Les Écuries d’Augias

Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1866-1872Alphonse LemerrePoésies 1866-1872 (p. 71-80).


LES ÉCURIES D’AUGIAS


 
Augias, roi d’Élis, avait trois mille bœufs.
Plein d’aise en les voyant, il chérissait en eux
Le bien qu’avaient accru ses longs jours économes.
Mais le Destin jaloux en veut au bien des hommes :
Les murs où s’abritait le mugissant bétail,
Désertés, n’étaient plus qu’un vaste épouvantail,
Car des ruisseaux vaseux de la vieille écurie
Surgissait une blême et terrible Furie,
La peste ! Et la campagne était lugubre à voir :
Plus de sillons, partout le gazon sec et noir
Sous un rayonnement qui semblait immobile.
Les pâtres ayant fui vers l’ombre de la ville,
On voyait çà et là des bœufs maigres errer.
Seul au ciel, Apollon, glorieux d’éclairer,
Mais irrité souvent des choses qu’il éclaire,
Dardait de longs traits d’or tout brûlants de colère.

Le roi, dans son palais enfermé tout le jour,
Laissait gronder le peuple et s’étourdir la cour,
Et, pendant que ses fils, beaux, et fiers de leur âge,
Présomptueux, traitant la mort avec outrage,
Se gorgeaient à grand bruit de viande et de boisson
Et dévoraient d’un coup la dernière moisson,
Inutile témoin du mal qui l’environne,
Il pesait tristement ses trésors, la couronne
Qui ne conserve pas ce qu’un fléau détruit,
Et l’or qui n’est plus rien quand la terre est sans fruit.
Ainsi se lamentait sa vieillesse frustrée,
Quand il apprit qu’Alcide explorait la contrée.
Il l’envoya quérir et lui dit son malheur :
« Vois les maux que nous font la peste et la chaleur,
Le soc abandonné par des mains misérables,
L’air infect et la mort. Lave donc mes étables,
Et je t’offre une part de mon bien le plus cher,
Un dixième des bœufs. » Le fils de Jupiter,
Trois fois grand par le cœur, la force et la stature,
Sourit au seul penser d’une utile aventure ;
Mais comme il voyait là les nombreux fils du roi :
« Le péril tout entier ne sera pas pour moi ;
N’ayant droit qu’à mon lot, jeunes gens, je m’étonne
Que le reste n’en soit réclamé de personne. »

— « Moi, dit Crès, je suis brave à dompter les chevaux,
Seul je confie un char à des couples nouveaux
Que le fouet exaspère et qu’une ombre effarouche ;
Nul ne sait d’une main plus légère à la bouche
Contenir à la fois l’ardeur et l’exciter,
En côtoyant la borne à propos l’éviter,
Et faire bien tourner quatre étalons ensemble.
J’aime un ferme terrain qui résonne et qui tremble,
Et je n’irai jamais, au prix de trois cents bœufs,
M’embarrasser les pieds dans ce fumier bourbeux. »
Phémios dit : « Je reste et ne suis point un lâche,
Mais je n’ai pas le cœur à cette indigne tâche.
Les chiens tumultueux au plus profond des bois,
Sur la piste allongés, hurlant tous à la fois,
La trompe, l’arc vibrant, le poil où le sang coule,
Le sanglier lancé comme un rocher qui roule,
C’est mon plaisir ! Il vaut un périlleux labeur :
Souvent l’énorme bête, et je n’ai pas eu peur,
M’a fait, en s’acculant, sentir ses crocs d’ivoire.
Qu’un autre à se salir triomphe ! j’ai ma gloire. »
Alors Mégas : « Hercule, apprends-moi qui je crains.
D’un lutteur colossal je fais crier les reins ;
Mes bras en le serrant d’une immobile étreinte
L’étouffent, et sa chair garde ma forte empreinte ;

