleterre que l’élection de M. Gladstone ne fût sérieusement menacée dans le sud-ouest du Lancashire par la coalition des ministres protestans, des maîtres de fabriqué et des grands propriétaires du sol. Dans la prévision d’un échec qui pouvait écarter pendant quelque temps de la lutte le chef du parti libéral, il était au moins prudent de lui assurer un second cheval de bataille sur lequel il pût entrer au parlement couleurs déployées. Ces doubles élections ne sont guère dans les habitudes anglaises. Aussi le bourg de Greenwich donna-t-il un rare exemple de sagesse et de dévoûment politique en choisissant un candidat qui frappait à la porte d’un autre collège. Pendant des semaines et des mois, il sembla que le nom seul du vaillant athlète eût suffi pour écarter de la lice les autres concurrens. Encouragés cependant par l’absence de M. Gladstone, lord Mahon et sir H. Parker, deux candidats conservateurs, se présentèrent. L’un d’eux avoua lui-même qu’il n’aurait peut-être point osé attaquer la place, si le chef du parti libéral l’eût défendue en personne ; mais, « comme il n’y avait après tout dans la lutte que le chapeau et l’habit du géant, » il se risquait. Vers onze heures, une foule épaisse se serra autour des hustings. La droite des tréteaux était occupée, par les deux candidats conservateurs et leurs amis chargés de rubans rouges ; à gauche se rangèrent les libéraux, affectant de ne porter aucune couleur. Leur seul candidat présent était M. Salomon, un israélite qui a été maire de la Cité de Londres, et qui depuis plusieurs années représente avec honneur le bourg de Greenwich au parlement. Un premier appel de la part des tories aux sympathies de la multitude ne réussit qu’à soulever pendant quelques minutes une tempête de murmures. Je ne sais en vérité où les Anglais vont chercher les sons inarticulés qu’ils poussent en pareil cas avec une énergie sauvage : on dirait à la fois le hurlement du loup, le miaulement du chat, le grognement du porc et le mugissement du bœuf. L’ensemble est à coup sûr formidable. Le retuming officer expliqua en peu de mots l’objet de la réunion, l’affaire de la journée, et réclama de la part des auditeurs un silence impartial sur lequel il ne comptait point lui-même. La voix des orateurs était à chaque instant couverte par les huées et les interruptions. Il est curieux d’observer à quel point cette foule saisit tous les détails de la scène et les tourne aussitôt en ridicule. Plusieurs parmi les tories avaient attaché au bout de leur canne de longs rubans rouges qu’ils agitaient du haut des hustings. « Pas de fouets, » s’écrièrent plusieurs voix. L’un des candidats, lord Mahon, est un jeune homme aux traits délicats et à la figure féminine ; aussi : « Comment vous portez-vous ce matin, mademoiselle ? » Toutes ces plaisanteries ne sont pas, je l’avoue, d’un excellent goût, mais elles partent et s’entre-croisent avec une verve intarissable. La vieille institution des hustings est fort en baisse dans l’esprit des Anglais ; beaucoup de journaux demandent ouvertement qu’on l’abolisse. Il est parfaitement vrai que ces hommes rassemblés au hasard sur la place publique ne représentent guère l’opinion de la majorité, que plusieurs d’entre eux ne sont pas même électeurs, et que la levée des mains est dans tous les cas une épreuve fort douteuse. Un candidat nommé n’est point toujours, il s’en faut de beaucoup, un candidat élu. On ne saurait nier d’un autre côté que de telles assemblées en plein vent n’ajoutent à la vie politique des Anglais quelques traits qui s’accentuent en vigueur sur le caractère national. C’est un spectacle consacré par les mœurs, et je ne vois guère ce que gagnent les peuples à devenir trop raisonnables. Au lendemain, les affaires sérieuses, c’est-à-dire le scrutin ! Quoique turbulente et passionnée, la foule de Greenwich ne se livra d’ailleurs à aucun excès. Le retuming officer, après avoir constaté de ses yeux à droite et à gauche les résultats d’une double épreuve, décida que la levée des mains était en faveur des deux candidats libéraux, MM. Salomon et Gladstone. Un ouvrier dit alors le mort de la journée. « électeurs de Greenwich, s’écria-t-il, vous venez de nommer le premier ministre de l’Angleterre. » Cette nomination fut confirmée le lendemain par l’inscription des votes, et le chef du parti libéral avait désormais un port de refuge en cas de naufrage.

