Les Écrivains/Émile Hennequin

Les ÉcrivainsE. Flammarionpremière série (p. 117-126).


ÉMILE HENNEQUIN


C’est avec un sentiment de douleur profonde que j’écris ce nom en tête de cet article, car j’aimais Émile Hennequin comme un des meilleurs cœurs, je l’admirais comme une des plus belles intelligences de ce temps. On sait de quelle façon imprévue et tragique il est mort. Il était allé passer la journée à Samois chez M. Odilon Redon, le dessinateur psychique, un de ses plus chers compagnons. Il voulut se baigner, la fraîcheur de l’eau le saisit, une congestion pulmonaire subitement se déclara. Sans un cri, sans un geste, en une seconde, il s’affaissa foudroyé. Il fut enterré là par les soins pieux de ses amis. M. Élémir Bourges, M. Paul Margueritte, M. Odilon Redon, qui habitent Samois et qu’il était venu visiter. Émile Hennequin n’avait pas trente ans.

Il n’avait pas trente ans, et je connais peu d’hommes — même parmi les plus illustres — dont le savoir fût aussi vaste et dont l’esprit, hanté des plus hautes spéculations de l’entendement humain, fût aussi lumineux et puissant. Dompteur d’idées, historien impassible des arcanes de la vie, il était de la race intellectuelle des Spencer, des Bain, des Taine, supérieur en cela que chez lui, le savant n’avait point étouffé l’artiste ni le poète, au contraire. Je crois bien qu’il était — chose rare — arrivé à l’art par la science, car il n’y avait rien, dans le domaine de la pensée, de l’imagination, de l’activité cérébrale, dont il n’eût raisonné les origines, recherché les causes, pesé les analogies. Il était charmant, d’une physionomie curieusement affinée, suprêmement élégante, et comme voilée de mystère, avec des yeux profonds et doux, ivres et froids, perçants et candides, des yeux de voyant, caractéristiques de son particulier génie et de ses nobles qualités effectives. M. Stéphane Mallarmé m’a dit qu’il ressemblait beaucoup, par l’expression du visage et par l’habitude du corps, à Edgar Poë ; non point l’Edgar Poë tel que nous le restituent les gravures mensongères, mais tel que M. Mallarmé l’a connu : un homme d’une beauté étrange et d’une infinie séduction. Émile Hennequin, d’ailleurs, par la conformité de sa nature intellectuelle avec celle du célèbre écrivain américain, était irrésistiblement attiré vers ce grand poète métaphysique — le plus grand peut-être parmi les plus grands.

Il lui consacra une admirable étude plus complète de détails, plus harmonieuse de jugements, plus probante encore et plus expressive que celle de Baudelaire, et donna de quelques-uns de ses plus ignorés contes une traduction excellente qui fit la joie des lettrés. Sa mort est non seulement un épouvantable malheur pour sa famille, un cruel deuil pour ses amis ; elle est aussi une irréparable perte pour le monde intellectuel, car elle emporte, avec Émile Hennequin, l’œuvre merveilleuse que nous attendions de lui, l’œuvre à faire qui n’est pas faite et qu’il eût faite sûrement. Je sais qu’il est hardi et facile de poser de telles affirmations qui, malheureusement, restent sans réponse et presque sans témoignages écrits. Bien des gens seront tentés d’en sourire. J’en appelle à tous ceux qui l’ont approché, j’en appelle à M. Taine qui, du premier coup d’œil, avait deviné l’avenir en ce jeune homme, était allé spontanément vers lui, à M. Taine qui l’estimait à l’égal des grands esprits les plus fortement trempés de cette époque.

Pauvre cher Hennequin, avec quelle douloureuse et en même temps douce tristesse, je me rappelle nos causeries, vos causeries plutôt, car vous seul causiez et je vous écoutais. En vous écoutant, j’admirais l’énorme somme de vos connaissances, l’infinie diversité de vos observations, l’abondance, l’éclat, la hardiesse, de vos idées, et ce prodigieux labeur que vous aviez imposé à votre frêle et délicate jeunesse. Il me semblait, en ces moments, que mon intelligence s’élevait vers des mondes que je n’avais ni entrevus, ni soupçonnés, et dont vous m’ouvriez les horizons de lumière. Et devant la constatation de mon infériorité, non seulement je n’éprouvais pas d’amertume, c’était au contraire une reconnaissance pour tout ce que vous mettiez en moi de choses nouvelles et belles, de frissons inconnus, de résolutions enthousiastes, c’était surtout une fierté de vous aimer, et d’être aimé de vous… Et vos projets ?… Est-il possible que tout cela soit fini, et que vous soyez mort ?



