Anonyme, attribué à
A. Brancart (p. Frontispice-289).
Troisième partie
Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre

LES ÉGAREMENTS
DE JULIE





TROISIÈME PARTIE



R


EVENUE de mon évanouissement, je me trouvai sur un lit, entourée de la Renaudé, de la Beauval et de M. Morand. Les excuses de celui-ci me firent entrevoir l’erreur dans laquelle on était sur la révolution qui m’était arrivée. Au premier mouvement que j’avais fait avec précipitation pour me retourner à l’arrivée de M. Andricourt, ma robe, embarrassée sous la chaise de M. Morand, n’avait pas moins contribué à me faire retomber dans mon fauteuil, que le saisissement que m’avait causé la vue du malheureux Bellegrade. Celui-ci ne jugea pas à propos d’attendre le retour de mes esprits ; il se contenta de témoigner, à ce qu’on me rapporta, combien il était au désespoir d’être la cause innocente de mon accident, et se retira prudemment, dans l’incertitude du dénouement de cette scène. Il ne reparut chez la Beauval que le surlendemain, qu’elle l’envoya chercher : empressement auquel il jugea que je ne l’avais point démasqué. Il comptait toujours sur l’impossibilité où j’étais de le faire sans me compromettre : je m’y serais cependant déterminée, si, dès le premier instant de réflexion, je n’avais trouvé un moyen plus sûr de me venger. Pour un homme délié il n’usa guère de précaution. On s’étonne sans doute qu’après les confidences réciproques que nous nous étions faites, la Beauval et moi, j’aie différé un instant de la tirer d’erreur, et de lui apprendre la scélératesse de celui dont elle m’avait tant vanté le mérite : rien de plus simple, dira-t-on, d’un mot je perdais Bellegrade, et je servais mon amie. J’en conviens ; mais je voulais porter des coups plus sûrs. Les femmes sont quelquefois entêtées, la Beauval n’aurait peut-être pas voulu se laisser persuader : d’ailleurs Bellegrade avait l’âme assez noire pour me faire, par quelque nouveau trait, repentir de la justice que je lui aurais rendue en l’annonçant pour un coquin ; il s’en serait nécessairement suivi un éclat, du moins je le craignais : la division entre les deux frères aurait pu avoir des suites. Le parti que je pris me parut plus sûr pour moi, et plus fâcheux pour mon traître : je n’accordai rien au premier mouvement ; mais je raisonnai ma vengeance. Je me fis ramener chez moi, où sans perdre de temps je mis la main à l’œuvre.

On se souvient bien sans doute que dans le détail que Vépry m’avait fait à Bordeaux de la colère de son père contre son frère, dont il craignait quelque suite fâcheuse, il m’avait appris qu’il cherchait à s’en assurer ; que, malgré toutes ses mesures, il n’avait encore pu parvenir à le faire arrêter. Rien ne me parut plus facile que de lui en procurer les moyens. J’écrivis une lettre anonyme au père, dans laquelle je lui marquai que les bassesses de son fils le déshonoraient ; que s’il tardait à profiter de l’avis, il ne serait peut-être plus temps de prévenir la Justice, qui ne pourrait tôt ou tard manquer de mettre ordre à son brigandage ; qu’il était actuellement à Marseille, sur le point d’abuser de la confiance de fort honnêtes gens, sous le nom d’Andricourt, qu’il avait depuis peu substitué à celui de Chevalier de Bellegrade : qu’il n’était pas possible qu’un homme, sans revenus ni talents, fit une certaine dépense, à moins d’avoir recours à d’indignes ressources. Je marquai exactement dans ma lettre sa demeure, et donnai tous les renseignements propres à le bien désigner au premier ordre qu’il y aurait de l’arrêter : ce qui ne fut différé qu’autant de temps qu’il en fallut pour le retour du courrier ; car le père ayant fait ses diligences, les ordres furent envoyés au Commandant, qui le fit arrêter aussitôt et conduire au château, dit Petit-Fort, situé en mer, à une lieue de Marseille.

Rien ne pouvait arriver de plus à propos pour favoriser mon dessein et empêcher tout éclaircissement, que les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions les deux frères et moi. Pour me dispenser de retourner chez la Beauval, où j’aurais pu me retrouver vis-à-vis d’Andricourt, je prétextai quelque indisposition ; Andricourt de son côté évita soigneusement son frère, auquel il avait d’abord été obligé de donner quelques excuses pour se disculper de venir au logis. Vépry à son tour ayant remarqué, à ma froideur pour Andricourt, que je ne me souciais pas de le voir, ne le pressa plus de venir, et cessant ses instances lui fit penser que j’avais laissé transpirer quelque chose ; de sorte qu’il détermina la Beauval à retourner à Aix. Celle-ci ne m’eut pas plus tôt appris le dessein où elle était de quitter Marseille, que je compris la politique de son prétendu, qui ne cherchait qu’à nous éloigner les uns des autres.

Tout s’était jusque-là passé au gré de mes désirs : Bellegrade arrêté, son mariage rompu, ne devais-je pas être contente ? Fallait-il joindre encore à ce plaisir celui de lui faire sentir que je lui avais joué ce tour ? Oui, sans doute, la vengeance ne voulut jamais chez nous rien perdre de ses droits. L’emprisonnement d’Andricourt fit le bruit ordinaire à ces sortes de catastrophes : on raisonna beaucoup, on politiqua ; chacun s’imagina savoir le vrai de la chose : la Beauval s’effraya, Vépry me témoigna ses inquiétudes. L’opulente apparence de son frère lui donna à penser ; il s’en ouvrit à moi, et ce fut alors que le plaisir de compléter ma vengeance se déguisa sous celui de rassurer mon amant. Je le fis ressouvenir qu’il m’avait dit que son père cherchait depuis longtemps à le faire arrêter ; j’assurai en personne bien instruite que ce n’était qu’à l’instigation du père qu’il avait été arrêté : j’ajoutai que j’étais sûre de mon fait. Je ne doutais pas qu’il ne rapportât le tout à son frère, et que celui-ci ne devinât le reste, ce qui ne manqua pas d’arriver. La première chose qu’Andricourt lui demanda fut un éclaircissement précis sur ce qu’il m’avait conté sur la mauvaise humeur de son père contre lui. Vépry ne lui eut pas plus tôt fait le détail de ce qu’il m’avait appris, que ne doutant plus que le coup ne partît de moi, il fulmina, menaça, me peignit à son frère des plus noires couleurs. Dans son transport il écrivit à la Beauval pour la prévenir en sa faveur, et l’engager à rompre tout commerce avec moi ; Vépry se chargea de lui remettre la lettre, et lui apprit en même temps qu’il était frère d’Andricourt : ce fut là l’origine d’une passion qui m’a par la suite coûté bien des larmes. La Beauval, sans examiner quelles pouvaient être les raisons qui m’avaient forcée au silence avec elle sur le compte d’Andricourt, sans même entrer dans aucun éclaircissement, s’imagina que j’avais voulu la désobliger, et piquée que j’eusse sans son aveu disposé d’un homme sur lequel elle avait des prétentions, elle déclama contre mon procédé, qu’elle soutint être odieux : ce n’était pas qu’elle eût du goût pour Andricourt, il y parut bien par la suite ; mais ma démarche avait blessé sa vanité. Peut-être fut-elle ravie de trouver ce prétexte pour autoriser d’autres vues, qu’elle ne tarda pas à remplir. Elle témoigna à Vépry prendre le plus vif intérêt au malheur de son frère, l’engagea à lui en venir donner des nouvelles le plus souvent qu’il pourrait, lui fit entendre que l’état où elle se trouvait avait besoin de consolation. La Beauval avait, dès les premiers jours, remarqué Vépry, et l’avait trouvé à son goût ; il n’est pas difficile de juger qu’en tâchant de se l’approprier, elle satisfaisait les deux passions dominantes dans notre sexe, l’amour et la vengeance.

Pendant les huit premiers jours de trouble et de confusion qu’avait excités la détention d’Andricourt, je n’avais vu rentrer son frère qu’avec une mauvaise humeur affectée, dont je n’avais pu m’empêcher de lui marquer à la fin mon ressentiment avec quelque aigreur, ce qu’il m’avait paru assez mal recevoir : il lui échappa même quelques paroles dures pour la première fois depuis que nous étions ensemble. Cet écart de sa part, joint à une absence continuelle, m’intrigua ; je m’imaginai cependant n’en devoir accuser que le trop de naturel pour son frère, auquel je ne connaissais que plus d’art qu’il n’en faut pour tourner l’esprit. Je ne doutai point que son dessein ne fût de me l’enlever : mais je ne m’en mis pas beaucoup en peine, bien persuadée de le ranimer au premier coup d’œil. J’allai, comme à l’ordinaire, chez la Renaudé, où la Beauval ne paraissait plus : M. Morand me dit un jour en entrant qu’il venait de la rencontrer avec Vépry. On badina sur l’infidélité des amants, sur leurs tracasseries : je ne fis pour lors aucune attention ; je plaisantai comme les autres. Je ne fus cependant pas plus tôt chez moi que je réfléchis à ce que j’avais ouï dire dans la journée. Vépry ne rentra que fort tard ; je trouvai que c’était bouder un peu longtemps, je lui fis sentir qu’il était fort mal conseillé, et que son train de vie commençait à me lasser. Le petit air avantageux dont il reçut mon compliment me fit soupçonner certaines choses dont je ne tardai pas à m’éclaircir. Je pris le lendemain de justes mesures pour éclairer sa conduite : je sus le soir qu’il avait passé la journée chez la Beauval, et j’appris que, depuis l’emprisonnement de son frère, il ne l’avait pas quittée d’un instant. Tant d’assiduité me devint suspect ; je me rappelai nombre de circonstances qui m’ouvrirent les yeux sur mon malheur. M. Morand et madame Renaudé m’en découvrirent bientôt plus que je n’en aurais voulu savoir. Je ne doutai plus enfin de l’infidélité de Vépry. Quels effets ne produit point en nous la jalousie ! La grande tranquillité dans laquelle nous avions vécu depuis Bordeaux avait émoussé le plaisir de nous aimer : point de gêne, point de mystère, notre passion avait passé de la trop grande sécurité à la langueur, et notre commerce ne ressemblait plus qu’à une union légitime, affadie par le trop de facilité. D’amants vifs et passionnés nous étions devenus paisibles époux. Possesseur d’un bien, on en ignore toujours le prix : mon amant à Marseille ne me paraissait plus le même qu’à Bordeaux. Mais que ne devins-je point quand la jalousie m’eut représenté le malheur de le perdre, et de le perdre infidèle ! Je ne pus sans frémir le savoir dans les bras de la Beauval ; je devins furieuse : l’idée de me voir trahie se joignant au souvenir de ce que j’avais fait pour lui m’arracha des larmes. Indécise sur le parti que j’avais à prendre, je formai vingt résolutions sans pouvoir m’arrêter à aucune. Outre que la Beauval était aimable et insinuante, elle avait encore pour elle la nouveauté ; ainsi il était inutile d’espérer de le ramener. Quel étrange caprice est le nôtre ! moins je vis d’apparence à faire rentrer mon infidèle en lui-même, plus je ressentis mon amour s’augmenter pour lui. Sa jeunesse, sa simplicité, ses grâces, tout vint me parler en sa faveur. Trop prompte à l’excuser, je n’imputai sa perfidie qu’à la Beauval, dont je connaissais l’emportement quand il s’agissait de satisfaire sa passion.

L’abattement dans lequel me jetèrent ces fâcheuses réflexions fut suivi d’un accès de fièvre assez violent, dans lequel j’éprouvai toute la dureté de Vépry : il ne se contraignit pas un moment et exact à se rendre à sa nouvelle conquête, il m’abandonna à moi-même, sans avoir la complaisance de feindre la moindre inquiétude : j’en devins inconsolable : et comme je me préparais à lui en témoigner ma sensibilité, on me remit de sa part la lettre suivante.

« Il serait inutile, Madame, de tarder plus longtemps à éclaircir les doutes que vous avez formés à mon sujet. Vous concevez bien qu’après votre procédé envers mon frère il ne me convient pas de demeurer plus longtemps avec vous ; les lois de la bienséance et de la nature l’emportent sur de frivoles engagements que vous n’attendiez peut-être vous-même que l’occasion de rompre. Le parti que je prends est moins un effet de légèreté que de ma prudence. Mais dois-je m’excuser de vous avoir évité l’embarras de me prévenir ? Pour ne point nous exposer à des reproches inutiles, je vous épargnerai désormais la présence de celui qui se dit, etc. »

Cette lettre, que je reçus à neuf heures du soir, fut pour moi un coup de foudre : je n’avais pu me persuader qu’il n’y eût plus de retour : tout infidèle que je le croyais, j’avais encore quelque consolation à le voir ; mais que devins-je à la lecture de ce billet, qui m’annonçait que j’en allais être tout à fait séparée ? Ne doutant point qu’il ne fût chez ma rivale, j’y envoyai le lendemain ; mais on me fit dire qu’elle était partie la veille à cinq heures du soir avec Vépry. Comment pus-je survivre à cette nouvelle ! la révolution qu’il me fit, au contraire, me causa une sueur violente qui emporta ma fièvre : les larmes que je répandis en abondance me soulagèrent ; mais je tombai bientôt dans un épuisement et une langueur qui firent craindre quelque chose de plus sérieux. Madame Renaudé vint me voir l’après-midi, je lui appris l’odieuse nouvelle qui me désespérait : je ne lui cachai rien de la manière indigne dont Vépry en avait agi avec moi. La douleur que je lui témoignai l’étonna, elle ajouta qu’elle m’avait soupçonnée n’être point piquée d’une intrigue que personne n’ignorait ; que la manière aisée et l’air tranquille dont j’avais entendu certains propos à ce sujet leur avait fait croire que je ne demandais pas mieux que de trouver l’occasion d’une rupture ; qu’ils s’étaient depuis quelque temps aperçus d’un goût décidé qu’ils avaient l’un pour l’autre ; qu’ils avaient appris le matin même le détail de cette intrigue, telle que je l’ai rapportée plus haut, par le moyen du domestique de la Beauval, auquel elle avait donné congé. Tout ce que madame Renaudé me dit me parut un songe, et quoiqu’elle n’ajoutât rien qui ne fût capable de calmer le désespoir le plus vif, je ne pus prendre le dessus. Uniquement occupée de ma douleur, je ne pouvais digérer l’affreuse idée d’être aussi cruellement trahie.

Ce fut alors que je connus, mais trop tard, l’imprudence qu’il y avait eu à faire sentir à Andricourt que je m’étais vengée ; car enfin c’est sur ce malheureux éclaircissement que chacun se crut en droit de travailler à ma perte. Trois jours après être un peu remise de mon indisposition, j’allai à Aix pour essayer de revoir mon infidèle, que je ne doutai point être fort tranquille avec la Beauval. J’appris en arrivant qu’ils étaient depuis deux jours à la campagne, et qu’ils en revenaient le soir même. Ne voulant point hasarder une lettre qui aurait pu ne pas être exactement rendue à son adresse, je m’adressai à un drôle qui faisait ordinairement les commissions de l’auberge où j’étais descendue : je le chargeai d’observer soigneusement, aux environs du logis de la Beauval, un jeune homme que je lui dépeignis être tel que Vépry, de le suivre dès qu’il l’en verrait sortir, et de l’engager à se rendre à l’auberge où on l’attendait. Il vint le soir me dire qu’il avait vu sortir le jeune homme, mais qu’il n’avait pu lui parler, parce qu’il donnait le bras à mademoiselle Beauval, avec laquelle il était rentré. Je lui ordonnai de revenir le jour suivant, et lui donnai un écu pour l’engager à être exact : je n’avais garde de soupçonner le cruel embarras dans lequel je me plongeais moi-même. Vers les dix heures du soir j’entendis en bas quelque émeute, je fis monter une servante, qui m’apprit qu’on avait voulu assassiner un homme dans le quartier : cette nouvelle, qui par elle-même n’avait rien d’intéressant pour moi, m’effraya cependant ; je me couchai avec toute l’impatience possible d’être au moment de pouvoir joindre Vépry. Ayant le lendemain matin demandé qu’on me fît monter mon commissionnaire, on me dit qu’il était en prison, et qu’il avait été arrêté la nuit par la patrouille. Fâchée de ce contretemps, je pris le parti d’attendre jusqu’au soir ; mais ne pouvant, vers les deux heures, résister à mon impatience, je descendis en bas, où je donnais déjà ordre qu’on m’en trouvât un autre, lorsque je vis entrer le lieutenant de la maréchaussée, suivi de quatre hommes, qui, m’ayant demandé mon nom, me signifia que j’eusse à le suivre. Quel moment ! Plus saisie qu’effrayée je tombai de mon haut ; la première réflexion cependant me rassura : tout bien examiné, je me persuadai que c’était quelque méprise. On me fit entrer dans une chaise à porteurs qui m’attendait à la porte, et l’on me conduisit en prison.

