LES ÉLECTIONS
DE 1857
EN ANGLETERRE


II.
LA CONSTITUTION ELECTORALE DE L’ANGLETERRE ET LA PROCHAINE REFORME.





À côté des mœurs politiques qu’elles ont mises en relief, les dernières élections de la Grande-Bretagne ont fait ressortir une fois de plus les principes de la législation électorale du pays. Elles ont donné un grand spectacle, qui pouvait attirer et satisfaire la curiosité ; mais en même temps elles se prêtent à une étude plus sérieuse. Il ne s’agit pas seulement de juger les institutions électorales de l’Angleterre sur les apparences : avant de leur rendre la justice qui aujourd’hui leur est due, il faut savoir si derrière ces apparences ce n’est pas une déception qui se cache. Il y a des gens qui aimeraient à le faire croire à force de le répéter, et il importe que la vérité puisse être découverte dans tout son jour.

Voici des citoyens qui, mêlés les uns aux autres, paraissent concourir indistinctement sur la place publique à la nomination d’un député ; mais ils ne participent pas tous au pouvoir de décider l’élection. Comment le partage s’est-il fait entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas le droit de suffrage, et quelles en sont les règles de moins en moins arbitraires ? Voici maintenant des électeurs auxquels la pleine capacité politique est reconnue ; comment la justifient-ils, et à quels signes reconnaître les progrès obtenus par la loi contre tous les abus auxquels l’élection donnait lieu ? Enfin n’y a-t-il pas des projets de changemens qui s’annoncent, et quelle en sera la portée ? Ce sont là des questions qui ont besoin d’être approfondies avant d’être résolues : elles ne touchent pas à des intérêts qui soient restreints à l’Angleterre ; elles ont droit à l’attention publique par les utiles enseignemens qui peuvent y être renfermés. On est trop tenté de croire de nos jours que le royaume insulaire est une planète séparée de toutes les autres, dont les habitans, toto divisos orbe Britannos, ont reçu en naissant une nature privilégiée, et l’on oublie que, loin de la recevoir, ils se la sont lentement faite à eux-mêmes. L’étude de la législation électorale contribue à donner un démenti à cette commode doctrine, inventée par ceux qui veulent se donner le plaisir d’admirer de beaux exemples, en s’imaginant qu’ils étaient dispensés de les suivre et qu’ils ne seront jamais tenus de les imiter. Elle nous montre sans doute combien il est avantageux à la liberté d’avoir jeté depuis longtemps de fortes racines qui en assurent toute la croissance ; mais elle nous enseigne aussi comment un grand gouvernement, aidé par un grand peuple, sait se servir du passé pour rendre le présent meilleur et préparer le progrès de l’avenir. Elle nous fait suivre ainsi comme un cours d’éducation politique, où l’on peut apprendre que les institutions profitent à ne pas rester toujours immobiles, et que les changemens gagnent à n’être jamais révolutionnaires. C’est en se plaçant à ce point de vue qu’il importe de reconnaître comment la constitution électorale de l’Angleterre s’est fondée, s’est développée et s’est soutenue, quelles garanties successives en rendent l’usage chaque jour meilleur, et quels complémens désirables elle peut encore recevoir.


I

Le système électoral de la Grande-Bretagne, dans sa constitution organique, remonte au XIIIe siècle. C’est à partir de cette époque qu’on peut suivre le mouvement continu et presque ininterrompu d’un peuple qui, sous la garde d’une royauté héréditaire, a pris à ses affaires une part de plus en plus active par le choix régulier de ses députés. Cette intervention du pays dans son gouvernement a été pour la nation comme un patrimoine transmis fidèlement d’âge en âge, et dont les aïeux ont du rendre compte à leurs descendans. Pour la liberté comme pour le pouvoir, c’est beaucoup de ne pas dater d’hier ; les institutions ne se passent pas plus aisément, que les dynasties de traditions. La constitution de l’Angleterre a ce qui manquait à un souverain tout puissant quand il disait dans les jours de sa grande fortune : « Je voudrais être mon petit-fils. » Elle peut montrer ses parchemins, et sa force lui vient de sa durée.

Le pouvoir électoral, dès l’origine, a été constitué sur des fondemens qui ont dû être raffermis et restaurés, mais qui n’ont jamais été renversés ; il a été mis à la disposition des différentes classes du pays, de la classe des propriétaires des campagnes et de la classe des habitans des villes, et avant d’être étendu aux deux universités d’Angleterre, il s’est établi, à la fois dans les comtés et dans les bourgs, qui représentaient deux sociétés différentes dont les intérêts ne pouvaient être confondus. Dans les comtés, qui étaient des circonscriptions territoriales de même nature, reconnues par la loi politique du pays, il a pris naissance et il s’est développé sous l’empire de principes communs, et il a été attribué d’abord sans aucune condition de revenu, ensuite sous certaines réserves, aux propriétaires qui avaient un titre féodal de pleine propriété, c’est-à-dire aux francs-tenanciers. Dans les bourgs, le droit électoral a dû son origine à des causes de toutes sortes, différentes de ville à ville : c’est tantôt leur importance, tantôt la faveur de chartes privilégiées, tantôt enfin le hasard des circonstances qui a fait reconnaître aux bourgs leurs droits de représentation, inégalement répartis entre eux, et dont l’exercice a toujours été soumis à la variété des statuts locaux. Toutefois, dans les bourgs comme dans les comtés, le pouvoir électoral n’a été qu’un pouvoir ajouté et rattaché à d’autres pouvoirs déjà existans ; nulle part il ne s’est établi comme un pouvoir spécial, isolé, étranger aux habitudes de la vie politique du pays. Ainsi les francs-tenanciers se réunissaient dans les cours des comtés pour rendre la justice et traiter ensemble de leurs intérêts communs : ce sont les cours des comtés qui ont été chargées de nommer des députés. Dans les bourgs, les citoyens, quand ils avaient le droit de se gouverner eux-mêmes, choisissaient leurs magistrats, réglaient les affaires de la communauté, dont la gestion était souvent concentrée dans le conseil de la ville : le droit d’élection se confondit avec les droits municipaux, et il s’exerça aux mêmes conditions, sans être jamais ramené à un système d’unité. Partout les électeurs avaient été groupés suivant leurs relations habituelles ; c’est à ce prix seulement, comme le disait M. Guizot dans ses belles leçons sur les Origines du gouvernement représentatif, que des assemblées électorales peuvent faire ce qu’elles veulent et savoir ce qu’elles font.

Comment ne pas reconnaître le parti qu’on aurait pu également tirer, dans l’ancienne France, des institutions représentatives, si le développement de la liberté politique, quelque insuffisant qu’il fût, avait été résolument poursuivi par les classes élevées du pays, au lieu d’être arrêté par le pouvoir absolu, qui faisait le vide autour du trône à son propre détriment et au détriment de la nation ? La nation a fait fausse route parce que la bonne route lui a été fermée. Plus heureuse, l’Angleterre, à travers le moyen âge et les temps modernes, conserva avec sa constitution sa législation électorale, qui, il y a vingt-cinq ans, était encore restée à peu près intacte. Cette constitution avait soutenu l’épreuve des siècles, mais elle n’avait pu échapper aux altérations du temps, de ce temps qui, par les abus comme par les progrès qu’il engendre, est le grand novateur, comme le désignait énergiquement lord Bacon[1]. Les conditions du droit d’élection étaient restées les mêmes dans la loi, mais elles avaient changé en fait. Ainsi dans les comtés les francs-tenanciers avaient gardé le monopole du suffrage et ils n’y participaient que sous certaines conditions, qui, en Écosse par exemple, réduisaient le nombre des électeurs à 2,000 environ ; mais à côté des propriétés des francs-tenanciers, qui seules pouvaient jadis garantir l’indépendance nécessaire à l’exercice du droit électoral, d’autres propriétés, acquises primitivement à titre de concessions féodales, s’étaient peu à peu relevées de cette dépendance, et la différence d’origine des propriétés ne justifiait plus la différence de capacité politique des propriétaires. Les droits des fermiers, au moins des fermiers à long bail, ne pouvaient non plus être justement exclus, et la position agrandie qu’ils avaient prise dans la société demandait à être reconnue par la loi.

Dans les bourgs, les abus étaient également devenus plus saillans à mesure que les vicissitudes de la population et de la richesse avaient métamorphosé toute l’économie d’un système devenu suranné. Ainsi dans un grand nombre des bourgs électoraux d’Angleterre le suffrage appartenait aux dernières classes de la population, souvent à l’exclusion de celles qui auraient eu le plus de titres pour l’obtenir. Il était ordinairement attribué aux habitans qui étaient admis au droit de bourgeoisie municipale (les freemen) en dehors de toute condition de fortune, soit par naissance, soit par service ou apprentissage, soit par concession au gré des conseils des villes, qui faisaient souvent, dans l’intérêt de telle ou telle candidature, la distribution la plus abusive du titre d’électeur. Dans d’autres bourgs, surtout en Écosse, le pouvoir électoral ; au lieu d’être démesurément étendu, était démesurément restreint, et il était concentré dans les conseils des villes, qui se recrutaient eux-mêmes, ou bien étaient choisis par les chefs des différentes corporations ; le député d’Edimbourg n’était ainsi nommé que par 33 électeurs.

En outre, le droit de représentation était refusé à des villes qui, comme Manchester et Birmingham, avaient conquis par leur importance le premier rang : au contraire, il avait continué d’appartenir à des hameaux, à des habitations qui avaient seules, pour ainsi dire, survécu sur l’emplacement d’anciens bourgs peu à peu détruits, et il était resté attaché même à des ruines. L’élection était dès-lors à la discrétion du propriétaire du bourg, auquel toutes les maisons appartenaient, et qui n’y faisait habiter que les électeurs dont il pouvait disposer suivant son bon plaisir. En 1820, le propriétaire d’un de ces bourgs, lord Lonsdale, y fit venir des ouvriers qu’il payait à la semaine, leur fit bâtir des chaumières, et s’assura ainsi le nombre de votans qui lui était nécessaire pour faire réussir son candidat : c’étaient des ouvriers mineurs, et il les appelait ses gentilshommes noirs. Le nom de bourgs pourris avait été donné à ces collèges électoraux inféodés à un patron tout-puissant qui les transmettait régulièrement, par donation ou testament, à tel ou tel de ses héritiers, ou bien les vendait même quelquefois au plus offrant. Le prix de telles ventes s’est élevé, dans certaines circonstances, jusqu’au-delà d’un million. Toutefois un tel trafic n’était pas en désaccord avec les mœurs d’un pays où les grades militaires s’achètent et ne donnent pas à l’armée des officiers moins braves, de même que la vénalité des charges judiciaires ne donnait pas à l’ancienne magistrature française des juges moins intègres peut-être. Il faut reconnaître que, sous l’empire même de cette législation, jamais on n’avait vu entrer au parlement des députés qui se fussent montrés indignes ou incapables d’y siéger. C’était à l’aide d’un tel système qu’avait prévalu la prépondérance de l’aristocratie, et il avait été calculé qu’un petit nombre de pairs et de grands propriétaires faisaient nommer à la chambre des communes 450 membres, parmi lesquels 63 dépendaient de la nomination de 7 pairs seulement. Toutes ces anomalies et toutes ces injustices exigeaient impérieusement que le système électoral du pays, sans être sacrifié dans ses principes, fût cependant remis d’accord avec les changemens et les progrès d’un état social où il avait cessé d’être à sa place. Des classes nouvelles avaient gagné la puissance et la richesse ; « des villes, dit Macaulay, étaient devenues de petites bourgades, tandis que des villages étaient transformés en cités plus étendues que la Londres des Plantagenets : il ne fallait pas interdire le présent ni murer l’avenir. »

Toutefois, avant de poursuivre résolument l’œuvre toujours périlleuse des réformes, même les plus nécessaires, l’Angleterre sut attendre, et on peut dire qu’elle pouvait attendre. La constitution défectueuse du pouvoir électoral n’avait pas empêché le libre jeu des institutions. Il avait suffi que ce pouvoir fût légalement disputé entre les deux grands partis constitutionnels, les conservateurs et les libéraux, pour que le parti appelé au gouvernement trouvât toujours en face de lui un parti prêt a le contrôler, qui le forçait, sinon à prendre l’initiative des plus importantes réformes, du moins à rendre sans cesse ses comptes au pays. À l’aide de la liberté de la presse, le parlement avait toujours donné comme une voix à l’opinion publique, et, malgré des éclipses passagères, il en avait prévenu les défaillances. Les abus mômes s’étaient transformés en garanties. Ainsi la représentation des petits bourgs qui avaient été flétris du nom de bourgs pourris avait servi à faire entrer dans le parlement les jeunes gens qui pouvaient se consacrer de bonne heure, avec le plus de succès, à la vie publique, grâce à la protection de telle ou telle grande famille intéressée à donner les meilleurs défenseurs à la cause du parti auquel elle appartenait. Telle est la voie qui s’est ouverte constamment aux plus grands orateurs, aux plus grands ministres, aux plus grands hommes d’état, et, pour n’en citer que quelques-uns, à Pitt, à Fox, à Burke, à Sheridan, à ces grands princes de la politique et de l’éloquence anglaise. « Les destinées de la Grande-Bretagne, disait avec quelque raison un des membres du parlement, dépendent beaucoup plus de ceux qui les dirigent que de telle ou telle amélioration des lois politiques. »