Je cours, je lance un disque aussi loin que je veux,
J’excelle au pugilat, je suis le roi des jeux ;
Mais depuis quand fait-on d’une étable un gymnase ? »
— « Pétrir la grasse argile, y façonner un vase
Dont la rondeur soit ample et le profil heureux ;
Ménager avec art les reliefs et les creux ;
Alentour enchaîner des nymphes par les danses,
Et courber savamment la spirale des anses :
Je ne sais rien de plus, je ne veux rien de plus ;
Les exploits me sont vains et les biens superflus :
J’aime. » Philée ainsi parla le quatrième.
— « Qui n’ose pas lutter avec le dégoût même
Connaît encor la crainte et n’est pas vraiment fort,
Dit Hercule ; pour moi, j’affronterai la mort,
Qu’on la nomme lion ou qu’on la nomme peste.
Chasseur, lutteur, restez ; dompteur de chevaux, reste ;
Et toi surtout demeure, ami des beaux contours,
Enfant qu’un peu de glaise amuse, aime toujours ;
Dans le temps de rapine et de meurtre où nous sommes,
Il en faut comme toi pour adoucir les hommes.
J’irai seul. » Il partit, laissant les orgueilleux
Lui lancer par dépit d’ironiques adieux ;
Et seul Philée en pleurs sentait pour tous la honte.
Le vieux roi, qui trouvait au dévoûment son compte,

Sourit : « Va, » lui dit-il. Et le long du chemin
Le peuple saluait l’aventurier divin.

Les étables dormaient dans l’imposant silence
Des choses que la mort détruit sans violence,
Et calmes poursuivaient au jour leur œuvre impur :
Tel un corps de Titan qui pourrit sous l’azur.
Hercule, mesurant à sa vigueur la peine,
Espérait en finir sur l’heure et d’une haleine :
La porte était fermée, il en tord les vieux fers,
Et dans le noir cloaque entre comme aux enfers.
Aussitôt l’araignée en son gîte surprise
Se sauve en l’aveuglant de son écharpe grise ;
Il descend jusqu’aux reins dans un marais profond,
Et se heurte la tête aux poutres du plafond ;
L’air plein d’acres odeurs le suffoque et l’oppresse ;
Des taureaux morts, croupis dans une ordure épaisse,
Encombrent le chemin, l’un sur l’autre couchés ;
Des reptiles luisants glissent effarouchés ;
Il sent sous ses talons fuir des vivants funèbres ;
Et la chauve-souris, prêtresse des ténèbres,
Sous le toit en criant trace de noirs éclairs ;
Les mouches au vol lourd qui rôdent sur les chairs
Font luire et palpiter l’or douteux de leurs ailes.

— Les horreurs de ce lieu lui devenaient mortelles.
Il chancela bientôt, et ses puissants poumons,
Faits à l’air pur et sain des forêts et des monts,
Se gonflaient, réclamant cet air avec des râles,
Et ses tempes battaient, ses lèvres étaient pâles :
« Je veux sortir d’ici ! » Mais il se sentit choir,
Et connut ce que c’est que de ne pas pouvoir
Quand on a dit : Je veux, « Il faut bien que je sorte,
« Je ne veux pas mourir… » Et jusques à la porte
Par, un effort suprême il parvint à tâtons :
« Air sacré, jour sacré, lorsque nous vous goûtons,
Nous ignorons, dit-il, quels bienfaiteurs vous êtes,
Gaîté des vagabonds et force des athlètes ! »
Il se leva, songeant comme il est doux de voir
Et doux de respirer ! et combien le devoir
Est dur, et qu’on n’a plus d’air ni de jour sans trouble
Quand on a préféré, devant le chemin double
Du facile bonheur et de l’âpre vertu,
L’étroit sentier qui monte et qui n’est point battu ;
Et que pourtant, s’il dût recommencer sa vie,
C’est le plus rude encor qui lui ferait envie !
Et, plein de ces pensers, comme il allait errant,
Il vit l’Alphée, un fleuve au rapide courant,
Une subite joie éclaira son visage :

Il rêva de cette onde un gigantesque usage,
Et, mesurant des yeux la courbe de son lit,
Sa profondeur, sa pente et sa force, il lui dit :
« Tu m’es, fleuve propice, envoyé par mon père.
Ces étables m’ont fait reculer, mais j’espère
Avec tes flots les vaincre en te prêtant mon bras ;
Viens, je vais t’y conduire et tu les balaîras. »