Quelque peu de sujet que j’eusse de m’alarmer, j’y passai le reste de la journée dans un état pitoyable. J’appris enfin le lendemain le sujet de ma détention ; il n’était question de rien moins que d’avoir attiré du monde pour faire un mauvais parti à Vépry ; car c’était lui qui avait été fort maltraité la veille ; et effectivement le diable et ses lieutenants n’auraient pu machiner rien de plus propre à me faire inquiéter, que les fâcheuses conjonctures dans lesquelles je me trouvais alors. Le nommé Simon, dont je m’étais servi pour épier Vépry, avait un frère qui était soldat de galère ; il était arrivé le même jour de Marseille avec deux mauvais garnements comme lui : mon écu avait servi à les faire enivrer, et au sortir de la taverne on avait rencontré Vépry, sur lequel on était d’abord tombé sans trop savoir pourquoi. La patrouille étant arrivée au bruit de cette expédition, on avait arrêté les deux frères ; et ce qui aggravait le cas, les autres s’étaient sauvés avec le chapeau et l’épée du blessé. L’état dans lequel on l’avait rapporté chez la Beauval lui fit naître des soupçons, qu’elle tourna bientôt en certitude : son domestique l’ayant assurée avoir vu toute la journée rôder autour de la maison un garçon dont on se servait pour faire les commissions à la Croix de Malte, qui était l’enseigne de mon auberge, elle y envoya faire quelques perquisitions qui ne la laissèrent plus douter de rien. Sans perdre de temps elle me dénonça en justice comme auteur de l’assassinat qu’on avait voulu exécuter, et c’était sur sa déposition que j’avais été arrêtée. Triste nécessité que d’être réduite à se justifier de ce qui nous fait au contraire répandre les larmes ! Oui, j’étais plus inquiète pour Vépry que pour moi-même : quelles affreuses réflexions cependant n’eus-je point à faire, lorsque je me considérai sans parents, sans amis, sans consolation, livrée aux horreurs d’une prison ; innocente à la vérité, mais exposée à l’effet de quelques malicieuses apparences qui prononçaient contre moi, et sur lesquelles le temps et de longues informations pouvaient seuls me justifier ! Car enfin, quoique dans la déposition du nommé Simon il ne fût question que de la commission que je lui avais donnée d’amener le jeune homme que je l’avais chargé d’épier, il ne s’ensuivait pas pour cela que je n’eusse pu, à son insu, attirer pour faire le coup les deux autres qui avaient disparu, et qui malheureusement pour moi ne se retrouvaient plus. Je subis plusieurs interrogatoires, et fus confrontée avec les deux prisonniers : j’éprouvais enfin toutes les horreurs auxquelles expose ordinairement l’état le plus malheureux de tous, qui, selon moi, est celui des criminels. Que de larmes ! que d’affliction ! que de douleurs ! d’autant plus difficiles à supporter que j’y avais moins jusqu’alors été exercée ! Quelle affreuse réduction pour une jeune personne qui avait toujours joui des avantages attachés à la vie d’une jolie femme ! Un malheur ne va jamais sans un autre ; deux jours après avoir été arrêtée, M. Morand se rendit promptement à Aix pour me donner avis de quelques bruits sourds qui avaient transpiré sur le compte du banquier chez lequel j’avais placé mon argent : il apprit mon aventure avec autant de surprise que de chagrin, et retourna à Marseille sans pouvoir me parler. Il était encore temps de profiter de son avis, si je l’eusse pu recevoir, car la faillite n’arriva que cinq jours après ; j’aurais pu prendre des précautions pour sauver mes deniers de cette malheureuse banqueroute, que j’appris au fort de mes chagrins, et qui, comme on peut bien le croire, ne contribua pas à les adoucir. Il y avait près de trois mois que j’étais en prison, où je menais une vie languissante, quoique beaucoup moins gênée que dans le commencement, lorsqu’on m’assura qu’un des deux coquins en question avait été arrêté pour vol à Lambesc ; cette nouvelle me donna un rayon d’espérance ; je commençai à me flatter de me voir entièrement justifiée : néanmoins les longueurs qu’il fallait essuyer encore me firent faire une tentative que j’aurais hasardée bien plus tôt, si j’avais soupçonné qu’elle dût si bien réussir.

Le fils du geôlier, libertin de profession, que j’avais eu occasion de voir quelquefois, m’avait semblé se dépouiller en ma faveur de la férocité ordinaire aux gens de son état : je profitai des dispositions dans lesquelles il me parut, je lui peignis l’ennui auquel je succombais dans la prison, tel que, malgré toute l’apparence qu’il y avait que j’en dusse bientôt sortir, je compterais volontiers mille écus à qui faciliterait mon évasion. Ce n’était guère prudemment raisonner de chercher à m’échapper au moment que je voyais approcher une entière justification, que ma fuite semblait devoir rendre douteuse : quoi qu’il en soit, je m’y déterminai. Je changeais à vue d’œil, je ne respirais qu’après un prompt rétablissement, et une entière liberté. Je m’imaginai d’ailleurs que la déposition du criminel nouvellement arrêté ne laisserait plus de doute sur mon compte, et ayant trouvé mon homme sensible à mes offres, je pris de justes mesures pour me faire promptement venir l’argent dont j’étais convenue pour mon évasion. Heureusement pour moi que la veille de mon départ de Marseille, n’étant point sûre du domestique que je laissais à la maison, j’avais remis à M. Morand la meilleure partie de ce qui me restait en bijoux et en argent, au moyen de quoi je retrouvais une petite ressource, dont j’aurais infailliblement été privée, si le tout eût été chez moi lorsque la justice s’y transporta. J’écrivis à M. Morand de vendre ce qui était entre ses mains, de m’envoyer trois mille livres à Aix, et le reste à Avignon, où je comptais me réfugier. Je n’eus pas plus tôt fait voir les espèces à mon geôlier, que, de peur qu’il ne me prît envie de changer d’avis, il accéléra, à mon grand contentement, les moyens de me procurer ma liberté. Je n’eus pas besoin de lui recommander beaucoup les précautions nécessaires pour me faire gagner le large, il était lui-même assez intéressé à ce qu’on ne me rejoignît pas. Et ayant fait par un tiers préparer une chaise de poste, qui m’attendait aux portes de la ville, j’y montai déguisé en abbé, et n’en descendis qu’à Avignon. J’y respirai enfin ; et la vue délivrée de tous les objets sinistres qui m’environnaient depuis trois mois, je goûtai le prix inestimable de la liberté : je m’applaudis autant d’être échappée des mains de la justice que si j’avais été dans le cas d’en craindre la sévérité. Cette malheureuse catastrophe me coûta cher ; je pris néanmoins mon parti, et me rendant à la nécessité des événements, je tirai ma consolation de mon malheur même, qui m’apprit que les plus honnêtes gens n’étaient point à l’abri des plus grandes infortunes : je pensai qu’il aurait encore pu m’arriver pis.

La dure situation dans laquelle je m’étais trouvée réduite par l’ingratitude d’un jeune homme que j’avais tant aimé, et qui m’avait tant d’obligations, m’avait bien guéri le cœur : je me trouvais entièrement détachée de Vépry. Sensible à son accident, j’en avais versé des larmes au moment même qu’il fallait m’en justifier ; mais il m’était devenu tout à fait indifférent. Six jours après être arrivée je reçus pour cinq mille livres de lettres de change que m’adressa M. Morand : c’était le produit de mes effets, et l’unique reste de ma petite fortune, à laquelle il fallait encore faire une furieuse brèche, car je ne pouvais me dispenser de pourvoir aux nouveaux besoins d’une garde-robe : il n’était plus question de penser à mes effets de Marseille, et je ne voulais pas garder plus longtemps l’uniforme sous lequel je m’étais expatriée, et qui m’avait, dès le second jour de mon arrivée, jetée dans un embarras assez comique. Certaine vieille femme logée dans la maison où j’avais loué une chambre garnie, s’étant avisée de se trouver mal dans ce monde, et suppliant qu’on l’aidât à passer dans l’autre, mon hôtesse, accompagnée de quelques commères, vint me représenter la nécessité de remplir auprès de la moribonde quelques fonctions de mon ministère ; mais occupée de ma métamorphose, et de la bonne figure que j’aurais à exhorter cette vieille âme au voyage qu’elle était sur le point d’entreprendre, j’eus l’imprudence de rire et de fermer la porte au nez de la troupe qu’un saint zèle m’avait députée : au lieu de chercher quelqu’un de plus complaisant que moi, on s’amusa à m’invectiver et à me chanter des litanies, dont il fallut que la pauvre agonisante s’accommodât faute de mieux. À peine fut-elle morte qu’on clabauda de nouveau : de sorte que, craignant quelque éclaircissement fâcheux, je quittai ma chambre sans mot dire, et m’en allai en louer une autre part.

N’ayant pas longtemps à rester à Avignon, je ne me fis faire simplement que le nécessaire : outre que je ne voulais pas me charger d’effets, toujours embarrassants dans un voyage, j’avais à ménager mes fonds jusqu’à Paris, où j’avais résolu de me rendre, et où je serais plus à portée de trouver des ressources, et à même de faire des emplettes. M. Morand, que j’avais prié de me mander ce qui se passait à Aix, m’écrivit que ma fuite avait fait du bruit, et donné lieu les premiers jours à des conjectures désavantageuses ; mais que les dépositions de celui qu’on avait arrêté en dernier lieu ne faisaient aucune mention de moi. J’aurais bien désiré attendre à Avignon la fin de cette affaire ; mais craignant qu’elle ne traînât encore du temps, je me déterminai à partir pour Paris, sous mon premier nom de Julie. Je me mis en route avec d’autant plus de confiance, que j’appris, trois jours avant mon départ, que le nommé Simon avait été élargi. Une chaise me mena jusqu’à Lyon, où je pris la diligence, dans laquelle il se trouva fort bonne compagnie. Nous n’étions que six, et notre voyage se trouva aussi instructif qu’amusant, par les fréquentes disputes qui s’élevèrent sur différentes matières, entre un nouvel échappé des bancs, encore hérissé des termes de l’école, et un homme de fort bon sens, dont les opinions étaient d’autant plus séduisantes qu’il les exposait avec tout l’art nécessaire pour les faire recevoir. Nous fûmes en cinq jours de temps rendus à Paris, sans autre accident que celui de la fatigue inévitable à gens fort cahotés, auxquels on n’a pas laissé le temps de dormir. Descendue de la diligence je retirai ma malle, pris un fiacre et me fis mener rue des Deux-Écus, à l’hôtel de Carignan, que l’on m’avait indiqué. Le lendemain il ne fut pas plus tôt jour que j’allai faire des emplettes : je ne m’étais fait faire à Avignon rien que de fort succinct ; mais je n’eus plus à Paris la même complaisance pour la modicité de ma bourse : il fallut me satisfaire sur tous les brimborions d’une femme à fantaisie ; il ne me restait pourtant guère de mon état passé qu’une grande facilité à dépenser ce qui aurait encore pu quelque temps subvenir à mon nécessaire. Il me fut enfin impossible de raisonner prudemment : l’air et le train de Paris m’inspiraient encore plus que jamais cette vanité, à laquelle je n’avais déjà été que trop accoutumée ; j’employai les ouvrières, j’occupai les marchandes de modes ; et sans m’embarrasser de l’avenir, j’accordai tout au présent. Dégagée des premiers soins de ma parure, je me rendis un soir dans la rue du Chantre, j’y achetai quelques fruits à une vieille femme, à laquelle je demandai, sans affectation, le nom des locataires qui occupaient la maison que je lui désignai, et qui était celle où j’avais demeuré avec la Château-Neuf. Pouvais-je mieux m’adresser pour en entendre plus que je ne voulais ? La bonne femme était intarissable : elle m’apprit, sans se donner le temps de respirer, les noms, surnoms et facultés des gens de la maison ; ajouta qu’anciennement il y avait demeuré deux vieilles femmes qui ne valaient pas grand’chose ; qu’on leur avait enlevé, deux ans auparavant que l’une des deux mourût, qui était la Daigremont, une nièce qui faisait bravement venir l’eau au moulin ; que c’était une petite gueuse qui avait commencé le métier de bonne heure ; qui si elle avait voulu s’en tenir à un gros monsieur qui lui faisait cent fois plus de bien qu’elle ne méritait, elle aurait été plus heureuse qu’une petite reine ; que M. Poupard était un honnête homme, qu’elle le savait bien, puisque son mari était depuis douze ans frotteur dans la maison ; mais que la petite coquine s’était fait enlever par son neveu, qui l’avait, comme c’est la coutume, plantée là pour en prendre une autre ; que c’était bien fait : réflexion à laquelle il me fallut bon gré mal gré applaudir ; que depuis ce temps-là l’oncle et le neveu ne pouvaient se souffrir. Je lui demandai, sans faire semblant de rien, quelques éclaircissements sur ce neveu, elle me répondit que sieur Valérie, dont le père était mort depuis deux ans, était fort riche ; qu’il jouissait de son bien ; qu’il demeurait rue du Colombier, faubourg St-Germain ; qu’il ne voulait point se marier, mais qu’il avait toujours quelque guenuche avec lui. Je remerciai ma gazette, la payai largement, et m’en revins chez moi réfléchir à ce que je venais d’entendre.

L’opulence de sieur Valérie m’inspira quelque retour pour lui : persuadée qu’il m’avait simplement oubliée, sans avoir appris ce que j’avais tant d’intérêt de lui cacher, c’est-à-dire la trahison que j’avais concertée avec Bellegrade, je ne m’occupai plus que de la faible difficulté de débusquer une rivale, sur laquelle une ancienne passion me promettait de grands avantages. Mon projet n’écouta plus de ménagement dans la parure, et je substituai au brillant qu’il ne m’était pas possible de répandre dans mon ajustement, toute la finesse et l’élégance du goût le plus recherché.

Je pris de vaines mesures pour connaître la maîtresse de sieur Valérie, sur le mérite de laquelle j’étais fort inquiète ; ma fruitière n’avait pu rien découvrir : j’avais inutilement fait suivre et suivi plusieurs fois moi-même dans un fiacre le carrosse de sieur Valérie, toutes mes recherches avaient été inutiles. Il ne me restait plus qu’un expédient dont j’usai et qui me donna de cruelles lumières sur ce que je cherchais avec tant d’empressement. Après m’être flattée des plus douces espérances, un coup d’œil les fit évanouir, et je me trouvai tout d’un coup dans le cas de ceux qui se réveillent sur un beau songe.

Certains jours de la semaine sont consacrés dans Paris aux différents théâtres ; tout le beau monde est exact à s’y réunir : l’acteur, la pièce, le spectateur, tout contribue ces jours de choix à brillanter le spectacle ; il est du bel air d’y assister, c’est l’étiquette : ainsi je m’imaginai que j’y pourrais rencontrer nos amants. La difficulté était de m’y présenter : une femme seule se fait trop remarquer ; je n’avais point de connaissance, j’engageai mon hôtesse à me tenir compagnie. C’était un lundi, nous nous fîmes mener aux Français. Nous fûmes obligées, faute d’autres places, de monter aux secondes, où une demi-heure après je reçus le coup de la mort. Munie d’une lorgnette, j’examinais toutes les loges ; dissipée même par le brillant dont elles étaient remplies, j’en admirais le coup d’œil, lorsque le bruit qu’on fit en ouvrant la troisième des premières, qui faisait face à la nôtre, me retira de ma distraction. Tout le cercle fixe déjà une curieuse attention sur ce qui va paraître : quel moment ! je vois entrer sieur Valérie de côté, dans l’attitude d’un homme qui présente la main à quelqu’un qui le suit. Je m’avance, je m’impatiente, mes regards avides cherchent, dévorent et tombent enfin sur la Valcourt qui, d’un air triomphant, se prête à peine aux attentions qu’on a pour elle. Que la jalousie nous rend injustes ! Quel sujet avais-je de me plaindre ? Mon procédé ne l’avait-il pas dégagé des serments qu’il m’avait faits de n’aimer jamais que moi ? Que n’eus-je cependant point en ce moment sacrifié à ma vengeance ? Que la Valcourt me parut odieuse ! que ne m’en coûta-t-il point pour être témoin de leur amour ! Rien n’échappe à la pénétration d’une rivale ; le moindre mot, le moindre signe me perçait le cœur. C’en est donc fait, me dis-je en moi-même, il n’est plus pour moi d’espoir ; car il n’était pas douteux que la Valcourt ne se fût établie sur ma ruine, et qu’elle n’eût, pour y mieux réussir, informé sieur Valérie de mon intrigue avec Bellegrade ; qu’elle ne l’eût encore surchargée de particularités propres à me rendre odieuse. C’est ce que me prouva bien la suite ; elle abusa de mon secret pour effacer les moindres impressions qui auraient pu lui rester en ma faveur.