Rien n’est plus amusant que de lire dans les journaux anglais le récit des élections, surtout quand on a soi-même assisté à la bataille. S’agit-il d’un candidat tory, les organes de cette opinion déclarent que le champion de la bonne cause a été salué avec enthousiasme par ses dévoués partisans. Quant au représentant du parti libéral, il a été accueilli par les applaudissemens d’un affreux mob[11]. Il est à citer qu’à part la couleur des rosettes c’est dans les deux cas la même multitude exprimant ses sympathies ou ses aversions par des signes absolument semblables. Dieu me garde de médire du parti conservateur en Angleterre ! Beaucoup de nations qui ont fait parler d’elles dans le monde pour leurs nobles élans vers la liberté, quelques-unes même qui auraient mérité de l’atteindre, seraient aujourd’hui trop heureuses d’avoir à la tête de leurs affaires des hommes aussi éclairés que M. Disraeli et aussi exempts de préjugés que lord Stanley. On très grand nombre de tories se distinguent en outre par leur éducation et leurs manières ; mais ce ne sont pas précisément ceux-là qu’on rencontre en majorité autour des hustings. Quant aux partisans plus ou moins intéressés qu’ils recrutent en temps d’élections dans les couches inférieures de la société, c’est la lie de la population anglaise. Il y a, pour qu’il en soit ainsi, une raison assez simple. Les vrais ouvriers appartiennent d’instinct et de conviction aux idées libérales. Tous les efforts qu’on a faits depuis quelques années pour les enrôler sous le drapeau des classes influentes ont été couronnés de très peu de succès. Il est plus facile d’attirer à une cause des mercenaires que de lui gagner des alliés. Aussi, dans les grandes villes, l’aristocratie est-elle obligée de descendre très bas, vers les industries parasites et déclassées, pour y trouver des satellites. Vainement les tories se vantaient-ils d’avoir donné au peuple un suffrage plus étendu que ne l’avaient d’abord proposé leurs adversaires ; tout ce qu’avait fait M. Disraeli avait tourné en réalité au profit de M. Gladstone. Était-ce justice ? Oui et non. Le cabinet avait eu le tort de marchander ses concessions. Les dispositions de la loi qui étaient vraiment en faveur des ouvriers avaient été enlevées de haute lutte par les chefs du parti libéral. Comment s’étonner en ce cas de leur popularité ? Il faut avoir suivi les meetings. électoraux pour se faire une idée de l’enthousiasme et des acclamations que soulevaient dans l’auditoire les noms de Gladstone et de Bright, tombés au hasard des lèvres d’un orateur ?[12]. A quel point ces signes extérieurs traduisaient l’opinion réelle du pays, on allait le savoir ; le grand jour du poll (inscription des votes) était venu.

Dès le matin du 17 novembre, une émotion extraordinaire régnait dans un grand nombre de bourgs. Des troupes de musiciens Soufflant dans des instrumens de cuivre jouaient Britons will never be slave (les Bretons ne seront jamais esclaves), ou tout autre air approprié à la circonstance. Des hommes-affiches, promenant au bout d’une perche le nom ou la couleur du candidat qui les employait, les fiacres, les cochers, les chevaux eux-mêmes revêtus de rubans, quelques maisons pavoisées d’enseignes et de drapeaux, tout annonçait l’ouverture du poll. Un jour d’élections est pour les Anglais un jour de fête. Dans beaucoup d’endroits, les boutiques se ferment autour des maisons de bois destinées à recevoir les votes. Toute la population est dans la rue. Chacun porte à la boutonnière de son habit son opinion politique sous la forme d’une rosette. De moment en moment, des messagers aux couleurs de leur parti, à l’accoutrement théâtral, s’élancent à travers la foule, montés sur de légers poneys qui, piqués des deux et peut-être excités par l’enthousiasme général, s’éloignent bientôt comme le vent. Ces estafettes vont porter d’un comité à l’autre les nouvelles du scrutin. Des listes qu’on s’arrache de main en main, qu’on placarde à la porte de certaines maisons et qui circulent sur le dos des hommes-affiches, tiennent ainsi au courant du nombre et de la signification des votes. Nos voisins dépensent en un jour d’élections plus de mouvemens, d’efforts physiques et de courage qu’il n’en faudrait pour renverser un gouvernement. Ce sont, à vrai dire, leurs révolutions, car, en déplaçant les majorités au sein du parlement, ils conquièrent des avantages plus réels qu’ils n’en obtiendraient d’un changement de dynastie. Je voudrais que tous ceux qui n’ont jamais connu la vie politique assistassent à ce grand spectacle : ou je me trompe fort, ou ils reconnaîtraient eux-mêmes de quelle confiance virile des institutions libres aiment pour la lutte un peuple maître de ses destinées. Vainement prétendrait-on que les Anglais ne sont point les seuls à jouir de leurs droits électoraux. Dans les états où existe un gouvernement personnel, le caractère et le nombre des suffrages peuvent être à coup sûr une protestation fort utile contre le système et la pensée du règne ; mais tout le monde sait très bien qu’ils ne changeront point la balance des pouvoirs. En Angleterre, c’est la direction même des affaires, c’est le gouvernement dans, le sens le plus étendu du mot, qui se trouvent au contraire jugés et modifiés en un jour par la volonté nationale.

