Les Écrivains/De Moïse à Loyola

E. Flammarion (Deuxième sériep. 130-137).


DE MOÏSE À LOYOLA


Un soir, au Casino de Génézareth-sur-Mer, nous étions, M. Joseph Reinach et moi, assis l’un près de l’autre — non point par hasard, mais par élection de sympathie — à la table des Petits Chevaux. M. Joseph Reinach gagnait beaucoup ; aussi était-il très aimable. Mais, je dois le dire, qu’il perdît ou qu’il gagnât, il se montrait toujours vis-à-vis de moi et, d’ailleurs, vis-à-vis de tout le monde, d’une inaltérable, empressée et charmante amabilité. Pas une seule fois je n’avais remarqué, en lui, ce ton tranchant, cette morgue, cette insolence combative qu’il avait à la Chambre, au temps de sa puissance ; pas une seule fois, non plus, il ne nous avait parlé de tuer ou d’emprisonner, ou de reléguer ses adversaires. Il semblait vraiment renoncer aux réquisitoires terribles, aux grandes et petites catilinaires, aux justes lois, aux permanentes guillotines. Je l’aimais infiniment. Et, dans tout Génézareth-sur-Mer, il n’y avait qu’un cri : « Quel charmant garçon ! » Oh ! sa conversation sur la plage, à l’heure du bain !… Il nous enchantait, nous enthousiasmait par son érudition littéraire, si vaste et toujours prête… avec quel art élégant et parfumé il savait remuer, attifer, pomponner les jolis souvenirs, sur les femmes et l’amour, au dix-huitième siècle !… Et quelle forte saveur — à la Plutarque, ma foi ! — dans les portraits qu’il nous traçait de Gambetta, inépuisablement !… Une matinée qu’il pleuvait, et que nous étions réunis chez lui, à regarder la mer, à regarder la pluie tomber sur la mer, il me donna, avec une bonne grâce parfaite, non moins qu’avec une évidente sincérité, la raison de cette transformation qui me ravissait.

— Vous comprenez bien, mon cher, me dit-il, je suis tenu à beaucoup de réserve, beaucoup de ménagements, beaucoup de souplesse morale… Je dois sourire à droite, à gauche, devant, derrière… Et la littérature m’est un merveilleux moyen de dépister la malignité des gens. Donc, tant que cette désastreuse affaire de Panama ne sera pas réglée et enterrée définitivement, je suis obligé d’être exclusivement anecdotique et littéraire !… Certes, en tout ceci, mes mains sont nettes… Je n’ai rien à craindre… et personne ne m’accuse !… Oui, mais c’est mon nom… mon sacré nom !… Ah ! si je pouvais en changer !… Ai-je de la déveine, moi si pur, de porter un nom aussi fâcheusement synonyme de celui que porta cet isthme maudit !… Quand on prononce quelque part : « Panama ! »… et Dieu sait !… immédiatement j’évoque ce nom fatal : « Reinach ! » comme, dans un autre genre, le nom de « Napoléon ! » après celui-là « Austerlitz ! ». Mais j’ai de la patience… La patience est le génie de ma race. J’attends que cette affaire-là soit liquidée et, en attendant, je me confine dans la littérature, dans l’histoire, et dans le charme de la tolérance universelle !… Après, nous verrons… nous verrons !… Car vous pensez bien, mon cher, que je n’ai pas fini de légiférer, et que j’en ai encore dans le ventre — ah ! que j’en ai encore dans le ventre — ah ! si j’en ai ! — de ces fameux réquisitoires, et de ces retentissantes justes lois !… Vous serez étonné le jour où je lâcherai tout cela sur la France !

— Dieu veuille que ce soit bientôt !… souhaitai-je… Car la littérature ne perdra rien en vous perdant… et la politique a rudement besoin de vous, mon cher Reinach…

— Je le sais ! fit-il simplement.

Et il me serra la main, heureux de sentir en moi la chaleur d’une vraie amitié, et que quelqu’un le comprît, dans la chrétienté !…

Or donc, le soir dont je parle, M. Joseph Reinach avait beaucoup gagné… Les billets bleus, les louis d’or, les blanches monnaies faisaient, devant lui, sur la table, une masse importante… Après un coup plus fructueux encore que les autres, il se leva.

— Il ne faut pas exaspérer la veine ! me dit-il… Partons !

Et, d’une main puissante, il ramassa son gain, qu’il mit, or, billets et monnaie, pêle-mêle, dans la poche de son smoking…

La nuit était douce. Je l’accompagnai jusque chez lui. Tout en cheminant :

— Vous avez, mon cher Reinach, gagné, ce soir, un gentil petit pécule.

— C’est vrai ! dit-il en secouant sa poche… Je gagne toujours !

— Eh bien… savez-vous ce que je ferais, moi, si j’étais à votre place ?

— Dites !…

— Je partirais tout de suite pour Jérusalem… je rebâtirais le Temple… je…

Mais il m’interrompit, très grave.

— J’y ai songé… autrefois !… C’était tentant !… Avec mon activité de touche à tout, mes manies organisatrices et légiférantes, et ce jacobinisme violemment persécuteur qui n’admet ni scrupules politiques, ni pitiés humaines… il est évident que je fusse arrivé très vite à quelque chose de prépondérant… d’autocratique même, si j’ose m’exprimer ainsi !

— Vous voyez !…

— Roi de Jérusalem, n’est-ce pas ?… C’est à quoi vous pensiez, je suis sûr ?…

— Parfaitement !