Le spectacle fini, nous nous fîmes ramener chez nous, où je feignis quelque indisposition pour être seule, et me soustraire aux ennuyeuses dissertations de mon hôtesse, qui me jurait avec une piété angélique, qu’on ne donnerait jamais à Phèdre l’absolution de son scandaleux appétit pour Hippolyte.

Que ne devins-je point lorsque, revenue de cette frénésie qui m’avait tant agitée, je pus réfléchir paisiblement sur ce qui venait de se passer ! Quelle triste comparaison de mon état à celui des deux objets qui me déchiraient le cœur ! Hélas ! ils sont heureux, m’écriai-je ! Quelle fut ma douleur, lorsqu’au sortir de cette assemblée brillante, où tout inspirait le plaisir et réveillait les passions, je me considérai seule, abattue dans un coin de ma chambre, pleurant sur mon infortune, regrettant le passé, gémissant sur le présent, et n’espérant plus rien de l’avenir ! Ces cruelles réflexions me jetèrent jusqu’à deux heures après minuit dans une espèce d’anéantissement dont je ne sortis que pour me mettre au lit, où mon imagination s’exerça encore de nouveau. La vanité, la jalousie me représentèrent sieur Valérie tel que je l’avais trouvé la première fois ; je ne pouvais concevoir qu’il eût pu me devenir indifférent à Bordeaux : il me parut charmant, et la Valcourt dangereuse. Ce n’était pas que je ne sentisse ma supériorité : la présomption ne nous aveugla jamais à notre désavantage ; mais comment me présenter à sieur Valérie ? Comment espérer de rallumer ses premiers feux, après l’avoir indignement sacrifié ? Je ne pouvais m’attendre qu’à en être méprisée.

Ayant longtemps été incertaine sur le parti que je prendrais, je me déterminai à lui écrire. La conjoncture était assez embarrassante ; je ne lui avais point donné de mes nouvelles depuis notre séparation. M. Démery m’avait vraisemblablement caché celles qui avaient été adressées au sieur Houblot dans le commencement.

« Vous serez sans doute surpris, Monsieur, que je vous fasse ressouvenir de quelqu’un que vous n’auriez pas dû si facilement oublier. Je ne sais si j’ai vraiment lieu de me plaindre de votre silence. Que sont devenus ces serments réitérés, qui devaient être les garants de votre constance ? Serait-il bien vrai que… Mais non, je n’ai pu me persuader certains bruits sur votre compte, qui sont venus jusqu’à moi ; quoiqu’au reste vous ne m’en seriez pas moins cher que vous avez toujours été. Pour peu que vous vous intéressiez à ce qui me regarde, ne tardez pas à me désabuser : je tremble que vous ne le puissiez faire. JULIE. »

Je lui envoyai cette lettre par un domestique, qui me la rapporta, une demi-heure après, recachetée. Je l’ouvris et y lus les quatre mots suivants, qu’il avait écrits au dos en réponse.

« Je vous passe, ma chère Julie, d’avoir joué cette tentative auprès de moi, dans la sotte idée où vous êtes que j’ignore la bassesse de votre conduite à mon égard : je vous méprise trop pour en garder aucun ressentiment contre vous. Il vous faut des Bellegrade ; profitez de leurs leçons, si vous pouvez. Pour vous convaincre que je suis bien informé, je vous avertis que vous n’êtes pas plus heureuse au choix de vos amies que de vos amants. »

Tout affligeante qu’était cette réponse, à laquelle il n’avait pas daigné mettre de signature, j’y fus comme insensible : je m’y attendais. Je ne regardai plus qu’avec tristesse ces vains ajustements, sur lesquels j’avais si bien fondé l’espérance de le ramener dans mes fers. Je tombai dans une mélancolie, dont au bout de quelque temps je m’aperçus que les effets me priveraient des dernières ressources. Je me donnai quelquefois la triste satisfaction d’être, à différents spectacles, l’envieux témoin de leur union, sans pouvoir m’y accoutumer. Je n’imaginais pour lors rien au-dessus du plaisir que j’aurais eu à les braver à mon tour ; mais inutiles désirs ! il faut des occasions ; les plus jolies filles ne sont pas toujours celles qui les trouvent : une libertine à la mode fait la loi dans Paris, lorsque cent beautés raisonnables sont obligées de la recevoir. Que j’enviai votre sort, femmes à talents, dont le mérite a le don de vous faire rechercher ! Vous possédez l’aimant des cœurs.

Craignant sérieusement que l’altération qui se remarquait déjà sur mon visage n’empirât, je mis tout en usage pour me dissiper ; je fis quelques connaissances, je jouai, je dansai, je courus les plaisirs, et effectivement le peu de temps que j’accordai à mes réflexions me remit tout à fait : mais ce ne fut qu’un calme passager, que je payai bien cher après. Les deux excès du trop et du manque de réflexion sont quelquefois aussi dangereux l’un que l’autre. Je m’aperçus comme par surprise, trois mois après m’être bien amusée, que je n’avais plus d’argent : je commençais à me faire aux événements, cela ne m’affligea pas autrement. Je n’y songeai qu’autant de temps qu’il en fallut pour trouver les moyens de faire face à trois semaines de carnaval, qu’il était question d’achever honorablement. Je me défis de quelques effets, et allai mon train comme à l’ordinaire : bien loin de tirer parti des compagnies dans lesquelles j’aurais pu trouver l’occasion de quelque intrigue avantageuse, je me bornai à m’entendre dire que j’étais adorable, et n’écoutant que mon penchant pour les jeunes gens aimables, je négligeai toutes les ressources qui pouvaient me rapprocher de mon premier dessein. Je ne m’étais jamais trouvée au bal de l’Opéra, que je ne me fusse aperçue qu’on me remarquât ; mais je manquais toujours ce qu’on appelle le coup de maître.

Pour déterminer le goût il faut que le je ne sais quoi seconde les impressions d’une jolie figure : c’est le grand art de la coquetterie, auquel on ne parvient que par les avis, l’usage et l’étude de soi-même. Il est plus difficile qu’on ne pense de faire entendre à un homme qui vous regarde voluptueusement, qu’on s’en aperçoit, qu’on y prend plaisir, qu’il ne se gêne pas, qu’il est à même, qu’il ne voit encore rien ; et tout cela d’un coup d’œil.

Quelle consommation ne faut-il point pour marier avec grâce tous ces petits riens, qui exposent, pour ainsi dire, dans le premier aperçu ces beautés de détail, dont la plus grande partie échapperait sans cela à la plus subtile pénétration ! C’est une petite impatience, signe de vivacité, qui précède un éclat de rire, dans lequel une belle denture relève l’éclat d’une lèvre vermeille ; c’est une main distraite qu’on approche d’un sourcil, pour en laisser remarquer la forme et la blancheur ; c’est une manchette dont on montre le désordre pour exposer un beau bras ; une gorge qu’on découvre à propos pour en laisser voir la rondeur et l’élasticité ; c’est une espèce de faux pas qui attire l’attention sur un petit pied bien tourné, qu’on a grand soin de raffermir en relevant imperceptiblement une jupe qui cache une jambe fine et bien coupée ; quelques légers mouvements enfin pour développer un air noble et aisé. Tout ce manège exige beaucoup de grâces et de naturel, que l’on n’acquiert que par une longue habitude. Une fois en place j’étais bien ; mais je n’avais pas l’art de me produire.

La fin du carnaval amena enfin celle de mes nouveaux fonds, sans qu’il y eût aucune apparence de changement dans ma fortune. Mon hôtesse, à laquelle je n’avais point jusqu’alors donné d’argent, me harcela ; il fallut encore vendre ; je perdis moitié ; je satisfis mes créanciers : et m’apercevant qu’on me regardait déjà avec cette compassion insultante qu’on a pour ceux qui sont obligés de s’exécuter, je quittai l’hôtel Carignan, et j’allai, pour me dépayser, loger rue Mazarine, où je louai un petit cabinet au troisième étage, chez une vieille femme qui m’apprêta à manger. Je me retirai tout d’un coup des compagnies avec lesquelles je m’étais ruinée inutilement. Outre que je ne pouvais plus faire la même dépense, j’avais beaucoup retranché de mon ajustement.

Le nouvel ordre que je mis dans ma conduite, l’unique société de la Remy (c’était le nom de mon hôtesse) et mes réflexions sérieuses sur les besoins et la misère dans laquelle j’allais tomber, me firent bientôt rentrer dans la mélancolie d’où la dissipation m’avait arrachée. Ne pouvant plus me résoudre à vendre pour subvenir à mon nécessaire, je mis en gage ; mais après m’être écrasée en intérêts, il fallut toujours y venir : je ne réservai que très peu de chose. Il y avait déjà quatre mois que je languissais dans mon ennuyeux réduit, avec ma vieille hôtesse, lorsque je tombai malade ; la force du tempérament céda à l’épuisement dans lequel me jetèrent les chagrins et la douleur de me voir dans la dernière nécessité. Toutes les idées affligeantes qui avaient été quelque temps suspendues, se représentèrent plus que jamais à mon imagination ; je ne pouvais digérer celle de me voir à charge à autrui. J’éprouvai que c’est un faible soulagement que de regarder ses malheurs comme inévitables. Volée, trahie, trompée, victime de toutes les circonstances, la fortune avait toujours paru me retirer d’une main ce qu’elle m’avait donné de l’autre. Je ne pouvais me figurer dans ma misère, réduite à la société de la Remy, être cette même fille que l’opulence, les aises et les amusements les plus variés pouvaient à peine autrefois satisfaire. Quelles affreuses nuits ne passé-je point dans les regrets sur l’argent que j’avais dissipé et confié légèrement ? Je ne pouvais concevoir le peu de profit que j’avais tiré de la leçon de Bellegrade. Mon miroir, sur lequel je jetais quelquefois les yeux, acheva de me désespérer : mes larmes faisaient mon unique ressource. Vingt fois je fus sur le point d’intéresser la générosité de sieur Valérie, pour me faciliter une retraite dans quelque cloître ; mais un reste de fierté, supérieur à mes malheurs, me rappelait sa cruelle réponse à ma lettre. Non, souffrons, me disais-je à moi-même : ils ne jouiront pas de mes peines. Ma maladie, qui n’était d’abord qu’une fièvre lente, devint sérieuse par le refus obstiné que je fis d’y apporter remède : mon chagrin m’avait familiarisée avec les idées d’une fin prochaine ; la crainte de la mort, dont j’étais autrefois si effrayée, s’était évanouie ; je ne me la représentais plus que comme le terme de mes douleurs. Lorsque je fus cependant accablée par le mal, on fit de moi ce qu’on voulut : après avoir été saignée quatre fois, j’eus un transport des plus violents, dans lequel la Remy eut toutes les peines du monde à empêcher que je ne me jetasse par la fenêtre. Comme il était minuit sonné, elle appela, dans son effroi, un nommé Gerbo qui occupait un mauvais cabinet au-dessus du mien, et le pria pour Dieu de l’aider à me tenir dans la chaleur de l’accès. Ce petit service lui valut un éclaircissement sur l’origine de ma maladie, et la difficulté de me procurer les soulagements nécessaires à une prompte guérison. Ce M. Gerbo, dont je n’ai pas encore eu occasion de parler, qui était un homme d’environ trente-six ans, qui vivait en solitaire au milieu de Paris, retiré continuellement dans son grenier, il y était comme inaccessible ; je ne l’avais pas encore rencontré depuis quatre mois que je logeais dans la maison : mal à son aise d’ailleurs, cela n’empêcha pas qu’après le récit de la vieille, pendant lequel il avait eu le temps de m’examiner, et de me voir assoupir, il ne lui donnât deux louis avant de se retirer en disant qu’il était bien fâché de se faire une ennemie de cette jeune personne ; mais qu’il ne pouvait s’empêcher de la soulager. Je dormis cinq heures entières, après lesquelles je me trouvai d’autant plus faible que la fièvre avait beaucoup diminué, et que ma diète n’avait été soutenue que par fort peu de bouillon.

Mon hôtesse, transportée de joie, m’ayant vue réveillée, vint me dire de prendre courage, que la Providence m’avait envoyé deux louis pendant mon sommeil. Je ne lui eus pas plutôt demandé la clef de cette énigme, qu’elle me conta simplement la chose comme elle était. Je ne m’étais jusque là pas plus embarrassée de M. Gerbo que des autres locataires ; mais le portrait extraordinaire qu’elle m’en fit, joint à cette façon singulière d’obliger, me donna une extrême envie de le connaître, et de lui témoigner d’autant plus de reconnaissance, qu’elle m’assura le savoir indigent. Je l’envoyai prier de vouloir bien descendre un instant ; mais il le refusa par trois fois, ce que je ne me serais jamais imaginé ; car enfin, était-ce grossièreté ou délicatesse ?

Soit force de tempérament ou effets des remèdes, je repris en peu de jours le dessus : la fièvre me quitta entièrement, et il ne me resta que beaucoup de faiblesse et grand appétit.

Plus je sentis de quelle utilité m’avait été l’argent de mon bienfaiteur, plus je me trouvai d’impatience de lui avouer ma gratitude. Le procédé de cet homme me parut aussi extraordinaire qu’humain et délicat : je ne pouvais même me persuader qu’il ne fût de quelqu’un en état, dont la bizarrerie affichait faussement l’indigence ; mais je fus bien détrompée ; car m’étant, dès que je pus me soutenir, traînée à son cabinet, je n’y vis rien qui n’annonçât ses besoins. La porte, qui n’était sans doute que poussée, s’ouvrit au moindre mouvement que je fis pour y frapper ; j’entrai et reconnus, au portrait de l’hôtesse, mon homme endormi sur une espèce de lit, auprès duquel je vis les débris d’un plus que frugal repas, qu’il venait sans doute de prendre, et qui consistait en un pain bis et une carafe d’eau. Deux mauvaises chaises de paille et une table composaient tout son meuble. Cet état me serra le cœur. Un appareil aussi indigent donnait un prix infini à sa générosité. Il me restait encore un louis, que, malgré la nécessité où j’étais, je me faisais un plaisir inouï de lui remettre. Quel effet ne produisent point en nous les vertus ! J’admirais cet homme dans sa misère ; il m’inspirait un vrai respect : je le trouvais plus grand que tous ceux dont le faste et le brillant m’avaient tant éblouie. Craignant de ne plus retrouver une si belle occasion de lui parler, et ne voulant cependant point interrompre son sommeil, je pris le parti de m’asseoir et d’attendre constamment qu’il se réveillât. Cœurs ingrats, qui rougissez d’un bienfait, vous ignorez donc le prix de la reconnaissance ! Pour moi j’attendais avec une délicieuse émotion le moment de déployer la mienne : oui, mes larmes, au défaut de l’expression, la lui eussent caractérisée.

Il n’y avait guère plus d’une demi-heure que je réfléchissais sur ce genre de vie solitaire, lorsqu’il se retourna de mon côté, avec moins de surprise que d’attention à examiner s’il ne se trompait pas. Je vis un homme pâle et abattu, dont les traits, assez réguliers, paraissaient altérés par une longue habitude de tristesse et d’ennui. Vous m’excuserez, monsieur, lui dis-je, si je suis venue aussi librement vous surprendre, lorsque vous paraissez avoir tant de répugnance pour la société ; mais j’aurais cru vous manquer si je n’eusse employé à vous témoigner ma sensibilité le rétablissement de mes forces, que je ne dois qu’à votre générosité : la meilleure preuve que je puisse vous donner de ma reconnaissance, est ne n’user qu’avec discrétion du soulagement que vous avez bien voulu me procurer. Souffrez, monsieur, que je vous remette la moitié de l’argent que vous… C’est sans doute une méprise, en m’interrompant, me dit-il, mademoiselle ; je ne sais de quoi il est question : je serais effectivement flatté de pouvoir vous obliger ; mais des désirs aussi stériles que les miens sont d’une pauvre ressource ; je profiterais avec plaisir de votre compagnie si la mienne était plus amusante, et si l’endroit était propre à vous recevoir. Quelques instances que je lui fisse pour l’engager à recevoir l’argent que j’avais voulu lui rendre, il s’y opposa toujours, en niant qu’il vînt de lui. Je ne voulus point le gêner davantage, et me retirai en lui faisant tous les remercîments que sa délicatesse voulait éluder. Je ne m’étais jusqu’alors attachée aux hommes que par amour ou par intérêt ; mais j’eus pour celui-ci un goût d’estime proportionné à la noblesse de son procédé. Je pensais intérieurement qu’un homme d’un pareil caractère devait avoir de grandes qualités ; j’aurais désiré le connaître particulièrement ; mais tous mes efforts pour le rejoindre jusqu’alors furent inutiles.

