Éditions Tallandier (p. 124-137).

VIII

les pauvres pendant la guerre


Le lendemain, elles étaient installées !

Le soir, au retour de l’usine, elles frappèrent chez Noémie, dont elles entendaient le pas lourd et traînant glisser sur les briques.

Elles ne reçurent aucune réponse.

Les pas, seulement, s’étaient arrêtés et la vieille écoutait.

— Elle nous boude.

— Elle se méfie de nous… Il va falloir gagner sa confiance…

Pendant une partie de la nuit, elles travaillèrent à chercher partout, dans la chambre, un recoin quelconque, inexploré encore, sous les briques, dans le fond d’un placard, derrière la plaque de la cheminée, où la vieille fille avait pu cacher la pochette de cuir, mais il leur fut bientôt évident qu’elles ne trouveraient rien. Du reste, leur conviction était absolue : Noémie possédait les papiers de Rolande. C’était là qu’il fallait chercher. C’était le siège de Noémie qu’il fallait faire. En cette même nuit, alors qu’elles venaient d’éteindre leur lampe à pétrole et de se mettre au lit, elles eurent l’impression, toutes deux ensemble, que quelqu’un, dans le couloir, les épiait, l’œil à la serrure. Elles avaient cru entendre un frôlement contre la porte, et même un soupir contenu… Rose-Lys se jeta à bas du lit, ouvrit précipitamment et regarda. Elle eut le temps d’apercevoir une ombre qui s’enfuyait… Donc, elles ne s’étaient pas trompées… Un espion était là… Pourquoi ? Simple curiosité ? Ou bien, intérêt mystérieux à les surveiller ?…

Noémie resta invisible pendant la première semaine.

Tous leurs efforts, toutes leurs avances furent inutiles… Une fois, elles la rencontrèrent chez la concierge et voulurent lui parler… La vieille les enveloppa de son regard défiant et ne leur répondit pas. Il était évident qu’elle s’inquiétait de voir ces jeunes filles auprès d’elle.

Comment forcer cette porte hermétiquement close ?

Mais lentement, jour par jour, détails par détails, elles apprenaient quelle était la vie de la pauvre femme.

On a écrit déjà l’histoire des nouveaux riches de cette guerre, de leur surprise, de leur orgueil, de leur infatuation et surtout de leurs ridicules.

On écrira l’histoire des nouveaux pauvres, réduits de l’aisance large et luxueuse à la gêne la plus étroite, presque à la misère, par ces cinq années pendant lesquelles, si des fortunes s’édifièrent, d’autres sombrèrent, plus nombreuses.

— Nous voulons, en quelques pages, montrer comment vécurent les pauvres, dont la vie était un problème avant la guerre, et devint un miracle durant cette détresse. Et toute la pitié des humbles qui s’entr’aidaient, et leur solidarité devant le malheur, la communauté de ces petits intérêts dont chacun avait sa part et à laquelle chacun apportait la réserve de charité spontanée et brusquement cordiale qui est si particulière au peuple de Paris. Monographie d’une vieille femme vivant des secours officiels et de quelques dons particuliers et qui pourrait être la biographie de milliers d’autres pauvresses résignées, essayant de vivre et tous les jours faisant des prodiges d’invention pour ne pas mourir. Qu’on excuse ces pages : c’est un peu de la vie de Paris en temps de guerre que nous allons décrire, de la vie qu’on ignore, et que nous avons observée de très près…

Et d’abord le décor :

Une chambre avec un cabinet noir, qui était la cuisine, plus semblable à un placard, et où quelqu’un de corpulent n’eût pu se tenir à l’aise. Un réchaud. Des casseroles.

Un lit, deux chaises, une table au milieu, une armoire, le tout en bois blanc. Dans la cheminée, un petit poêle. Sur la cheminée, une pendule de bronze doré représentant une bergère Watteau donnant, dans un geste de grâce mignarde, à manger à une chèvre dressée contre elle, pendule qui était la richesse de Noémie, pendule fétiche, qui datait de son mariage, et dont aucune misère n’avait pu la séparer.