— Roi de Jérusalem !… Oui, je le crois aussi !… Et puis, après ?… Roi de Jérusalem !… Est-ce que cela ne vous fait pas, un peu, l’effet d’une royauté d’opérette ?…

Il n’attendit pas ma réponse, et, fermement, il déclara :

— Non, mon cher, non !… Et nous avons mieux, ici !…

Il me prit le bras affectueusement… Le ciel était tout mauve… Un chant très doux, très mol, montait de la mer invisible et calme… Et les sons de l’orchestre du Casino nous arrivaient, ténus, mourants, comme un chuchotis de voix lointaines, dans la forêt… Troublés par cette poésie nocturne, nous ralentîmes le pas…

— Nous avons mieux ici, répéta M. Joseph Reinach… Nous avons tout ici ! Pourquoi chercher ailleurs des aventures moindres et des situations diminuées ? ce serait duperie !… D’ailleurs, l’esprit de notre race est contraire à de tels sacrifices, à de telles abdications !… Voyons !.. Réfléchissez… Nous sommes fort bien pourvus, mon frère et moi… Et nous sommes très jeunes, encore !… Théodore occupe le château de Saint-Germain… C’est un personnage, désormais historique… Il succède à François Ier, à Henri IV, à Louis XIV !… Voilà qui n’est, certes, pas banal !… À notre époque, cela vaut mieux que de succéder à Salomon !… Et puis, on attendait, de lui, peut-être, qu’il refît l’Ecclésiaste ! Et Théodore ne sent pas en son âme, le pessimisme nécessaire à ce genre de littérature !… Quant à moi !… Eh ! mon Dieu !… je ne le dissimule pas… ma fortune subit, en ce moment, une éclipse… Mais les éclipses ne sont pas éternelles. Elles passent, l’astre demeure ; Astra manent… Et elles ont ceci d’admirable et de consolateur qu’elles semblent garder plus de lumière à l’astre qu’elles ont voilé un instant ! Or, je suis cet astre… et Panama cette éclipse !… Croyez que je rebrûlerai bientôt — et avec quelle plus intense clarté ! — dans le gâchis de notre firmament politique !…

J’étais ébranlé. L’heure se poursuivait, amollissante. Nul antisémitisme n’en dérangeait le cours paisible et captieux. Je sentais la nature elle-même harmonieuse à la volonté de mon ami. Triste et charmé tout ensemble, je murmurai :

— Vous avez peut-être raison, mon cher Reinach. Avouez pourtant que c’eût été un beau rêve !…

Plus tendre, plus fraternel de s’être confessé, il voulut me montrer toute son âme :

— Un beau rêve ! soupira-t-il. Eh bien, savez-vous à quoi j’ai rêvé ?… à quoi je rêve toujours ?… Le secret de la passion et de la force tenace que vous daignez admirer en moi, le savez-vous ?

— Parlez !… suppliai-je, ému.

Oh ! oui, ému ! Car la voix de M. Joseph Reinach avait, à cette seconde, quelque chose d’étrange qui me pénétrait… Et la nuit mauve… et la mer invisible… et l’orchestre lointain lui donnaient un mystère inexprimable. M. Reinach continua :

— Eh bien… j’ai rêvé… je rêve à être, dans un avenir prochain… oh ! plus prochain que vous ne pensez… Grand Inquisiteur de France !…

— C’est impossible, m’écriai-je… L’esprit de l’histoire…

— L’histoire n’a pas d’esprit, interrompit M. Reinach… C’est un vieux cheval aveugle… et qui tourne, tourne sans cesse en rond… et qui, toujours, toujours, repasse devant les mêmes choses, les mêmes bûchers… les mêmes révolutions !… Ce qui est a été déjà… Ce qui fut jadis sera encore !…

— Erreur !… L’humanité ne régresse pas… Elle marche de l’avant, sans s’arrêter…

— Enfant !… Voyez la Chine… le Yucatan… l’Égypte !…

— Déplacement, soit !… reculade, jamais !

— Circonférence !… conclut cet homme passionné qui, avec sa canne, traça un vaste cercle aérien, dans le mauve de la nuit !…

Je n’étais pas à bout d’objections.

— J’admets… concédai-je… Mais, Grand Inquisiteur de France !… Voyons, vous êtes juif, mon cher Reinach… Je ne vous le reproche pas… comprenez bien… Mais vous êtes juif !…

— Raison de plus !…

Et, très grand, très beau, sublime enfin, parmi les prestiges de la nuit, il ajouta :

— Joseph Reinach !… Grand Inquisiteur de France !… Comme cela sonne bien !… Et quelle revanche pour ma race !

Subjugué, je me tus. Nous étions d’ailleurs arrivés…

Tandis qu’il enfonçait la clef dans sa porte :

— Entre nous, tout cela, n’est-ce pas ?… me raconta ce séduisant ami… Car il ne faut point que ces choses soient dévoilées… encore !… J’ai besoin, durant des mois et des mois, peut-être, d’endormir mes ennemis… Mes ennemis, dormez !…

Je l’assurai de ma discrétion et que je ne les résilierais pas. Puis, l’ayant quitté, je rentrai par la falaise…

La nuit n’avait pas changé. C’était toujours la même nuit douce, lumineuse et sereinement mauve. Mais j’étais si troublé que je ne la reconnus pas. La lune qui, maintenant, descendait dans la mer, me fit l’effet d’une vieille lorgnette. Ah ! stupidité de l’image !… Pourquoi ?

1897.