Les Écoles de déclamation à Rome

Les Écoles de déclamation à Rome
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 481-508).
LES ÉCOLES DE DÉCLAMATION
Á ROME

Un de nos jeunes professeurs, M. Henri Bornecque, maître de conférences à l’Université de Lille, vient de nous donner une traduction du livre de Sénèque le Père sur la déclamation. Ce livre, malgré l’intérêt qu’il présente, est peu connu du public. Il n’a pas été traduit en français depuis 1663, où on l’avait fort mal traduit, et je ne crois pas qu’il en existe une seule version dans aucune des langues étrangères. C’est qu’en effet la tache est difficile et bien faite pour effrayer les plus intrépides traducteurs. M. Bornecque a eu le courage de l’entreprendre, et l’Académie française a jugé qu’il y avait réussi en lui accordant la part la plus importante du prix Jules Janin. Il lui a fallu s’occuper d’abord du texte de son auteur, qui était fort altéré dans les manuscrits. Il a profité des corrections qu’on y a faites en Allemagne dans ces dernières années, et il y ajoute les siennes. Il a mis en un français clair ce latin obscur et heurté ; il a complété son travail par des notes courtes, nettes, pleines d’informations précises, enfin il a rendu Sénèque lisible pour nous, ce qui est un grand service. Il semble, lorsqu’on l’aborde, qu’on va seulement satisfaire une curiosité, et il se trouve, quand on la fini, qu’on a résolu quelques-unes des questions les plus délicates de l’histoire des lettres antiques. Rien ne sera, je crois, plus facile que de le montrer. [1]


I

Renan, en recevant M. de Lesseps à l’Académie française, lui disait : « Vous avez horreur de la rhétorique, et vous avez bien raison, c’est, avec la politique, la seule erreur des Grecs. Après avoir fait des chefs-d’œuvre, ils crurent pouvoir donner des règles pour en faire : erreur profonde ! Il n’y a pas d’art de parler, pas plus qu’il n’y a d’art d’écrire. Bien parler, c’est penser tout haut. Le succès oratoire et littéraire n’a jamais qu’une cause, l’absolue sincérité. »

Renan se trompe : il y a un art de parler et il y a un art d’écrire. Sans doute, qu’on parle ou qu’on écrive, il faut être sincère ; on ne doit jamais dire que ce qu’on pense, mais le penser et le dire ne sont pas la même chose. L’expérience prouve, au contraire, qu’il est très rare qu’on arrive du premier coup à exprimer exactement ce qu’on pense, comme on le pense et comme on le sent. Tantôt la parole est trop faible pour rendre la pensée, et tantôt elle la dépasse dans l’effort qu’elle fait pour l’atteindre. Il est sûr que la sincérité, la conviction, servent beaucoup celui qui parle, mais elles ne lui suffisent pas. S’il ne s’agissait que d’être convaincu qu’on a raison pour faire partager son opinion aux autres, les plaideurs n’auraient pas besoin de se munir d’un avocat ; ils plaideraient leur cause mieux que personne. On a tant abusé de la rhétorique qu’il est naturel qu’on s’en défie, mais elle n’est pas condamnée à être nécessairement un art de mensonge. Il y a aussi un art de dire la vérité qui la rend plus persuasive, et cet art s’enseigne comme tous les autres.

Les Grecs le savaient bien, et c’est pour cela qu’ils inventèrent la rhétorique. Comment elle naquit chez eux, à quelle époque, sous quelle forme et le caractère qu’elle y a pris dès l’origine, c’est une étude très curieuse et qui peut aider à nous les faire bien connaître ; mais je n’ai pas à m’en occuper ici[2]. Je me bornerai à parler de Rome. A Rome, ainsi que dans toutes les cités libres, la parole avait une grande importance. Ce n’était pas, au moins dans les premiers temps, un divertissement de lettré ; on ne parlait pas pour parler, on parlait pour agir (agere causam, actio). Comme on avait peu de souci de la forme, on ne prenait pas la peine d’écrire les discours d’avance pour les répéter de mémoire. Même au temps de Cicéron, on fut surpris qu’Hortensius l’eût fait quand il défendit Messalla. L’affaire finie, on ne s’en occupait plus, et ce n’est qu’assez tard qu’on eut l’idée de récrire le discours après qu’il avait été prononcé, soit pour l’instruction de ceux qui ne l’avaient pas entendu, soit pour en conserver le souvenir à la postérité.