Quelque détachement que j’eusse pour la vie, je trouvai pourtant quelque consolation à recouvrer la santé. Mon embonpoint revenait à vue d’œil, et me faisait espérer qu’après avoir payé ce petit tribut à la douleur, je reviendrais telle que j’étais auparavant. Croyant mes forces assez rétablies, je voulus me hasarder à sortir ; mais je n’eus pas fait dix pas, qu’il m’arriva un accident dont les suites apportèrent en moins d’un mois bien du changement dans ma situation. Loin de prévenir l’effet du grand air, qui m’avait surprise d’abord, je poursuivis mon chemin, et tournant avec trop de précipitation le coin de la rue, je me trouvai embarrassée entre une borne et un carrosse qui serrait le mur de trop près. Je n’eus que le temps de crier, et de reconnaître sieur Valérie qui était dedans. La surprise et la peur me saisirent, le pied me glissa, et je tombai sous la roue, plus morte que vive. Le cocher arrêta heureusement ses chevaux, le monde s’amassa ; on me retira de dessous le carrosse avec une petite contusion à la tête, et l’on me porta, pour me rassurer, dans la boutique d’un épicier, qui était la plus proche. J’y fus bientôt assaillie d’une infinité de bonnes gens, qui croyant me soulager, m’assassinaient de questions. Je distinguai, parmi ceux qui étaient autour de moi, une femme d’un certain âge, assez bien mise, qui me regardait avec toute l’attention possible : elle me demanda où je demeurais, et m’offrit de me reconduire lorsque je serais tout à fait remise. J’acceptai l’offre qu’elle me faisait, d’autant plus volontiers que je voulais me débarrasser des autres : je lui dis que je ne demeurais qu’à quatre pas ; et ayant remercié les gens chez lesquels je m’étais reposée, nous nous acheminâmes vers mon logis. Comme je n’étais revenue de mon saisissement que les larmes aux yeux, cette Dame, qui ne manquait pas de pénétration, avait tiré vaguement quelques conjectures ; elle hasarda avec moi quelques questions, auxquelles je ne répondis que par de profonds soupirs, qui ne diminuèrent rien de sa curiosité. Quelque répugnance que j’eusse à laisser monter ma conductrice à mon misérable cabinet, il fallut m’y résoudre : nous ne fûmes pas plutôt entrées qu’il me prit une faiblesse ; on me mit au lit, et on me saigna pour prévenir les suites du coup que je m’étais donné à la tête. Cette bonne dame se prêta du meilleur cœur du monde à tout ce qui pouvait me soulager.

Étant tranquille dans mon lit, je me rappelai le souvenir de ce temps où sieur Valérie à mes genoux ne respirait, ne vivait que par moi : je trouvai dans mon accident une inhumanité, un acharnement du sort, qui, non content de mon malheur, me traînait encore sous ses coups, pour y être la victime de son faste ; cette réflexion me déchira le cœur. Je l’ai bien mérité, me dis-je en moi-même, au travers des sanglots et des larmes, dans lesquels me surprit cette dame, qui venant de s’entretenir à mon sujet avec la Remy, s’approcha de mon lit pour voir si je reposais : elle en avait tiré tous les éclaircissements que celle-ci avait pu lui donner. Avant de s’en aller elle me fit offre de ses services, m’exhorta à me tranquilliser, et m’assura qu’elle voulait absolument trouver l’occasion de m’obliger ; qu’il fallait se mettre au-dessus des chagrins ; qu’on était toujours à temps de remédier à tout, quand on savait être raisonnable. Elle me dit ensuite adieu, m’embrassa, et m’assura qu’elle viendrait me voir le plus tôt qu’elle pourrait.

Il est inconcevable combien je me trouvai soulagée des obligeants discours de cette honnête personne : quand le malheur est au comble, les moindres changements ne peuvent qu’être favorables. C’est d’ailleurs une grande consolation pour les malheureux, de trouver des gens qui s’intéressent à leur infortune. Ma vieille, transportée des discours édifiants de cette charitable dame, c’était son terme, la regardait comme une prédestinée, dont le maintien et la physionomie annonçaient les pieux sentiments. Nous ne nous entretînmes le reste de la journée que de mon heureuse rencontre : il n’y avait que l’idée du sieur Valérie qui me tourmentait de nouveau. À peine était-il neuf heures sonnées le lendemain, qu’on frappa à la porte ; la Remy ouvrit, et par un Dieu soit loué, et un grand signe de croix, m’annonça que c’était ma bonne amie. Ne sachant pas son nom, ce fut celui qu’elle lui prêta. Vous voyez, me dit-elle avec affection, que je suis de parole ; je n’ai eu que le temps d’aller aux Augustins, et je suis venue tout de suite pour vous trouver au lit. Aux Augustins, repartit la vieille ! voyez cette chère dame de Dieu ! on ne va pas là qu’on n’y ait affaire ! Nous nous fîmes beaucoup d’amitié : elle m’apprit qu’elle se nommait Mont-Louis. Pendant que la Remy était occupée à tracasser, elle me dit qu’il fallait que nous eussions une petite conversation ensemble, qu’elle voulait que je n’eusse rien de caché pour elle ; que quand elle aimait une fois elle aimait bien ; qu’il n’était question que de remédier à de petits malheurs. Comme, en l’écoutant, j’avais le visage tourné vers la porte, à laquelle elle avait le dos opposé, j’aperçus un domestique qui cherchait à parler à quelqu’un : Madame, lui dis-je, on vous demande ; ce qu’ayant entendu ce garçon, il me dit que son maître l’envoyait savoir des nouvelles de la personne qui était tombée la veille sous son carrosse, et qu’il avait ordre de lui remettre un paquet cacheté, qu’en même temps il me présenta. Je l’ouvris avec un battement de cœur dont l’effet se remarqua aisément sur mon visage : je me flattais d’une apparence de retour ; mais quelle était mon erreur ! je ne trouvai que dix louis en or, enveloppés dans un papier, sans un mot d’écrit : ce n’était qu’un acte de pitié. S’étant fait informer de moi dans la maison par le même domestique qu’il m’avait envoyé, il avait appris que j’étais fort mal à mon aise, et sa générosité l’avait déterminé à me procurer ce secours. Piquée de la façon dure, selon moi, dont il s’y prenait pour me soulager : Rendez à votre maître son argent, dis-je à celui qui me l’avait apporté ; j’aurais trop à rougir de ses bienfaits. La vieille Remy, voyant l’argent s’en retourner, ne savait plus où elle en était. Madame Mont-Louis me témoigna sa surprise, et me dit mystérieusement qu’il y avait quelque chose là-dessous ; elle me conjura de ne rien lui cacher de mes affaires, m’assurant que ma confiance ne serait point infructueuse : elle m’offrit dès lors de l’argent, qu’elle me força d’accepter, et m’arracha enfin par ses caresses une partie de mes aventures avec sieur Valérie. Que cet aveu me coûta vis-à-vis d’une femme dont l’apparente régularité seulement inspirait le goût de la vertu ! Le refus que je venais de faire en sa présence me mettait cependant plus à mon aise avec elle, et soulageait un peu l’humilité à laquelle m’avait exposée la décoration de mon indigence. Elle m’écouta avec bonté, me représenta le danger auquel on s’exposait, quand on donnait trop au feu de la jeunesse, et qu’on négligeait les avis des personnes prudentes et consommées dans l’usage du monde ; me demanda de lui abandonner entièrement le soin de ma conduite ; me pria de la regarder comme une bonne mère qui voulait réunir mes intérêts aux siens ; me témoigna qu’elle serait charmée de me voir chez elle profiter de ses conseils ; qu’elle avait deux nièces qui faisaient toute sa consolation, qu’elles seraient charmées de partager avec moi sa tendresse ; que Mimy et Dorothée faisaient les délices de ceux qui les connaissaient : elle me représenta que l’endroit où j’étais n’était point habitable ; elle ajouta enfin nombre d’autres choses qui me firent vraiment désirer de me lier plus étroitement avec elle. Jamais femme ne me parut plus séduisante ; elle s’énonçait avec une facilité, une douceur qui inspiraient autant de vénération que d’attachement. Elle m’exhorta, en me quittant, à me rétablir promptement par beaucoup de tranquillité et une bonne nourriture, pour être plus tôt en état de l’aller voir. Je lui demandai sa demeure, qu’elle s’obstina à me cacher, ne voulant point, me dit-elle, que je parusse devant Mimy et Dorothée avant d’avoir recouvré ma santé et mon embonpoint : au reste, elle me promit de venir régulièrement me voir en attendant.

Quoique je ne visse encore rien de bien avantageusement changé dans ma fortune, elle me parut toujours bien différente ; ce rayon d’espérance que j’entrevoyais m’occupait agréablement : plus d’idées noires, plus de tristesse, je considérais avec complaisance dans mon miroir l’effet prodigieux que faisait en moi la moindre lueur de satisfaction. Ma vanité s’applaudissait intérieurement du refus que j’avais courageusement fait des dix louis du sieur Valérie. Je me servis de l’argent de madame Mont-Louis pour retirer le peu de nippes qui m’étaient restées en gage, et sur lesquelles je ne comptais plus. Que le besoin nous fait sentir le prix des choses ! Je trouvai un plaisir tout nouveau à m’ajuster du peu que je possédais, non sans réfléchir cependant combien j’avais autrefois dédaigné ce dont j’étais trop heureuse de faire mes beaux jours alors.

Ma chère consolatrice m’étant venue voir, et m’ayant trouvée charmante sous un vernis de toilette, jugea que j’étais suffisamment rétablie, et satisfit enfin mon impatience, en me disant qu’elle m’attendrait à dîner le lendemain. Je ne me possédai plus d’aise, je lui demandai son adresse ; mais elle me refusa encore, en m’assurant qu’elle m’enverrait un domestique pour me conduire. J’avais un désir inexprimable de connaître mesdemoiselles Dorothée et Mimy, au sujet desquelles je ne pouvais que penser fort avantageusement, à en juger par la tante, dont elles étaient les élèves chéries.

Je n’avais pas encore achevé de m’habiller le lendemain, jour tant attendu, que je vis entrer le domestique en question, qui était une grosse Javotte des plus intrépides qu’il en parût : elle avait ordre de prendre un fiacre, mais je m’y opposai, de peur d’être obligée de le payer pour faire son profit ; au moyen de quoi mademoiselle Javotte s’étant officieusement saisie d’un de mes bras, elle me mit dans l’indispensable nécessité de trotter vigoureusement après. Elle me fit en chemin un galimatias auquel je ne fis pas grande attention ; il n’y avait que le refrain qui me donnât à penser ; je ne pouvais concevoir à propos de quoi mademoiselle Javotte me priait de ne pas oublier les servantes.

J’arrivai enfin suffisamment fatiguée, et montai au premier étage, où elle me fit entrer dans une salle basse, assez obscure, dont elle m’ouvrit la porte.

Ne vous impatientez pas, me dit-elle en me quittant, Madame ne tardera pas. Je m’occupai, en me reposant, de la manière décente et affectueuse dont j’aborderais ces demoiselles ; après quoi j’examinai la chambre, dans laquelle je reconnus deux portes en forme d’armoire. Impatiente de ne voir arriver personne, je prêtai attentivement l’oreille à certains cris confus qui me paraissaient venir de loin, et auxquels se mêlaient de grands éclats de rire : je tirai un favorable augure de la joie qui se répandait dans l’intérieur de la maison. Il y avait déjà même une demi-heure que j’attendais le moment de me joindre à la compagnie, lorsque j’entendis le bruit sourd de gens qui s’avançaient en courant nu-pieds ; je redoublai d’attention, et distinguai bientôt une voix de tonnerre qui criait : Mimy, chienne de Mimy, veux-tu venir ici ? Une des deux portes s’ouvrit aussitôt, et je vis en même temps fondre dans la salle un colosse nu en chemise, qui, tenant une poignée de verges à la main, proposait la partie à une petite effrontée, aussi nue, qui courait devant lui, et dont les propos auraient fait rougir un hussard. Tiens, lui dit-elle, en me montrant, voilà du fruit nouveau, puisque tu veux fouetter, fouette. Cette scène, qui ne répondait point à l’idée que je m’étais faite des nièces de madame Mont-Louis, ne laissa pas de m’embarrasser : j’aurais bien dévisagé mademoiselle Mimy ; mais je craignais défaire trop beau jeu à mon fouetteur, auquel, malgré l’indécence qu’il me présenta, je remontrai poliment que je n’étais pas de la maison. Mais la coquine de Mimy ayant fait sonner qu’on ne venait pas chez la … pour faire la bégueule, détermina ce bandit à passer outre : de sorte que je me vis forcée d’aller au-devant de ce que je voulais éviter, et m’étant jetée, avec autant de furie que d’adresse, sur ce qui donnait sujet à tant d’ordures, je leur prouvai que je ne cherchais point, comme ils le disaient, à me faire prier. Nous étions aux prises, lorsque heureusement pour moi les éclats de rire de la Mimy attirèrent la prudente Mont-Louis, qui entra précipitamment, et mit ordre à tout sans se déconcerter. Qu’est-ce que vous faites ici, me dit-elle ? je vous attendais en haut. Elle se fâcha contre Mimy, fit rentrer le libertin, en pestant contre ses folies, souffleta Javotte, qui ne m’avait pas conduite à sa chambre, et m’y fit monter, malgré toutes les instances que je fis pour m’en aller.

Plus embarrassée qu’elle, je ne savais que dire pour me plaindre de l’incartade de la prétendue nièce ; il n’en fallait pas davantage pour me désabuser sur le compte de toute la famille, qui ne se bornait pas à mesdemoiselles Mimy et Dorothée.

Il ne m’était plus difficile de deviner où j’étais ; ma chère consolatrice, la charitable dame, cette bonne âme, que nous avions regardée, la Remy et moi, comme une députée de la Providence, n’était autre que la ***, qui par le bon ordre avec lequel elle administre les plaisirs publics, s’est fait une réputation, et est parvenue à se faire tolérer, et à attirer chez elle les gens les plus distingués.

Je suis au désespoir, me dit-elle, de ce qui vient de se passer, quoiqu’au fond ce n’est qu’une niaiserie. Je gage que vous êtes bien fâchée contre moi : allons, ma chère amie, il n’y faut plus penser ; je vous réponds qu’il ne vous arrivera plus rien de pareil ; je prétends qu’on soit en sûreté chez moi. Ah, madame, lui dis-je, où suis-je ! est-ce là ce que je devais attendre des sages conseils que je vous ai entendue me donner ? Ma chère, me répondit-elle, je vous répéterai ici, comme chez vous, les discours prudents que je vous ai tenus : l’état dans lequel je vous ai vue, m’a engagée à vous inspirer une ferme résolution d’en sortir promptement, et il ne tient qu’à vous ; la fâcheuse épreuve de la misère doit bien faire revenir d’une sotte délicatesse qui ne mène à rien. Je ne vous ai point trompée quand je vous ai promis de remédier à vos malheurs, et de réunir vos intérêts aux miens : vous n’avez point de connaissances, et perdriez beaucoup à vous annoncer vous-même. L’habitude de quelques intrigues d’ailleurs doit vous faire vaincre cette répugnance que vous témoignez. Certaines gens à préjugés se forment de nos maisons une idée toute différente de celle qu’ils en devraient avoir ; tout y respire le plaisir : que nous importe la censure ? Rarement nous trouvons-nous avec ces atrabilaires qui dénigrent et traitent de honteux un commerce duquel est banni toute inquiétude, et dont la volupté fait la base. Eh ! qui ne s’en mêle au reste ? Je trouverais excellent, ajouta-t-elle, qu’on élevât des trophées à cette vertu si vantée ; mais je voudrais qu’ils fussent solides. On se déchaîne contre le vice, mais on s’en rapproche ; on exalte la vertu, mais on l’abandonne. Attendez qu’on vienne dans votre pauvre réduit vous soutenir contre les pièges du vice, puisqu’il faut trancher le mot, je crois que vous y resterez longtemps misérable. Il ne faut qu’un peu raisonner pour voir jusqu’où va la folie des hommes ; tout déchaînés qu’ils se montrent en général contre la dépravation des mœurs, ils ne laissent échapper, chacun en particulier, aucune occasion de séduire l’innocence : leur vanité va jusqu’à excuser intérieurement les désordres dans lesquels ils entraînent, et qu’ils croient inévitables par le penchant irrésistible qu’ils se flattent d’inspirer, tandis qu’ils se réunissent pour les fronder. Étrange opinion ! il faut être aussi fou qu’eux pour s’y soumettre.