Jadis il y avait eu d’autres meubles et même des bibelots, et des vases brillants, rutilants, gagnés au tourniquet dans les boutiques foraines, mais tout cela, peu à peu, avait pris le chemin des brocanteurs, tout cela avait été vendu ; le nécessaire seul restait. Une fenêtre prenait sa clarté sur une cour étroite, en bas de laquelle on entendait, du matin au soir, un matelassier, ses baguettes aux mains, battre ses matelas. Et cette chambre de misère honnête était d’une propreté méticuleuse, ratissée, frottée, sans une tache, aussi propre et aussi nette que la bonne femme qui l’habitait. Noémie avait été heureuse au temps où son mari était contremaître à la Raffinerie de la Route de la Révolte. Puis, l’homme fut malade, paralysé pendant vingt ans. Ce furent des soins constants. Elle travailla chez elle à des soutaches et gagna péniblement sa vie et celle du malade. Quand il mourut, elle était endettée. Depuis longtemps, elle avait quitté le coquet logement de Levallois pour l’avenue de Saint-Ouen. Et ce fut là que la vieillesse vint la surprendre, avec son cortège de tristesses, d’humiliations et d’infirmités. Elle avait besogné jusqu’aux derniers jours, et tant que ce fut possible. Les soutaches n’allaient plus. Elle essaya d’autres travaux, mais ses doigts s’engourdissaient, s’enflaient. Une maladie des os se déclarait. Les mains devenaient informes. Tous les ouvrages de couture lui furent interdits. Elle chercha. On lui offrit des ménages. Il fallut y renoncer. Elle cassait trop. Tout ce qu’elle touchait glissait entre les nodosités de ses doigts. Elle eut peur devant l’effroyable vie qui se préparait, un abîme noir, sans espérance et sans lumière… De pauvres gens s’intéressèrent à elle… Comme elle était très propre et très intelligente, avec un doux visage avenant, que rendaient plus doux encore ses cheveux blancs — dont elle était très fière — on lui procura une place d’ouvreuse au théâtre Montmartre. Le théâtre Montmartre, en ce temps-là, jouait encore le drame, et la clientèle était fidèle et nombreuse. Elle y resta trois ans. Elle vivait. Mais les rhumatismes gagnèrent les jambes. C’était à peine si elle pouvait faire quelques pas, et, le matin, c’était un vrai supplice que d’aller faire ses provisions au marché ou le long des éventaires des marchandes des quatre-saisons. Il lui devenait presque impossible de se tenir debout. Il fallut quitter le théâtre.

Cette fois, elle n’avait plus d’autre recours que la charité.

Elle venait d’avoir soixante-douze ans…

Elle pensa qu’on l’accueillerait sans doute dans un asile de vieillards, mais un reste de fierté se révoltait en elle. Puis, autre chose que de la fierté : de la douleur. À la pensée qu’elle allait devenir un numéro, un lit, et qu’elle n’aurait plus son chez elle, et ses pauvres meubles qui étaient bien pauvres, mais qui étaient à elle, et sa chère indépendance, elle pleurait. Elle préférait être un peu plus malheureuse parmi les objets qui lui rappelaient quarante années d’une vie de misères. Qu’on la blâme ou qu’on l’approuve, elle était ainsi.

Elle ne sollicita point d’aumônes, mais des cœurs pitoyables vinrent à elle.

Les locataires de la maison la connaissaient et l’aimaient. Il y avait, parmi ces locataires, deux femmes qui n’étaient guère plus riches que Noémie. Elles furent malades à tour de rôle, d’une mauvaise grippe, et ce fut Noémie qui les soigna.

Elle se priva de chauffage et leur porta son charbon : c’était l’hiver. Il faisait très froid. La nuit, pour avoir plus chaud dans sa chambre, dont les vitres de fenêtre étaient couvertes d’arabesques glacées, ou plutôt pour se donner l’illusion d’un peu de chaleur, elle plaçait sur son lit ses deux chaises et un vieux fauteuil de moleskine dont on lui avait fait cadeau, et qui pesaient sur ses jambes. La maladie d’une des deux femmes empira. C’était une des ouvreuses qu’elle avait connue à Montmartre. Noémie alla quêter au théâtre, revint avec quelques francs. Elle fut garde-malade, la nuit et le jour, administra les remèdes, fit le ménage et la toilette de son ancienne compagne, lui apporta son dernier sou, mangea du pain et but de l’eau, tant que dura la maladie. Et quand vint la mort, elle ne laissa à personne le soin des démarches suprêmes, comme des derniers apprêts, l’ensevelit, après lui avoir lavé les pieds « parce qu’elle ne voulait pas laisser aux croque-morts l’occasion de faire des plaisanteries ». Elle fut seule à suivre le cercueil, boitant et traînant la jambe, en s’appuyant sur un bâton…

Quand vint la guerre elle eut un frisson de peur et se dit :

— C’est la fin !

