Les Élégies du Travail
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 215-217).
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I. — LE TISSERAND.

La cave est froide et sombre. Un escalier glissant,
Envahi par l’ortie et la mousse, y descend.
L’eau filtrée à travers les pierres de la voûte
Sur le sol détrempé se répand goutte à goutte ;
L’enduit des murs s’écaille et s’en va par morceau,
La fenêtre mal close est veuve d’un carreau.
Dans le cadre béant de la vitre éborgnée,
Depuis le jour naissant, une grise araignée
Va, vient, croise ses fils, tourne sans se lasser,
Et déjà l’on peut voir les brins s’entrelacer
Et dans l’air s’arrondir une frêle rosace,
Chef-d’œuvre délicat de souplesse et de grâce.
Parfois dans son travail l’insecte s’interrompt,
Son regard inquiet plonge au caveau profond…

Là, dans un angle obscur, un compagnon de peine,
Un maigre tisserand, pauvre araignée humaine,
Façonne aussi sa toile et lutte sans merci.
Le lourd métier, par l’âge et la fraîcheur noirci,
Tressaille et se débat sous la main qui le presse ;
Sans cesse l’on entend sa clameur, et sans cesse
La navette de bois que lance l’autre main
Entre les fils tendus fait le même chemin.

Du métier qui gémit le tisserand est l’âme
Et l’esclave à la fois : tout courbé sur la trame,
Les pieds en mouvement, le corps en deux plié,
À sa tâche, toujours la même, il est lié
Comme à la glèbe un serf. Les fuyantes années
Pour lui n’ont pas un cours de saisons alternées ;
Dans son caveau rempli d’ombre et d’humidité,
Il n’est point de printemps, d’automne ni d’été ;
Il ne sait même plus quand fleurissent les roses,
Car, dans l’air comprimé sous ces voûtes moroses,
Jamais bouton de fleur ne s’est épanoui.
Les semaines n’ont pas de dimanche pour lui ;
Quand il sort, c’est le soir, pour rendre à la fabrique
Sa toile et recevoir un salaire modique ;
Puis il rentre, ployé sous son faix de coton.
Le dur métier l’attend, les lames de laiton
Se partagent les fils dont la chaîne est formée.
À l’œuvre maintenant ! La famille affamée,
Si la navette hésite ou s’arrête en chemin,
La famille n’aura rien à manger demain.
Ô maigre tisserand, ô chétive araignée,
Vous avez même peine et même destinée,
Et dans le même cercle aride votre sort,
Pénible et résigné, tourne jusqu’à la mort !
De l’aube au crépuscule il faut tisser sans cesse ;
Il faut tisser pour vivre, et si la faim vous presse,
Si le besoin raidit vos bras endoloris,
Le travail chôme… Adieu le réseau de fils gris,
Et la trame légère et souple comme un voile !
Sans toile point de pain, et sans pain point de toile…
Votre vie a le même horizon désolant,
Ô chétive araignée, ô maigre tisserand !

À l’approche du soir, l’homme un instant s’arrête.
Il a les reins rompus, sa main tremble, et sa tête
Est lourde. Son regard anxieux et troublé
Contemple le châssis où l’insecte a filé.
Le soleil qui s’éteint dans la brume rougie
Empourpre les carreaux de la vitre ternie…
Au long des grands bois verts et baignés de clarté,
Qu’il ferait bon d’errer ce soir en liberté !…
Par l’étroit soupirail, le vent du sud apporte
Des sons lointains de cloche et l’odeur saine et forte
De la terre attiédie et des foins mûrissans.

Qu’il ferait bon dehors ! Heureux les lis des champs !
Leurs fleurs « emmi les prés ne filent ni ne tissent, »
Et toujours leurs soyeux vêtemens resplendissent,
Et toujours sans compter Dieu leur donne au réveil
Ses perles de rosée et ses flots de soleil.
Heureux les lis des champs !…


L’homme se décourage

Et n’ose même plus regarder son ouvrage.
L’insecte, sur ses fils, immobile, inquiet,
Comme une sentinelle, épie et fait le guet.
— Jouant dans un rayon, bourdonnante, étourdie,
Dans la toile flexible et savamment ourdie,
Une mouche soudain s’enlace et se débat.
Alerte, l’araignée accourt, et le combat
S’engage ; la captive est brave et bien armée ;
L’araignée est ardente, implacable, affamée.
Sur l’aile frémissante et le corselet bleu
Elle lance des fils gluans, et peu à peu
Elle roule la mouche en un linceul de mailles
Et l’emporte broyée entre ses deux tenailles.
La nuit vient, dérobant victime et meurtrier.

Le tisserand pensif retourne à son métier.
Quoi ! partout la douleur à sa proie acharnée,
Et la vie à la mort à jamais enchaînée !
Il songe longuement à ce qu’il vient de voir.
Lui du moins ne doit pas au meurtre son pain noir ;
Sa rude pauvreté ne fait pas de victime.
Cette réflexion le relève et l’anime,
Son cœur est soulagé, son bras est raffermi,
Il jette sur sa tâche un doux regard d’ami.
Et maintenant, leviers, sous le pied qui vous guide,
Montez et descendez ! Toi, navette rapide,
Fais ton devoir. Les fils se croisent mille fois,
L’étoffe s’épaissit sur le rouleau de bois,
Et longtemps dans la nuit calme on entend encore
Du métier haletant le bruit sec et sonore.