Cependant il ne faut pas juger des institutions par leurs accidens heureux, et, comme l’observait M. Villemain dans un de ses derniers écrits, il est dangereux de chercher toujours dans le caractère des hommes le correctif des mauvaises lois. « L’ancien système de la législation électorale de l’Angleterre était condamné par les exclusions injustes et les tolérances abusives qu’il perpétuait[2], » et les projets de réforme mis en avant dès 1750 n’auraient pas tardé à gagner peu à peu toutes les chances de succès, si le mouvement favorable de l’opinion publique n’avait été brusquement refoulé d’abord par les inquiétudes justement défiantes qu’avaient éveillées les excès et les crimes de la révolution française, plus tard par les préoccupations de guerre étrangère qui ne laissaient place qu’à l’ardeur d’une indomptable résistance. Au retour de la paix de l’Europe, la poursuite du changement depuis longtemps demandé reprit enfin son cours-, de nouvelles propositions se succédèrent sans relâche, et après avoir achevé pour ainsi dire la quarantaine qui semble imposée en Angleterre à toute innovation, la réforme électorale, devenue dans tout le pays un cri de guerre menaçant, passa, en 1831 et en 1832, par l’épreuve légale d’une dernière lutte. Ce fut une lutte solennelle et dramatique, prolongée pendant quinze mois, et dans laquelle la royauté, représentée par le ministère de lord Grey et de lord John Russell, résolument soutenue par la chambre des communes, força la résistance opposée jusqu’à la dernière heure par la chambre des lords. Tel fut le beau triomphe de toutes ces qualités de persévérance, de patience, de modération et de respect constant de la légalité, qui permettent à un peuple d’atteindre sûrement au but, parce qu’elles l’empêchent de le dépasser. Il donnait encore une fois de plus le consolant exemple d’un pays qui, connaissant ce qu’il veut et sachant s’y tenir, se montre digne des concessions qu’il obtient de son gouvernement, parce que, suivant la fine remarque que faisait un jour le prince Albert dans un entretien privé, « les concessions n’y sont jamais le point de départ d’aucune exigence. »


II

L’acte de réforme qui rajeunissait la vieille constitution avait été conquis par l’énergie de cet esprit à la fois tenace et conservateur qui est la principale qualité d’un grand peuple : n’ayant pas été précipité, il avait pu être mûrement préparé, et il n’était point exposé au sort, de ces coups d’essai improvisés sur lesquels il faut plus tard revenir. Le mouvement en avant avait été bien calculé, de façon à n’être pas suivi d’un mouvement en arrière : pour que les changemens restent dans les lois, et pour que les libertés n’y soient point passagères, il faut que les peuples sachent les obtenir avant de les recevoir. L’acte de réforme, avant d’être donné, fut obtenu ; aussi s’est-il fait place dans les institutions du pays. Étendu dans la même année à l’Ecosse et à l’Irlande, complété plus tard par quelques lois de détail qui y ont été ajoutées, il est resté depuis vingt-cinq ans le code électoral de la Grande-Bretagne.

La nouvelle législation a conservé l’ancien nombre des membres de la chambre des communes, fixé, depuis l’acte d’union avec l’Irlande en 1800, à 658, et limité aujourd’hui à 654 ; mais elle en a changé la répartition soit entre les trois royaumes, soit entre les collèges électoraux de chaque royaume. Elle a ainsi donné, pour les comtés, les bourgs et les universités, à l’Irlande 105, à l’Ecosse 53, à l’Angleterre 500 députés, réduits aujourd’hui à 406, par suite de la déchéance du droit de représentation à laquelle deux bourgs, convaincus de s’être laissé corrompre, ont été condamnés[3].

Le droit de représentation des bourgs a été en outre soumis à un nouveau partage, principalement en Angleterre ; il a été retiré en tout ou en partie à certains bourgs qui n’avaient plus une population suffisante, et pour lesquels il n’était plus qu’un privilège abusif ; il a été attribué en revanche à beaucoup d’autres qui avaient gagné l’importance nécessaire pour être associés par l’élection de députés au gouvernement du pays. La législation nouvelle a fait entre eux un choix, et elle a reconnu le pouvoir électoral à 201 bourgs, qui jouissent ainsi des mêmes droits que les comtés. Les changemens dans la répartition des collèges électoraux, complétés par une plus juste proportion introduite dans le nombre de députés qui leur a été attribué, ont été destinés à mettre fin aux abus de l’ancien système, qui était devenu peu à peu la contre-partie de l’état de la société ; mais ce ne sont pas de nouveaux principes qu’ils ont fait prévaloir : ils ont empêché que les vieilles traditions d’inégalité dans la représentation du pays ne restassent trop choquantes, sans les sacrifier à une théorie préconçue d’égalité arithmétique qui aurait donné un représentant à un nombre déterminé de citoyens. Les collèges électoraux n’ont plus gardé un pouvoir fictif, mais ils ont conservé les uns à l’égard des autres un pouvoir inégal. Ils ont continué à être constitués pour représenter des intérêts collectifs, des besoins communs, et non pas un chiffre abstrait d’électeurs groupés d’après la statistique de la population. Pour prendre au hasard quelques exemples, qui ne sont pas des exceptions, mais qui rentrent tous dans la règle générale, comparons un comté à une ville : le comté de Chester, avec 158,000 habitans, nomme 2 membres de la chambre des communes, et la ville de Chester, avec 28,000 habitans, en nomme également 2. Comparons les comtés entre eux : voici le comté de Northumberland, qui, avec 8,000 électeurs, envoie au parlement 4 députés, comme le comté de Norfolk, qui en compte 16,000. De même voici en Angleterre 68 bourgs qui n’ont pas plus de 200 à 500 électeurs, et dont quelques-uns peuvent nommer 2 députés aussi bien que des villes comme Manchester et Liverpool, où le nombre des électeurs atteint au chiffre de 17 ou 18,000.

Ainsi des petits collèges ont été conservés à côté des grands collèges, au profit des comtés et surtout au profit des bourgs. Les petits collèges des bourgs ont gardé l’avantage de pouvoir assurer, comme autrefois, aux nouveaux ou aux anciens hommes d’état les plus éminens la scène sur laquelle ils ont pu commencer à débuter, comme l’ont fait tour à tour lord John Russell, sir J. Graham et M. Macaulay, ou bien le lieu de retraite où ils se cantonnent à l’abri du flux et du reflux de l’opinion, suivant l’exemple donné par sir Robert Peel et aujourd’hui encore par lord Palmerston. D’autre part, les collèges électoraux distincts réservés à chaque comté ont servi à perpétuer les traditions locales si favorables à la vie politique, et sur lesquelles la constitution d’Angleterre s’est toujours bien gardée de passer le niveau, comme l’ont fait tour à tour en France l’ancienne royauté au profit de la révolution, et la révolution au détriment de la liberté. « Qui de vous, disait à ses électeurs le député du comté de Buckingham, peut voir dans notre comté, ici le chemin ombragé que suivait Hampden en tenant à la main sa pétition des droits, là le temple dédié à l’éloquence de Chatham, plus loin le chêne sous lequel Burke méditait ses immortels discours, sans se sentir fier d’appartenir au comté natal illustré par de tels hommes ? Quand chacun trouve à côté de soi, en exerçant ses droits de citoyen, les traces de ses pères fidèles à leur devoir, comment n’être pas encouragé à faire soi-même son devoir ? »

La diversité inégale des collèges électoraux assure encore au pays un plus précieux avantage : elle garantit l’équilibre des forces politiques, et elle protège les droits de la minorité. Le système d’égalité des districts électoraux préparerait la facile prépondérance des grandes villes, où l’opinion est si mobile et si passionnée ; il leur sacrifierait toutes les petites agrégations de citoyens dans lesquelles l’esprit d’ordre et de conservation est toujours assuré de trouver un refuge[4]. Ainsi, s’il fallait ne tenir compte que de la population, Londres, avec ses 2,360,000 habitans, aurait un corps de 57 représentans, et l’Ecosse tout entière n’aurait droit qu’à 69 députés. En outre, avec des collèges électoraux différens les uns des autres, qui n’ont pas le même nombre d’électeurs et qui ne sont pas jetés pour ainsi dire dans le même moule, la minorité a bien moins à craindre d’être exclue par la majorité de toute participation aux affaires publiques ; elle est bien plus assurée de pouvoir donner quelque part des défenseurs à sa cause, et la majorité n’est pas exposée à devenir la maîtresse toute puissante du gouvernement. Chez un peuple où il n’y a point de partis ni de factions hostiles aux institutions de l’état, l’intérêt permanent du pays exige que le pouvoir ne cesse jamais d’être mis comme au concours entre des rivaux qui, pour le garder ou l’obtenir, ont besoin de se montrer dignes de l’exercer. C’est là un de ces biens qui pour beaucoup ne sont rien quand ils les ont, et qui sont tout quand ils les perdent. Le mérite de l’acte de réforme, c’est de n’en avoir pas fait bon marché. Sans doute de nouveaux changemens, peut-être prochains, remanieront entre les collèges électoraux la représentation du pays ; mais ils ne seront destinés qu’à mettre de nouvelles garanties, encore meilleures, à la place des anciennes, et sous telle ou telle forme le système restera le même.

Après avoir reconnu comment a été réparti le droit de représentation entre les différens collèges électoraux, il faut rechercher maintenant quels sont les électeurs auxquels le pouvoir électoral a été attribué. Fermés à la plus grande partie des classes qui avaient gagné tous les titres pour l’exercer, ouverts, au moins dans les bourgs, à celles qui semblaient au contraire les avoir perdus, les cadres des électeurs demandaient à être reformés. Ils ne représentaient plus qu’un corps politique isolé de la nation, et qui avait besoin d’être retrempé dans un de ces courans de vie qui préviennent ou réparent la décadence des pouvoirs. Telle fut l’œuvre entreprise et menée à bonne fin par l’acte de réforme. Seulement, en consacrant les innovations nécessaires, il importait de ne pas rompre avec les traditions ; il fallait réparer et créer sans détruire. Aussi la nouvelle législation ne manqua pas de respecter les principes de l’ancienne, et se borna à en faire une meilleure application. Elle n’eut pas en vue un système destiné à donner à tous les habitans les mêmes droits politiques, et à confondre indistinctement les uns avec les autres. Par goût pour des principes abstraits, elle ne fit nulle part violence à l’état de la société. Elle tint compte des conditions différentes qui devaient être demandées à des classes distinctes les unes des autres soit par leurs moyens d’existence, soit par leurs intérêts. En outre, à côté des droits nouveaux qu’elle établit, elle fit soigneusement la part des droits acquis. Enfin elle traita séparément avec chacun des trois royaumes, où les mêmes usages n’avaient pas toujours prévalu, où les mêmes besoins pouvaient bien ne pas se faire sentir. De là la variété compliquée de toutes les dispositions qui y ont trouvé place. Si cette variété contraste avec les habitudes d’unité qui nous sont si familières, elle est au contraire conforme aux traditions d’un pays où les constitutions refaites à neuf sur du papier blanc renouvelé au bout d’un certain nombre d’années sont heureusement inconnues. Aussi serait-ce bien à tort qu’on s’attendrait à pouvoir découvrir par un article de loi quels sont les électeurs de la Grande-Bretagne : pour l’apprendre, il faut se résigner un moment à une véritable étude, et pour l’enseigner, il n’est pas inopportun de répéter, en guise d’excuse, le mot dit à un jeune prince qui commençait ses leçons de mathématiques : « Ici, il n’y a pas de route royale à suivre. »

Toutefois, avant d’entrer dans cette espèce de labyrinthe, il y a moyen de s’assurer comme un fil conducteur en s’attachant au principe commun auquel peuvent être ramenées les différentes conditions dont la loi électorale a fait dépendre le droit de suffrage. C’est en raison de la position acquise qu’elle l’a attribué. Dans la constitution de la Grande-Bretagne, le droit de suffrage n’est pas une propriété qui appartient à chaque homme en naissant, et pour que l’électeur puisse l’obtenir, il faut qu’il paraisse capable de l’exercer : ainsi est écartée la théorie du suffrage universel, qui, dans une société comme la société anglaise, ne donnerait aucune de ces garanties d’indépendance et d’aptitude intellectuelle ou morale dont la nécessité ne peut être nulle part impunément méconnue.