Alors, elle fit son bilan. Elle voulait « tenir » comme les autres. Elle ne pouvait compter sur une allocalion. Elle n’y avait aucun droit. Elle était seule, sans enfants, sans famille, seule comme les pierres du désert… L’Assistance publique lui allouait trente francs par mois. Une aide mensuelle qui lui venait d’une étrangère charitable lui apportait vingt francs de plus. L’Assistance augmenta sa pension de vingt francs. Elle disposait donc de soixante-dix francs… Il fallait vivre. Il fallait couper ses soixante-dix francs en toutes petites tartines qu’elle distribuerait, tantôt sur trente jours et tantôt, hélas ! sur trente et un !

Lorsque Pulchérie vint la retrouver, à l’automne de 1914, il y eut une embellie dans cette existence misérable : Pulchérie apportait un peu d’argent. Les deux femmes vécurent côte à côte. Puis, la bourse de la vieille fille se vida, malgré les économies. En outre, les premiers raids des zeppelins, en 1915, et bientôt après les bombardements par avions, affolèrent Pulchérie, qui fut atteinte de maladie nerveuse et dans l’incapacité absolue de tout travail. Elle n’eut plus, pour ne point mourir, que les secours distribués par l’État ou par les sociétés charitables aux réfugiés des pays occupés.

Ce fut alors, pour l’une et pour l’autre, la misère plus profonde que jamais, l’insondable néant, et le désespoir morne des jours et des nuits, dans la douleur sans remède.

Durant les mois qui précédèrent la mort de Pulchérie, voici quelle fût cette vie, parmi les prix exorbitants des denrées, les restrictions, les impossibilités et les longues, longues stations aux portes des épiceries et des fournisseurs et des marchands de bois et des marchands de charbon, sous la pluie, dans la fournaise de l’été ou le froid de l’hiver.

Elle payait pour sa chambre deux cents francs de loyer par an.

Pulchérie, pour la sienne, plus petite, avait payé cent cinquante francs.

Mais, au début de 1918, et pour leurs étrennes, le propriétaire doubla leurs loyers, d’un coup. Les larmes et les supplications n’y firent rien : elles étaient libres de partir. Par bonheur, les cœurs charitables qui, de loin en loin, apparaissaient dans ces misères, vinrent les soulager une fois de plus. Depuis six ans, le loyer de Noémie n’était pas à sa charge. Depuis la guerre, Pulchérie, non plus, n’avait pas eu à s’en soucier. La charité continua de prendre les loyers doublés à son compte.

Restait la nourriture. Quels problèmes d’épargne ingénieuse !…

Le matin, un peu de cacao à l’eau. Le dimanche, seulement, avec du lait… et aussi quand il arrivait une bonne, une très bonne nouvelle du front !… On la fêtait en gourmandes.

La plupart du temps, elles vivaient de lapin. Le lapin fut assez bon marché pendant la guerre. Noémie en achetait un entier et le faisait cuire d’un coup. Ensuite, après le premier repas et pour les autres, on le mangeait froid. Ainsi, on épargnait le charbon. Quand, vers les derniers vestiges des cuisses et des reins, on n’arrivait plus qu’à exciter seulement l’appétit sans le satisfaire, le repas s’achevait avec des trempettes de pain dans du vin fortement étendu d’eau et sucré, si l’on n’avait pas épuisé la provision de sucre.

Pour varier ce menu, les basses viandes suffisaient et donnaient des ragoûts.