Émile Hennequin meurt sans laisser l’œuvre magistrale et définitive qu’il rêvait, et pour l’accomplissement de laquelle, chaque jour, avec fièvre, avec passion, il amassait des matériaux, prodiges d’investigation scientifique, d’observation humaine et de sensations esthétiques. Toutefois, il laisse assez de belles études, les unes déjà publiées, les autres qui le seront bientôt par les soins de ses amis, pour justifier l’enthousiasme qu’il avait su exciter autour de lui et toutes les espérances — hier encore des certitudes — que nous fondions en lui et que son affreuse mort vient de briser. Ce sont de remarquables pages de critiques parues dans la Revue contemporaine de M. Édouard Rod, dans la Revue indépendante, dans la Nouvelle revue, où l’on était bien un peu surpris de voir ce fier et libre talent parmi les Tercy encombrants et les vagues Chantavoine. Elles étonnèrent d’abord, par leur ampleur et leur nouveauté, car elles ne relevaient d’aucune méthode connue, ou du moins, appliquée jusqu’ici.

Cette méthode, Émile Hennequin l’expliquait et la développait en un livre de doctrine qui paraissait quelques jours avant sa mort : La Critique scientifique, livre savant où l’on peut mesurer toute l’étendue de ce rare et haut esprit. « De son origine à son état actuel, écrit-il, la critique des œuvres d’art accuse dans son développement deux tendances divergentes, dont on peut constater aujourd’hui l’antagonisme. Il convient de ne plus confondre des travaux aussi différents que la chronique d’un journal sur le livre du jour, les notes bibliographiques d’une revue, les feuilletons qui racontent le Salon ou les pièces de la semaine, et certaines études, par exemple de M. Taine, un chapitre de Rood sur la peinture, les recherches de Posnett sur la littérature de clan, de Perker sur l’origine des sentiments que nous associons à certaines couleurs, de Reuton et de Bain sur les formes du style. Tandis que les écrits de la première sorte s’attachent, en effet, à critiquer, à juger, à prononcer catégoriquement sur la valeur de tel ou tel ouvrage, livre, drame, tableau, symphonie, ceux de la seconde poursuivent un tout autre but, tendant à déduire, des caractères particuliers de l’œuvre, soit certains principes d’esthétique, soit l’existence chez son auteur d’un certain mécanisme cérébral, soit une condition définie de l’ensemble social dans lequel elle est née, à expliquer par des lois historiques ou organiques les idées qu’elle exprime et les émotions qu’elle suscite.

« Rien de moins semblable que l’examen d’un poème en vue de le trouver bon ou mauvais, besogne presque judiciaire et communication confidentielle qui consiste, en beaucoup de périphrases, à porter des arrêts et à avouer des préférences, ou l’analyse de ce poème, en quête de renseignements esthétiques, psychologiques, sociologiques, travail de science pure, où l’on s’applique à démêler des causes sous des faits, des lois sous des phénomènes, étudiés sans partialité et sans choix. »

J’ai tenu à reproduire ce passage, inscrit en l’avant-propos de son ouvrage, parce qu’il résume la théorie d’Émile Hennequin en matière de critique, et qu’il définit clairement cette méthode hardie et vaste qu’il applique avec une facilité surprenante à l’étude d’hommes comme Victor Hugo, Wagner, Flaubert, Tolstoï, Dickens. Il avait donc élargi jusqu’à la science, reculé jusqu’à la création le champ rétréci de la critique, où ne poussent que les petites rancunes, les petites intrigues, les pires ignorances. Mais il est à craindre que ce bel exemple dont Hennequin avait été l’initiateur ne soit pas suivi. Les cerveaux et les caractères de cette trempe sont rares. Pour une semblable besogne, il faut une éducation philosophique, une force d’âme qu’il avait, lui, et qu’on n’est pas habitué à rencontrer chez nos critiques, lesquels, devant les hommes, valsent en habits légers de danseur, ou pataugent en lourds sabots de paysan.