Il n’était pourtant pas possible qu’avec le temps on ne fût pas amené à faire quelques réflexions et quelques observations à propos des merveilleux effets qu’on voyait produire à la parole dans les assemblées publiques. D’abord on s’apercevait bien qu’en général les orateurs ne réussissent pas tout de suite et que plusieurs, dont les débuts avaient été fort médiocres, arrivaient plus tard à se faire écouter et applaudir. On en conclut naturellement qu’un certain apprentissage n’était pas inutile, qu’on se forme à la parole comme au reste, et probablement par les mêmes moyens, c’est-à-dire par l’exemple et la pratique. On imagina donc un genre d’éducation particulière à l’usage de ceux qui se destinaient à la vie politique. Tacite nous dit que le jeune homme qui voulait apprendre à parler, quand il avait fini ses premières études, était conduit par son père ou l’un de ses proches chez un orateur célèbre, qu’il fréquentait sa maison, qu’il raccompagnait hors de chez lui, qu’il l’écoutait lorsqu’il parlait au peuple ou devant les juges, « apprenant ainsi la guerre sur le champ de bataille, » ce qui lui paraît bien meilleur que d’aller s’enfermer dans les écoles de rhétorique. Plus tard, quand les jeunes gens, formés à cette discipline, étaient devenus des orateurs à leur tour, qu’ils défendaient leurs cliens en justice, qu’ils parlaient au Forum et au Sénat, d’autres réflexions devaient leur venir à la pensée. Ils n’avaient pas de peine à s’apercevoir qu’il y avait certaines façons de prendre le public et de l’amener à son sentiment, et quand la situation leur paraissait semblable, ils n’hésitaient pas. à se servir de celles qui leur avaient une fois réussi. Il n’y a donc pas d’orateur qui n’ait ses procédés, c’est-à-dire sa rhétorique, seulement dans les époques primitives chacun a la sienne, qu’il n’a pas apprise à l’école, qu’il s’est faite à lui-même, pour son usage particulier. Caton, qui devait avoir en ce genre plus d’expérience que personne, ayant été si souvent accusateur et accusé, eut l’idée de communiquer aux autres les observations qu’il avait faites pour son compte. Cet homme singulier, qui s’était fait le défenseur acharné du passé, était en réalité un novateur et, par moment, devançait l’avenir. On pourrait presque dire que ce paysan avait un tempérament d’homme de lettres et de journaliste. Rien ne lui plaisait comme de s’adresser au public, et de même qu’il lui avait fait confidence de son hygiène et de sa médecine, il lui fit connaître aussi sa rhétorique. De ce petit livre, le premier qui ait été composé en latin sur ce sujet, il ne nous reste que deux phrases, mais, selon le mot d’un commentateur, ce sont deux phrases divines. La première est la célèbre définition de l’orateur que toute l’antiquité a répétée, vir bonus dicendi peritus ; l’autre n’est pas moins belle ni moins profonde, et elle a inspiré Boileau et Fénelon : « Concevez bien votre sujet, dit-il, les paroles suivront, rem tene, verba sequentur. »