Vers quatre ou cinq heures du soir furent connus à Londres les résultats de la journée. La victoire était éclatante pour les libéraux, et pourtant beaucoup d’entre eux étaient tristes. Ils l’emportaient sur toute la ligne, et comptaient une majorité de 214 membres parmi les membres élus ce jour-là ; mais d’un autre côté ils avaient perdu John Stuart Mill. On rechercha les causes de cet échec ; les uns l’attribuaient à ses idées, d’autres à la fermeté de son caractère, qui n’avait plié ni devant les conseils de la prudence ni devant les considérations du succès. Invité par un des électeurs de Westminster à s’expliquer sur ses opinions religieuses, il avait à peu près refusé de satisfaire la curiosité publique à cet égard. En somme, avait-il eu tort ? On demande aujourd’hui à un candidat s’il croit en Dieu ; on lui demandera demain s’il va au prêche ou à la messe. Chacun peut alléguer beaucoup de raisons pour se rendre compte de cette défaite ; mais il n’est point aussi facile de trouver la bonne. La vérité est, je crois, que, se sentant trop faibles dans les villes pour soutenir la grande guerre, les tories firent la guerre de buissons. Embusqués derrière quelque malentendu, leurs partisans visèrent aux chefs. Or, si l’on en excepte peut-être M. Gladstone, nul homme dans le dernier parlement n’inspirait aux tories plus d’antipathie que M. Stuart Mill par l’élévation de son talent, la liberté de ses points de vue et la fierté de sa conduite. Après tout, cette défaite n’en est une que pour la cause du progrès. Quant à lui, il est tombé dans sa force, dans sa conviction, dans son armure, enveloppé par les plis du drapeau qui triomphait aux élections générales. Si par homme d’état on entend un de ces ambitieux vulgaires qui suivent la fortune et manœuvrent avec le courant, ses ennemis ont raison : M. Mill n’est point un homme d’état. Il est quelque chose de plus et de moins, un penseur alliant au sens politique les rares qualités de l’écrivain, un ferme esprit osant soutenir dans la discussion les idées qui ne sont point encore mûres, une conscience austère dédaignant jusqu’aux artifices et aux demi-teintes dont les plus convaincus aiment quelquefois à couvrir la vérité. Les orateurs, les hommes d’affaires, les légistes, ne manqueront jamais au parlement de la Grande-Bretagne ; mais la place que s’était faite l’ex-député de Westminster restera aussi longtemps vide qu’il ne reviendra point la reprendre lui-même. Les hustings sur lesquels M. Stuart Mill avait la veille du scrutin défendu sa candidature se dressaient sur Trafalgar Square en face de la statue de Nelson. Cette circonstance donna lieu à un rapprochement qui fut saisi par plus d’un Anglais. La bataille électorale était gagnée ; mais celui que cherchaient alors tous les regards manquait à la victoire[13].

Le parti libéral essuya successivement quelques autres pertes, et MM. Osborne, Milner Gibson, Lionel de Rothschild, Gazeley, Austin Bruce, échouèrent, soit devant un tory, soit devant un autre candidat de leur propre couleur. Quant à M. Roebuck, personne ne le prend en Angleterre pour un chef malheureux du parti radical ; c’est un transfuge puni. Qu’il ait autrefois rendu de grands services à la cause du progrès, il serait injuste de le contester. Tout le monde lui reconnaît aussi des qualités d’esprit assez brillantes et un vif talent d’orateur, défigurés malheureusement par une certaine aspérité de caractère et une immense vanité. Ce que lui reprochent surtout les ouvriers de Sheffield, ce sont ses changemens d’opinion. M. Roebuck s’était d’abord montré un ardent adversaire du système inauguré en France le 2 décembre. Plus tard, à la suite d’un voyage à Paris, ses impressions parurent singulièrement modifiées. Qu’avait-il observé par ses yeux qui pût ébranler un premier jugement ? Était-ce la vue des libertés dont jouissent les Français, le droit de réunion respecté, la presse indépendante, les élections sincères, la vie privée défendue contre les indiscrétions de la police ? Personne ne le crut en Angleterre. La conversion était trop soudaine pour inspirer de la confiance, et tout le monde pensa que M. Roebuck avait obéi, sinon à des motifs intéressés, du moins aux caprices d’une nature très personnelle qui se laisse aisément gagner par la flatterie. Les électeurs de Sheffield ne lui ont surtout point pardonné sa conduite durant les affaires d’Amérique. M. Roebuck s’était chaleureusement déclaré pour le sud contre le nord. Une telle volte-face était bien de nature à déconsidérer aux yeux des masses un homme politique dans un moment où les ouvriers d’Angleterre traversaient une crise épouvantable, et repoussaient avec héroïsme toute idée d’intervention par respect pour la liberté des noirs. La guerre opiniâtre qu’il déclara aux trade-s unions, ses invectives amères contre une certaine organisation du travail, sa conduite envers M. Gladstone, l’appui au moins temporaire qu’il prêta à l’avènement des tories, achevèrent de lui enlever à Sheffield toute popularité. C’était bien un vétéran de la démocratie ; mais on crut aussi que le moment était venu de le mettre à la retraité. Par reconnaissance pour ses services passés, les ouvriers de Sheffield lui votèrent des remercîmens, et après son échec se cotisèrent entre eux pour lever une souscription qui monte déjà, assure-t-on, à près de 2,000 liv. sterl. (50,000 fr.). Il est difficile, on en conviendra, de congédier un homme avec plus de politesse et surtout de générosité. M. Roebuck a été remplacé dans la ville du fer par M. Mundella, un autre candidat libéral, qui a prévenu bien des grèves en établissant entre les maîtres et les ouvriers des tribunaux volontaires de justice pour le travail. Les élections de 1868 ont fait quelques autres ; exemples. La plupart des adullamites[14] ont été ou écartés du scrutin ou vertement blâmés par leurs constituans. L’un d’eux, M. Doulton, n’osa même point aborder la lutte. En somme, à part les noms que nous avons cités, les branches coupées dans la dernière épreuve étaient déjà des branches mortes pour le parti radical.