Au reste, vous ne devez pas me savoir mauvais gré de la petite ruse dont je me suis servie pour vous attirer ici ; mon nom vous aurait effrayée, et à tort cependant ; j’exerce ma profession avec autant d’honneur que de bonne foi : il n’y a que manière de se distinguer dans toutes sortes d’états. Grâce au ciel, personne ne se plaint ; et pour peu que vous ne vouliez pas faire l’innocente, vous serez bientôt aussi contente que je le suis. Croyez-moi, les plus courtes folies sont les meilleures ; il n’est rien de tel que de marcher à la fortune par la voie du plaisir. Quelle fortune, et quel plaisir, m’écriai-je en pleurant amèrement ! C’est donc là que se termine ce bonheur apparent, dont je me repaissais l’imagination ! Ce n’était assurément pas qu’une belle passion pour la vertu réglât en ce moment ma conduite ; mais le penchant que j’avais toujours eu pour le libertinage ne m’avait jamais familiarisée avec la crapule ; je n’avais jamais regardé qu’avec dégoût et horreur un détail dans lequel on est indispensablement exposé à des brutalités qui déshonorent et dégradent le plaisir.

La *** ayant inutilement essayé de me persuader, me fit entrevoir quelques expédients moins révoltants pour me produire : elle me parla de quelques pratiques secrètes qui seraient charmées d’avoir affaire à quelqu’un de mon caractère ; mais outre la difficulté qu’il y avait à guérir l’imagination de ces sortes de gens, qui étaient toujours en garde contre les faux dehors, elle me fit entendre que ces arrangements étaient tout à fait contraires à ses intérêts. Tel s’accommode, me dit-elle, d’un commerce fixe, et s’acoquine à une fille qui n’a plus besoin de mon ministère, et m’oublie facilement. J’eus d’autant moins de peine à la rassurer sur ses craintes, qu’elle était avec moi en avance de cinq louis, dont toutes mes délicatesses n’auraient pu lui garantir la restitution.

Je touche enfin au moment où je me trouvai dans le plus cruel embarras, et rencontrai en même temps la fin de toutes mes peines. La *** ne sachant comment faire pour fournir une quatrième princesse à un souper qu’elle s’était engagée de pourvoir le soir même, me sollicita instamment de l’aider à tenir sa parole : sur le refus décidé que j’en fis, elle me représenta que c’étaient des gens sensés et des plus à leur aise, avec lesquels tout se passait décemment ; qu’il n’était question que de se réjouir honnêtement ; qu’on se bornait au mot pour rire.

J’eus beau lui exposer la répugnance invincible que j’avais à me présenter dans une compagnie où, ne connaissant personne, je ferais une sotte figure, où d’ailleurs ma situation ne m’inspirerait pas cet extérieur enjoué qui fait l’âme des parties, il me fut impossible de lui faire goûter mes raisons, et elle insistait de nouveau, lorsque je me trouvai frappée comme d’un coup de foudre par ces quatre mots : va toujours devant, je vais arranger cela avec elle.

Ce son de voix, qui ne m’était que trop connu pour m’y méprendre, m’effraya au point que ne sachant où me cacher, et ne pouvant faire entendre à la *** de courir au-devant de celui que j’avais entendu, je me jetai sur la porte pour la fermer : mais de quoi servit ma précaution ? Le mouvement précipité que j’avais fait ayant agité une partie du rideau qui couvrait le vitrage de la porte, l’homme qui était en dehors avait distingué le signe que je faisais à la *** de sortir pour lui parler. Celle-ci, dont les vues étaient bien différentes des miennes, se présenta en faisant signe de la main, et sortit en souriant pour entretenir celui dont l’impatiente curiosité avait déjà manqué d’enfoncer la porte.

Que devins-je pendant cette conversation particulière, dont quelques mots échappés me persuadèrent de plus en plus que c’était un de ceux que j’avais le plus à craindre de rencontrer où j’étais. Après avoir inutilement examiné dans mon effroi s’il n’y avait point quelque endroit par lequel je pusse m’échapper, je me jetai dans le lieu le plus obscur de la chambre, le visage enveloppé de mon mouchoir, pleurant d’avance sur la confusion à laquelle j’allais, quoique innocemment, me trouver exposée.

Pour juger de l’embarras dans lequel je me trouvais, il ne faut que savoir quel était l’homme qu’un malicieux hasard avait amené dans ce moment pour jouir de mon trouble. Pourra-t-on le croire ? C’était M. Poupard ! oui, lui-même, qui était un de ceux que la *** s’était engagée de pourvoir. J’étais bien persuadée qu’elle ne lui parlait pas de moi d’une manière à diminuer sa curiosité, et il n’y parut que trop ; car il entra, malgré les fausses instances qu’elle lui réitéra de n’en rien faire ; et s’approchant de moi, mit tout en usage pour m’engager à retirer mon mouchoir, dont je m’obstinais à me cacher. Comment donc, mon bel ange, me dit-il ! notre maman vient de me conter des prodiges ; je n’en veux rien croire, moi : elle m’assure que vous ne voulez pas venir ce soir vous réjouir avec nous. Vous avez tort, nous sommes de bonnes gens, qui ne voulons répandre que du champagne : vous n’avez rien à craindre, et plus on est de fous, plus l’on rit.

Comment ? est-ce qu’avec un bras comme ça on fait la sotte ? C’est ne pas savoir son monde. Ça ! oh vous n’êtes pas sage ! je veux vous apprendre, moi, à être raisonnable. Elle a ma foi une vraie main à péché mortel. Je n’avais jusque-là rien répondu ; mais voyant que la *** s’était retirée politiquement, sans doute, je pensai qu’il était inutile d’attendre un tiers pour jouer notre reconnaissance, et m’étant découvert le visage : Hé bien, lui dis-je, monsieur ! vous le voulez, jouissez donc de mon trouble et de ma confusion ? Êtes-vous satisfait ? Vous êtes bien vengé du passé. Quoi, s’écria-t-il ! hé… hé, c’est Julie ! Que diable est ceci ? Oh, oh ! vous voilà donc, ma coquine, qui m’avez joué… Eh, monsieur, lui répondis-je ! ne m’humiliez pas davantage, ma situation est plus digne de pitié que de colère ! Jugez combien il m’en coûte pour paraître devant vous, et dans un lieu où je n’ai cependant été attirée que par surprise : on doit vous l’avoir dit, et vous ne m’y auriez pas trouvée si j’eusse osé en sortir en plein jour. Soyez assez généreux, monsieur, pour m’épargner les reproches que j’ai à me faire en vous voyant ; je n’ai payé que trop cher les égarements auxquels on m’a livrée dans un temps où je n’en connaissais pas les conséquences.

Monsieur Poupard n’avait pas le cœur mauvais, il ne put tenir aux marques d’affliction et de repentir que je lui donnai. Après une infinité de questions, et de nouveaux témoignages de surprise : Je suis fâché, me dit-il, mon enfant, que vous n’ayez pas profité du bien que je voulais vous faire ; vous auriez été plus heureuse avec moi qu’avec un étourdi, qui… Comme diable c’est grandi ! Il y a ma foi quatre ans : te voilà bien avancée, pauvre fille ! Je l’ai toujours bien dit, elle est ma foi aussi jolie… Mais ; mais… Je suis une ancienne connaissance, moi, que tu connais bien : est-ce que… Pardi, tu ne me refuseras pas… Je sais, monsieur, les égards que je vous dois, et la différence qu’il me convient de faire de vous à un autre ; mais il y aurait aussi de l’inhumanité à vous de profiter de l’état où vous me voyez réduite. Je vous regarde, monsieur, comme ayant des droits sur moi, puisque j’ai dès ma première jeunesse été remise entre vos mains, par la cupidité d’une tante avec laquelle il m’était impossible de recevoir d’autres impressions que celles du libertinage : mais les temps sont changés, plus formée et plus raisonnable que je n’étais alors, c’est à vous-même que j’ai recours, ce sont ces mêmes droits que je réclame, et qui doivent me garantir aujourd’hui des pièges qu’on me dresse pour achever de me perdre entièrement. Ces quatre mots, prononcés d’un air pénétré, lui firent suspendre son dessein : il ne m’avait autrefois entendu raisonner qu’en enfant. Le temps n’avait rien diminué de mes agréments : au contraire, j’étais plus formée et plus piquante, et avais acquis, par l’usage, ce qu’on appelle le bon ton, et des manières. Je remarquai bientôt le progrès que je faisais sur lui ; ses premiers feux se rallumèrent, et se rendant à ma prière, il me témoigna combien il était satisfait de ma façon de penser, et de ce qu’il avait appris de la *** ; ajoutant qu’elle lui avait cité quelques circonstances à mon sujet dont il serait ravi que je lui fisse un détail particulier. Je lui exposai, sans perdre de temps, l’embarras où j’étais sur l’argent qu’on m’avait forcée de prendre dans le besoin, sous un nom emprunté, et les plus dures apparences. Il me répondit, comme je m’y attendais bien, que c’était une babiole, que je ne m’en inquiétasse pas. La *** ne fut pas plutôt montée, qu’il l’attira à part, la satisfit, et s’expliqua avec elle sur l’intérêt qu’il prenait à ce qui me regardait ; du moins j’eus tout lieu de le penser à la conduite qu’on tint après avec moi. Il donna quelques ordres, me dit adieu, et me conseilla d’attendre tranquillement jusqu’au soir ; ajoutant qu’il viendrait me prendre pour me ramener chez moi. J’achevai de lui faire tourner la tête, en lui prenant les mains avec affection, pour l’engager à ne pas m’oublier. Outre que je voulais lui témoigner une entière confiance, je n’étais point fâchée que la *** ne doutât point que je ne le connusse de longue main. Il ne fut plus question de vilaines propositions, ni de souper ; on me fit passer dans une petite chambre écartée, où il n’y avait qu’une seule porte et deux verroux, avec lesquels je me garantis de toutes les poignées de verges du monde. Comme je n’avais encore rien voulu prendre, je me trouvai en état de faire honneur à un poulet que M. Poupard avait donné ordre qu’on me servît.

Quiconque a rapidement passé d’un excès de tristesse au comble de la joie, comprendra facilement quelle satisfaction je goûtai après le départ de M. Poupard. Je ne pouvais m’imaginer que cette rencontre fût réelle : mes malheurs seraient-ils donc finis, m’écriai-je, en me voyant toute seule ! Heureux hasard ! qu’en cet instant tu parais vouloir me dédommager des accidents fâcheux auxquels tu m’as exposée ! Quelle riante perspective ! Qui se serait imaginé que c’était dans un lieu suspect que je devais rétablir ma réputation dans l’esprit d’un homme qui n’avait déjà que trop sujet de me mépriser ? Je ne doutai plus qu’il ne revint à moi plus amoureux que jamais : quoiqu’il l’eût beaucoup été, j’étais encore plus sûre de le mener ; ma seule inquiétude roulait sur la petite honte qu’il y avait à paraître forcée par la nécessité de retourner à lui. J’ignorais alors les heureuses nouvelles qui m’attendaient chez moi : ce jour devait être pour moi un jour de félicité entière.

Il n’attendit pas la fin du jour pour me venir trouver, son impatience me l’amena deux heures avant que nous pussions sortir. Allons, me dit-il, embrasse-moi ; faisons la paix, car le diable veut que je t’aime toujours : je viens de quitter mes affaires pour me réjouir une couple d’heures. Je lui fis entendre que j’étais d’autant moins amusante alors, que j’étais beaucoup plus raisonnable qu’autrefois ; que d’ailleurs une longue habitude de traverses m’avait pour ainsi dire formé le caractère à la mélancolie et à la tristesse. Oh, oh ! j’ai une bonne recette, me dit-il, contre cette vermine-là ; mais, mais voyons un peu, conte-moi donc tes fredaines. Je me gardai bien de lui rien apprendre qui se ressentit de son expression ; je lui fis seulement l’histoire de M. Démery, ajoutant que la mort me l’avait enlevé lorsque nous étions sur le point de nous unir par des nœuds indissolubles. Je lui appris la malheureuse banqueroute que j’avais essuyée : je n’oubliai point les fâcheuses circonstances qui m’avaient exposée aux recherches de la justice ; mon évasion de prison, ma maladie, et enfin l’accident qui m’était arrivé avec son neveu dans les premiers jours de ma convalescence. J’eus soin à cet article d’appuyer sur le mépris que j’avais fait de ses offres, quels que fussent mes besoins, ce que je remarquai lui faire un plaisir infini. Je t’en sais bon gré, me dit-il ; tu n’y perdras rien : c’est un coquin. Je lâchai adroitement quelques larmes, en gémissant sur les malheurs dans lesquels il m’avait précipitée, et que je me promis bien de ne lui pardonner jamais.

Le jour étant enfin baissé il me proposa de nous retirer ; nous descendîmes et trouvâmes à trente pas un fiacre qui l’attendait. J’indiquai ma demeure, et il nous rendit dans la rue Mazarine : je m’aperçus bien en chemin de l’impatience dans laquelle était M. Poupard de renouveler l’ancienne connaissance ; mais je fus inflexible, et l’amenai par des refus ménagés au point de m’avouer qu’il était plus amoureux de moi qu’il n’avait encore été. Il n’était plus question de composer avec lui, sa générosité n’avait point de borne : mais il était essentiel de lui montrer de la délicatesse, et d’irriter ses désirs. Nous arrivâmes chez moi, où je fus charmée d’entendre la Remy me demander, avec onction, des nouvelles de la chère madame Mont-Louis. Je la fis un peu jaser ; elle vanta tous les soins charitables de cette honnête dame : outre le plaisir que nous avions à voir sa bonne foi et son ingénuité, je n’étais pas fâchée que M. Poupard se confirmât dans tout ce que je lui en avais raconté. Vous mériteriez, me dit-elle, après nous avoir bien vu rire de ses éloges, que je ne vous donnasse pas une lettre que j’ai retirée cette après-midi de l’hôtel Carignan, où elle était depuis un mois. Je l’ouvris avec assez d’indifférence : mais quelle fut ma joie, quand j’en eus lu le contenu ! Elle était de M. Morand, auquel j’avais en arrivant à Paris envoyé mon adresse pour m’instruire de la fin de ma malheureuse affaire. Mais il était question de bien autre chose : il me mandait que le banquier qui avait manqué avait accommodé, et qu’il reparaissait moyennant la moitié de perte, dont les créanciers s’étaient satisfaits ; que j’envoyasse au plus tôt ma procuration, et qu’il se chargerait de me faire toucher mes quinze mille livres. Qu’à l’égard de l’affaire d’Aix, elle était entièrement finie ; que le frère du nommé Simon avait été aussi élargi ; que le voleur arrêté à Lambesc avait été pendu ; que son camarade avait été envoyé aux galères, après s’être fait prendre pour quelque filouterie ; que les dépositions de l’un et de l’autre n’avaient fait aucune mention de moi ; que la justice s’était dessaisie des effets dont elle s’était emparée ; que le tout était sous la garde de madame Guillaume : que sitôt ma procuration reçue, il chercherait une occasion pour me le faire tenir. Dans mon premier transport je présentai la lettre à M. Poupard, qui la lut comme moi, et trouva de quoi rassurer ses doutes sur la banqueroute, à laquelle il n’avait pas trop ajouté foi. Il semblait que tout concourût en ce jour pour me favoriser, chaque circonstance faisait une continuité de preuves des événements que je lui avais contés, et dont une partie pouvait paraître adroitement supposée. Quel poids tout cela ne me donna-t-il point auprès de lui ! quelle satisfaction d’ailleurs de ne point paraître sans ressources ! Hélas, dis-je à la Remy, ces nouvelles un mois plus tôt reçues m’auraient évité bien de la tristesse et des larmes ! À quoi M. Poupard me dit à l’oreille qu’il était ravi de ce petit retard, puisqu’il lui avait procuré l’occasion de me retrouver.