Sans doute le moyen de détermination qui doit aider à faire reconnaître de telles garanties ne peut jamais être un signe infaillible ; mais il faut qu’il soit approprié à l’état politique et économique de chaque société. Ainsi le paiement de l’impôt n’aurait guère pu servir à établir en Angleterre un principe de législation constitutionnelle, parce que le système des taxes, si différent du nôtre, ne s’y serait pas facilement prêté. La présomption qui pouvait être préférée comme la plus générale et la plus justifiable, c’était le revenu de la propriété mis en rapport avec la condition sociale des différentes classes de citoyens. Aucune autre ne pouvait attribuer le droit de suffrage à des électeurs qui parussent réunir plus de titres pour l’exercer, et qui fussent mieux associés aux intérêts de l’état : elle s’encadrait dans la constitution politique d’un pays où la propriété fait la force de toutes les institutions et les marque de son empreinte. En réservant le même privilège aux gradués qui appartiennent aux universités, et qui, au lieu de tenir au soi, se rattachent également à la société par leurs liens avec tels ou tels corps constitués, la loi n’a pas dérogé, même par exception, au principe qu’elle a proclamé ; elle en a seulement étendu l’application, et elle a laissé ainsi une voie ouverte aux développemens légitimes qui peuvent la compléter, en conservant cette garantie de la position acquise, sans laquelle le pouvoir électoral n’est plus qu’un pouvoir sacrifié.

L’uniformité dans les dispositions qui sont également étendues aux électeurs du royaume-uni est restreinte à l’incapacité établie à raison, soit du sexe, soit de l’âge au-dessous de vingt et un ans, soit de telle ou telle position, comme celle de pair siégeant au parlement[5], soit de telle ou telle fonction publique, comme celle d’employé du gouvernement dans certaines administrations[6] ; elle ne s’applique en outre qu’à l’indignité qui résulte de certaines condamnations. Là s’arrête la part qui est faite à l’unité de la loi, et il faut maintenant suivre la variété des conditions qui, dans les trois royaumes, donnent aux comtés, aux bourgs et aux universités des classes différentes d’électeurs.

Le droit de suffrage dans les comtés a été réservé, en Angleterre, aux propriétaires qui ont un droit originaire de pleine propriété, c’est-à-dire aux francs-tenanciers (free-holders) qui continuent à justifier, comme autrefois, d’un revenu de 40 shillings (50 francs). Il s’est étendu, sous la condition d’un revenu de 10 livres (250 fr.), aux autres classes de propriétaires fonciers dont les titres étaient, par exemple, des titres de propriété concédée (copy-holders)[7]. Il a été en outre attribué aux locataires ou fermiers (lease-holders) à des conditions plus ou moins favorables, suivant la durée plus ou moins longue du bail. Si, par exemple, le bail est de soixante ans ou au-dessus, il suffit que le revenu de la propriété affermée soit de 10 livres sterling (250 francs) ; si le bail est au-dessous de soixante ans, il faut que le revenu soit de 50 livres (1,250 fr.)[8]. C’est dans cette dernière catégorie que le vote d’un amendement introduit dans l’acte de réforme a fait rentrer les fermiers à volonté (tenants al will) qui, n’ayant passé aucun bail, ne conservent leur fermage que selon le bon plaisir du propriétaire : c’étaient là des électeurs qui, par leur condition de dépendance, devaient assurer à l’aristocratie les renforts dont elle avait besoin pour garder les débris de son ancienne prépondérance.

Les mêmes dispositions ont été étendues à l’Écosse ; seulement en Écosse les francs-tenanciers dont les anciens droits ont été réservés n’étaient autres que les francs-tenanciers qui justifiaient du titre d’anciens vassaux de la couronne : ils ont continué à être dispensés de toute condition de revenu, mais ils n’ont dû garder leur privilège qu’à titre viager. D’autre part, les francs-tenanciers qui ne rentraient pas dans cette classe, et auxquels la nouvelle législation a reconnu les droits qui leur étaient auparavant refusés, ont été soumis, comme tous les autres propriétaires, à la condition d’un revenu de 10 livres (250 fr.).

En Irlande, le droit des francs-tenanciers, élevé, en 1829, de 40 shillings (50 fr.) à 10 livres (250 fr.), à raison du trop grand morcellement des terres, a été abaissé, en 1850, de 10 livres à 5 livres. La condition des fermiers a été un peu différemment réglée, et la loi, sans se départir du même système, s’est montrée en général plus facile dans la fixation du revenu qu’elle exige[9]. Toutefois elle n’étendit pas le droit de suffrage au-dessous d’un bail de quatorze ans, à raison du nombre trop considérable des petits fermiers, qui atteint à un chiffre de 500,000. En 1852, une nouvelle classe fut associée au pouvoir politique d’après un nouveau système, et le droit de suffrage remanié fut attribué à tous ceux qui avaient, comme propriétaires ou locataires, un droit d’occupation sur des biens-fonds assujettis à la taxe des pauvres pour une valeur de 12 livres, Cette nouvelle augmentation du corps électoral des comtés était destinée à réparer les grands vides qu’y avaient faits tour à tour la famine, l’émigration et la transformation de l’état économique de la propriété ; elle était justifiée par la nécessité, et elle atteignait à son but en élevant le nombre des électeurs de 21,863, à 155,645. Comme disait le marquis de Lansdowne en la proposant, elle était devenue pour l’Irlande la véritable condition d’un gouvernement représentatif.

Ainsi c’est dans des classes différentes que se recrutent les électeurs des comtés ; mais, en mettant à part la nouvelle classe, un peu mélangée, des électeurs d’Irlande, il est facile de reconnaître qu’elles sont destinées à être rapprochées par les mêmes intérêts, les intérêts de la propriété et du fermage. C’est de son unité que le corps des électeurs de comté tire sa force, et c’est grâce à cette unité qu’il peut garder le rôle que la prévoyance de la constitution lui a assigné en le destinant à représenter les principes du parti conservateur. Cette garantie serait fort compromise, si les conditions du droit de suffrage devaient être abaissées dans les comtés jusqu’au niveau de celles dont il dépend dans les bourgs. Un tel changement, demandé depuis quelques années par un membre du parlement, M. Locke-King, en appelant les petits locataires de toutes les bourgades du comté qui ne sont pas constituées en bourgs électoraux à voter avec les propriétaires et les grands fermiers, empêcherait ceux-ci de garder leur part de pouvoir, et les disperserait au milieu d’une population le plus souvent étrangère à leurs intérêts, à leurs vues, à leurs habitudes. Sans doute la même exclusion tourne au détriment des petits fermiers et des cultivateurs des campagnes ; mais quels titres la loi pouvait-elle reconnaître soit aux petits fermiers, auxquels manque toute indépendance de position, soit aux cultivateurs des campagnes, qui n’ont jamais fait encore, même par l’exercice des droits municipaux, aucun apprentissage de l’éducation politique ? De tels électeurs n’auraient été que des soldats dociles aux ordres de leurs chefs. D’ailleurs la loi ne rend pas le droit de suffrage inaccessible, et en l’attribuant, sinon en Écosse, au moins en Angleterre, à la propriété d’un bien de franche-tenure produisant seulement un revenu de 40 shillings (50 fr.), ne le met-elle pas à la portée d’un grand nombre ? Ce serait une erreur de croire que la concentration de la terre ne laisse pas la liberté d’acquérir de petites propriétés, et il n’est pas inutile de rappeler que le nombre des propriétaires est évalué en Angleterre à 350,000. Aussi n’est-il pas rare de voir l’homme qui a consacré sa vie à un travail manuel finir par acheter un petit bien auquel le droit de suffrage est attaché, et lord John Russell, encourageant cet emploi des économies ouvrières, avait soin de dire que personne, dans la chambre des communes, ne pouvait refuser son estime à ces nouveau-venus qui avaient fait la laborieuse et pacifique conquête de leurs titres de citoyen. Dans le vieux palais de Westminster, on les nomme avec honneur des nouveau-venus ; chez d’autres peuples, n’auraient-ils pas été appelés avec mépris des parvenus ? Ainsi le corps électoral des comtés n’est pas condamné à vivre sur lui-même, et peut toujours se recruter ; il se compose en moyenne, dans chacun des comtés ou des subdivisions de comtés d’Angleterre, de 5 ou 6,000 électeurs[10], et ces 5 ou 6,000 électeurs sont une assemblée d’élite qui représente les véritables forces du pays.

C’est dans les mêmes vues que la loi a réglé l’extension du droit de suffrage aux nouveaux électeurs des bourgs. Dans les comtés, elle avait trouvé son point d’appui dans la propriété foncière ; dans les bourgs, elle le chercha dans la propriété bâtie, d’après un système d’uniformité qui a également prévalu dans les trois royaumes. Elle y a conféré le pouvoir électoral à tout habitant qui occupe, comme propriétaire ou locataire, une maison ou une partie de maison d’un revenu annuel de 10 livres sterling (250 fr.), et qui semble ainsi associé aux intérêts du commerce, de l’industrie, de la fortune mobilière, ou des professions libérales : elle a créé de la sorte un cadre élastique destiné à se prêter aisément à l’admission de tous ceux qui, dans telle ou telle condition, appartiennent aux classes moyennes ou bien s’y font leur place. C’est grâce à cette disposition légale que le corps des électeurs, sans être dispersé dans la nation, n’en a pas été isolé.

Tel est le danger que la nouvelle législation a toujours cherché à prévenir, et c’est afin de le détourner qu’en 1850 il fut reconnu nécessaire d’élargir dans les bourgs d’Irlande les conditions dont dépendait le droit de suffrage. Le nombre des électeurs y était devenu peu à peu aussi insuffisant que dans les comtés, et ce fut à l’aide du même système qu’on l’augmenta dans une proportion de 11,000 à 24,000. Le pouvoir électoral a été attribué dans ces bourgs à l’occupation d’une propriété bâtie ou non bâtie, assujettie à la taxe des pauvres pour une valeur de 8 livres (125 fr.). La loi avait besoin d’obtenir des électeurs ; mais, en les obtenant, elle ne cessa pas de les choisir, et obligée d’amoindrir les garanties, elle ne les sacrifia pas.

À côté de l’unité établie dans les nouveaux bourgs, et à laquelle il n’a été dérogé qu’en partie pour l’Irlande, la diversité a subsisté dans tous les anciens bourgs qui ont été conservés par l’acte de réforme. En regard des droits qui ont été créés, les droits acquis ont été réservés à titre viager ou à titre perpétuel.

Les droits qui étaient réservés à titre viager se sont étendus à tous les privilèges qui dépendaient de la variété des statuts locaux, et qui, dans quatre-vingt-trois bourgs d’Angleterre, faisaient participer au pouvoir électoral, ici tous les habitans sans distinction, là les habitans logés, — tantôt ceux qui contribuaient aux impositions paroissiales, tantôt ceux qui ne recevaient pas de secours, ou même qui justifiaient seulement, suivant le vieil usage, des moyens de mettre le pot-au-feu. Toutefois, depuis vingt-cinq ans, de tels droits s’éteignent successivement, et tombent en outre chaque jour sous le coup de la prescription par le non-usage auquel la loi les a soumis. Aussi la réserve qu’elle en a faite n’a plus guère aujourd’hui qu’une importance historique ; mais elle permet au moins de reconnaître quels sont les tempéramens avec lesquels en Angleterre il est fait justice même des abus, quand ils paraissent tenir à des droits acquis.

L’importance des anciens droits qui ont passé dans la constitution électorale du pays doit donc se mesurer à ceux qui ont été réservés à perpétuité. La classe la plus considérable[11] qui en profite, c’est celle des habitans des bourgs qui, au jour de la présentation de l’acte de réforme, le 1er mars 1831, avaient part à la franchise municipale, les freemen. Les freemen ont continué à pouvoir exercer leurs droits dans les cent vingt et un bourgs d’Angleterre et d’Irlande, où ils en avaient déjà la jouissance ; mais ils ont cessé de pouvoir les acquérir utilement pour l’avenir, à moins de les tenir de naissance ou de les avoir obtenus par apprentissage. En les conservant dans le corps électoral et en leur permettant de s’y perpétuer, la loi les a empêchés de pouvoir désormais y entrer, comme autrefois, à l’aide de ces concessions[12] qui rendaient les conseils des villes maîtres des élections. À Carlisle, la corporation municipale avait jadis assuré, la veille d’une élection, le succès d’une candidature par une fournée de 1,400 électeurs. Sans doute il a été mis bon ordre à de tels abus, qui aujourd’hui ne se conservent plus que par le souvenir ; mais il n’en faut pas moins reconnaître que la loi, en faisant encore une aussi large part aux privilèges des freemen, a conservé dans le corps électoral des citoyens qui ne devaient pas y rester, et auxquels les titres nécessaires faisaient défaut. Les freemen, comme on l’a dit, ont contribué à faire souvent survivre les électeurs pourris aux bourgs pourris, et le mauvais usage qu’ils ont fait plus d’une fois du droit de suffrage sert à démontrer la nécessité de cette garantie de la position acquise qui doit être comme le passeport des pouvoirs politiques.