Le trait le plus remarquable de ces élections est sans contredit la déroute de toutes les candidatures fortement tranchées. De jeunes membres des universités (surtout celle d’Oxford), formant entre eux une nouvelle école politique et distingués par des talens divers, s’étaient élancés sur plusieurs bourgs qu’ils croyaient emporter d’assaut. Leurs efforts ont échoué sur toute la ligne. Presque le même jour, M. Brodrick succombait à Woodstock, sir George Young à Chippenham, M. Roundell à Clitheroe, M. Lushington à Abingdon et le Dr Sandwith à Marylebone. Les ouvriers ou ceux qui se donnaient comme les candidats des travailleurs n’étaient pas plus heureux de leur côté. M. Howell, charpentier, ne recueillait à Aylesbury que 950 votes ; M. Cremer était repoussé à Warwick ; M. Passmore Edwards se voyait distancé à Truro par deux autres candidats ; le colonel Dickson, qui avait joué un rôle dans les manifestations populaires, était battu à Hackney ; le chef de la reform league, M. Beales, ne réussissait point aux Tower-Hamlets, et M. Bradlaugh, malgré une vigoureuse campagne, n’avait pu ébranler en sa faveur les forces du parti libéral. Où sont donc les vandales qui, d’après les prédictions de quelques esprits alarmés, devaient saper l’édifice de la constitution anglaise ? Si le nouveau parlement a un tort, c’est celui de trop ressembler à ses aînés ; il présente les mêmes traits de famille. On y voudrait un peu plus de barbares, des hommes apportant à la discussion une note et une idée nouvelles. Les masses, c’est le Times lui-même qui le dit, se sont montrées trop sages. Les nouvelles recrues n’ont fait jusqu’ici que grossir les rangs et élargir les cadres de l’armée libérale qu’on a déjà vue à l’œuvre. La nouvelle majorité de la prochaine chambre des communes se compose d’hommes choisis dans les mêmes classes de la société que la précédente ; elle sera conduite par les mêmes chefs. Avec plus d’autorité sans doute, parce qu’elle sort d’une source plus abondante et plus étendue, elle consacrera les doctrines de gouvernement qui sont connues de tout le monde. Le mot est dur, mais il a été dit avec une certaine vérité, « le nouveau parlement est remarquable par son insignifiance. » Les poètes, les romanciers de talent tels que M. Anthony Trollope, les écrivains militaires tels que M. William Howard Russell, si justement célèbre pour ses excellentes chroniques de la guerre de Crimée, n’ont pu trouver grâce devant la glaciale indifférence des électeurs. En revanche, les hommes d’affaires dominent dans la nouvelle chambre. Faudrait-il pourtant conclure de cette première épreuve que le suffrage électoral en s’étendant gravite vers la médiocrité ? Est-il juste de dire que le concours du grand nombre tend à éliminer de la représentation nationale le génie, l’initiative personnelle, l’originalité des opinions ? De telles craintes seront, je l’espère, démenties par l’expérience de l’avenir. Aussi n’est-il point inutile de rechercher les causes qui ont donné cette fois à l’Angleterre une majorité très respectable sans doute, mais qu’on voudrait peut-être moins uniforme.

