Les Écrevisses (1879)
JACQUES NORMAND
LES
ÉCREVISSES
FANTAISIE EN VERS
DITE PAR
M. C. COQUELIN, de la Comédie-Française
DESSINS DE
S. ARCOS
PARIS
TRESSE, ÉDITEUR
GALERIE DU THÉATRE-FRANÇAIS
PALAIS-ROYAL
—
1879
Tous droits réservés
À
MON AMI C. COQUELIN
LES ÉCREVISSES
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/b4/Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0001.png/200px-Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0001.png)
Trente-neuf ans, fortune ronde,
Célibataire et bon garçon,
Depuis qu’on m’avait mis au monde
J’habitais à Pont-à-Mousson.
Jamais — de mes destins propices
Poursuivant le cours régulier —
Je n’avais mangé d’écrevisses
En cabinet particulier.
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Fidèle à ma ville natale,
Je n’attachais que peu de prix
Aux plaisirs de la capitale…
Je ne connaissais pas Paris.
De ce foyer de tous les vices
Je savais — détail familier ! —
Qu’on y mangeait des écrevisses
En cabinet particulier.
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Avez-vous connu Véronique ?…
Ma tante ?… Non ?… — Ça ne fait rien !
Me trouvant son parent unique
Quand elle mourut, j’eus son bien.
Je dus, pour certains bénéfices,
Gagner Paris, comme héritier…
Et je songeais aux écrevisses
En cabinet particulier.
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Cependant, réglant mes affaires,
Je refis vite mon paquet,
Car Paris ne me plaisait guères
Et Pont-à-Mousson me manquait.
J’allais partir plein de délices,
Quand j’eus le désir singulier
D’aller manger des écrevisses
En cabinet particulier.
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C’était ma dernière soirée.
Quand vers six heures moins le quart
— Heure à mon dîner consacrée —
Je descendis au boulevard :
De Brébant, lieu des plus propices,
Je gravis le large escalier…
Et commandai des écrevisses
En cabinet particulier.
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/50/Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0006.png/400px-Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0006.png)
Nous avions un salon praline…
Je dis nous, car bien vous pensez
Que seul, j’eusse fait triste mine
Vis-à-vis de mes crustacés.
Une enfant blonde, aux cheveux lisses,
Daignait m’avoir pour cavalier…
Et partageait mes écrevisses
En cabinet particulier.
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/50/Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0006.png/400px-Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0006.png)
Que vous dirai-je ?… Elle était belle !
Nos cœurs battaient à l’unisson….
« Ah ! si tu m’aimes, me dit-elle,
« Ne va plus à Pont-à-Mousson ! »
Je dus céder à ses caprices :
Le lendemain, pour varier…
Nous remangions des écrevisses
En cabinet particulier.
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/03/Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0008.png/300px-Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0008.png)
Dès lors un tourbillon m’entraîne…
Par l’engrenage je suis pris…
Deux jours, trois jours, une semaine,
Six mois… et je reste à Paris.
Je glissais dans des précipices,
Cherchant en vain à m’enrayer…
Il me fallait des écrevisses
En cabinet particulier !
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/0d/Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0009.png/400px-Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0009.png)
Le tête-à-tête obligatoire
Pas une fois ne fut banni :
Mais — brune ou blonde, blanche ou noire —
Il se changeait à l’infini.
Seul, présidant aux sacrifices,
Le menu restait régulier…
C’étaient toujours des écrevisses
En cabinet particulier !
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Oh ! ces femmes étaient divines !
Des mains ! des dents !… un sans-façon !
Et des œillades assassines
À troubler tout Pont-à-Mousson !
J’aurais voulu que tu les visses,
Saint Antoine, sans sourciller…
Croquant leurs pattes d’écrevisses
En cabinet particulier !
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/2/25/Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0011.png/400px-Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0011.png)
Mais hélas !… Au bout d’une année
Je vis — sans être encore lassé ! —
Qu’en ma course désordonnée
Tout mon avoir était passé !
Plus rien !… Rentes et bénéfices,
Véronique… et mon mobilier…
Absorbés par les écrevisses
En cabinet particulier !
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/50/Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0012.png/350px-Normand_-_Les_%C3%89crevisses%2C_1879%2C_illustration_-_0012.png)
Mais je suis d’une rude étoffe !
Et, guéri par cette leçon,
— Trop tard, hélas ! — en philosophe
Je revins à Pont-à-Mousson.
Pour expier mes anciens vices
J’y suis devenu marguillier…
Ne mangez jamais d’écrevisses
En cabinet particulier !