Je le fis ressouvenir, avec un sourire malicieux, que l’heure de sa partie s’approchait, et que quelqu’un aussi galant que lui devait se piquer d’exactitude avec les dames. Il comprit mon petit reproche, et me jura qu’il était au désespoir d’être engagé ; mais que c’était aussi pour la dernière fois : et prévoyant bien qu’en attendant mon argent j’aurais quelques besoins à satisfaire, il me jeta trente louis sur la table, qu’il affecta de me dire devant la Remy que je lui remettrais à la rentrée de mes fonds. J’acceptai l’argent sans hésiter : il m’embrassa et sortit. Je le reconduisis et l’éclairai moi-même.

Dès que M. Poupard fut parti, je me livrai tout entière au plaisir de la reconnaissance, et montant avec précipitation chez notre voisin le solitaire, je crus qu’il était de mon devoir de lui faire part de mon bien-être, après l’avoir trouvé si efficacement sensible à mon infortune. L’empressement avec lequel je frappai à sa porte ne lui laissant de réflexion que sur le besoin qu’on pouvait avoir de lui, il m’ouvrit, et me demanda avec étonnement ce qui m’était arrivé. Quoi que vous ayez pu faire dernièrement, monsieur, lui dis-je, pour éluder les remerciements que j’avais à vous faire, je n’avais garde de me méprendre sur ce que vous paraissiez vouloir ignorer. Vous avez goûté dans toute la délicatesse le plaisir d’obliger, laissez-moi ressentir à mon tour celui de la plus vive reconnaissance, en vous communiquant les heureuses nouvelles que je reçois à l’instant même. Vous m’avez rendu la vie par votre générosité, ayez encore la satisfaction d’apprendre à quel point le sort me favorise aujourd’hui : et après lui avoir détaillé les malheurs que j’avais éprouvés, et dont je voyais si heureusement la fin, je lui présentai les trente louis de M. Poupard, dont je le priai avec toutes les instances imaginables d’user librement. Heureux et doux moment que celui où l’on peut témoigner sa gratitude ! Quelques efforts que je fisse, il ne voulut jamais recevoir que les deux louis qui m’avaient été d’un si grand secours. Quel plaisir n’eus-je point à lui avouer combien il m’avait soulagée ! Avec quel transport ne lui déployai-je pas les replis d’un cœur sensible ! Une âme anéantie, étouffée par la misère, ne se développe jamais si avantageusement que dans la prospérité.

L’air satisfait qu’il témoigna de l’heureux changement qui se faisait dans ma fortune, m’annonça la part qu’il y prenait. Remarquant cependant, au travers de sa joie, qu’il me regardait avec quelque surprise, je lui en demandai amicalement le sujet, ainsi que l’explication des quatre mots qui lui étaient échappés en donnant l’argent à la Remy. Il m’avoua que né malheureusement pour lui avec un cœur tendre et compatissant, il n’avait jamais pu en écouter les mouvements sans être exposé aux traits les plus noirs. Oui, dit-il, mes bienfaits semblent porter un caractère qui force à l’ingratitude la plus criante. Ne condamnez pas ma surprise, la situation où je me trouve avec vous est nouvelle pour moi. À Dieu ne plaise que j’aie jamais couru après l’indigne plaisir de recevoir ces égards rampants, qui déshonorent autant ceux qui obligent, qu’ils humilient ceux qui sont obligés. Mais pourquoi fallut-il toujours que je fusse la victime de ma compassion ! Cette réflexion, qu’il fit en soupirant, me donna toutes les envies du monde d’en apprendre davantage : je le conjurai de contenter ma curiosité, qu’il eut la complaisance de satisfaire par ce qui suit.

Il m’est inutile, mademoiselle, pour vous prouver ce que je viens de vous dire, d’entrer dans le détail d’une vie plus ennuyeuse qu’intéressante, et dont les événements m’ont avec raison rebuté du commerce de mes semblables. Quatre faits principaux suffiront pour vous convaincre des justes sujets que j’ai de me plaindre de l’ingratitude des hommes. De trente-six ans auxquels je suis parvenu, j’en ai passé huit dans les prisons, sans avoir été coupable d’autre crime que celui de céder trop facilement aux mouvements d’une compassion bienfaisante.

Né avec quelque peu de bien, j’ai eu la facilité de donner une partie de ma jeunesse à l’étude ; j’y ai pris goût, et ne voulant point écouter, dans un âge plus avancé, les sollicitations de quelques parents qui désiraient que je prisse un parti ; connaissant d’ailleurs tous les avantages d’une vie tranquille et indépendante, je ne trouvai point d’état qui me convînt mieux que celui de n’en point avoir. Les avantages du barreau, des armes, du commerce et de la finance me furent inutilement démontrés ; content du peu que je possédais ; je ne voulus point travailler à l’augmenter, ni risquer de le diminuer. Je me trouvai à vingt-quatre ans maître de moi-même et de mon bien : borné à un certain nombre d’amis, aimant le plaisir, mais haïssant la débauche ; estimant d’ailleurs, avec toutes les honnêtes gens, ce qui méritait de l’être ; me soumettant, quoiqu’à regret souvent, aux opinions reçues, et me formant le caractère à la nécessité de vivre avec tout le monde ; avec cette façon de penser je ne pouvais qu’être bien reçu dans les compagnies où je me présentais : aussi l’étais-je.

Le hasard voulut que me trouvant un jour à une espèce d’assemblée dans une maison où l’on m’avait introduit depuis peu, je remarquai deux personnes, dont l’air et le maintien embarrassé annonçaient qu’elles n’étaient pas à leur aise ; l’une, qui pouvait avoir dix-sept ans, était la fille ; l’autre, âgée d’environ quarante-cinq, était la mère : c’était une visite qu’elles faisaient ; ainsi une demi-heure après que je fus entré, elles se retirèrent comme on se disposait à se réjouir, et l’on n’essaya de les retenir qu’avec certain air tout propre à produire le contraire. Aussitôt qu’elles eurent le dos tourné on causa, et tout en exposant leur situation, on convint charitablement que leur compagnie ennuyait, et qu’on était ravi d’en être défait. Je m’informai à une femme sensée, qui avait hasardé un mot d’éloge à leur sujet, de leur nom et de leur situation ; j’appris que c’était une fort honnête famille, composée de trois personnes, qui éprouvait depuis quelque temps la dureté de la misère ; que le père était un homme de probité, qui avait essuyé beaucoup de malheurs, et qui en était enfin aux expédients. Je fus sensiblement touché du chagrin que devait avoir ressenti cette jeune personne d’être obligée de se retirer d’une compagnie où tout inspirait la joie, pour aller s’affliger avec son père et sa mère. Il est si dur de porter à dix-huit ans l’uniforme de la tristesse ! Il ne m’en fallut pas davantage pour concevoir un grand plaisir à les soulager. J’imaginai enfin les moyens de leur faire tenir six cents livres, sans qu’ils dussent me soupçonner de cette attention. Quinze jours se passèrent, après lesquels m’étant retrouvé avec la même personne qui m’avait fait leur éloge, je remarquai qu’elle affectait de m’en parler et me tenait certains propos qui me firent connaître qu’elle était au fait des six cents livres. Quelques précautions que je prisse pour déguiser le plaisir que je ressentais au détail qu’elle me faisait du secours dont leur avait été cet argent, elle me soupçonna, fit quelques perquisitions, et crut bientôt n’avoir plus lieu de douter qu’il ne vînt de moi. Elle s’en expliqua avec madame…, qu’elle assura être sûre de son fait ; de sorte que peu de jours après, quoi que je fisse pour m’en défendre, on voulut me remercier. Il fallut me rendre chez eux ; cela me donna occasion de me gêner moins sur quelques petites douceurs que je procurai de temps à autre. Cinq mois se passèrent, pendant lesquels je fréquentai dans la maison : j’y trouvai la conduite édifiante. J’estimais mademoiselle… : certain air de langueur que je lui trouvais la rendait plus intéressante. Le père s’était ouvert à moi sur certaines ressources qui lui restaient encore : la mère m’accablait d’amitiés : j’étais enfin regardé comme l’ami de la maison.

Un jour que j’allai, comme à mon ordinaire, faire ma visite, je restai longtemps à attendre avant qu’on m’ouvrît. Mademoiselle… me parut toute déconcertée, et comme je lui demandais si elle était seule, je me sentis poussé par un jeune homme, qui, s’étant, à mon arrivée, caché derrière la porte, se dérobait avec précipitation : je me retournai, et eus le temps de le distinguer. Quoique je n’eusse aucune prétention sur mademoiselle…, et que je ne lui eusse même jamais parlé en conséquence, je ne laissai pas d’être déconcerté à mon tour ; je me mis à la fenêtre, sans mot dire, et vis madame… qui s’agitait en bas avec le jeune homme en question, qu’elle venait de rencontrer. Je ne doutai plus que la mère ne sût cette intrigue, dont on avait mauvaise grâce de me faire un mystère. Les éloges qu’on m’avait d’abord faits me parurent alors un peu hasardés ; mais ce fut bien autre chose le lendemain, lorsque je vis entrer chez moi la mère en pleurs, et qu’elle me dît que sa fille se déclarait enceinte de moi : j’eus d’autant plus lieu d’être surpris, que je ne lui avais jamais témoigné d’autres sentiments que ceux que dicte l’estime et l’amitié. J’eus beau protester à madame… que je n’avais de ma vie eu aucune particularité avec sa fille ; vainement je lui expliquai que j’avais surpris la veille un jeune homme enfermé avec elle, qui s’était mystérieusement enfui, et que c’était le même avec lequel je l’avais vue de la fenêtre s’entretenir dans la rue, elle ne se rendit à aucune de mes raisons ; et me reprochant d’avoir suborné sa fille, elle me déclara qu’elle allait se pourvoir contre moi, si je ne voulais réparer son honneur en l’épousant. Dans la rage où j’étais je me moquai de ces menaces ; mais ayant consulté quelqu’un à ce sujet, on me conseilla d’en venir à un accommodement ; de sorte que je fus encore trop heureux de m’en tirer avec huit mille livres qu’il m’en coûta. Cette aventure se répandit, et lorsqu’on sut les secours que je leur avais procurés, on ne douta plus de la réalité du fait. Quoique je ne courusse point après la réputation d’un homme qui entreprend de redresser les torts de la fortune, encore étais-je moins satisfait d’être regardé comme un scélérat qui avait déshonoré à plaisir une famille qu’on ne trouvait déjà que trop à plaindre. Peu de temps après je sus que mademoiselle… avait épousé celui dont on voulait me donner l’enfant : tout cela s’était fait à la main pour tirer parti de ma facilité. Je regardai cela comme un petit malheur, dont je me consolai bientôt : j’en fus quitte pour mon argent et quelques plaisanteries. Voilà le premier trait.

Quatre mois se passèrent sans qu’il m’arrivât rien de nouveau ; je m’amusai, je me livrai à mes amis et à l’étude. Un jour que j’étais occupé chez moi à lire, je vis entrer un homme que j’avais fréquenté ; une connaissance enfin dont l’extérieur annonçait un état bien différent de celui dans lequel je l’avais vu quelque temps auparavant. Cet homme m’exposa ses besoins, m’exagérant la dureté de ses amis qui refusaient de l’aider, et me pria en propres termes de lui racheter la vie par quelques secours : il me fit une peinture si touchante de la nécessité où il était réduit, que je ne différai point à l’aider. L’occasion du plaisir m’en avait fait une simple connaissance, sa misère m’en fit un ami ; je le goûtai, je m’y livrai, et crus vraiment qu’il m’avait rendu un grand service en me procurant l’avantage de l’obliger. Nous passâmes six mois ensemble, pendant lesquels il trouva avec moi toutes les facilités qu’on peut désirer dans l’adversité : ma bourse lui fut toujours ouverte ; je ne négligeai ni soin, ni protection pour lui procurer une place, qui, dans sa situation, lui était d’une grande ressource. Quelle apparence pouvait-il y avoir qu’après tant d’obligations j’eusse quelque chose à craindre de sa part ? Ce fut cependant ce monstre d’ingratitude qui, supposant que j’avais quelque intelligence secrète avec des ennemis de l’État, m’exposa à des recherches dans lesquelles le hasard manqua de me perdre. Cet homme, ou plutôt ce frénétique, se fit un mérite, pour s’accréditer dans son poste, de me dénoncer, quoique son meilleur ami, comme suspect : je fus arrêté et conduit à la Bastille. On se saisit de mes papiers, sur lesquels ce traître avait jeté les yeux, et l’on y trouva la lettre d’un ami qui avait hasardé quelques plaisanteries. Je fus enfin prisonnier pendant trois ans, après lesquels on me remit en liberté.

Ce second trait me causa tant de chagrin, que je résolus de voyager pour me dissiper. J’allai à Londres, où deux mois après être arrivé j’essuyai un autre malheur, qui ne provint encore que de ma sensibilité. Me retirant un soir un peu tard, j’entendis à quelques pas de moi les cris d’un homme qui se mourait ; mon premier mouvement me porta à m’approcher de lui ; mais comme je m’efforçais à le soulager, il me porta, en jurant contre les Français, un coup de couteau dans la cuisse, dont la douleur me fit aussitôt lâcher prise. Ayant distingué le bruit des gens qui accouraient, je ne doutai pas que ce ne fussent quelques-uns de ceux qui veillent à la sûreté publique, et réfléchissant au danger que je courais si on me trouvait près d’un homme qu’on aurait pu me soupçonner d’avoir assassiné, je me retirai promptement, et poursuivis mon chemin, malgré ma blessure : mais la patrouille ayant doublé le pas, me joignit bientôt. L’état où j’étais aurait confirmé de bien moindres soupçons : on s’assura de moi, et à la première confrontation, l’enragé me chargea. Il avait effectivement été maltraité par deux Français ; il lui fallait une victime de la nation, et il me donna la préférence, après avoir essayé de m’ôter la vie, en reconnaissance du soin que j’avais voulu prendre de lui conserver la sienne. De sorte que j’eus toutes les peines du monde à sortir de cette affaire, après un an de prison.

De Londres je m’embarquai pour Bayonne, où j’avais quelques affaires, et de là je passai à Madrid, où je trouvai mon ami dont la lettre m’avait causé tant de chagrins. On me procura tous les amusements possibles ; je fus présenté dans d’honnêtes maisons, où je me conduisis avec toute la circonspection qu’un homme éprouvé peut avoir. Les petites leçons que j’avais déjà eues à mon âge me tenaient en garde contre tous les événements : je ne pus cependant éviter celui que le sort me préparait encore.

Mon ami m’ayant fait considérer que la vie et l’état de garçon ne m’avaient jusqu’alors rien offert de fort agréable ; que d’ailleurs j’étais en âge de songer à faire un choix, fit tout son possible pour m’engager, après un an de séjour dans Madrid, à m’y établir. Il me proposa plusieurs partis ; mais je trouvai des difficultés partout. Je ne rencontrais qu’arrogance, fierté, inconduite ; il n’y eut qu’une parente de sa femme, pauvre à la vérité, dans laquelle je crus remarquer un vrai mérite, et dont il fut le premier à me détourner par délicatesse. Un procédé si franc tourna tout à fait à l’avantage de Victorina, c’était le nom de la jeune personne ; on eut beau me représenter qu’elle n’avait que la figure et beaucoup de douceur, je me crus fait pour la rendre heureuse. La vie triste et retirée que je lui voyais mener chez mon ami, jointe à quelques duretés qu’elle essuyait souvent de son épouse, me toucha. Moins Victorina avait lieu de s’attendre à un parti, plus j’envisageai de plaisir à lui offrir ma main. Différent de ceux qui font acheter quelques avantages à une fille par la façon assurée dont ils les offrent, je les lui proposai particulièrement, et avant d’en parler à mon ami ; je m’annonçai enfin auprès d’elle comme un homme de sang-froid, qui cherche le vrai mérite au mépris des autres avantages. L’amour n’entrait pour rien dans mon choix, l’estime seule le dirigeait. Notre mariage se conclut ; je fis vendre le bien que j’avais en France pour m’établir en Espagne, et j’épousai Victorina, qui se contraignit deux ans entiers, après lesquels je reconnus l’effet de quelques mauvais conseils : on prit un certain ton avec moi. Quelque bonne envie que j’eusse d’oublier ce que j’avais fait, on me força d’en rappeler la mémoire ; le manteau de la dévotion couvrit le vice : on s’appuya de gens en état de me perdre. Que m’arriva-t-il enfin ? J’avais, dans le commencement de notre union, hasardé quelques opinions, sur lesquelles il est de la dernière conséquence de s’expliquer en Espagne ; on se servit de ce prétexte pour se défaire de moi. Je me vis un jour, à six heures du matin, arrêté et conduit dans les prisons du Saint-Office, où j’ai eu le temps de m’exercer à la douleur pendant quatre ans que j’y ai été renfermé, au bout desquels on me remit un matin en liberté, après m’avoir donné quelque argent et un ordre précis de ne plus reparaître si je voulais n’être pas exposé à quelque chose de pis. Je n’eus seulement pas le temps d’embrasser mon ami ; je gagnai le premier port de mer, trop heureux encore de recouvrer la liberté, que je n’espérais plus. Il n’était pas difficile de deviner qui avait conduit cette indigne machination. Je revins en France, où je me serais vu réduit à la mendicité, si, dans le premier temps de mon mariage, on avait voulu me faire le remboursement d’une misérable rente de trois cents livres, qui m’aide à traîner une vie odieuse, que je n’ai pas la force de m’arracher, mais dont je verrais sans regret approcher la fin. Jugez après cela, mademoiselle, si j’ai raison de fuir les hommes et leur commerce ; je vous ai supprimé nombre de particularités qui, sans être de la même conséquence, ne m’ont pas moins été chagrinantes. Vous êtes jusqu’ici la seule qui ne m’ayez pas vendu le plaisir d’obliger par les suites les plus fâcheuses.