Les. extensions du suffrage électoral ne changent nullement le caractère d’un peuple, ni les conditions de la société, appliquées avec bonne foi comme elles le sont chez nos voisins, elles ne font que mieux accuser la manière de voir et les dispositions du plus grand nombre. L’Angleterre est libérale ; les dernières élections l’ont proclamé assez haut. D’un autre côté, c’est une nation pratique, et elle ne l’a point oublié en cette circonstance. Appuyée sur des institutions dont elle connaît la force tutélaire, elle ne cherche point à arracher aujourd’hui par une surprise ce qu’elle est assurée de conquérir tôt ou tard par l’ordre même des choses. Dans le duel entre M. Disraeli et M. Gladstone, les nouveaux électeurs ont tout de suite vu ce qu’il y avait au fond, la lutte entre deux systèmes politiques. Assurer la déroute du premier et la victoire du second, telle a été leur préoccupation dominante. Aussi tout fidèle adhérent du futur ministre, éprouvé par de longs services, fut-il adopté comme ayant plus de chances de succès que de jeunes et hardis braconniers chassant un peu trop sur les terres du voisin. Le pays avait une dette d’honneur à payer envers les anciens membres de la chambre des communes qui avaient préparé et emporté d’assaut le reform act. Qui donc oserait blâmer les nouveaux électeurs d’avoir sacrifié dans plus d’un cas leurs préférences, leurs intérêts ou leurs préjugés au triomphe d’un gouvernement libéral ? Ils ont couru, comme on dit, au plus pressé, et plût à Dieu que leur exemple fût suivi dans d’autres pays ! Beaucoup parmi ceux qui tournent aujourd’hui en dérision les espérances vaines et prématurées auxquelles donna naissance la nouvelle loi auraient été les premiers à pousser le cri d’alarme, si dès le début les candidatures significatives avaient été couronnées d’un grand succès. « On nous annonçait des ouvriers, où sont-ils ? » A ceux qui tiennent ce langage, on peut rappeler certains faits. Il s’en faut de beaucoup que le reform act de 1832 ait porté toutes ses conséquences dans les premières élections qui suivirent cette grave mesure. En Angleterre, l’opinion publique est lente à se mouvoir ; mais, une fois en marche, elle ne s’arrête plus qu’elle n’ait atteint son objet. Il importe assez peu de savoir pour qui ont voté les ouvriers aux élections de 1868 ; l’essentiel, c’est qu’ils ont voté. On les a vus rôder par groupes autour du poll ; beaucoup d’entre eux ont sacrifié toute une journée de travail à colporter les listes d’une maison à une autre ; leur enthousiasme éclatait à chaque victoire du parti libéral. Ils ont en outre fait preuve d’une grande discipline et d’une certaine abnégation. A Lambeth, après la retraite de M. Odger, il y avait lieu de craindre que les travailleurs ne s’abstinssent par ressentiment ou par indifférence ; ils montrèrent tous au contraire un vrai sens politique en donnant leurs suffrages à un candidat qui n’était point de leur choix. Les quelques efforts tentés pour séparer la classe ouvrière de la classe moyenne ont partout échoué misérablement. Les artisans ont résisté aux avis et aux ironiques doléances que leur prodiguaient les journaux conservateurs sur l’élimination de leurs candidats favoris. Les conseils d’un ennemi sont excellens quand on a le bon esprit de ne pas les suivre. On s’abuserait toutefois en croyant que les ouvriers anglais ont renoncé à leurs espérances, et qu’ils se contenteront toujours d’une représentation indirecte. Cette fois ils savaient trop bien où était le danger pour égarer leurs forces ; mais viennent des élections plus paisibles, où leur unique préoccupation ne soit point de sauver le drapeau du libéralisme, et ils insisteront très certainement pour faire entrer quelques-uns des leurs au parlement. Ne sont-ils point d’ailleurs encouragés dans leurs prétentions par des membres même de l’aristocratie ? Lord John Russell écrivait dernièrement qu’il regrettait beaucoup de ne point voir MM. Odger et Howell sur les bancs de la chambre des communes. La représentation du travail manuel est une de ces idées qui rencontrent des obstacles, mais qui finissent tôt ou tard par forcer la brèche en Angleterre. Qu’on veuille pourtant y prendre garde, bien qu’aimant à consulter toutes les classes sur leurs intérêts respectifs, nos voisins n’entendent nullement ouvrir une arène à d’égoïstes griefs, à un stérile antagonisme entre des professions diverses, et les ouvriers n’arriveront au parlement que couverts de la dignité d’une foi politique.

Il serait cruel d’arracher aux tories la seule consolation qui reste aux partis vaincus, celle de nier ou tout au moins d’atténuer leur défaite. Si l’on se bornait à compter les morts illustres, ils auraient certainement réussi dans quelques escarmouches ; mais quand ils parlent de leurs avantages dans les grandes batailles et les grandes villes, chacun se demande où sont ces victoires. Est-ce à Londres, à Birmingham, à Glasgow, à Sheffield ? Si l’on en excepte Liverpool, ils ne sont parvenus, dans les cités, à glisser par hasard l’un des leurs que grâce à la division des votes et à ce qu’on appelle minority clause, représentation des minorités[15]. Si c’est là ce que le conservateurs appellent un succès, on se demande naturellement ce qu’ils entendent par des revers. Dans les comtés de l’Angleterre, il est vrai, leurs prodigieux efforts ont été couronnés par la fortune du jour. Là du moins ils ont trouvé un centre d’action et infligé au parti libéral des pertes incontestables. Ce qui rend encore plus éclatante la défaite de M. Gladstone dans son comté natal, c’est qu’il avait tout, fait, du moins tout ce que peut l’éloquence, pour ébranler la coalition des intérêts. Ses harangues étaient plus que des discours, c’étaient des programmes de gouvernement. Démosthène parlait, dit-on, contre la mer, le beau miracle ! A Liverpool, Gladstone a parlé contre le peuple des hustings, et tout cela vainement ; les meilleures raisons revêtues du plus beau langage sont venues expirer devant l’impassible et savante organisation des conservateurs. Après tout, y a-t-il lieu de s’étonner dans ce cas de l’issue de la lutte ? Il faut laisser à la rhétorique le thème de la vérité toujours victorieuse. Que l’idée puisse être battue par l’argent, c’est un fait trop certain et trop démontré pour qu’on hésite à le reconnaître. Pas plus en Angleterre qu’ailleurs, le zèle et l’enthousiasme n’ont encore trouvé le moyen de lutter toujours avec avantage contre les influences matérielles. On assure que lord Derby a dépensé 20,000 liv. sterl. pour empêcher l’élection de M. Gladstone. Durant la semaine qui précéda l’ouverture du poll dans toute la Grande-Bretagne, 26 millions de francs avaient été retirés de la Banque.