Vers le même temps, comme les rapports devenaient plus étroits entre Rome et la Grèce, les Romains commencèrent à connaître la rhétorique et les rhéteurs grecs. Il est probable que ce sont les Gracques qui les ont introduits à Rome : comme ils s’adressaient aux passions populaires, ils devaient être à l’affût de tout ce qui pouvait donner plus de puissance à l’éloquence. Tiberius avait été élevé par Diophane de Mitylène, et on reprochait à Caïus d’avoir recours au talent et aux conseils de Ménélas de Marathus et de quelques autres. Tant que les rhéteurs grecs se tinrent dans la maison des grands seigneurs, il n’y avait guère moyen de les y poursuivre. Mais quand ils voulurent s’établir dans la ville et y ouvrir des écoles, on le leur défendit. Une première fois, ils furent brutalement expulsés en compagnie des philosophes. Soixante-dix ans plus tard, un édit un peu moins rigoureux fut promulgué par les censeurs, Licinius Crassus et Domitius Ahenobarbus, deux très importans personnages, pour les empêcher d’enseigner la rhétorique en latin. Mais toutes ces résistances furent vaines. Rien ne rebutait ces « petits Grecs » qui revenaient sans bruit et plus nombreux, après qu’on les avait mis à la porte. On n’eut jamais raison de leur souplesse et de leur ténacité. C’est justement de cet édit des censeurs que date le triomphe définitif de la rhétorique. Jusqu’à l’époque de Sylla, les maîtres étaient tous des affranchis et des étrangers, « en sorte, dit un auteur, qu’il semblait honteux d’enseigner ce qu’il était honorable d’apprendre. » À ce moment, un Romain, un chevalier, Plotius Gallus, ouvre une école et y professe en latin, quoiqu’on vînt précisément de le défendre. Les élèves affluent à cette école, et ils y viennent surtout pour s’exercer à « déclamer, » c’est-à-dire à traiter des sujets qui sont semblables aux causes véritables telles qu’on les plaide devant les tribunaux. Dès le premier jour, la « déclamation » obtient à Rome le plus grand succès[3]. Même hors de l’école elle est à la mode et les plus grands personnages ne dédaignent pas de la pratiquer. Quand Pompée apprend que César se prépare à l’attaquer, il se remet à déclamer chez lui, pour se préparer à la lutte, comme si la bataille devait se livrer dans le Sénat. On jugea dans la suite qu’il eût mieux fait de rassembler des légions. Au retour de Pharsale, Cicéron, qui n’avait plus rien à faire, réunit chez lui quelques officiers de César, Hirtius, Dolabella, que la guerre avait distraits de l’éloquence et qui voulaient se rattraper. « C’étaient, disait-il, ses grands écoliers, » et il les faisait déclamer sous sa direction. Cicéron a toujours aimé les jeunes gens, même quand ils avaient les défauts de la jeunesse, et il ne demandait pas mieux que d’oublier son âge avec eux. Ceux-ci, qui avaient à prendre leur revanche des fatigues de la guerre, menaient une joyeuse vie. Cicéron ne se faisait pas trop prier pour prendre part à leurs plaisirs. « Je leur enseigne l’art de bien parler, disait-il, eux sont mes maîtres dans l’art de bien dîner. »

C’est alors, vers la fin de la République et au commencement du règne d’Auguste, que la déclamation a pris, à Rome, l’importance qu’elle a gardée jusqu’aux derniers jours de l’Empire.


II

Voilà donc la rhétorique installée à Rome : elle s’y est très vite acclimatée. Les Romains ne sont pas des inventeurs : ils ont pris toute leur littérature à la Grèce ; mais ce qu’ils imitent, ils le tournent à leur usage et y mettent leur empreinte. Ils ont donc conservé en tout une certaine originalité, puisqu’ils n’ont jamais cessé d’être eux-mêmes. — Comment y sont-ils arrivés dans l’enseignement de l’éloquence ?

L’art de parler peut s’enseigner de deux façons : par la théorie et par la pratique Les Grecs semblent avoir préféré la théorie. Tournés surtout vers la spéculation, cherchant toujours la raison des choses, plus pour la chercher que pour la savoir, ils ont fait de la rhétorique une science compliquée, touffue, savante, qui contient beaucoup d’observations ingénieuses et profondes, mais aussi des subtilités, des parties oiseuses, où des questions sont posées, discutées, qu’il importe peu de résoudre. Cette science, les Romains ne l’ont pas négligée. Elle a été étudiée chez eux par des maîtres éminens, Cicéron, Quintilien, et beaucoup d’autres dont les ouvrages sont perdus. Cependant ils la jugent quelquefois avec sévérité. L’auteur de la Rhétorique à Herennius, qui se pique d’être un patriote zélé, y trouve beaucoup d’inutilités et de bavardages, et le dit sans ménagement. Quintilien, avec plus d’égards, l’insinue aussi, quand, après avoir respectueusement reproduit les divisions, subdivisions, définitions des rhéteurs grecs, le bon sens romain reprenant le dessus, il demande pardon au lecteur « d’avoir été plus verbeux qu’il n’était nécessaire. » On voit donc que, tout en donnant une grande place à l’enseignement doctrinaires maîtres romains ne s’en dissimulent pas les défauts ; ils pensent que ce qu’il y a de plus efficace pour habituer les jeunes gens à la parole, c’est de les faire parler, et tout le monde le pense comme eux. Dès le début, la popularité va aux exercices pratiques. Ceux qui les premiers ouvrent des écoles donnent à traiter à leurs élèves ce qu’ils appellent des thèses, c’est-à-dire des questions générales, comme celle-ci : vaut-il mieux se marier ou rester garçon ? lequel est préférable de vivre aux champs ou à la ville ? doit-on prendre part aux affaires publiques ou ne s’occuper que des siennes ? Peu après, les thèses sont remplacées par des causes, ce qui signifiait sans doute que les sujets qui étaient traités à l’école devaient ressembler aux procès qui se plaidaient devant les juges ; puis, tout d’un coup, il n’est plus question de thèses ni de causes, on nous parle de suasoriæ, de controversiæ', et l’exercice scolaire par lequel on habitue les enfans à parler prend le nom de declamatio, qui, dans ce sens, est nouveau. Si l’on a éprouvé le besoin de changer le nom, c’est probablement que la chose aussi a été changée, mais personne ne nous dit en quoi le changement a consisté et il nous est impossible de le savoir avec certitude[4]. Nous pouvons seulement soupçonner qu’il dut avoir une certaine importance et qu’il était de nature à contenter tout à fait le public, puisque le succès en fut si rapide et si complet.