Je ne puis me rappeler, sans un serrement de cœur, les confidences qu’Émile Hennequin me faisait parfois de ses projets. Il me disait qu’un écrivain ne devrait accomplir qu’une œuvre unique, concentrer en elle toutes ses forces, y consacrer toute sa vie, trop courte déjà, trop embarrassée par les difficultés ambiantes, pour qu’il fût possible de suivre plusieurs rêves ensemble. Et son rêve à lui était grandiose. Il embrassait le siècle tout entier. Hennequin voulait écrire l’histoire du dix-neuvième siècle, non point l’histoire telle que l’entendent les professeurs, bornée aux faits politiques, circonscrite aux évolutions militaires, mais l’histoire des cerveaux et des âmes, l’histoire des aspirations spirituelles et des conquêtes morales, personnifiées dans les hommes qui, depuis Napoléon jusqu’à Gambetta, représentent ce siècle, dans toutes les manifestations de l’esprit humain et les avancements de la marche sociale. Et je veux appliquer à cette œuvre, qu’il était de taille à mener glorieusement, pour laquelle il s’armait, se préparait chaque jour, ce que lui-même disait à propos de l’œuvre « idéale » dont il traçait à grands traits, dans son livre, la sublime esquisse. « La critique scientifique des œuvres d’art, par un système d’interprétation de signes que nous avons exposé, dresse en pleine lumière, des hommes formant l’une des deux phalanges qui résument en elles toute l’humanité, et la représentent. Si l’on conçoit la suite des sciences qui, prenant la matière organique à ses débuts, dans les cornues des chimistes ou l’abîme des mers, en conduisent l’étude à travers la série ascendante des plantes et des animaux jusqu’à l’homme, la décrivent et l’analysent dans son corps, ses os, ses muscles, ses humeurs, le dissèquent dans ses nerfs et son esprit ; si, abandonnant ici l’homme individu, on passe à la série des sciences qui étudient l’être social, de l’ethnographie à l’histoire, on verra que ces deux ordres de connaissances, les plus importantes, sans aucun doute et celles auxquelles s’attache l’intérêt le plus prochain, se terminent en un point où ils se joignent : dans la notion de l’individu social, dans la connaissance intégrale, biologique, psychologique de l’individu digne de marquer dans la société, constituant lui-même par ses adhérents et ses similaires, un groupe noble, propageant dans son ensemble particulier ou dans l’ensemble total, ces grandes séries d’admirations, d’entreprises, d’institutions communes, qui forment les États et agrègent l’humanité. »

Et plus loin :

« Dans l’ethnopsychologie des littérateurs, dans la physiologie biographique des héros, ces hommes sont mis debout, analysés et révélés par le dedans, décrits et montrés par le dehors, reproduits à la tête du mouvement social dont ils sont les chefs, érigés, avant leurs exemplaires, un et plusieurs, individus et foule, en des tableaux qui, basés sur une analyse scientifique nécessitant le recours à tout l’édifice des sciences vitales, et sur une synthèse qui suppose l’aide de toute la méthode historique et littéraire moderne, peuvent passer pour la condensation la plus haute de notions anthropologiques que l’on puisse accomplir aujourd’hui. »

Voilà ce qu’Émile Hennequin eût fait pour notre temps. Hélas, c’est la mort qui est venue.

Depuis trois ans, Hennequin collaborait au Temps. Il y rédigeait le bulletin politique, avec une rectitude de jugement, avec une connaissance approfondie de la politique européenne, qu’eussent enviées les meilleurs diplomates ; car ses aptitudes étaient universelles. Et combien de fois j’ai vu nos meilleurs hommes d’État s’inspirer de ses opinions. Dans ce milieu un peu froid, un peu guindé, si peu conforme à l’indépendance de son esprit et aux générosités de la nature, il avait pourtant conquis l’estime et le respect de tout le monde. Étant pauvre, il avait accepté cette situation avec joie, car elle le faisait vivre, lui et sa famille ; et puis, il y trouvait, au milieu des dépêches et des renseignements de toute nature, une mine d’observations sur les hommes et sur les faits pour l’œuvre à laquelle il allait vouer sa vie.

Hélas ! je dois toucher ici à un point délicat et douloureux.

Hennequin était pauvre, je l’ai dit. Pour vivre, il n’avait que sa situation au Temps. Et il laisse une jeune femme et une toute petite enfant d’un an dans la plus profonde détresse. Lui disparu, elles n’ont plus rien. C’est la misère complète, irrémédiable. Les amis du mort, comprenant, font le possible pour alléger cette infortune digne de tous les respects et de toutes les pitiés. Mais, le possible, ce n’est point assez. Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet ; et je serai bien heureux si, en constatant, sans y appuyer, l’affreuse situation de sa noble femme, horriblement frappée dans sa plus chère affection, dans ses plus chers espoirs et menacée dans sa vie, j’avais pu éveiller, dans une âme charitable, la pensée d’une bonne action et d’une aide urgente. Le monde des comédiens a été, jusqu’ici, presque le seul à bénéficier de la générosité publique. Il n’est pas possible que l’appel fait en faveur de la femme du plus digne des hommes, qui était en même temps le plus beau des talents, reste sans réponse.

Octave Mirbeau, Le Figaro, 27 juillet 1888