Ce qui doit plutôt étonner, c’est que le parti libéral ait trouvé de son côté assez de ressources pour tenir tête à ses adversaires et les vaincre. L’argent est le fléau des élections anglaises ; mais, on regrette aussi de voir les calomnies, les invectives personnelles, les diatribes lancées contre les candidats les plus éminens. Les mêmes hommes qui à Londres accusaient M. Stuart Mill d’athéisme allaient répandant le bruit dans les campagnes que M. Gladstone était catholique. L’échec des tories peut se réparer ; ce qui ne s’effacera point aisément est le souvenir des placards odieux dont ont été salis dans les dernières élections les murs de Westminster et les cabarets du sud-ouest du Lancashire. Ce parti a changé deux fois de nom dans un demi-siècle : de tory, il s’est appelé conservateur, et maintenant il s’intitule lui-même constitutionnel. On peut douter que ces métamorphoses de mots aient beaucoup avancé ses affaires. Tout le monde en Angleterre se rallie au pacte fondamental ; seulement aux yeux des anciens tories la constitution est une tour carrée, immuable, dans laquelle ils se retirent pour résister aux attaques du progrès, tandis qu’au point de vue des libéraux la constitution est un corps vivant, qui doit subir la pression des idées, prendre la forme du siècle et marcher avec la société qui marche.

Celui qui a le plus souffert dansées dernières élections est sans contredit le clergé anglais : il a compromis sa dignité sans conquérir aucune influence politique. Ce résultat était facile à prévoir ; il avait livré d’avance les positions qui seules pouvaient le défendre contre le projet de M. Gladstone. Si l’église établie eût été l’église d’il y a un demi-siècle, fermement attachée aux idées et aux souvenirs de la réformation, elle eût pu du moins justifier sa résistance à l’abolition de certains privilèges en Irlande. Aujourd’hui ses élégies ne touchent plus personne. Qu’est-elle ? que représente-t-elle dans l’état présent des choses ? En vérité, elle n’en sait rien elle-même : tantôt elle se dit protestante, tantôt catholique, souvent presque romaine. Ce qui faisait sa tradition, son caractère, sa raison d’être, elle l’a méconnu ou abandonné. Au lieu d’une croyance fondée sur le droit d’examen, les Anglais n’ont plus vu en elle qu’un groupe d’intérêts temporels étroitement soudés au trône et à l’aristocratie. Ses vrais ennemis sont ceux qui comme le dean de Carlisle ont l’imprudence de déclarer qu’un peuple sans église d’état est une nation sans Dieu. L’intervention active, tantôt obséquieuse et tantôt menaçante du clergé dans une dispute où il ne s’agit après tout que d’une question de dîmes et de bénéfices ne l’a certainement point relevé aux yeux des populations éclairées. Sa résistance au sentiment national a été punie par une accablante défaite. Si une religion est sortie victorieuse de la lutte électorale, c’est bien le protestantisme, non le protestantisme bâtard de l’église anglicane, flottant entre le pape et Luther, mais la vraie réformation appuyée sur la liberté de conscience. Ce sont les dissidens qui partout ont assuré le triomphe du parti libéral. Les puritains sont encore là ; on les a vus à l’œuvre. N’ayant rien livré, rien abandonné de leurs principes, les sectes religieuses avaient le > droit de donner aux autres la liberté qu’elles réclament pour elles-mêmes. Comme tout ce qui est vraiment fort, elles ont le courage d’être justes. C’est en effet au cri de justice for Ireland que les descendans de Wesley, de Robert Brown, de George Fox, mêlés aux libéraux, ont marché vers le poll. La vieille Écosse s’est levée et a voté comme un seul homme. Un tel spectacle est grand ; l’exemple de tolérance donné par ces austères presbytériens qu’on a longtemps considérés comme les apôtres du fanatisme protestant mérite certes bien d’être signalé. Quelques membres non-conformistes bien connus pour leur attachement à l’une des nombreuses sectes qui se divisent l’Angleterre ont figuré comme candidats, et ont emporté les suffrages des électeurs. M. Morley a été nommé à Bristol, M. Charles Reed à Hackney, M. Henry Richard à Merthyr-Tidvil. D’un autre côté, l’aveugle résistance du clergé à une mesure partielle et modérée a suscité de la part de ses adversaires de bien autres prétentions. Ce n’est plus seulement le disestablishment de l’église protestante en Irlande, c’est l’église libre dans l’état libre qui a été hautement réclamée dans quelques meetings. Cette seconde proposition ne rallie pourtant, je dois le dire, qu’un petit nombre d’esprits aventureux. Nos voisins sont d’avis qu’en fait de réformes politiques à chaque jour suffit sa peine, et ils tiennent à régler les affaires d’Irlande avant d’aborder un autre problème encore plus chargé de difficultés et de tempêtes. L’un des chefs de la Liberation society, M. Miall, n’a pas trouvé grâce devant les électeurs de Bradford, et son nom n’a réuni qu’un nombre insuffisant de votes. L’Angleterre ne peut pas pour le moment aller au-delà du projet de M. Gladstone dans la séparation de l’église et de l’état. Quant à la chambre des lords, on s’est à peine souvenu d’elle durant toute la lutte. C’est pourtant le seul et dernier espoir du clergé anglais, car par tous les moyens il a fait appel au pays, et le pays l’a condamné[16].