Les pères de famille et les jeunes gens surtout en étaient charmés. Ce que nous dit Quintilien des pères de cette époque montre qu’ils ressemblaient beaucoup à ceux d’aujourd’hui. Ils avaient une très haute opinion de leurs enfans ; ils trouvaient de l’esprit à toutes leurs saillies, ils répétaient leurs bons mots, ils admiraient leur bavardage ; et, comme ils ne se lassaient pas de les écouter, ils voulaient que le maître leur donnât l’occasion de se faire entendre. Ils exigeaient donc qu’on les fit déclamer le plus souvent possible et ne trouvaient d’intérêt qu’aux séances où leur fils prenait la parole ; le reste leur était indifférent. C’est ainsi que les déclamations finirent sans doute par absorber presque tout le temps des élèves à l’école.

Quand l’élève arrive chez le rhéteur, vers treize ou quatorze ans, il sort des mains du grammairien, qui lui a enseigné tant bien que mal tout ce qu’on apprend chez nous jusqu’à la fin de la classe de seconde. On l’a même préparé, pendant les derniers temps, à l’enseignement que le rhéteur va lui donner et qu’on regarde comme le couronnement des études. Il attend avec impatience qu’on le mette véritablement à la rhétorique, et surtout qu’on le fasse déclamer. Songez que, le jour où il prendra part à cet exercice, il va devenir, au lieu d’un élève, un personnage qu’on écoute et qu’on applaudit. Au milieu de l’émotion du jeune auditoire, le maître donne le sujet de la déclamation ; puis, après l’avoir énoncé, il l’explique. Il montre quel en est le caractère, de quels développemens il est susceptible, s’il faut mettre les personnages eux-mêmes en scène et supposer qu’ils défendent leurs intérêts, ou s’il convient mieux de les tenir éloignés et de leur donner un avocat ; il indique les dangers qu’il faut éviter et les principaux argumens dont on peut se servir. Cette partie préliminaire qu’on appelle sermo, est le véritable enseignement du professeur, et Quintilien exige qu’il y donne beaucoup d’importance. Alors le rôle de l’élève commence. Il compose sa déclamation, il l’écrit, puis la lit devant le maître, qui la corrige phrase par phrase. Cela fait, il l’apprend par cœur et la récite avec les intonations et les gestes qu’on lui a enseignés. C’est donc deux fois de suite qu’il la répète devant le maître et les camarades, une fois assis, l’autre debout ; Juvénal a quelque raison de dire que ce régime auquel on soumet la classe est bien fait pour la dégoûter de l’éloquence[5]. Mais on se garde d’en rien laisser voir ; ce serait manquer grossièrement à la politesse, au savoir-vivre, à ce qu’on appelle avec un peu d’exagération l’humanitas, que de ne pas admirer un orateur qui débute. D’ailleurs ces jeunes gens savent bien que la complaisance est réciproque, et que celui qu’ils applaudissent leur rendra, quand ils déclameront à leur tour, ce qu’ils ont fait pour lui. Aussi, à la première phrase un peu brillante que leur camarade prononce, le jeune auditoire se lève ; on quitte sa place, on trépigne, on hurle, c’est un délire. Qu’on se figure ce que ces scènes pouvaient être dans ces classes agitées, bruyantes, qui comptaient quelquefois deux cents écoliers. Le débutant en sort enivré d’orgueil, et lorsque à son retour chez lui il a reçu les félicitations de sa famille émue, il peut croire qu’il est déjà un Cicéron.