Pas de beurre… un peu de cocose ou de végétaline… et lorsqu’on ne pouvait plus acheter de cocose et de végétaline, des pommes de terre à l’eau apparaissaient… ou rissolées au four… car Noémie était très difficile et ne se refusait rien… C’est ainsi que, trois fois par semaine, elle consentait à les manger germées ou avariées, parce qu’on les lui vendait au rabais et qu’elle y trouvait encore une économie… mais trois fois par semaine seulement… Les quatre autres jours, elle se régalait de pommes de terre saines…

La nourriture, ce n’était pas tout.

Pour équilibrer son budget de soixante-dix francs par mois, et celui de Pulchérie qui n’était pas plus riche, il lui fallait compter avec de menus frais… Ces menus frais, pour elle, étaient énormes… Chaque sou dépensé, une rognure de leur vie… un sacrifice… et, comme disent les soldats, un cran de plus à la ceinture.

Il y avait le blanchissage… Noémie lavait son linge et Pulchérie en faisait autant. Mais le gaz coûtait cher et le charbon était hors de prix. Puis, il y avait les draps qu’elles étaient bien obligées de porter à la blanchisseuse… Noémie les faisait durer tant qu’elle pouvait, tant qu’ils étaient propres, afin de reculer le plus loin possible cette dépense de trente-quatre sous de lessivage qu’on venait justement de porter à deux francs. Pour les garder propres, ou du moins pour sauver les apparences elle pliait les draps sur le lit en les bordant de certaine façon, changeant la pliure toutes les fois que la poussière s’y voyait. Ils n’étaient point partout d’une immaculée blancheur, mais ce qui en restait visible était intact et l’œil des voisines n’en pouvait être affecté… Ainsi, par ces soins ingénieux, elle retardait l’usure et la dépense du lessivage.

Elles s’éclairaient avec une lampe pigeon pour laquelle elles avaient confectionné des abat-jour. Du reste, quand la nuit venait, afin d’économiser lumière et charbon, elles se mettaient au lit, et c’était là qu’elles dînaient. Il n’y avait pas jusqu’aux allumettes soufrées à chaque bout, dont elles ne se servissent deux fois, rangeant précieusement dans une soucoupe, sur la cheminée, les bouts carbonisés. La concierge de la maison était d’une rigueur impitoyable pour la discipline des locataires et l’on savait que, justement à cause de cette sévérité, le propriétaire tenait à elle et l’estimait. Les pauvres femmes la redoutaient, tremblaient en passant devant la loge. Elles avaient toujours un sourire engageant et des paroles de politesse, avec des conseils tout prêts si la concierge paraissait souffrante. Mais leur politesse ne s’arrêtait pas là… De temps en temps, sous quelque prétexte, elles lui apportaient une friandise… Il ne fallait pas avoir l’air trop pauvres… n’est-ce pas ? Mais cette générosité, presque obligatoire, allongeait les dépenses… Quelle catastrophe, si le proprio, mal informé, ou prévenu par des racontars insidieux, leur eût donné congé !… Misère vagabonde, pour laquelle, en ce Paris surpeuplé, elles n’auraient point trouvé d’abri… et qu’il fallait éviter par quelque privation nouvelle, qu’elles gardaient secrète. D’autres dépenses s’y ajoutaient… C’était le charbonnier qui leur servait leur carte en gros morceaux de charbon, et ces gros morceaux, les pauvres mains ankylosées de Noémie n’arrivaient pas à les casser… Quelquefois, une voisine l’y aidait, mais pas toujours, et alors, lorsqu’elle s’adressait, pour ce service, à un étranger, c’était vingt sous qu’on lui demandait… De même, quand ses jambes étaient trop enflées et se refusaient à toute fatigue, il lui fallait bien payer, parfois, certaines courses dont elle ne pouvait se dispenser…

Enfin, à côté de ce qui était l’obligation de la vie de tous les jours, il fallait compter les dépenses somptuaires.

Noémie possédait une chatte, Grisette, pour laquelle elle avait une tendresse maniaque, compagne de sa pauvreté, confidente de ses souffrances. On la lui avait offerte deux ans avant la guerre. Elle avait eu la faiblesse de l’accepter. Avant la guerre, le boucher, la plupart du temps, lui donnait du mou, mais, depuis les années terribles, il le faisait payer.