Plus sage que ses amis, M. Disraeli a tout de suite reconnu sa défaite, et s’est noblement retiré du pouvoir. Certes le coup a dû lui être pénible. N’a-t-il point été frappé par ce même reform act auquel il avait attaché l’honneur de son ministère ? Qu’on se figure l’indignation de l’aigle atteint par une flèche garnie d’une de ses plumes ! M. Gladstone a été chargé de former un nouveau gouvernement : le cabinet libéral est aujourd’hui constitué, il s’appuie sur des noms qui représentent l’éloquence, Lowe et Bright ; mais déjà les augures ne manquent point pour prédire de grands embarras, des divisions, une seconde cave d’Adullam. L’avenir reste sans doute ouvert aux éventualités. Il faut pourtant se dire que les libéraux reviennent au parlement avec une majorité de 110 membres, mais surtout que cette majorité a été en outre épurée, rajeunie, retrempée dans les suffrages des électeurs. On a exigé de chaque candidat élu qu’il s’engageât sur l’honneur à soutenir la politique de M. Gladstone. Les exemples de justice populaire qui dans les dernières élections ont frappé certaines apostasies ne sont pas faits pour encourager de nouvelles défections. Dans tous les cas, les tories ne reviendraient aux affaires qu’à la condition de se montrer plus libéraux que les libéraux eux-mêmes. Où serait alors le danger pour le pays ? Quiconque a connu l’Angleterre il y a douze ans a certes lieu de s’étonner de tout le terrain qu’a gagné en si peu de temps la démocratie chez une nation qui passait pour inféodée aux traditions aristocratiques. Sans doute, si l’on s’arrête aux apparences, les institutions demeurent immobiles. Le trône, la chambre des pairs, l’église, n’ont subi aucune modification extérieure. Qui ne sait toutefois que les mêmes formes de gouvernement peuvent masquer de très grands changemens dans les idées, l’esprit et le caractère d’un peuple ? Il serait trop long de signaler tous les progrès accomplis. Le mouvement qui se poursuit à travers des luttes pacifiques peut néanmoins se résumer en peu de mots. Le pouvoir, la vie politique, s’éloignent chaque jour des classes privilégiées pour se porter lentement, mais inéluctablement vers les masses. La chambre des pairs, l’église, ont beaucoup perdu de leur influence : un seul pouvoir a grandi et s’accroît encore tous les jours, c’est celui de la chambre des communes, élue, surveillée par la nation. Cet état de choses impose aux chefs des partis politiques, libéraux et tories, des obligations de plus en plus difficiles à remplir. Il ne leur suffit plus de gouverner, il leur faut prévoir, deviner le sentiment du pays. Les institutions, — qu’on ne songe d’ailleurs point à détruire, — doivent désormais réfléchir les vœux et les idées du temps où nous vivons. « Les hommes d’état existent pour le pays, le pays n’existe pas pour les hommes d’état. » Et qui a dit cela ? M. Gladstone, étonné du chemin qu’ont parcouru en quelques années l’Angleterre et lui-même.

Il fut un moment où le libéralisme ne comptait plus guère dans le monde que par ses défaites, et ce moment de l’histoire contemporaine a duré quatorze années. C’est peu pour l’avenir ; c’est beaucoup pour ceux qui vivent et qui, de 1852 à 1866, ont traversé cette triste époque. Moins que toute autre nation, l’Angleterre avait connu les défaillances et les assoupissemens de la conscience politique. Le long ministère de lord Palmerston tendait néanmoins à énerver les forces du parti libéral. Aujourd’hui quel changement sur toute la terre ! Le triomphe des républicains en Amérique et l’avènement de Grant à la présidence, la révolution en Espagne, les dernières élections en Angleterre, tout témoigne du réveil des peuples. Ce sont au contraire les gouvernemens personnels qui souffrent de cette maladie des vieillards, si admirablement définie par Montesquieu : « une grande impuissance d’être. » Il y a lieu de se réjouir et d’espérer. L’air revient, la lumière se fait, et la liberté agite ses ailes.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Il y avait aux dernières élections 618 candidats libéraux contre 443 candidats conservateurs.
  2. Hackney en anglais veut dire fiacre ; de là le jeu de mots dont j’ai cherché à reproduire le sens.
  3. Ceux qui connaissent personnellement l’iconoclaste (c’est-le nom que s’est donné lui-même M. Bradlaugh) ont quelque peine à comprendre l’effroi qu’il inspire en Angleterre. Ses idées sur la révélation n’ont après tout rien à voir avec la politique. Armé d’un talent de parole incontestable et d’une rare énergie, il arrivera tôt ou tard au parlement.