Dans les bourgs, la condition de la position acquise, qui aujourd’hui dépend de l’habitation et qui bientôt peut-être pourra se prêter à un système moins exclusif, assure un facile accès à toutes les classes moyennes, sans opposer un obstacle insurmontable à l’entrée de quelques-uns des travailleurs dans la classe gouvernante du pays. D’ailleurs la réserve des anciens droits, malgré les abus qui l’accompagnent, empêche que les classes ouvrières ne soient exclues, et si d’autres combinaisons peuvent donner en leur faveur les garanties d’un meilleur choix, plus régulier et moins dépendant du hasard, sans jeter pourtant la confusion dans les rangs du corps électoral des bourgs, tous les avantages qui pourront justifier l’équité et la prévoyance du législateur seront heureusement réunis.

À côté des électeurs de comtés et des électeurs de bourgs, les électeurs des deux universités d’Angleterre et de l’université de Dublin sont restés soumis aux anciennes conditions du grade universitaire qui leur étaient demandées, et auxquelles l’acte de réforme de 1832 ni aucune loi postérieure n’a rien changé ni rien ajouté. Les électeurs des universités d’Oxford, de Cambridge et de Dublin sont tous les gradués, et les élèves pensionnés (fellows et scholars) des collèges de l’université de Dublin partagent avec eux les mêmes droits. C’est là un corps choisi de 9,300 électeurs qui, s’il était confondu dans les autres collèges électoraux, y serait comme noyé sans pouvoir y surnager. Il fallait que tous les élémens de sa force fussent rapprochés et étroitement unis : la part que la constitution a faite aux intérêts qu’il représente est peut-être insuffisante, mais elle est la reconnaissance d’un principe légitime auquel ont été rattachés de salutaires avantages, et qui peut gagner à être développé.

Les conditions du droit électoral ont été complétées par les prescriptions qui en ont réglé l’exercice, et qui exigent au moins une durée de jouissance semestrielle ou annale de la propriété, du fermage et de la location, à laquelle doit s’ajouter une occupation ou un domicile de six mois, tant pour les fermiers à volonté que pour les électeurs des bourgs[13]. Toutes ces garanties, qui autrefois faisaient défaut, ont eu pour but d’arrêter, par des obstacles multipliés, les manœuvres qui étaient la ressource favorite des candidats, et qui leur laissaient la liberté de s’assurer des électeurs de circonstance. Elles ont été comme couronnées par la nécessité de l’inscription sur des listes composées chaque année par les officiers paroissiaux et révisées par des avocats que désigne un des juges dans sa tournée d’assises : l’inscription peut être prise par tout électeur dans chaque collège électoral où il justifie du droit de suffrage et des conditions auxquelles il est soumis ; elle n’exclut donc pas la pluralité des votes. C’est l’établissement régulier des listes électorales, inconnues avant l’acte de réforme, qui a contribué le plus utilement à assurer le bon ordre des élections. Cette réforme a empêché que le vote des électeurs ne dépendît désormais de la justification qui autrefois leur était demandée sur place par les officiers préposés à l’élection, et qui amenait souvent les contestations les plus tumultueuses. Enfin le contrôle judiciaire de l’une des grandes cours dont relèvent, au moins en Angleterre et en Irlande, les appels auxquels donnent lieu les décisions des avocats chargés de la révision des listes a établi une jurisprudence uniforme pour la constatation des droits des électeurs. La connaissance de toutes les autres questions relatives aux faits abusifs de chaque élection appartient aux comités de la chambre des communes, qui, dans un délai de quatorze jours, reçoivent toutes les plaintes sous la garantie d’un cautionnement et prononcent sans appel sur la légalité comme sur la validité de l’élection.

Telle est la législation qui règle, par les dispositions les plus prévoyantes et les plus complètes, les droits des électeurs de la Grande-Bretagne. Elle a été à la fois l’œuvre de la tradition et l’œuvre de l’innovation. En faisant au progrès la part qui ne pouvait pas lui être refusée sans injustice et sans danger, elle a raffermi la constitution du pays, et c’est sans détruire le vieil édifice qu’elle y a remis les unes après les autres toutes les pierres qui y manquaient. Blessed the amending hand, bénie soit la main réparatrice ! — telle est la devise dont elle peut se parer, et qu’elle a justifiée.

Le corps électoral qu’elle a constitué comprend aujourd’hui, sur une population de 3 ou Il millions de citoyens majeurs, 1,237,000 électeurs[14], dont un million environ appartient à l’Angleterre. Grâce au système d’habile aménagement qui a réglé la répartition de tous les droits et l’équilibre de toutes les forces, il donne aujourd’hui au pays les garanties d’une large représentation de tous ses intérêts et de tous ses besoins. Il n’est ni une multitude ni une oligarchie. Quand le corps électoral est une multitude, n’y a-t-il pas à craindre que, le jour où la multitude égarée ne prendrait plus conseil que d’elle-même, les sages ne soient gouvernés par les fous, les propriétaires par les prolétaires, ceux qui savent ce qu’ils font par ceux qui l’ignorent, et que la force du nombre ne prévale sur le bon droit ? D’autre part, quand le corps électoral est une oligarchie, la nation est séparée en deux corps étrangers l’un à l’autre et peut-être ennemis l’un de l’autre. La classe gouvernante, n’ayant plus de liens avec la classe gouvernée, ne sait plus comment la conduire dans les jours heureux, ni comment la contenir dans les mauvais, et, trop confiante dans sa bonne cause, elle peut se laisser arracher le pouvoir par surprise, pour ne plus savoir ensuite comment le reprendre. Tels étaient les écueils qu’il fallait craindre, et l’Angleterre a su les reconnaître avant d’avoir fait l’épreuve du naufrage. Pour les éviter, le système électoral, sans faire passer à la foule le droit de suffrage, ne l’a pas réservé à une caste de privilégiés, et sans faire descendre le pouvoir politique dans la plaine, il ne l’a pas tenu sur une hauteur inaccessible. En outre, en appelant le peuple tout entier sur la place publique dans l’assemblée des électeurs, en l’associant, à l’aide des réunions préparatoires et de la nomination par acclamation, au choix de ses représentans sans lui donner le pouvoir de les choisir par le vote, le système électoral a conservé cette forte hiérarchie des droits qui, dans le grand concours des citoyens aux affaires publiques, ne donne pas à tous la même place, mais ne refuse une place à personne. C’est à ce prix que la liberté et le pouvoir se fortifient en même temps. Pour que la liberté s’acclimate chez un peuple, il ne faut pas qu’elle reste en serre chaude : elle demande à être abritée, mais elle ne peut se passer du grand air. D’autre part, il importe que le pouvoir soit toujours obligé d’obtenir la confiance de toutes les classes du pays, et il a besoin d’être assuré de leur concours permanent pour ne pas être exposé au danger de l’isolement, qui le ferait vieillir avant la nation. « Sire, disait un jour Mme de Staël à l’empereur Alexandre, je sais que la Russie est maintenant heureuse, quoiqu’elle n’ait d’autre constitution que le caractère personnel de votre majesté. — Quand le compliment que vous me faites serait vrai, répondit l’empereur, je ne serais jamais qu’un accident heureux. » Pour que la liberté et le pouvoir ne courent pas risque d’être des accidens et soient des institutions, une bonne législation électorale est nécessaire, et l’Angleterre doit à sa prévoyance d’en recueillir aujourd’hui les fruits.


III

La législation électorale une fois connue, il faut faire l’étude des électeurs eux-mêmes. Pour que la liberté ne tourne pas en une vaine décoration, il importe que ceux auxquels le pouvoir politique est attribué n’en fassent pas un hochet. C’est la corruption qui a longtemps donné aux élections de la Grande-Bretagne les mauvaises apparences sur lesquelles on les a jugées, et il convient de donner la preuve des changemens qui doivent contribuer à en rétablir peu à peu la bonne renommée.

Pour mesurer le progrès ; c’est le point de départ qu’il faut connaître, et c’est en regardant en arrière qu’on peut se rendre compte du chemin parcouru. Aussi n’est-il pas inopportun de remonter à l’origine du mal, afin de faire comprendre la longue résistance qui a été opposée à la convalescence et à la guérison. Les traditions de la corruption peuvent se suivre depuis le règne d’Elisabeth, et elles se sont promptement enracinées dans les mœurs politiques du pays : elles sont nées de l’ardeur des luttes légales et des rivalités pacifiques qui mettaient aux prises les partis et les candidats ; elles ont été favorisées par l’état d’une société aristocratique dans laquelle les classes moyennes se sont lentement formées et sont restées longtemps exclues de toute participation au pouvoir politique. Enfin elles se sont développées par suite, de la condition inférieure de classes d’électeurs dépendans et indifférens. L’éducation politique d’un peuple ne peut d’ailleurs être que l’œuvre lente du temps : la liberté seule la prépare et l’achève ; mais la liberté n’a pas le privilège de l’improviser. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner si l’Angleterre était habituée, il n’y a guère plus de trente ans, à ces scènes d’oppression et de corruption qui semblaient être devenues l’accompagnement nécessaire des journées d’élection, et les terminaient souvent par des mêlées sanglantes, surtout en Irlande. Les amis d’un candidat ne se bornaient pas à obséder sans répit ceux qui avaient engagé leurs voix, envoyant au besoin chercher de force les malades jusque dans leur lit et les obligeant à se laisser mettre sur une civière, mais encore il n’était pas rare de les voir sans scrupule faire main basse sur les électeurs qui étaient enrôlés par leurs adversaires. Les uns étaient endormis avec des boissons soporifiques, les autres étaient mis sous clef et gardés à vue. Comme les votes n’étaient reçus, antérieurement à l’acte de réforme, qu’en une seule place, les électeurs étaient obligés, dans les élections des comtés, de se faire transporter souvent à de grandes distances, et la nécessité du transport les exposait à être victimes de nouvelles manœuvres. Tantôt tous les chevaux et toutes les voitures étaient retenus à l’avance, et il n’y avait pas alors de convoi de chemin de fer pour les remplacer ; quelquefois les roues des diligences étaient démontées, afin que les électeurs restassent en route, ou bien, comme dans une guerre de partisans, les chemins étaient coupés par des fossés qui ne pouvaient être franchis que par des piétons. On assure même qu’un jour des électeurs qui, pour venir voter, avaient pris leurs places sur un bâtiment dont le capitaine était gagné par un candidat, au lieu d’être déposés à terre, furent emmenés dans un voyage au long cours pour n’être débarqués qu’à Amsterdam. La corruption s’ajoutait à l’oppression, et elle se multipliait sous les formes les plus différentes.

La distribution de l’argent était, il est vrai, prohibée ; mais la prohibition était facilement éludée, et, même quand elle était respectée, elle n’empêchait pas la distribution des présens : les électeurs recevaient des bestiaux, des meubles ; d’après le récit fait à l’un des comités de la chambre des communes, il y eut même un jour, au moment d’une élection, une pluie abondante de chapeaux neufs, d’habits neufs, de souliers neufs qui n’auraient pu aller à tous les électeurs, mais qui semblaient faits exprès pour les têtes, pour les dos, pour les pieds des électeurs dont les votes étaient donnés à certains candidats. Les cadeaux étaient quelquefois d’un autre genre, et on raconte que la belle duchesse de Devonshire acheta en public, pour le candidat de son choix (c’était Fox), le vote d’un marchand de chandelles, en lui laissant prendre un baiser sur ses lèvres. Les régals d’électeurs (treating) complétaient les pratiques de corruption, et en multipliaient les abus. Telle était la source intarissable de dépenses qui contribuaient à faire monter le prix de certaines élections à des sommes ruineuses qui se comptaient par 100,000 fr. et atteignaient quelquefois jusqu’à des millions[15]. Sans doute on pouvait plaider les circonstances atténuantes, et il aurait été injuste de ne chercher dans l’ancien système que la part du mal. Il ne faudrait pas s’imaginer que toutes les élections ne pussent se passer de pareils scandales. C’était seulement dans les élections les plus disputées entre des compétiteurs rivaux que se renouvelaient les exemples de l’oppression ou de la corruption des électeurs. En outre beaucoup d’abus n’étaient condamnables que par l’apparence. La distribution d’argent ou de cadeaux n’était même souvent qu’un moyen d’indemnité représentant la perte d’un jour de travail, et comme l’acquittement d’une dette dont les candidats devaient compte à leurs électeurs, auxquels des paroles de remerciement ou des sourires de reconnaissance n’auraient pas toujours suffi.

Toutes ces pratiques se liaient d’ailleurs au système de l’intervention active des comités, au rapprochement permanent entre le candidat et les électeurs, à ce mouvement de vie surabondante qui faisait du lieu de l’élection un champ de bataille, et donnait à chaque candidat comme un corps d’armée qu’il fallait grossir de soldats mercenaires. Enfin cette contrainte et ce trafic des votes, qui déshonoraient et pervertissaient la liberté, ne la mettaient pas en péril. C’étaient là des moyens peu avouables sans doute, mais qui ne favorisaient pas les uns au détriment des autres ; ils n’étaient pas destinés à assurer la prépondérance d’un gouvernement tout-puissant sur une opposition désarmée. Ils restaient hors de la portée du pouvoir, qui n’avait pas la liberté de s’en servir dans un pays où la moindre manœuvre électorale met tout fonctionnaire sous le coup d’une accusation criminelle que chaque citoyen a le droit de poursuivre ; ils étaient seulement à la libre disposition des deux grands partis constitutionnels, qui se disputaient toujours l’avantage dans les mômes conditions d’influence, de richesse, de crédit, et pouvaient ainsi se combattre avec de mauvaises armes sans doute, mais avec des armes égales. « Nous avons accordé trente-six heures à nos adversaires, disaient devant un des comités de la chambre des communes les agens d’un candidat, et nous ne nous sommes mis à acheter les votes que parce qu’ils avaient commencé par s’en faire vendre. » C’était là l’exemple qui se renouvelait le plus fréquemment : il fait comprendre comment la corruption ou la violence, tout en déshonorant les mœurs politiques de la nation, ne contrariait pas cependant le jeu de la liberté et ne tournait à l’oppression d’aucun parti.