Pour l’acheter, elle se privait un peu par ailleurs, et cultivait soigneusement certaines herbes dont Grisette était très friande. Cela ne coûte pas cher à nourrir, un chat, mais pourtant c’était quelques privations de plus. Oh ! les gens de la maison lui avaient maintes fois conseillé de s’en débarrasser. Parbleu ! Si elle avait voulu la vendre, Grisette était si grasse et si rondelette, au poil si luisant, qu’elle en eût facilement trouvé trois ou quatre francs. Mais à cette seule pensée de Grisette, la douce et ronronnante Grisette, servie sur quelque table en gibelotte, le cœur de la bonne vieille bondissait en palpitations qui la rendaient malade. Elle avait toujours eu la passion des bêtes et surtout des chats. Combien d’abandonnés avait-elle accueillis dans sa vie ! Combien de malades avait-elle guéris !… Pour elle-même, elle se préparait de quoi manger pendant plusieurs jours, afin de ne pas être forcée de sortir, mais quand il s’agissait de renouveler la provision de Grisette, malgré douleurs et rhumatismes, elle descendait les étages, clopinait jusqu’à l’étal du boucher et remontait en soufflant et geignant à chaque marche. En 1918, Grisette fut malade. Elle lui fit des pansements délicats, la sauva. Et enfin, comme elle-même était assaillie de mauvais pressentiments et qu’elle se croyait près de la mort, prise de pitié pour le sort de Grisette lorsque sa maîtresse ne serait plus là… elle avait préparé un panier, y avait joint une lettre avec ses instructions détaillées et deux francs enveloppés dans une enveloppe. Si elle mourait avant Grisette, elle demandait que la chatte fût conduite chez un vétérinaire, qui la tuerait sans la faire souffrir…

Venait aussi la part de l’illusion, de l’imagination, de l’oubli quotidien de trop de soucis et de calculs méticuleux, la part du rêve et du cerveau, dans ce terre-à-terre douloureux où les plus petites choses se déformaient et s’exaspéraient au niveau des plus gigantesques, où d’infimes détails prenaient des proportions de catastrophe… la part du roman et des belles histoires qui passionnent et des aventures qui font désirer chaque matin la venue du journal où elles étaient contées… Noémie achetait tous les jours le Petit Parisien, elle l’achetait tous les jours et le collectionnait… quand le Petit Parisien dut, comme toutes les autres feuilles, se vendre deux sous, ce fut pour la bonne femme une réelle tristesse et elle perdit un peu la tête. Elle n’avait pas la ressource de s’associer à Pulchérie qui ne lisait rien, mais elle finit par découvrir une locataire qui consentit à partager avec elle cette dépense… Mais la locataire désira conserver pour elle les collections et Noémie dut en passer par cet arbitraire qu’elle ne pardonna jamais…

Telle fut l’existence impitoyablement réglée de cette pauvresse.

Telle était l’existence de milliers et de milliers d’autres inconnues dans ce Paris de la guerre, pendant ces années d’angoisses et de tant de courage.

Telle est encore la vie de bien des pauvres vieilles, qui se débattent jusqu’au bout dans leur indépendance misérable, jusqu’à ce qu’un asile consente — et elles aussi — à les recueillir.

Mais comme si Noémie n’avait pas assez d’elle-même et de Pulchérie, et de Grisette et de son journal, il lui advint un surcroît de dépenses…

Ce cœur de brave femme était largement ouvert à toutes les charités.

Un soir, elle ramena chez elle un enfant de quatre ans qui pleurait sur un trottoir de l’avenue et qu’une réfugiée avait abandonné là, au soin du hasard… quelques jours après la grande poussée des Allemands sur Compiègne.

Noémie l’emmena chez elle : il lui restait un peu de lait concentré et de sucre ; elle lui fit une soupe et le mit dans son lit. Il dormit paisiblement jusqu’au lendemain sans se réveiller. Il était blond, joli et délicat. Seulement, il devait souffrir des yeux, car un large cercle rouge les entourait presque constamment, il les fermait ou ne les ouvrait qu’en clignotant. Cette aventure fut bientôt connue dans la maison et tous les habitants défilèrent dans la chambre de la vieille. Seulement, il paraissait évident qu’elle ne pouvait conserver sa trouvaille. Une bouche de plus à nourrir, c’était impossible… Mais dans ce cœur de femme qui n’avait pas été mère, un amour maternel se déclarait foudroyant. Et quand un locataire eut dit :

— Il faudrait le déclarer à l’Assistance.