  4. Il y en avait une quatrième, celle du docteur Frédéric Lees, un lecturer des sociétés de tempérance.
  5. M. Odger est cordonnier : deux Anglais très remarquables, le révérend Hartwell Horn, auteur d’une Étude critique des saintes écritures, et le métaphysicien Samuel Drew, qui publia un livre célèbre sur l’Immatérialité et l’Immortalité de l’âme, avaient commencé l’un et l’autre par exercer le même état que le candidat de Lambsth. Cela ne veut point dire que M. Odger leur ressemble pour le talent ; mais il connaît très bien les vœux des ouvriers et les exprime avec beaucoup de clarté.
  6. La conduite des réclamans prêta d’un autre côté à la plaisanterie. La loi voulait que le locataire donnât le nom, la description et l’adresse du propriétaire ou toute autre personne à laquelle se paie le loyer. » L’un d’eux, prenant le mot description à la lettre, écrivit au revising barrister de Chelsea le portrait du landlord, sa taille, la couleur de ses cheveux, la longueur et la forme de son nez.
  7. Manchester national Society for women suffrage. Cette association tient ses séances dans le parlour du maire à l’hôtel de ville.
  8. Les sociétés de tempérance voudraient que le gouvernement prohibât la vente des liqueurs fortes, et, sous le titre de permissive bill, invoquent une loi que beaucoup trouvent contraire à la liberté.
  9. Tous les frais de l’élection doivent être payés, d’après le texte de la loi, dans les trente jours qui suivent la promulgation du scrutin.
  10. Une méthode toute récente contribue on outre à dévoiler le secret des votes. Les comités des deux opinions militantes adressent aux électeurs une circulaire avec une enveloppe revêtue d’un timbre-poste. Sur cette circulaire, chacun d’eux est prié d’écrire oui ou non, selon qu’il entend voter ou ne pas voter pour le candidat désigné à son suffrage.
  11. Contraction de mobile vulgus.
  12. On raconte à ce propos une anecdote qui doit être vraie. Un candidat très honnête, mais fort peu éloquent, se plaignait à un ami du médiocre succès qu’il obtenait dans les réunions et de la froideur de ses commettans. « Parlez-leur de Gladstone, répondit l’autre, et vous serez applaudi. »
  13. Je demande à copier un extrait d’une lettre que m’adressait dernièrement M. Stuart Mill, et où il explique à son point de vue les causes de son insuccès. L’auteur des Principes de l’économie politique écrit très bien notre langue, et j’espère que les lecteurs de la Revue en sauront un jour ou l’autre quelque chose.
    « Je crois que les causes de mon insuccès à Westminster se réduisent à trois principales : 1° une grande supériorité d’organisation et d’habileté dans le parti opposé, les opérations dirigées par un homme d’affaires dans son propre intérêt étant ordinairement mieux conduites que celles qui dépendent d’un comité d’amateurs ; 2° une très grande abondance d’argent du côté opposé, tandis que du nôtre il y avait a peine le strict nécessaire ; 3° l’hostilité de presque tous les vestrymen et autres notabilités locales qui sont les chefs ordinaires de l’action politique dans les localités, et à qui j’ai fortement déplu par la proposition que j’ai faite d’une meilleure constitution municipale.
    « Plusieurs autres circonstances sont venues se joindre à celles-là ; mais je crois avoir signalé les seules réellement importantes, et je pense qu’elles suffisaient pour empêcher ma réélection. Du reste, sauf l’échec porté par. ma défaite au parti libéral avancé, qui d’ailleurs a tant souffert dans ces élections-ci, je n’ai rien à regretter. J’espère exercer en faveur de mes opinions une action tout aussi grande et beaucoup plus dans mes goûts comme écrivain que comme député au parlement. »
  14. Le mot a été créé par M. Bright. La science biblique du quaker dépassait les connaissances de quelques-uns de ses auditeurs, et il y en eut parmi eux qui crurent à une cave des Mille et une Nuits. Il s’agissait de la grotte d’Adullam, dans laquelle se réfugia David avec une poignée de mécontens. Le nom d’adullamites est ainsi resté aux membres de la chambre des communes dont la défection amena la chute du ministère Gladstone. Le seul parmi eux qui n’ait point fait amende honorable devant les électeurs est lord Elcho.
  15. Dans plusieurs endroits, il a fallu que les forces du parti libéral surpassassent d’un tiers les forces du parti conservateur pour que les candidats libéraux fussent élu » au parlement. Il y a tout lieu de croire que cette clause des minorités, si antipathique à M. Bright, sera rapportée dans la prochaine session.
  16. Les chiffres ont leur éloquence : 1,208,657 électeurs ont voté en Angleterre pour le parti libéral et pour l’abolition des privilèges de l’église d’Irlande et 799,815 pour les conservateurs ; en Écosse, 121,926 contre 22,550 ont résolu la question dans le même sens ; en Irlande, 48,743 votes ont condamné les prétentions du clergé anglais, et 14,777 se sont déclarés en faveur du statu quo.