Les mesures répressives, tour à tour renouvelées par les lois, étaient restées impuissantes. Ce fut seulement l’acte de réforme qui, en réduisant la durée du vote et en répartissant les électeurs pour la même élection en plusieurs districts, commença à prévenir les tentatives de corruption et de violence, que la réunion prolongée des électeurs et leur lointain déplacement rendaient inévitables. En même temps, par l’appel des nouvelles classes auxquelles le pouvoir politique était étendu, l’acte de réforme vint donner au pays la garantie sans laquelle toutes les autres précautions étaient illusoires, la garantie d’un corps d’électeurs à la fois moins incomplet et moins vénal, moins insuffisant pour le nombre et mieux choisi pour la qualité.

Toutefois l’acte de réforme n’était pas une de ces panacées qui peuvent tenir lieu d’un long traitement : il ne détruisait pas tous les maux anciens, et il en créait de nouveaux. Ainsi, en faisant entrer dans les rangs des électeurs les classes moyennes, il n’en faisait pas sortir les classes inférieures, dans lesquelles se recrutaient les électeurs les plus corrompus, ceux qui n’avaient d’autre droit que la franchise municipale, les freemen, véritables bandes de condottieri qui, étrangers à toute éducation politique, mettaient souvent leurs votes aux enchères, comme une propriété, et se vendaient au plus offrant. De plus, l’acte de réforme, malgré les salutaires précautions qu’il avait prises contre les violences brutales auxquelles les électeurs étaient exposés, favorisait et encourageait un nouveau genre d’oppression, l’intimidation. En appelant dans le corps électoral les marchands des villes et les fermiers des campagnes, surtout en étendant le droit de suffrage aux fermiers sans bail[16], il mettait une classe d’électeurs dans la dépendance des grands propriétaires, et créait une sorte de vasselage politique qui ne laissait de choix qu’entre l’obéissance servile ou un acte de rébellion promptement suivi d’une signification de congé ou de l’abandon de la clientèle, en guise de punition. Sans doute les fermiers étaient presque toujours en communauté d’opinions avec leurs propriétaires, et la plupart sont disposés, dit-on, à donner leurs votes aussi facilement qu’ils donneraient un coup de chapeau ; mais l’intimidation n’en était pas moins une menaçante contrainte, et elle se faisait reconnaître assez fréquemment à des actes de véritable tyrannie.

C’était au progrès des lois qu’il fallait demander le progrès des mœurs. Contre l’intimidation, dont les victimes ne pouvaient être les complices, les lois n’avaient guère qu’à seconder le mouvement des mœurs ; mais contre la corruption, qui avait la faveur des corrompus, il fallait qu’elles leur fissent en quelque sorte violence. Il appartenait donc aux législateurs de se mettre résolument à l’œuvre, non pas en cachant le mal dans l’ombre et en l’enveloppant de ténèbres, mais en le regardant en face et au grand jour, afin de pouvoir plus sûrement le combattre et le vaincre. C’est l’honneur de la législation de la Grande-Bretagne d’être entrée dans cette voie et de l’avoir suivie jusqu’au bout sans découragement, ne reculant jamais et avançant toujours dans cette grande lutte entreprise pour l’épuration des élections, qui a été le siège de Troie, mais aussi la conquête de Troie.

Il ne s’agissait pas seulement d’ajouter de nouvelles lois à celles qui étaient déjà en vigueur : c’étaient des lois applicables qu’il fallait établir. L’impuissance des anciennes lois les avait discréditées : elles ne pouvaient guère atteindre que les petits coupables, elles laissaient échapper les plus grands, et elles étaient ainsi en désaccord avec ce besoin permanent d’égale justice dont la nation anglaise ne s’est jamais désaccoutumée. Grâce aux difficultés de la preuve, non-seulement les principaux agens savaient échapper à l’amende exorbitante qui devait les atteindre et ne laissaient frapper que leurs subalternes ; mais le candidat lui-même dans l’intérêt duquel les électeurs étaient corrompus, et à qui l’on aurait pu dire avec le poète :

La faute en est… à toi, riche, à ton or,

était à peu près assuré de l’impunité. Sans doute la loi ne le couvrait pas de son indulgence ; elle enlevait au député coupable le siège au parlement que la corruption lui avait fait gagner : en le déclarant incapable d’être élu pendant toute la durée du parlement, elle le mettait ainsi sous le coup de la juste punition qui devait le frapper. Ce n’étaient là toutefois, de la part du législateur, que de bonnes intentions, qui restaient trop souvent stériles. Pour que la corruption tournât au détriment du député qui en avait profité, il fallait qu’elle pût être prouvée contre lui, et les moyens de preuve faisaient défaut.

Telle fut la lacune que les lois nouvelles cherchèrent à combler, et si elles y réussirent, c’est que le succès fut l’œuvre bien conduite de la persévérance, qui ne se ralentit pas, et de la prévoyance, qui ne se laisse pas déjouer.

Pour atteindre le mal à sa source, c’était l’auteur de la corruption, le candidat, dont il fallait avoir raison. La peine que la loi prononçait contre lui était suffisante, il n’était pas nécessaire de la modifier ; il ne s’agissait pas non plus de l’enlever à la juridiction des comités de la chambre des communes, qui seuls sont compétens pour statuer sur la validité des élections, et dont le choix donne aujourd’hui toutes les garanties d’une impartiale justice[17]. C’étaient d’autres précautions qui devaient être prises ; il fallait commencer par rendre plus facile découverte de la corruption, afin de forcer, les uns après les autres, les retranchemens de la procédure derrière lesquels le coupable bravait trop aisément la répression. Ainsi les faits qui étaient prouvés à la charge de tel ou tel agent d’un candidat ne pouvaient être imputés au candidat lui-même, si la preuve légale des pouvoirs donnés par lui à son agent faisait défaut : cette preuve cessa d’être exigée par un acte de 1841, et aussitôt, dans cinq cas sur huit, il y eut condamnation. D’autre part, le candidat incriminé, pour n’être pas déclaré coupable et ne pas perdre le droit d’être réélu dans un autre collège électoral, avait souvent coutume de donner sa démission au profit de son concurrent, afin que toute plainte fût retirée : aux termes d’un acte de 1842, la plainte retirée peut être reprise par un comité qui fait nommer par le président de la chambre un agent chargé de l’enquête, sur laquelle la chambre entière doit prononcer. En outre, d’après la loi commune, les parties intéressées ne devaient pas être entendues dans les affaires civiles, et la force de l’évidence ne pouvait être attribuée qu’aux dépositions des témoins : en 1851, la loi commune a été changée, et les candidats mis en cause, qu’elle avait jusqu’alors protégés, ont été désormais soumis à un interrogatoire sur faits et articles qui ne leur permet guère d’empêcher que la vérité ne soit conquise contre eux pas à pas. Enfin la définition des faits qui devaient donner lieu à l’annulation de l’élection était obscure et insuffisante : en 1854, la loi l’a éclaircie et complétée, en rendant le député responsable, non-seulement de toutes les manœuvres de la corruption, mais encore du régal d’électeurs et des pratiques d’intimidation longtemps tolérées ou au moins ménagées. Pour entrer au parlement, le candidat prévaricateur ne peut plus compter sur aucun laissez-passer ; toutes les portes lui sont fermées.

Les collèges électoraux dans lesquels la corruption menaçait de se perpétuer n’ont pas été plus ménagés que les candidats, et le droit de représentation peut leur être enlevé plus facilement qu’autrefois. Jusqu’ici l’instruction, ne se poursuivant que dans les comités de la chambre des communes, leur laissait, à raison de l’éloignement, des garanties d’impunité ; aujourd’hui, par un acte de 1852, l’enquête peut être faite sur place, et elle est confiée à des commissaires nommés par la reine sur la demande des deux chambres.

Une fois la répression de la loi politique rendue efficace, la répression de la loi pénale et même de la loi civile pouvait plus librement suivre son cours, soit contre le candidat lui-même, soit contre tout électeur. Elle a été sagement mesurée et réglée en même temps avec la minutie la plus scrupuleuse par un acte de 1854, qui, dans tous les cas de corruption et d’abus d’influences jusqu’alors impunis, a réservé aux parties intéressées la poursuite criminelle[18] et la demande civile en dommages-intérêts, qui sont étendus désormais dans une juste proportion à tous les faits plus ou moins répréhensibles[19]. Contre tous ceux qui ont été reconnus coupables, non-seulement de corruption et d’abus d’influences, mais encore de régal d’électeurs, la même loi a en outre prononcé la déchéance du droit de suffrage, et elle exige que la liste des citoyens dont le nom est ainsi exclu du registre des électeurs soit affichée, afin que leur déshonneur, rendu public, serve d’exemple. Cette exclusion des indignes, destinée à séparer l’ivraie du bon grain, comme on le disait dans le parlement, rentre dans ce système d’épuration constante et progressive qui, successivement étendu aux collèges électoraux, aux candidats, aux électeurs, ne transige nulle part avec l’ennemi, le serre de près et le contraint à faire retraite.

Pour lever tous les voiles derrière lesquels la corruption pourrait encore se cacher, et pour en percer à jour les manœuvres secrètes, la loi de 1854 a établi pour chaque élection un agent comptable [election auditor), désigné par l’officier public qui y est préposé. Cet agent doit recevoir l’argent nécessaire aux dépenses et faite lui-même tous les paiemens[20]. Un tel contrôle, destiné à prévenir et à découvrir les dépenses qui seraient illégales, est assuré et garanti par les peines pécuniaires rigoureusement applicables à ceux qui voudraient s’y soustraire. Les comptes de ces nouveaux agens, qui ne sont encore que bien incomplètement publiés, vont d’ici à un mois faire connaître sûrement pour la première fois le prix de toutes les élections de la Grande-Bretagne, qui jusqu’ici n’avaient jamais été soumises à une telle vérification. Sans doute, s’il faut croire, d’après quelques communications officieuses, que l’élection, quand elle n’est pas débattue, coûte en moyenne au moins 5,000 fr., et qu’elle a coûté par exemple 75,000 fr. à l’un des principaux candidats à la députation de la Cité de Londres, on peut trouver le chiffre encore élevé, quoique bien réduit, si on le compare à celui d’autrefois. Les dépenses résultent, il ne faut pas l’oublier, de tous les frais légaux que la loi met à la charge des candidats, comme le paiement très onéreux de la construction des bureaux de vote et la rétribution fort élevée des officiers qui surveillent toutes les opérations. Il y a d’ailleurs des charges inséparables de toute lutte ardemment et loyalement soutenue, tels que les frais des comités, des courtiers électoraux, et de la publicité sous les diverses formes qu’elle peut prendre ; mais au moins elles cesseront d’être attribuées aux honteuses exigences de la vénalité du moment où tous les articles qui les grossissent paraîtront justifiables.

Le procès en réhabilitation des élections de la Grande-Bretagne est maintenant instruit, sans qu’il y manque aucune pièce. Le grand enseignement qui doit en ressortir, c’est la preuve de ce travail ininterrompu de progrès qui n’a pas sans doute supprimé le mal sur-le-champ, par un de ces changemens à vue que ne comportent pas les tristes conditions de la nature humaine, mais qui a enfin permis de le combattre avec succès, et de s’en rendre maître en le frappant de coups redoublés. En effet, l’arme de répression, une fois mise en état de servir, n’est pas restée une arme d’arsenal et de musée ; elle a été une arme de guerre qui n’a pas été laissée inactive, et le remaniement progressif de la législation en a étendu la portée. Ainsi, depuis l’acte de réforme, deux bourgs d’Angleterre ont été privés et comme dégradés du droit de représentation, qui a été suspendu pour plusieurs autres ; des classes d’électeurs convaincues de vénalité ont été, dans certains collèges, exclues du corps électoral. Chaque année, les poursuites contre les candidats ont été suivies de plus nombreuses condamnations, qui en vingt ans, de 1832 à 1852, ont enlevé à 82 membres leurs sièges au parlement. Aux avant-dernières élections de 1852, sur 76 membres dont l’élection a été attaquée, 36 ont pu être convaincus et condamnés.