Le récit de ses malheurs me touchait d’autant plus qu’il paraissait moins les avoir mérités. Je voulus entreprendre de lui donner quelque consolation, mais inutilement, ses plaies étaient trop profondes pour lui en procurer si tôt la guérison : il m’écouta avec complaisance ; il me représenta que, fait à la douleur, il trouvait une espèce de soulagement à s’y livrer. J’obtins cependant de lui qu’il me fût permis de l’entretenir quelquefois, et de lui prouver combien j’étais différente de ceux qu’il avait si juste sujet de détester. Je le quittai après lui avoir témoigné combien je prenais part à ses chagrins, et redescendis chez ma vieille hôtesse, dont la joie égalait la mienne. Nous soupâmes et je me couchai, l’imagination agréablement remplie de mon bonheur, ne regardant plus ces temps fâcheux que j’avais passés que comme un songe propre à me faire sentir tout le prix de la vie heureuse que j’allais mener. Ce fut alors que je me fis une ferme résolution de penser sérieusement à l’avenir. Que cette nuit fut délicieuse ! Quels agréables songes ! Quel gracieux réveil ! Avec quel plaisir ne jetai-je point les yeux sur ma misérable retraite que j’allais quitter ! sur cet appareil nécessiteux, auquel j’allais substituer toutes les commodités d’une vie aisée et tranquille !

Ne doutant point que M. Poupard ne voulût me meubler un appartement, mais voulant attendre un terme pour en choisir un à ma fantaisie, je me déterminai à retourner rue des Deux-Écus, à ma première demeure, jusqu’à ce que j’eusse trouvé quelque chose qui me convint. Je m’habillai, pris un fiacre et m’y fis mener : je reconnus, au peu d’empressement qu’on témoigna à mon arrivée, qu’on ne se souciait guère de ma pratique ; mais je fis bientôt changer de ton, en donnant à l’hôtesse une teinture du contenu de la lettre qu’elle m’avait fait rendre la veille, et en l’avertissant que j’allais faire mettre mes coffres à son adresse : j’éblouis mes gens, toute la maison fut en l’air. Cette même femme, que ma détresse avait rendue si revêche, me donna toutes sortes de bénédictions, et se fit un plaisir de me mener elle-même chez un notaire pour passer ma procuration. Je retournai chez la Remy, que je trouvai occupée à ranger le peu que j’avais à emporter. Je montai encore chez M. Gerbo, auquel je donnai mon adresse, en le priant d’agir librement avec moi, et de me permettre d’en faire de même avec lui. Je ne pouvais me résoudre à le quitter, et je distinguai bien aussi quelque regret de sa part.

Je ne fus pas plus tôt descendue, qu’il entra un domestique de M. Poupard, qui envoyait savoir de mes nouvelles, et à quelle heure il pourrait me voir : je lui fis dire qu’il me trouverait toute la journée à l’hôtel Carignan, rue des Deux-Écus, où j’allai aussitôt. J’emmenai avec moi la Remy pour la satisfaire et me tenir compagnie : cette bonne femme s’était attristée avec moi, elle pleurait de joie de me voir si contente : elle ne m’avait presque jamais vue que languissante et abattue, il était bien juste qu’elle participât à mon bien-être, ayant si longtemps partagé ma douleur. Je me reconnaissais alors, je retrouvais cette liberté d’esprit, cette gaieté de cœur, qui donne, pour ainsi dire, l’essor à toutes les facultés de l’âme. On m’avait préparé mon ancienne chambre, où j’entrai dans un état bien différent de celui dont j’en étais sortie. Je me rappelai les agitations que j’y avais éprouvées : ce séjour, où tous les objets semblaient autrefois pleurer avec moi, ne m’en offrait plus que de riants. Nous dînâmes la Remy et moi : ma nouvelle hôtesse vint au dessert me faire quelques courbettes, que je reçus assez cavalièrement. Je me fis, après le dîner, apporter du papier et j’écrivis à M. Morand, auquel j’envoyai ma procuration, et que je priai d’adresser, à lettre vue, mes coffres à l’hôtel Carignan.

Il n’était pas plus de trois heures lorsque M. Poupard arriva. On le conduisit à ma chambre, où je lui fis sentir que je ne m’étais déterminée à venir sitôt que pour le recevoir plus décemment. Je fis monter l’hôtesse pour lui demander le nom du notaire qui avait passé ma procuration : je savais bien qu’elle ne s’en tiendrait pas là ; mais j’avais mes raisons pour ralentir les progrès de M. Poupard, qui donnait intérieurement la causeuse à tous les diables. Heureusement pour lui qu’après avoir bâillé deux heures entières, elle se retira, de peur, nous dit-elle, de se rendre indiscrète. Elle n’eut pas plutôt les talons tournés, qu’il se plaignit du désagrément qu’il y avait à être obsédé ; ajoutant qu’il fallait prendre un appartement dans lequel on pût se regarder comme chez soi. Je lui représentai, feignant d’ignorer ses vues, que mes moyens ne me permettaient plus toutes les commodités que je m’étais autrefois procurées. À quoi il me répondit que ce n’étaient pas là mes affaires ; qu’il avait du goût pour ces sortes de choses, et que je m’en rapportasse à lui : que si le Palais-Royal n’avait rien qui me déplût, il avait en main ce qu’il me fallait. Je le remerciai en lui disant que je trouverais toujours bien ce qu’il ferait. Ah ! voilà parler, me dit-il ! allons, embrassez-moi. Çà, raisonnons : tu sais bien que je suis ton ami, qu’on ne manque de rien avec moi : mon amour est solide ; là, m’aimeras-tu un peu ? Voyons si… Et tout en parlant, une main larronesse cherchait à prendre des arrhes sur le marché que nous étions prêts de conclure. Je lui répondis que mon attachement pour lui serait aussi sincère que le plaisir que j’avais à l’avouer ; que l’heureux tour qu’il voyait prendre à mes affaires lui prouvait bien qu’aucun motif d’intérêt ne me ramenait à lui. J’ajoutai qu’il ne devait attribuer la résistance que je paraissais opposer à ses désirs, qu’à l’impossibilité où j’étais de les satisfaire dans un lieu où l’on était continuellement exposé à être surpris ou soupçonné : je le priai de me passer mes répugnances à ce sujet ; mais que je ne pouvais les vaincre. Je lui fis sentir qu’il ne convenait qu’à des femmes perdues de braver les bienséances. Il se rendit à mes raisons, goûta mes délicatesses, et après m’avoir communiqué quelques arrangements qu’il voulait faire en ma faveur, il me quitta, en m’assurant qu’il allait tout mettre en usage pour me faire sortir promptement d’un lieu aussi incommode.

Quinze jours se passèrent, pendant lesquels il vint me voir régulièrement, et me fit nombre de présents ; le seizième il me mena rue de Richelieu, à la maison qu’il m’avait fait préparer, sans m’en avoir avertie. Ce fut pour moi une agréable surprise : rien de plus joli, tant pour la distribution de l’appartement que pour le bon goût de l’ameublement. Joignez à cela la vue sur le Palais-Royal, et la compagnie d’une fort aimable personne qui occupait le corps de logis faisant face au mien. Je lui témoignai par toutes sortes de caresses combien j’étais sensible à son attention ; et effectivement rien n’était plus galant. J’avais arrêté quelques jours auparavant un laquais et une cuisinière ; ainsi ma maison se trouva en peu de temps montée. J’aurais bien voulu y rester le jour même, mais il fallut retourner à l’hôtel Carignan pour mettre ordre à quelques affaires.

Je pris le lendemain possession de mon nouveau domicile ; M. Poupard y vint passer l’après-midi : nous soupâmes tête à tête, et il recueillit le fruit des soins qu’il s’était donnés pour assurer ses plaisirs. La conjoncture était favorable pour lui, j’avais le cœur libre et étais depuis longtemps réduite à une abstinence bien opposée à mon tempérament : aussi ne me parut-il pas si effroyable que dans le temps où j’étais entêtée de son neveu ; peu s’en fallut même que je ne le trouvasse embelli. Je remarquai cependant avec plaisir que depuis que je l’avais quitté il s’était, heureusement pour moi, mis dans le goût de surprendre son monde, ce qui me mettait à l’abri de ses baisers réitérés.

Le surlendemain de mon arrivée j’allai faire ma visite à madame Delêtre, c’était le nom de la dame qui tenait l’autre partie de la maison : il y avait bonne compagnie, et j’y fus reçue avec toute la politesse et l’affection qu’on témoigne à quelqu’un avec qui on veut se lier. J’y passai une partie de la journée avec tout l’agrément possible. Elle vint après chez moi : je ne lui fis pas moins d’accueil ; et, dans le même cas toutes deux, nous parûmes nous convenir. Madame Delêtre était une femme d’environ trente ans, fort jolie, mais sans esprit, qui vivait avec le Marquis de…, homme d’un certain âge, dont la figure n’avait assurément rien de prévenant, mais qui joignait à un esprit vif et pénétrant de profondes lumières : plaisantant le premier sur les vains titres dont les hommes cherchent à se décorer, il ne les appréciait jamais que par leur mérite qui, selon lui, devait seul donner un état. Nous devînmes en fort peu de temps amis : madame Delêtre vint souvent manger chez moi, j’en fis de même chez elle. Le marquis, vis-à-vis duquel j’étais à mon aise, me trouva quelque esprit et de l’acquis, il me l’avoua avec plaisir ; M. Poupard était comblé de me voir si fêtée. Les déférences qu’on avait pour moi lui ouvraient de plus en plus les yeux sur mon mérite : il n’était jamais plus satisfait que lorsqu’il me voyait faire l’ornement de cette compagnie, dans laquelle il ne me faisait pas tout à fait le même plaisir, quoiqu’on eût cependant pour lui tous les égards possibles.

Un mois après avoir écrit à M. Morand mes coffres arrivèrent : en m’envoyant mes fonds, il m’en donna avis. Tout se trouva en bon ordre, de sorte que je me vis bientôt une garde-robe des mieux étoffées. M. Poupard, dont le goût pour moi augmentait toujours, m’accablait de présents. Je songeai pour lors à satisfaire l’envie démesurée que j’avais eue quelques mois auparavant de braver ma rivale et son amant. On m’avait déjà proposé plusieurs parties de spectacle ; mais j’avais toujours différé pour rendre plus brillant l’appareil dans lequel je voulais m’y présenter. J’engageai la compagnie à aller aux Italiens voir la nouvelle pièce où tout Paris courait ; nous retînmes une loge, et ne négligeâmes rien, madame Delêtre et moi, pour y paraître dans tout l’éclat de femmes aisées et de bon goût. Pouvais-je n’être pas mise à mon avantage ? la jalousie et la vanité s’étaient chargées du soin de ma parure. M. Poupard n’ayant pu être des nôtres, le neveu du Marquis me donna la main : c’était justement ce que je désirais ; sa figure, quoiqu’un peu équivoque, était gracieuse : son état, sa mise et son maintien réunissaient tout ce qu’il fallait pour un amant de montre. Il en était déjà aux petits soins avec moi, et ne pouvait par conséquent manquer de me témoigner beaucoup d’attentions et d’empressements. Je fis naître quelque prétexte pour arriver tard, afin d’être plus facilement remarquée, ce qui ne manqua pas de produire l’effet que j’en attendais. Tout était presque plein lorsque nous arrivâmes.

L’ouverture de notre loge produisit l’effet ordinaire sur les spectateurs, dont le nouveau attire toujours l’attention. Madame Delêtre entra précédée du Marquis, et je suivis le Chevalier de Riswic, son neveu, qui me donnait la main. Nous rîmes beaucoup de rien par contenance ; nous nous parlâmes souvent sous l’éventail pour ne nous rien dire ; c’est l’usage. Les femmes jetèrent sur nous cet œil critique et pénétrant qui fournit toujours le mais objectif aux éloges des cavaliers. Nous regardâmes à notre tour : le Marquis et son neveu reconnurent leurs amis ; on se salua, on se fit des signes, pendant lesquels je parcourus des yeux l’assemblée. Je ne découvris rien, et pensais avoir déjà perdu mon étalage, lorsqu’au second acte je vis entrer sieur Valérie dans la loge située vis-à-vis la nôtre ; il tira à part un homme qui avait salué le Marquis : je ne doutai point que sa démarche ne fût un motif de curiosité ; ils rentrèrent tous deux peu de temps après. Je mis tout en usage pour faire soupçonner de l’intelligence entre le Chevalier et moi. La satisfaction intérieure que je ressentais me prêtait un nouvel enjouement, que je remarquai faire tout son effet sur sieur Valérie ; mais ce fut bien autre chose lorsqu’il eut entendu le Marquis, au sortir de notre loge, me dire, en me prenant le bras : Un moment, mademoiselle, ce ne sera pas toujours le tour de Riswic, il va donner la main à madame Delêtre ; pour vous je veux, s’il vous plaît, que vous me disiez votre sentiment sur ce que nous venons d’entendre, vous savez le cas que j’en fais. Ma vanité trouva assurément bien de quoi se flatter de ce que me disait le Marquis ; il avait la réputation d’avoir autant de sincérité que d’esprit. L’état brillant et la compagnie choisie dans laquelle me vit sieur Valérie, joint à l’air galant dont j’avais eu soin de relever quelques agréments naturels, produisirent leur effet dans son cœur : il sentit rallumer ses feux pour moi ; il se trouva, j’en fus convaincue par la suite, dans la même situation où il m’avait mise avec la Valcourt.

Nous revînmes souper ensemble. M. Poupard, qui nous attendait, avait pris ses précautions pour nous procurer une chère délicate. Nous passâmes une fort agréable soirée : je chantai, j’amusai, et nous nous quittâmes très satisfaits de notre journée, dont le succès m’occupa encore avec plaisir une partie de la nuit.