Il n’emprunta d’outils qu’à la forêt prochaine :
Avec un pieu taillé dans le plus dur d’un chêne
Dont le tronc dégrossi lui servait de maillet,
Comme un grand ciseleur le héros travaillait.
Sous la braise du ciel et les pieds dans la terre,
Il travaillait sans plainte, ouvrier solitaire,
Jusqu’à l’heure où, trahi du jour, mais non lassé,
Il dormait sous la lune au revers du fossé.
Bientôt dans la profonde et large déchirure
L’onde précipitée accourt, bondit, murmure,
Sur l’étable se rue et, grossissant toujours,
En fait sonner les toits de ses battements sourds ;
Les piliers sont rompus, et, pêle-mêle, en foule,
Taureaux, serpents, fumiers, soulevés par la houle,
Débouchent en formant de monstrueux îlots.
Alcide les reçoit, debout parmi les flots ;

De l’épaule, du dos, des mains et de la tête
Accélérant leur fuite, il aide la tempête.
Ah ! la vague sinistre aux gorges de Scylla
Hurle moins haut l’hiver que ce déluge-là,
Et les coques des nefs que froissent les tourmentes
S’entre-choquent moins fort que ces vastes charpentes.
La mer Ionienne, où roulent les débris,
Semble au loin toute noire à ses Tritons surpris ;
Et sur cette débâcle aux bienfaisants désastres
Se lèvent quatre fois et se couchent les astres.
Enfin l’eau sans effort lèche les noirs pavés,
Et les laisse en passant derrière elle lavés.

Alors, comme un vainqueur dans la ville en alarmes
Court annoncer la paix, tout en sang sous les armes,
Il ne secoua pas sa fange, et sans délais,
Suivi du peuple, en fête, alla droit au palais.
Ses cheveux dégouttaient sur son front et ses joues,
Et, dans sa joie, Alcide enveloppé de boues
Ressemblait, non moins beau mais plus terrible encor,
À l’ébauche d’un dieu de marbre noir et d’or.
Il parut ; la hauteur de ses regards farouches
Déconcerta le rire éveillé sur les bouches,
Car les fils d’Augias, de sa gloire envieux,

Raillant son front souillé rencontrèrent ses yeux,
Et le regard suffit au châtiment du rire.
« Tu seras, dit le roi, célébré par la lyre. »
Le sublime ouvrier lui demanda son prix,
Trois cents bœufs. Augias, d’un air simple et surpris :
« Je n’en dois pas trois cents. — Par les Dieux je l’atteste.
— De mes trois mille bœufs, c’est plus qu’il ne me reste.
— L’injustice m’émeut plus que la perte, ô roi !
— Ce que tu viens de faire était un jeu pour toi.
— Un jeu ! dispute-moi mon lucre et non ma gloire !
— Qu’avais-je donc promis ? — J’aiderai ta mémoire :
Un dixième des bœufs. — Mais lesquels ? — Ceux d’alors.
— Ceux d’aujourd’hui. — Tu mens ! — Paye-toi sur les morts. »
Le fils de Jupiter n’y put tenir : « Ah ! fourbe,
Je laverai du moins dans ton sang cette bourbe ;
Et vous tous qui trouvez mes labeurs si plaisants !
O lutteur, j’étouffais des lions à seize ans ;
Dompteur fier de courber les fronts de quatre bêtes,
Moi j’ai maîtrisé l’hydre aux innombrables têtes ;
Coureur, j’ai mieux que toi précipité mes pas,
La biche aux pieds d’airain ne me fatiguait pas ;
Chasseur, sans le secours de la flèche volante,
J’ai pris au poil du cou le monstre d’Érymanthe ;
Et, n’eussé-je purgé ni les monts ni les bois,

Je me croirais meilleur que vous tous à la fois,
Si, sur votre parole, au plus ignoble ouvrage
J’ai pour le bien d’un peuple exercé mon courage. »

Il dit, et, saisissant de son poing souverain
Par l’un des quatre pieds le lourd trône d’airain,
Le lança tournoyant comme un caillou de fronde
Sur le traître et ses fils ; et, justicier du monde,
Couronna le plus jeune, épris de l’art sacré,
Parce qu’au lieu de rire il avait admiré.
Il sortit du palais, rouge et plein de colère,
En criant : « Je suis las des peines sans salaire ! »
Et les femmes en foule avec des linges blancs
Essuyaient le limon qui coulait de ses flancs,
Les enfants s’attachaient à sa cuisse robuste,
Et les hommes serraient sa main puissante et juste.