Les élections de 1857 vont être soumises à cette épreuve : les comités de la chambre des communes sont maintenant occupés à instruire l’enquête sur toutes celles auxquelles il est fait opposition par voie de pétition. Sur les 654 députés qui ont été nommés, 60 environ sont incriminés, et quoique parmi eux aucun ne semble avoir à répondre de faits qui pourraient rappeler les anciens scandales de la corruption, on peut assurer à l’avance que le rigoureux emploi de tous les moyens de perquisition fera découvrir des coupables qui devront sortir du parlement. De même, dans un pays où le droit de plainte appartient à chacun sans aucune entrave, il faut s’attendre aux poursuites fréquentes qui, pendant toute une année, peuvent mettre tel ou tel électeur sous le coup de la responsabilité civile ou pénale soigneusement établie et étendue par le dernier acte de 1854, dont les dispositions n’avaient pas encore été appliquées : les instances qui sont déjà engagées pourraient faire reconnaître, mieux que toute réflexion, qu’il n’y a plus pour la moindre prévarication ni tolérance de la loi ni tolérance des mœurs, et qu’il peut être demandé compte au premier citoyen venu du plus petit abus de conduite.

Ce n’est pas sur l’emploi plus ou moins rare des moyens de répression, c’est sur la part plus grande qui a pu être faite aux garanties de la répression qu’il faut parfois mesurer le progrès. Avant de juger de l’état moral d’un peuple par le nombre des crimes et des délits, il faut savoir si tous les crimes et si tous les délits sont punis et atteints. Autrement l’avantage appartiendrait aux sociétés où la justice dans ses moyens d’action est la plus défectueuse, et le prix de vertu devrait être donné aux nations chez lesquelles il y a non pas le moins de coupables, mais le plus de coupables impunis. Voici deux grands pays qui, pour la forme de leurs institutions, peut-être également appropriées à leurs traditions, sont aux deux pôles opposés, l’Angleterre et la Russie. En Angleterre, ce sont des citoyens qui, en se choisissant librement des députés, prennent part aux affaires du pays ; en Russie, ce sont des fonctionnaires qui gouvernent et administrent l’état. Eh bien ! que l’on compare un moment, avec toutes les données de la statistique pénale, les députés et les électeurs de l’Angleterre aux fonctionnaires de la Russie, et parce qu’il y aura encore aujourd’hui plus de plaintes et de jugemens pour faits de corruption contre les uns que contre les autres, faudrait-il conclure qu’il y a plus d’abus dans les élections de la Grande-Bretagne que dans l’administration de la Russie ? C’est une maxime de la morale chrétienne que plus l’homme est parfait, plus il découvre en lui d’imperfections, et il y a souvent lieu de faire sur les peuples la même expérience. L’Angleterre peut hardiment la supporter : les poursuites et les enquêtes auxquelles les dernières élections donnent lieu peuvent faire découvrir et condamner un certain nombre de coupables ; mais elles serviront aussi à montrer que les coupables d’aujourd’hui sont pris dans la classe de ceux qui étaient les innocens d’autrefois.

Les changemens de l’état social du pays sont venus en aide aux heureux efforts de la législation, et ont contribué à élever le niveau de l’honnêteté et de l’indépendance des électeurs. Les bienfaits de l’éducation, la diffusion des lumières, l’accroissement du bien-être, joints à la diminution progressive du nombre d’électeurs appartenant aux classes les plus vénales[21], ont préparé des citoyens plus capables de faire usage de leurs droits et moins disposés à en trafiquer. En même temps les réformes économiques, telles que le rappel des lois des céréales et la liberté des échanges, ont émancipé les fermiers des campagnes et les employés des manufactures en ne permettant plus à leurs propriétaires ou à leurs maîtres, pressés désormais par les exigences de la concurrence, de pouvoir se passer de leurs services par fantaisie politique. Enfin la longue pratique de la liberté régularisée dans son exercice ne pouvait être une école stérile de mœurs publiques, et comme il était dit dernièrement avec une chaleureuse admiration par l’auteur de l’étude sur l’Avenir politique de l’Angleterre, « c’est dans la gymnastique perpétuelle de la vie politique que le caractère national s’est graduellement épuré, relevé et fortifié. »

Sans doute, en dépit de tous les progrès, il ne faut pas s’imaginer que le vote des électeurs ne sera jamais déterminé que par des motifs irréprochables. À moins que l’Angleterre ne soit mise un jour à un régime de liberté silencieuse incompatible avec les seules conditions qui empêchent l’élection d’être illusoire, les conditions de la lutte, l’exercice du droit électoral ne pourra jamais être également désintéressé, ni également spontané pour tous les électeurs. Il faudrait rompre tous les liens qui rattachent le député à ses commettans et refaire à neuf la nature humaine pour mettre obstacle aux moyens d’action destinés à servir l’intérêt d’une candidature. Pour atteindre la corruption, même indirectement préparée, et l’intimidation, même adoucie, une importante réforme est depuis longtemps demandée, et après avoir été débattue dans les assemblées électorales, elle va être de nouveau discutée dans le parlement : c’est la substitution du scrutin secret au vote public.

Il faut reconnaître cependant que le scrutin secret, malgré ses avantages apparens, ne répondrait pas aux vues de ceux qui le demandent. Loin de décourager la corruption ou l’intimidation, il pourrait donner à tous ceux qui tiendraient à se servir encore de telles manœuvres les garanties qui leur permettraient de s’assurer si les votes qui ont été achetés et exigés n’ont pas changé de destination dans l’urne électorale. Dans un pays habitué à la libre discussion de toutes les questions et au rapprochement de tous les citoyens, il n’y a pas de mécanisme, si ingénieux qu’il soit, qui puisse permettre à celui qui veut faire mystère de son opinion de la tenir cachée à celui qui veut la connaître, à moins qu’on n’établisse entre eux, comme le disait un spirituel écrivain anglais, Sydney Smith, des barrières de séparation encore mieux gardées que celles des sexes en Turquie.

Le scrutin secret serait plus dangereux qu’utile : il préparerait la désunion des partis en couvrant de son ombre des infidélités intéressées qui n’osent s’avouer au grand jour. Il y a deux beaux mots qui, dans la bouche d’un Anglais, ont je ne sais quelle fière et mâle énergie : c’est oui et non ; il faut qu’ils continuent à être dits tout haut. En outre, l’abandon du vote public contribuerait à rompre peu à peu les liens qui rattachent les élus à leurs électeurs ; il faudrait dès-lors s’attendre tôt ou tard à la dissolution de ce petit corps d’armée groupé derrière chaque député de la chambre des communes, bien uni et bien discipliné, dans lequel tous les soldats, se connaissant, connaissant leur chef et en étant connus, lui donnent comme une garde civile qui ferait sa force dans les jours de péril. D’un autre côté, le scrutin secret dérangerait tout ce système de responsabilité qui est en quelque sorte le mécanisme de la constitution, et qui a passé dans toutes les institutions politiques et judiciaires d’un pays où les honnêtes gens n’ont pas été habitués à craindre pour leur opinion tantôt la persécution ou la défaveur du pouvoir, tantôt les vengeances sinistres d’un parti révolutionnaire. Enfin l’établissement du scrutin secret élèverait un mur de séparation infranchissable entre les classes de citoyens qui font partie du corps électoral et celles qui n’y sont pas admises : il retirerait à celles-ci le droit de vue sur l’élection que leur donne la publicité du vote, et, en préparant des élections à huis-clos, il les déshériterait de toute intervention dans la vie publique. Il rendrait ainsi nécessaire l’extension démesurée des droits politiques que d’autre part il semblerait justifier, en mettant le vote de chacun sous la protection d’une indépendance bien illusoire sans doute, mais néanmoins apparente. Telle est la fin à laquelle il serait destiné, et ainsi peuvent s’expliquer à la fois les sympathies qu’il éveille et les résistances qu’il rencontre dans le parlement. Le vote public n’est pas une de ces formes qui peuvent être sacrifiées à la légère ; il fait corps avec la constitution électorale du pays, ou du moins il en garde et en défend les approches.


IV

Cette constitution électorale est-elle aujourd’hui menacée ? Doit-on s’attendre à la transformation du système établi par l’acte de 1832 ? Telle est la dernière question à laquelle il faut répondre. Après avoir reconnu quelles sont les assises de l’édifice, après avoir examiné comment toutes les parties en sont distribuées, il s’agit de faire la part des changemens qui seraient dangereux et des réparations qui peuvent être avantageuses.

Depuis 1849, les demandes de réformes n’ont pas fait défaut, et elles se sont souvent reproduites dans des propositions, tantôt plus exigeantes, tantôt plus réservées, auxquelles le ministère de lord John Russell avait donné en 1852 son actif concours. Le mouvement des dernières élections les a remises en faveur. Combattues par le parti conservateur, écartées par le ministère, elles sont entrées néanmoins dans les engagemens du plus grand nombre des candidats nommés pour donner leur concours à l’administration de lord Palmerston. Dans son manifeste électoral, dans son allocution à ses électeurs, et même dans le discours de la couronne, le premier ministre avait évité avec soin de s’expliquer sur les intentions du gouvernement. Une fois cependant que le choix du pays lui eut envoyé une majorité prête à le soutenir contre des adversaires mal unis, mal disposée à mettre des conditions à ses services, il n’eut pas d’embarras à prendre un parti. Il ne voulait pas s’exposer à jouer le jeu de ceux qui, séparés de lui surtout par des questions de personnes, comme lord John Russell ou d’autres, n’attendaient que l’occasion de le supplanter en lui enlevant la direction du parti libéral, et au moment où les conservateurs sortaient de l’épreuve des élections plutôt affaiblis que fortifiés, il ne pouvait être tenté de défendre à ses risques et périls la politique de la résistance. Aussi, dès la première séance du nouveau parlement, à peine les anciennes propositions de réforme eurent-elles été reprises, lord Palmerston rompit le silence qu’il avait gardé jusqu’alors, et, coupant court à toute discussion, il annonça que le gouvernement saisirait la chambre des communes d’un nouveau projet de loi électorale dans le courant de l’année qui allait suivre. C’était la contre-partie de la conduite imprudente tenue en 1830 par le duc de Wellington, quand il perdit le ministère dont il était le chef en déclarant à la chambre des communes brusquement, et sans avoir consulté ses collègues, qu’il n’y avait rien à faire, et que rien ne serait fait. Habitué à se mettre toujours sous le vent qui lui semble le plus favorable, le premier ministre d’aujourd’hui n’est pas de ceux qui, pour l’honneur de leurs principes, se font les champions des causes compromises ou des causes perdues.

Il est vrai que l’opinion publique ne semble avoir répondu nulle part à l’appel intéressé des partisans de la réforme. « En dehors du parlement, a dit avec raison M. Disraeli, on ne trouve guère personne qui demande que le parlement soit réformé. » On pourrait dès lors être tenté de croire qu’il ne convient pas de prévenir le besoin et le désir de la nation en allant au-devant d’un de ces changemens toujours périlleux à hasarder, et qui sont seulement justifiés par la nécessité d’obéir à la voix du pays, quand elle s’est fait entendre. Toutefois il faut reconnaître l’avantage qu’un gouvernement s’assure en se mettant en marche sans être poussé en avant ; il reste ainsi libre de ses mouvemens sans être obligé de précipiter sa course à l’aventure. Quand il lui faut compter avec les exigences des partis et prendre une décision au bruit des clameurs populaires, il court souvent risque d’être entraîné hors de la voie dans laquelle il aurait aimé à rester et d’être emporté au-delà du but qu’il ne veut pas dépasser. Tel est le danger qu’il s’agissait d’éviter et contre lequel les gouvernemens sages se garantissent « quand ils se rappellent, comme disait M. Royer-Collard, qu’ils ne sont pas des tentes dressées pour le sommeil. » C’est en prenant à temps l’initiative de la réforme que le premier ministre d’Angleterre pourra réussir à en régler les proportions et les limites, et à empêcher que la mesure du changement ne soit trop élargie.

Le développement, et non le changement de la constitution électorale du pays, tel est en effet le seul plan qui puisse maintenant être suivi avec succès : tout autre échouerait, sinon devant la résistance de la chambre des communes, au moins devant la résistance de la chambre des lords, qui serait aujourd’hui toute-puissante, parce qu’elle n’aurait plus à craindre, comme en 1832, le mouvement de l’opinion du pays. Il faut donc mettre de côté, sans examen, les réformes qui bouleverseraient l’œuvre du passé, pour se borner à tenir compte de celles qui doivent seulement la compléter.