La facilité de nous voir et de nous entretenir nourrit cependant l’amour du chevalier de Riswic : sa passion devint une affaire sérieuse, qu’il traita avec moi dans toutes les règles de l’art. Le Marquis son oncle ne tarda guère à s’en apercevoir, et saisit toutes les occasions qui se présentèrent pour lui faire à ce sujet les leçons les plus humiliantes sur la facilité des jeunes gens et le danger auquel s’expose une femme qui leur donne quelque avantage sur elle. Mon cher neveu, lui dit-il un jour devant moi, vous y voilà, j’en suis bien aise, vous payez à présent les sottises de vos pareils : les aimables ont gâté le métier. Vous êtes d’une jolie figure, vous pourriez amuser une femme, mais on n’ose se fier à vous, mes petits messieurs ; vous avez la réputation de devenir insolents et heureux tout ensemble. Sans être bégueule, une femme ne veut point être exposée à l’injuste procédé d’un fat, qui, la plupart du temps, mesure ses droits sur elle aux bontés qu’elle a eues pour lui. Je ne sais quel était positivement le but du Marquis, mais ses propos ne reculaient point les affaires de son neveu ; c’était un homme qui avait vécu au-dessus du préjugé, vis-à-vis duquel le mérite de gêner ses appétits était très petit : ce n’était, selon lui, que le talent des dupes ; mais il était extrêmement jaloux des dehors que les hommes s’imposent. Je ne voyais rien dans sa morale au Chevalier qui ne tendît à le rendre tel que je le désirais pour m’y livrer : j’eus cependant, malgré tout cela, la cruauté de le faire languir pendant trois semaines, après lesquelles je fis une pauvre épreuve de son mérite ; mais en prenant toutes les précautions imaginables pour qu’on n’en pût dans la maison avoir le moindre soupçon : quelquefois même M. Poupard me reprochait mes manières sèches à son égard. Il est vrai que notre intrigue ne dura pas longtemps ; j’aurais même peine à rendre compte de ce qui me détermina à lui accorder quelque chose : il rencontra sans doute le moment. Nous étions sur un canapé, dans mon cabinet, occupés à arranger des découpures ; il en tomba quelques-unes ; je fis, en voulant les ramasser un mouvement qui lui fit quelque avantage, il en profita : ses mains se saisirent de ce que je ne pouvais lui arracher ; une espèce d’indécision sur le parti que j’avais à prendre l’enhardit, il alla en avant. Il ne faut, on le sait bien, qu’un instant pour émouvoir : il me promit beaucoup et ne tint rien. Quand une fois on a permis à un homme d’être impertinent, c’est un pauvre sujet s’il cesse de l’être. Le second jour enfin je connus à n’en point douter le faible de mon amoureux, et j’en aurais été fort embarrassée si, trois semaines après, il n’eût été rappelé à son régiment, où il eut le malheur de se faire tuer.

Après avoir été plusieurs fois aux spectacles, où j’avais sans doute fait de nouveaux progrès dans le cœur de sieur Valérie, avec lequel je n’avais pu parvenir à voir sa maîtresse, je reçus une lettre de lui, par laquelle il me fit toutes les offres imaginables, et me spécifia les mauvais services que la Valcourt m’avait rendus auprès de lui ; ajoutant qu’il était prêt de me la sacrifier ; qu’un seul mot favorable le mettrait au comble de ses vœux et me le ramènerait plus tendre que jamais ; que son arrangement avec la Valcourt était moins une affaire de cœur qu’une fantaisie. Je fus bien tentée de me venger de ma fausse amie : rien n’était plus humiliant que cette lettre, c’était l’anéantir que de la lui envoyer ; mais, devenue plus circonspecte par l’aventure de Marseille, je ne risquai point de détruire le bonheur dont je jouissais, en voulant le couronner du plaisir de la vengeance : je me contentai de remercier poliment sieur Valérie, et me faire un mérite de sa lettre auprès de M. Poupard, à qui je la montrai. Les gros avantages qu’il m’offrait y étaient amplement détaillés. Je ne vis jamais homme plus transporté. La vengeance qu’il crut par là tirer de son neveu, jointe à l’acte de fidélité qu’il trouvait dans mon procédé, lui fit un plaisir inexprimable. Ce trait m’acquit toute sa confiance : il ne savait comment témoigner son ravissement. Je tournai cependant ma réponse à son neveu d’une manière à ne le pas désespérer : j’aurais bien été tentée d’en tirer parti ; mais je craignais trop de me voir jouée en voulant jouer les autres : le passé me fit tenir sur mes gardes. Ce sacrifice me valut de nouveaux bienfaits de M. Poupard, qui ne mit plus de bornes à sa générosité.

Après m’être satisfaite du côté de la Valcourt et de sieur Valérie, il était bien juste que je songeasse, autant par devoir que par inclination, à quelque chose de plus sérieux. Depuis que j’avais quitté la Remy, j’avais plusieurs fois envoyé prier inutilement M. Gerbo de venir me voir, sans avoir jamais pu l’y déterminer. Je m’en étais même entretenue avec le Marquis et madame Delêtre, comme d’un homme aussi singulier par sa façon de penser, qu’à plaindre par les traits de perfidie qu’il avait essuyés. Je n’avais jamais, en parlant de lui, dissimulé les obligations que je lui avais, sans détailler cependant de quelle nature elles étaient : j’avais fait naître enfin l’envie de le connaître ; les dispositions dans lesquelles je m’annonçais à son égard ne pouvaient assurément que me faire honneur vis-à-vis de gens qui pensaient. Je pris donc le parti de me faire mener chez lui, bien résolue de ne plus écouter les raisons qu’il pourrait me donner pour se dispenser de se rendre à mes instances. Mon dessein était de l’emmener dîner avec moi ; aussi lui déclarai-je en entrant, et sans autre biais, que je l’enlevais pour toute la Journée, sans qu’il dût songer seulement à s’en défendre : et sur les difficultés qu’il voulut d’abord faire, je lui signifiai en riant que j’allais faire du scandale ; que j’étais d’humeur à ne me payer d’aucune excuse ; qu’il était honteux et humiliant pour une femme de prier si longtemps ; que j’allais faire le lutin jusqu’à ce qu’il fût monté en carrosse avec moi. Ce petit air résolu le fit rire ; il vit bien qu’il ne gagnerait rien, et se détermina enfin à me suivre, en me disant que puisque je voulais absolument m’ennuyer il m’ennuierait donc. Nous descendîmes : je dis bonjour à la Remy, en l’exhortant à se consoler de ce que je lui enlevais ses voisins. Nous montâmes dans ma voiture, en plaisantant toujours sur mon rapt, et nous nous fîmes mener chez moi, où on me rendit, en arrivant, un billet de M. Poupard, qui me mandait la nécessité où il se trouvait d’aller à Versailles, au moyen de quoi je fus sûre d’être seule : je n’en fus pas fâchée, me trouvant à portée de causer plus librement avec mon convive, devant lequel je témoignai cependant quelque regret, pour lui faire mieux sentir le plaisir qu’il était sûr de faire à tous ceux qui s’intéressaient à moi. Il est inutile de détailler tous les soins que je pris pour le bien recevoir, on se l’imagine assez : il trouva mon appartement aussi joli que commode. Je plaisantai beaucoup avec lui sur la différence qu’il y avait de mon état actuel à celui dans lequel il m’avait secourue. Ce souvenir m’arrachait toujours des larmes de joie. Nous parlâmes jusqu’au dîner de choses indifférentes, et du bonheur que j’avais eu de rencontrer dans ce corps de logis une société de gens aimables et distingués. J’attendis la liberté du dessert pour l’engager à agir plus librement avec moi que j’avais fait avec lui ; mais ce fut inutilement. J’eus beau lui donner une idée de mes aisances, lui reprocher combien ses refus étaient insultants pour moi, il fut toujours le même : je ne pus gagner autre chose que de découvrir l’envie qu’il avait de quelques livres, que j’eus soin de lui envoyer à propos.

À peine nous eût-on servi le café, que madame Delêtre et le Marquis entrèrent, sans façon, à leur ordinaire. M. Gerbo, dont la mise était des plus minces, se leva, témoignant quelque embarras vis-à-vis du Marquis, dont la magnificence seule annonçait l’état. Vous me surprenez en tête-à-tête, lui dis-je ; eh bien ! ce n’est encore rien que cela : telle que vous me voyez, j’ai plus essuyé de refus aujourd’hui que je n’en ai fait en toute ma vie.

Vous ne savez pas ce qu’il en coûte pour apprivoiser les ours : oui, il m’a fallu main-forte pour enlever Monsieur de sa solitude. Cela ne m’étonne pas, madame, répondit le Marquis ; le mérite de Monsieur peut être tel que bien d’autres que vous ne feraient pas moins de démarches pour le posséder : je vous avouerai même que la vôtre justifie mon opinion. Il sera malheureux pour moi, monsieur, de ne pouvoir la soutenir, reprit M. Gerbo, avec autant de grâce que de modestie. Vous n’en êtes que trop capable, lui dis-je en me jetant à son cou ; qui peut en mieux répondre que moi ? Ah ! M. le Marquis, que ne lui dois-je point ? Quels sentiments, quelle générosité, quelle âme ! Vous aimez le vrai mérite : qui peut se flatter de l’emporter sur lui ? Je ne pus dans cet instant me refuser le plaisir de détailler les circonstances dans lesquelles j’avais éprouvé son bon cœur, sa délicatesse et la pureté de ses intentions, en me procurant des secours dont il se privait lui-même. La franchise avec laquelle ma petite vanité se sacrifiait de si bonne grâce à la reconnaissance, fit autant d’impression sur le Marquis que ce que je lui racontais de mon bienfaiteur, dont le modeste embarras se remarquait assez. Cette scène, où M. Gerbo se trouvait si avantageusement représenté, ne contribua pas peu à confirmer les idées qu’on avait déjà de lui. Je n’avais jusque-là découvert chez lui que les qualités du cœur ; mais le Marquis découvrit bientôt celles de l’esprit, auquel ne manquait ni pénétration ni lumière : il le goûta dès ce jour même au point de lui demander instamment son amitié, J’insistai avec lui pour l’engager à regarder notre maison comme la sienne ; mais il n’était pas encore temps. Quelques jours après cependant le Marquis l’ayant rencontré, le força de venir souper avec lui chez madame Delêtre, où il devait justement se trouver une compagnie de gens d’un mérite distingué : il en fit l’admiration, et surpassa de beaucoup les idées avantageuses qu’on avait données à son sujet. Il fut question de matières sérieuses, dans lesquelles il se montra aussi profond que juste et net dans ses raisonnements. Nous lui fîmes tant la guerre sur le peu d’empressement avec lequel il répondait à l’envie que nous avions de le voir plus fréquemment, qu’il se détermina enfin à abandonner son quartier pour se rapprocher du nôtre.

Je pris soin moi-même de lui faire trouver une chambre commode, dans laquelle j’envoyai les livres qu’il m’avait paru désirer : l’hôtesse lui fit entendre, sans affectation, qu’il en aurait la jouissance, ce qui le fit passer par-dessus les objections qu’il aurait pu lui former. La proximité nous procura plus souvent sa compagnie, quoiqu’il se fit encore désirer. M. Poupard ne pouvait manquer de penser comme tout le monde à son sujet ; il parut aussi amusant à celui-ci, qu’éclairé et savant aux autres. Nous nous aperçûmes même que la société changeait beaucoup son caractère, auquel la tristesse seule avait apporté quelque altération,.

Je trouvais sa conversation si instructive et si intéressante, que je ne pouvais me lasser de l’entendre : je passais les journées avec lui sans m’en apercevoir ; car j’avais enfin obtenu, qu’il ne me quittât presque point. Il n’était pas possible qu’un commerce aussi fréquent ne découvrît tôt ou tard l’homme sous le philosophe. Je m’aperçus, après un certain temps, de quelque changement qui se faisait en lui. Lorsque nous étions ensemble il évitait mes yeux, son entretien se ressentait de sa distraction : je lui en fis des reproches, il se défendit assez mal ; et sur ce que je me plaignis un jour du peu de confiance, qu’il avait en moi, puisqu’il me cachait quelque nouveau sujet de chagrin, il m’avoua sans détour qu’il commençait peut-être trop tard à voir le danger où je l’avais précipité ; mais qu’il se croyait dans le cas inévitable à tous ceux qui me fréquenteraient : que son cœur enfin s’était oublié en donnant accès à d’autres sentiments qu’à ceux de la tristesse ; qu’il était étonnant que, se rendant justice comme il faisait, il n’eût pas la force de se garantir d’une passion dont il sentait tout le ridicule. Comment, me dit-il, définir le cœur humain ? Comment donc soumettre ses appétits à cette raison impérieuse, dont les lumières nous éclairent, sans avoir l’art de nous décider ? Comment, dans la juste distinction que je fais du mal résultant pour moi d’une action, ne puisai-je pas la facilité d’étouffer un désir, un penchant dont le combat intérieur équivaut le mal que je veux éviter ? Ma réponse fut aussi simple que sa déclaration : Je serais comblée, lui dis-je, que vous ne vous méprissiez pas à l’aveu que vous me faites. Je méprise avec vous l’art de feindre, si nécessaire avec les autres hommes : ma franchise ira jusqu’à vous avouer que l’unique désir qui me restait était de vous attacher à moi. Que pouvait-il m’arriver de plus heureux ? Ce n’est ni passion effrénée, ni effet du tempérament ; quelque chose de plus délicat me motive, c’est un goût fondé sur l’estime la plus sincère, l’amitié la plus intime et la reconnaissance la plus vive.

Si cette façon d’aimer n’a pas les mouvements impétueux d’une ardeur déréglée, elle en est dédommagée par une solidité, un calme inaltérable et un discernement réfléchi, qui est un bien flatteur pour celui qui l’inspire. Un penchant fondé sur les qualités du cœur et de l’esprit, est aussi durable et fixe, qu’est passager celui que quelques agréments ont fait naître. M. Gerbo, pénétré du retour que je lui témoignais, ne me répondit que par ces aimables transports qui ont toujours de si heureuses suites ; il se jeta à mes genoux, je me gardai bien de l’y souffrir : l’excès de son bonheur lui rendit un air gracieux, que je ne lui avais point encore trouvé. Dégagés de ces usages tyranniques qui exigent des longueurs et des cérémonies auxquelles on ne se soumet que pour célébrer les apparences, nous nous embrassâmes, nous nous promîmes un attachement inviolable. Jaloux de nous surpasser en délicatesse, nous n’oubliâmes rien de ce qui pouvait la caractériser : en cherchant le sentiment, nous rencontrâmes enfin la volupté.

Notre commerce, au moyen des sages précautions que nous prîmes, se trouva enseveli dans le silence ; le maintien réservé qu’il observa toujours avec moi, ne laissa jamais rien transpirer. Certain air sérieux et austère n’annonçait chez lui que le goût des sciences et de l’étude. M. Poupard s’accoutuma à le voir régulièrement chez moi, comme un de ces animaux domestiques dont on se fait habitude. Autant valait-il, selon lui, qu’il m’amusât qu’un sapajou. Nous passâmes cinq années entières, pendant lesquelles nous ne négligeâmes rien de ce qui pouvait cacher notre intelligence. Nous sentîmes même sur la fin tout le poids de cette gêne, de laquelle nous nous vîmes le plus heureusement du monde affranchis.

M. Poupard devint volage, comme tous les amants heureux : il se rendit amoureux d’une jeune personne qui avait sollicité un début aux Français pour s’annoncer dans le monde. J’en fus bientôt informée, et je profitai de cette occasion pour rompre une intrigue qui ne pouvait pas toujours durer. Je me voyais près de cent mille livres de fonds ; c’était plus qu’il ne m’en fallait : je pensai qu’en les plaçant en rente viagère je ne serais plus obligée de m’exposer aux fantaisies des hommes. Je communiquai mon projet à M. Gerbo, qui l’approuva. Nous nous plaisions plus que jamais ; il n’était pas douteux qu’il n’acceptât avec plaisir la proposition que je lui fis de vivre ensemble.

Je plaçai une partie de mon argent sur sa tête, pour qu’il fût à l’abri des accidents ; je retranchai quelque chose de mon train, et me regardai pour lors, avec mon ami, comme dans un port de tranquillité, duquel mes passions ne risqueraient plus de m’arracher. Trois mois après notre arrangement, M. Poupard voulut me rendre ses bonnes grâces : je le reçus avec tous les égards et la politesse qu’il méritait ; mais je lui fis entendre que j’avais reçu la main de M. Gerbo ; que pour quelques affaires de famille nous tenions encore la chose secrète. Il ne douta pas un instant de la chose, et effectivement il ne manquait à notre union qu’une cérémonie extérieure, qui n’assortit malheureusement ni le caractère ni les sentiments. Nous avons toujours continué de voir avec la même satisfaction le Marquis de…… et madame Delêtre, jusqu’à ce que quelques affaires les aient engagés à se retirer dans une terre aux environs de Rouen. Nous avons vivement senti leur perte ; et difficiles dans le choix de nos amis, nous avons eu beaucoup de peine à les remplacer.

Qu’êtes-vous devenus, bouillants transports, appétits déréglés, auxquels je ne savais rien refuser ? Temps orageux d’une jeunesse inconsidérée, je vous ai employés à courir follement après un bonheur dont je ne saisissais jamais que l’ombre. Je ne jouis vraiment que depuis ces jours paisibles et heureux, qu’un ami si tendre et si raisonnable m’a appris à connaître d’autres sentiments que ceux qu’inspirent un amour impétueux.


FIN DE LA TROISIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.