Elle répliqua en tremblant :

— À moins qu’on ne le garde et si chacun voulait faire quelque chose ?…

D’abord, on se récria. La vie était trop chère. Mais il y avait là, pourtant, des ménages d’ouvriers, homme, femme et filles ; dont les salaires réunis montaient à quatre-vingts francs par jour. Ceux-là consentirent. L’exemple fut contagieux. Chacun donna, les uns quelques sous, les autres même une pièce blanche. Et le petit Armand resta l’enfant de tous, mais confié plus particulièrement à Noémie.

Comme ses yeux ne se guérissaient pas, on fit même venir un médecin.

Le médecin parut inquiet, fit une pressante recommandation :

— C’est une inflammation dangereuse… causée par les gaz avec lesquels l’enfant a dû être en contact sur le front… Un cas curieux… Je le suivrai de près… Ne vous alarmez pas… Pourtant, il ne faut pas que cet enfant pleure… vous m’entendez bien ? Je répète pour que cela vous entre dans l’oreille : il ne faut pas que l’enfant pleure ! Autrement, je ne répondrais plus de ses yeux et il pourrait devenir aveugle…

Noémie joignait les mains.

— Oh ! monsieur, il ne pleurera pas, je vous le jure… je ferai tout ce qu’il voudra.

— Quant à mes visites, n’en prenez pas souci, je ne vous les ferai pas payer.

Il n’y avait pas bien longtemps que l’enfant était là quand Pulchérie mourut.

Et lorsque, à leur entrée dans la maison, l’histoire fut contée à Rolande et à Rose-Lys, elles eurent la même pensée :

— Nous gagnons bien notre vie. Nous prendrons soin de lui comme les autres :

Cela faisait justement une raison de pénétrer chez Noémie. La vieille n’aurait plus, de cette façon, le droit de leur tenir la porte close… Et refuser le secours qu’elles apportaient pour le bien-être du petit, cela était impossible.

Aussitôt conçu, le projet fut exécuté.

Or, ce qui arriva fut très simple, très naturel, et on devait s’y attendre.

À peine Armand eut-il vu les jeunes filles, à peine l’eurent-elles caressé, dorloté, comblé de petits cadeaux et de friandises, qu’il ne pensa plus qu’à elles et se mit à les réclamer.

Il s’habitua à les voir le matin — quand elles venaient l’embrasser avant de partir pour la fabrique — et le soir lorsqu’elles rentraient. Le dimanche, elles l’emmenaient à la promenade.

Si par hasard elles tardaient, tout de suite il manifestait de l’inquiétude. On eût dit que le petit rusé, pour se faire obéir, avait compris la recommandation du docteur. Quand Rose-Lys et Rolande n’arrivaient pas assez vite, ses yeux s’emplissaient de larmes et alors, comme il ne fallait pas que l’enfant pleurât, Noémie se mettait à leur recherche et les lui amenait.

Cependant, la vieille restait défiante…

Entre elle et les jeunes filles, un mur s’élevait, impénétrable… Deux ou trois fois, elles avaient fait des allusions à Pulchérie et même, un jour, s’enhardissant, Rolande avait voulu laisser entendre, de nouveau, que Pulchérie avait reçu un dépôt sacré, qu’elle avait dû en prendre soin, et ne point mourir en l’emportant ; Noémie était impénétrable. En entendant ces paroles, son visage, soudain, changeait, devenait tout à la fois craintif et résolu. Et ses yeux, qui se détournaient ou se baissaient, n’osaient plus soutenir le regard suppliant, interrogateur des jeunes filles.

À chaque fois que de pareilles scènes se renouvelaient, la conviction entrait plus profondément dans leur cœur… Rolande ou Rose-Lys disait :

— Elle sait !… Pulchérie lui a tout confié !… Pourquoi s’obstine-t-elle à se taire ?