C’est surtout aux collèges électoraux des bourgs que le projet de réforme devra être appliqué : le droit de suffrage pourra y être avantageusement étendu à de nouvelles classes d’électeurs. Les électeurs des bourgs doivent aujourd’hui justifier de l’occupation, à titre de propriétaires ou de locataires, d’une maison d’un revenu de 10 livres (250 francs), à moins qu’ils n’appartiennent aux catégories privilégiées d’anciens électeurs, dont les droits ont été réservés sans condition de revenu, soit à vie, soit à perpétuité, et dont les rangs se sont peu à peu bien éclaircis. L’acte de 1832 a fait ainsi, entrer dans le corps électoral des bourgs des citoyens qui devaient représenter les intérêts des classes commerçantes et industrielles ; mais en faisant dépendre la qualité d’électeur de l’habitation produisant un certain revenu, il a peut-être été trop exclusif, et il pourrait gagner à être élargi. Les nouveaux moyens d’emploi du capital, qui, il y a vingt-cinq ans, n’étaient pas connus, ou dont il n’était fait qu’un insuffisant usage, devraient aujourd’hui servir à déterminer les présomptions de la loi : pour que la loi garde son point d’appui, il faut qu’elle soit en permanent accord avec l’état de la société. C’est dans cette vue qu’il conviendrait d’étendre, sous la condition d’un revenu plus ou moins élevé, à certains placemens, dont l’intérêt donnerait toute garantie de fixité, le privilège dont l’habitation seule a joui jusqu’ici. Le droit de suffrage serait ainsi attribué à un grand nombre d’électeurs nouveaux appartenant aux professions libérales, ou même aux professions manuelles, et qui donneraient autant de garanties que les électeurs d’aujourd’hui. Cette adjonction pourrait même se concilier avec l’exclusion des électeurs qui font partie des classes inférieures, et dont l’acte de réforme a réservé les droits au détriment plutôt qu’à l’avantage des élections. La condition d’un placement d’argent serait demandée dans la mesure de leurs moyens, et quand ils n’y pourraient pas satisfaire, il serait reconnu qu’ils n’ont aucun des titres nécessaires à l’exercice du pouvoir politique. Une telle réforme donnerait au corps électoral des bourgs une nouvelle force par les électeurs qu’elle y ferait entrer et par les électeurs qu’elle en ferait sortir. Le droit de suffrage ne serait pas un cadeau. attribué aux premiers venus, il resterait au contraire comme une récompense accordée à ceux qui paraîtraient l’avoir méritée. Les nouveau-venus auxquels on ouvrirait les rangs des électeurs ne seraient pas destinés à y jeter le désordre et la confusion ; placés dans la même condition sociale que les électeurs d’aujourd’hui, ils ne feraient que partager la même communauté d’intérêts. L’unité du corps électoral des bourgs ne serait pas atteinte, mais seulement complétée[22].

La part plus étendue faite à la propriété sous ses différentes formes, telle est la condition nécessaire de la forte constitution du pouvoir électoral dans les comtés et dans les bourgs ; mais elle pourrait encore ne pas assurer pour une part suffisante la représentation de toutes les forces de la nation. Aussi dans le projet de remaniement de l’acte de 1832 y aura-t-il lieu de réserver à d’autres intérêts qu’à ceux de la propriété une place qui n’est peut-être pas assez large, ou qui même fait défaut.

La participation spéciale des classes lettrées au gouvernement des affaires du pays a continué à être réglée suivant la même mesure, qui n’a jamais été élargie. Aujourd’hui comme autrefois, trois collèges électoraux seulement sont reconnus par la loi en faveur des électeurs qui jouissent du droit de suffrage à raison de leurs connaissances intellectuelles : le privilège d’être représenté au parlement n’appartient qu’aux deux universités d’Oxford et de Cambridge, et à l’université de Dublin ; le nombre de députés qu’elles y envoient est limité à six. Une répartition aussi restreinte demande a être étendue. Sans doute, les électeurs qui appartiennent aux professions libérales ont pour la plupart leur entrée dans le corps électoral ; mais, dispersés au milieu des propriétaires des comtés et des bourgs, ils sont en quelque sorte isolés, et n’ont aucun moyen d’action. D’autre part, les députés aujourd’hui élus, qui, par l’éducation qu’ils ont reçue ou la carrière qu’ils suivent, sortent des classes les plus élevées par l’intelligence, ne peuvent pas se borner à se faire choisir pour leur mérite : il faut qu’ils soient unis par des liens plus ou moins étroits aux intérêts de leurs commettans, c’est-à-dire aux intérêts de la propriété agricole ou de la propriété commerciale. Les petits bourgs, qui seuls sont plus facilement abordables aux nouveaux-venus dans la carrière politique, ont des exigences locales qui doivent être satisfaites. Il importe donc beaucoup que les électeurs qui peuvent être reconnus comme les citoyens les plus éclairés et les plus indépendans du pays soient groupés dans un même collège électoral, pour avoir le moyen de se faire représenter par des députés de choix qui aient leur confiance, et qui fassent peser l’autorité des opinions de leurs commettans dans la balance de toutes les discussions. C’est à cette fin que serait destinée l’extension du pouvoir électoral des trois universités privilégiées à d’autres universités, comme celles de Londres, de Durham, d’Edimbourg, de Glasgow, d’Aberdeen, à certaines compagnies savantes, au corps des juges, aux différens collèges des avocats, peut-être aux corporations des avoués, à celles des médecins et chirurgiens. En outre, les ecclésiastiques et les ministres seraient également appelés à se réunir dans telles ou telles circonscriptions pour s’y choisir des représentans, et l’incapacité d’être élu, qui a fermé jusqu’ici l’accès de la chambre des communes à ceux qui font partie de l’église, serait en même temps levée. La véritable élite du pays, qui, en Angleterre, est au moins aussi attachée aux intérêts de l’ordre qu’à ceux de la liberté, serait dès-lors régulièrement armée d’un pouvoir qui, du moment où il peut être bien exercé, n’est jamais méconnu sans danger. Ainsi serait assurée à la chambre élective cette réserve permanente d’hommes supérieurs par leurs connaissances de tout genre qui est nécessaire à l’autorité de toute assemblée législative.

En mesurant non-seulement aux classes agricoles et commerçantes, mais encore aux classes savantes, leur part proportionnelle d’intervention dans l’exercice du pouvoir électoral, le nouveau projet de réforme laisserait encore désirer une dernière satisfaction qui devra en compléter les mérites. Ne faudra-t-il pas, en effet, apprécier les titres que les classes ouvrières pourront faire valoir pour obtenir les avantages et les garanties de la représentation ? Sans doute, tous les citoyens qui font partie des classes ouvrières ne sont pas tenus en dehors des rangs des électeurs, et ils peuvent y gagner peu à peu leur place. Sans doute, la sollicitude pour leurs intérêts est toujours éveillée dans le parlement, et les services qui peuvent leur être rendus donnent aux partis la fréquente occasion d’une noble rivalité. Néanmoins, en leur demandant leur concours dans de certaines limites, la loi aurait l’avantage de devancer leurs exigences. Il suffirait d’établir, dans quelques-unes des villes où les classes ouvrières ont la force du nombre et de l’organisation, des collèges électoraux qui correspondraient, au bas de l’échelle sociale, aux collèges électoraux des universités. Les conditions du droit de suffrage y seraient réglées selon le temps qui aurait été passé par l’ouvrier dans sa corporation, selon la position qu’il y occuperait, telle que celle de contre-maître. Une telle innovation, si elle est proposée par le gouvernement de lord Palmerston, lui assurera une légitime popularité, sans mettre en péril aucun des principes conservateurs de la constitution. En effet, il ne s’agirait pas de bouleverser les institutions électorales du pays, en appelant les classes ouvrières à écraser par leurs masses les autres classes d’électeurs. Les classes ouvrières choisiraient leurs députés, et elles n’empêcheraient pas les autres classes d’être également représentées par les élus de leur choix ; elles disposeraient dans le parlement d’un certain nombre de voix proportionné à la place qu’elles doivent tenir dans l’état, mais elles n’usurperaient pas la prépondérance qui doit rester attachée à la propriété, à la fortune acquise, à la position prise dans la société. Reconnaître aux travailleurs le droit de faire surveiller les intérêts du travail en leur attribuant la nomination de quelques-uns des membres de la chambre des communes qui seraient appelés à s’associer en leur nom au gouvernement du pays, voilà l’œuvre qui couronnera les progrès sagement mesurés de la législation. Elle ajoutera à la machine un nouveau rouage qui s’y engrènera sans difficulté, et qui, loin de déranger l’harmonie du système, en rendra le mouvement plus fort et plus sûr.

Elargir et épurer la classe des électeurs des bourgs, étendre le droit de représentation en faveur des classes lettrées et savantes, créer le droit de représentation pour les classes ouvrières, telles sont les principales réformes qu’il faut attendre du projet dont le gouvernement anglais prendra l’initiative. Pour que le développement progressif des institutions suive son cours, il faut que partout où il y a une force sociale, il y ait place pour un pouvoir politique. Sans doute l’intelligence individuelle, le travail isolé ne créent pas des liens qui rattachent l’homme à la société aussi étroitement que la propriété ou l’occupation du sol ; mais toutes les fois que l’intelligence et le travail donnent à un pays des corps de citoyens régulièrement constitués, il faut savoir agir à leur égard comme avec des gouvernemens établis qui, ayant produit leurs titres, doivent être admis dans le concert des puissances légalement reconnues. Tel est le système dont la législation électorale de l’Angleterre s’est toujours rapprochée, et qu’elle gagnera à compléter. Il ne doit pas aboutir à la confusion de la nation en une seule masse d’électeurs agglomérés et partagés au hasard ; il est au contraire destiné à tenir compte de plus en plus fidèlement de la condition distincte des élémens divers de la nation. Ce n’est pas en faveur des individus que le droit de suffrage s’étendra ; c’est au profit des classes qu’il continuera à être réparti : la diversité ne cessera pas de prévaloir sur une unité qui serait toute factice et forcée. Un peuple a sans doute besoin d’être uni par des intérêts communs ; mais en dehors de ces intérêts communs il y a place pour la variété ou même pour la divergence des pensées, des opinions, des besoins, qui tantôt rapprochent et tantôt divisent certains groupes de citoyens, suivant leur éducation, leurs occupations, leurs habitudes de vie. Dans un même pays, à côté d’une population remuante et livrée à l’esprit d’entreprise, il y a une population sédentaire et pleine de défiance contre tout changement. À côté de la famille de tous ceux qui sont associés au travail de l’intelligence, qui sont habitués à la réflexion, et qui ont le goût de la spéculation, il y a une autre grande famille où le jugement est moins exercé, où l’impression du moment a plus de chances d’être seule écoutée et suivie : c’est celle des travailleurs qui dans la pratique journalière de leurs métiers n’occupent que leurs mains et leurs bras. En Angleterre, plus que partout ailleurs, cette classification est bien marquée, elle est comme enracinée dans la société ; l’œuvre de la législation électorale est de la conserver et de l’étendre : il faut que cette diversité se reflète dans le choix des députés d’un peuple libre pour que la représentation d’un pays ne soit ni insuffisante ni illusoire.

La contre-partie d’un tel système, c’est le suffrage universel uniformément étendu à tout citoyen majeur, et en Angleterre le suffrage universel ainsi entendu ne peut être mis sérieusement en question. Il serait en désaccord avec toutes les traditions, tous les besoins et toutes les institutions du pays ; il ne vaudrait jamais les sacrifices qu’il coûterait, et ce qu’il ferait acheter bien cher, ce serait une déception. Le suffrage universel combiné avec l’égale répartition des citoyens dans les collèges électoraux donnerait la prépondérance à une seule classe de la société à l’exclusion de toutes les autres ; il ne serait destiné qu’à assurer l’avantage des plus nombreux sur les moins nombreux, qui courraient risque d’être sacrifiés sans réserve aux volontés de la majorité, et les plus nombreux, auxquels il ferait passer le pouvoir électoral, seraient ceux qui ont le moins d’intérêts et le moins de titres pour en exercer les attributions. Quel usage pourraient-ils en faire ? Il ne faut pas s’imaginer qu’ils auraient à résoudre une de ces questions qui peuvent paraître faciles à décider et également accessibles à tous. La Grande-Bretagne n’est pas dans les conditions où peuvent se trouver quelquefois d’autres pays qui, ayant fait ou laissé faire table rase de toutes leurs institutions, doivent décider de leur destinée par une de ces résolutions auxquelles il importe souvent que chacun prenne part. Le suffrage universel ne serait introduit dans la constitution anglaise que pour être un moyen régulier de gouvernement, et c’est comme moyen régulier de gouvernement qu’il y serait impuissant.

Étendu à l’élection, fréquemment renouvelée, de députés qui doivent être choisis pour leurs opinions sur les affaires publiques, nécessairement variées et changeantes, il ne pourrait échapper à deux écueils, l’indifférence ou la passion populaire. Dans des temps calmes et tranquilles, comment compter que les cultivateurs des campagnes par exemple, étrangers à la connaissance des questions politiques, viennent librement voter pour tel candidat, de préférence à tel autre ? Sans doute ils pourraient être pressés, circonvenus et comme entraînés à l’élection au profit de l’un des compétiteurs ; mais quelle valeur auraient des votes auxquels la volonté réfléchie des votans n’aurait aucune part ? D’un autre côté, dans les temps où se discutent ces questions qui peuvent troubler et émouvoir l’opinion des masses, comment espérer qu’elles les jugeront de sang-froid et sans emportement ? Se sentant les plus puissantes par le nombre, excitées par ceux qui peuvent profiter d’un désordre, elles deviendraient aisément les instrumens de leurs engouemens ou de leurs colères d’un jour, et la population ouvrière des villes, bien plus active et plus remuante que la population des campagnes, n’étant plus contenue par aucune barrière, se ferait la maîtresse des destinées de la nation. Le droit de vote, jeté tout à coup sans nécessité à la multitude, qui ne serait pas préparée à s’en servir, ne serait qu’un jouet inutile ou une arme dangereuse.

D’ailleurs, quand même le suffrage universel pourrait se justifier par l’usage qui en serait fait, il faut néanmoins reconnaître qu’il serait inconciliable avec le système de gouvernement du pays. En appelant le peuple tout entier à se faire représenter par ses députés, il donnerait à la chambre des communes une force qui ne pourrait plus être balancée par aucun contrepoids, et il mettrait dans sa dépendance les autres pouvoirs de l’état. La royauté et la chambre des lords ne seraient plus dès lors que des pouvoirs subordonnés et précaires destinés à servir plus ou moins longtemps comme institutions de décor : elles seraient sacrifiées à la chambre des communes, qui, parlant et agissant au nom du peuple, ne pourrait souffrir à côté d’elle aucun contrôle ni aucune résistance : elles ne feraient plus la loi, elles recevraient la loi toute faite. Pour que la liberté de chacun soit mise derrière le plus sûr abri, il faut que les pouvoirs constitutionnels soient également partagés et contrôlés. C’est cet égal partage qui est l’œuvre enviable du système politique de l’Angleterre : le suffrage universel ne pourrait manquer de la compromettre et de la détruire, s’il était établi pour la nomination des membres de la chambre des communes ; il porterait à la constitution un coup dont elle ne se relèverait plus. Elle aurait beau, grâce au prestige de son robuste tempérament, paraître garder quelques restes de vie ; elle n’en conserverait que les apparences, et il serait bientôt facile de s’apercevoir qu’elle n’est plus qu’un fantôme. La réforme électorale qui attribuerait à tout citoyen des trois royaumes le droit de suffrage aux mêmes conditions, sans tenir compte ni entre les citoyens, ni entre les collèges électoraux, d’aucune différence, serait une révolution, et la pire de toutes : une révolution inutile.

En effet, comment ne pas reconnaître que la conduite constante des affaires publiques par les parlemens élus depuis l’acte de réforme contribue à défendre le système de la loi électorale contre ceux qui, au lieu de le développer, voudraient le changer radicalement ? Les chambres des communes, telles que les ont successivement choisies les classes d’électeurs auxquelles le droit de suffrage a été réservé, n’ont pas cessé de répondre à l’attente de la nation tout entière ; elles n’ont pas seulement défendu toutes ses libertés, mais encore elles les ont complétées. En même temps qu’elles se sont tenues à la hauteur de leurs devoirs politiques, en sachant à la fois contenir et soutenir le gouvernement, en le surveillant sans l’inquiéter, elles ont suffi au travail des affaires, toujours prêtes à redresser les abus sans violence, à préparer et à garantir les progrès, sans être jamais emportées par le goût des aventures. La voix du pays a été écoutée avec déférence ; ses sentimens ont été interrogés avec sollicitude, ses vœux ont été exaucés, ses désirs ont souvent été prévenus. Les mauvaises lois ont fait tour à tour place aux bonnes lois ; les bonnes lois elles-mêmes ont été sans relâche perfectionnées ; toutes les fois que les intérêts populaires ont été enjeu, la satisfaction désirable n’a jamais été refusée, et quand il s’est agi naguère d’assurer au peuple la vie à bon marché par l’établissement de la liberté agricole et industrielle, c’est l’opinion publique qui, servie par un grand ministre, a obtenu gain de cause d’une chambre dont la majorité était attachée au système de la protection. Les grandes victoires religieuses, civiles, économiques, ont été gagnées les unes après les autres et pacifiquement conquises ; l’harmonie avec les autres pouvoirs de l’état n’a pas été troublée ; les privilèges de la royauté ont été religieusement respectés ; les droits de la chambre des lords n’ont jamais été méconnus, et c’est le pays qui a profité de ce commun accord. La législation électorale a été l’un des plus puissans instrumens de tous ces bienfaits, et l’épreuve que l’Angleterre en a faite permet de la juger par les œuvres.

Les élections de 1857 ont complété le bon témoignage qu’un tel système mérite, elles ont servi à prouver comment il est en voie de progrès ; elles ont fait reconnaître que les électeurs anglais ne se sont jamais montrés plus dignes ni plus capables d’exercer leurs droits. Il appartient maintenant aux élus de la Grande-Bretagne d’être fidèles aux traditions de leurs devanciers par le bon usage qu’ils feront de leurs pouvoirs ; c’est en respectant la constitution électorale de leur pays qu’ils compléteront leur tâche. Pour la nouvelle chambre des communes, il s’agit de contribuer à la rendre meilleure sans la condamner, ni la sacrifier. Il y a beaucoup à espérer de la réforme qui se prépare, si elle a pour but de fortifier le gouvernement représentatif du pays : il y aurait tout à craindre, si elle devait en dénaturer et en confondre tous les élémens ; mais l’Angleterre n’est pas habituée à de telles métamorphoses, et, assez heureuse pour s’instruire par l’exemple des autres peuples, elle sait que, pour s’assurer de nouvelles garanties, il ne faut pas commencer par faire bon marché des garanties acquises. Aussi le développement de la législation électorale ne sera-t-il destiné qu’à venir en aide aux institutions de l’état et non pas à en préparer la ruine avec une de ces armes d’attaque qui, même quand elles sont forgées pour servir la liberté, ne manquent jamais à un jour donné de se retourner contre elle. C’est là une cause qui est à l’avance gagnée devant le pays, et il est permis de prédire qu’elle ne sera pas perdue devant le nouveau parlement.

Puisse l’Angleterre raffermir ainsi le courage de ceux qui, décidés à ne sacrifier jamais par dépit ou par faiblesse ni la cause du pouvoir ni celle de la liberté, n’ont pas désespéré, malgré tant d’épreuves contraires, d’arriver à mettre d’accord l’esprit de progrès et l’esprit de conservation ! Elle ne peut pas donner une leçon plus profitable aux générations contemporaines, ni gagner de meilleurs titres à la reconnaissance de l’histoire.


ANTONIN LEFEVRE-PONTALIS.

  1. Discours de lord Grey, 1832.
  2. M. Villemain, notice sur lord Grey.
  3. Des 105 députés d’Irlande, 64 sont envoyés par les comtés et 41 par les bourgs, dont 2 par l’université de Dublin. Des 53 députés d’Ecosse, 30 appartiennent aux comtés et 23 aux bourgs. Des 496 députés de l’Angleterre et du pays de Galles, 159 ont été attribués aux comtés entre lesquels ils ont été répartis inégalement à raison de leur territoire, — un comté nommant 6 membres, d’autres en nommant 4, 3, 2, ou même, comme plusieurs comtés du pays de Galles et de l’Ile de Wight, un seul représentant. 337 députés ont été donnés aux bourgs, tantôt à raison de 4 membres, comme pour la Cité de Londres, tantôt à raison de 2 représentans ou d’un seul député : parmi eux, 4 ont été réservés comme autrefois aux deux universités d’Oxford et de Cambridge.
  4. Toutefois il ne faudrait pas croire qu’aujourd’hui les droits des petits bourgs fussent en général à l’avantage du parti conservateur ; ceux qui ont été conservés par l’acte de réforme en 1832 ont été plutôt destinés à servir les intérêts du parti libéral, qui était alors au pouvoir, et dans les dernières élections, les 68 bourgs d’Angleterre qui n’ont pas plus de 500 électeurs viennent d’envoyer à la chambre des communes 39 députés conservateurs sur 60 députés qui, malgré leurs opinions modérées, appartiennent tous au parti libéral.
  5. Il n’y a que les pairs d’Angleterre qui aient tous droit de séance au parlement. Les pairs d’Écosse et d’Irlande y envoient seulement des représentans de leur ordre. Les pairs d’Écosse en choisissent seize, réélus ou renouvelés, pour chaque parlement ; les pairs, d’Irlande en choisissent vingt-huit, qui sont nommés à vie. Les pairs d’Irlande qui ne siègent pas à la chambre des lords ont gardé le droit de voler pour l’élection des membres de la chambre des communes.
  6. Ce sont en général les employés des contributions indirectes qui se trouvent exclus du droit de vote. Ce droit leur est refusé dans la circonscription où ils exercent leurs fonctions.
  7. Ces titres se sont peu à peu réduits depuis qu’ils peuvent être convertis en titres de pleine propriété ou de franche tenure moyennant convention de rachat.
  8. En Écosse, le paiement une fois fait d’une somme de 300 liv. équivaut à la condition du fermage de 50 livres.
  9. Ainsi le fermage d’une propriété d’un revenu de 10 livres suffit quand la durée du bail est au-dessus de vingt ans. Au-dessous de vingt ans, c’est un revenu de 20 livres qui est exigé.
  10. En Écosse, la moyenne est de 5 à 6,000, mais la même proportion est toujours gardée par rapport au nombre des habitans.
  11. Le droit de suffrage n’a pas cessé non plus d’appartenir en perpétuité aux propriétaires qui avaient déjà acquis dans la circonscription du bourg un titre de pleine propriété comme francs-tenanciers, ou de propriété bourgeoise, parfois suffisant dans l’ancien système électoral pour obtenir suivant certaines conditions la qualité d’électeur ; mais le nombre des bourgs où un tel privilège a dû être respecté à titre perpétuel, soit en Angleterre, soit en Irlande, est très restreint, et il n’y a pas dès-lors à en tenir grand compte.
  12. Le droit de concession n’a été conservé qu’en faveur des livery-men de la Cité de Londres, qui n’avaient pu jamais l’obtenir qu’en donnant certaines garanties, par exemple en justifiant de la qualité de membres d’une corporation. C’est ainsi que tout dernièrement le docteur Livingston, le grand voyageur d’Afrique, a pu recevoir en récompense tous les privilèges de la franchise municipale.
  13. La loi exige en outre pour les électeurs des bourgs, suivant qu’ils appartiennent aux anciennes ou aux nouvelles classes d’électeurs, tantôt le paiement de la taxe des pauvres, tantôt un témoignage justifiant qu’ils n’ont reçu aucun secours paroissial.
  14. Parliamentary companion, 1857.
  15. D’après les calculs de lord John Russell, l’élection du West-Riding, un des districts du comté de York, avait coûté 250,000 liv. en 1807, 170,000 liv. en 1826.
  16. Le nombre des fermiers sans bail qui sont électeurs monte environ à 100,000.
  17. Il peut n’être pas indifférent de connaître les dispositions d’un dernier acte de 1848 qui règle aujourd’hui l’organisation de ces comités. Ainsi à l’ouverture de chaque parlement le président de la chambre choisit, de l’aveu de l’assemblée, six membres qui sont toujours pris parmi les députés reconnus les plus capables. Ces six membres composent le comité appelé le comité général des élections. Le comité général dresse à son tour une liste appelée la liste des présidens (chairmen’s panel) ; elle doit comprendre de six à douze membres qui se choisissent entre eux pour présider tour à tour chacun des comités spéciaux. Le comité général répartit ensuite tous les membres de la chambre dont l’élection n’est pas attaquée en cinq tableaux, dont l’ordre de service est tiré au sort, et sur le tableau de service il désigne pour chaque cause un comité de quatre membres qui tient publiquement ses séances. Ce comité de quatre membres est celui qui est chargé de confirmer ou d’annuler l’élection, et il est présidé par un des membres appartenant à la liste des présidens. Toutes ces dispositions, qui garantissent les avantages du bon choix et du hasard, complètent les précautions qui ont été prises. En attribuant les pleins pouvoirs aux comités ainsi constitués, au lieu de les réserver à la chambre des communes tout entière, la loi a eu en vue d’empêcher que le jugement ne pût devenir, au profit de la majorité, une question de parti.
  18. La peine applicable est l’amende et l’emprisonnement.
  19. Le taux des dommages-intérêts est réglé ainsi qu’il suit : 100 l. (2,500 fr.) en cas de corruption, 50 l (l,250 fr.) en cas d’abus d’influences ou de régal d’électeurs, 40 sh. (50 fr ) en cas de distribution de rafraîchissemens. La responsabilité de la corruption est également étendue aux corrompus, qui sont passibles de dommages-intérêts fixés à 10 l. (250 fr.).
  20. Il y a, il est vrai, une part laissée au candidat peur payer ses dépenses personnelles et les frais d’annonce ; mais elle est fixée à l’avance, et le candidat doit en rendre compte.
  21. Ainsi aujourd’hui, d’après une statistique qui remonte à dix ans, la classe des freemen ne compte guère en Angleterre plus de 49,000 électeurs sur les 360,000 électeurs des bourgs.
  22. « L’attribution du droit de suffrage aux propriétaires de livrets de caisse d’épargne pour une valeur de 30 livres donnerait environ 100,000 électeurs nouveaux, et si la valeur requise était de 80 livres au lieu de 30 livres, ou pourrait encore compter 60,000 électeurs qui en profiteraient. » [Revue d’Edimbourg, octobre 1853.)