Tout n’est pas fini ; après le triomphe de l’écolier, vient celui du maître. Il fait emporter le pupitre derrière lequel il parle ordinairement, il se dresse dans sa chaire, et, reprenant le sujet que les élèves viennent de traiter, il en donne le corrigé. C’est une fête pour la classe de l’entendre, et elle y prend un plaisir si vif qu’elle se demande si ce n’est pas véritablement un crime d’empêcher les autres d’en jouir. C’est ainsi que dut venir l’idée d’ouvrir les portes de l’école le jour où le rhéteur devait parler et de laisser entrer ceux qui voulaient l’entendre.

On y vint en foule. La société de ce temps, plus éprise que jamais des lettres et un peu désoccupée de la politique, trouvait dans ces solennités littéraires une distraction dont elle avait besoin. Les plus illustres orateurs, Messalla, Pollion, l’empereur lui-même, avec ses grands ministres, Agrippa et Mécène, les encourageaient par leur présence. L’Ecole était pleine le jour où un maître célèbre, Porcius Latro, Albucius Silus, Gallio, devait prendre la parole. Les pensées ingénieuses, les phrases à effet, les images inattendues, les cliquetis de mots, toutes ces fleurs artificielles dont ils paraient leurs discours étaient accueillies par des cris d’enthousiasme. Le lendemain, dans les sociétés mondaines et lettrées de Rome, il n’était pas question d’autre chose. Les opinions étaient souvent fort partagées ; il y avait des rivaux jaloux qui se moquaient sans pitié des expressions dont l’orateur s’était servi, et qu’on avait applaudies la veille. D’autres, plus audacieux encore, osaient reprendre le sujet qu’il avait traité, pour montrer qu’ils avaient plus de talent que lui. Les admirateurs, au contraire, ne tarissaient pas d’éloges. Ils répétaient les beaux endroits qu’ils avaient retenus et dont, à l’occasion, ils se servaient pour leur compte. Cependant, malgré le bruit que faisaient ces déclamations au moment où l’on venait de les entendre, il était à craindre qu’il n’en restât rien dans la suite. Elles devaient être souvent improvisées. D’autres fois les orateurs, selon le mot de Latro, les écrivaient dans leur tête, mais aucun d’eux ne songea jamais à les publier. C’est ainsi que tous ces rhéteurs, qui étaient après tout des gens de talent et qui eurent, à leur époque, tant de renommée, risquaient beaucoup de périr tout entiers, et en effet on nous dit, quelques années après leur mort, qu’on ne possédait rien d’eux qui fût authentique.

Si pourtant nous avons conservé des renseignemens sur eux et quelques débris de leurs discours, nous le devons à un hasard qu’il ne sera pas inutile de raconter.


III

Vers la fin du règne de Tibère, la famille des Annæi Senecæ tenait un rang important dans la société romaine. On sait qu’elle était espagnole de naissance et originaire de Cordoue. Le père était venu à Rome encore jeune, et probablement pour suivre les leçons des rhéteurs renommés ; il y retourna quand il eut des enfans et voulut s’occuper de leur éducation et de leur fortune ; vers la fin de sa vie, il parait s’y être fixé. C’était un homme intelligent, sensé, très ami des lettres et passionnément Romain, malgré son origine provinciale. Cependant il était bien de son pays ; le tempérament espagnol, que nous retrouvons chez son fils le philosophe, et encore plus chez l’auteur de la Pharsale, son petit-fils, se trahit chez lui par des brusqueries, des exagérations, des partis pris, des violences. Il est probable qu’il avait pour ses amis une très vive affection, mais il est certain qu’il détestait énergiquement ses ennemis. Il traite fort mal ceux qui ne sont pas de son sentiment ; il les appelle sans marchander des sots et des fous, et il trouve « qu’on devrait venger le bon sens sur leur dos, à coups de bâton. »

Dans sa famille, il ne devait pas être toujours commode. Il entendait que sa femme Helvia vécût à la manière des matrones de l’ancien temps ; il la confinait dans les soins du ménage et ne voulut pas permettre qu’elle se donnât un vernis de littérature et de philosophie, comme le faisaient tant d’autres femmes du monde. Il aimait beaucoup ses trois fils, auxquels il avait fait donner une brillante éducation, et qui furent tous des gens très distingués ; il était fier d’eux et, comme tout le monde, les croyait réservés à un grand avenir, ce qui ne l’empêche pas de leur parler quelquefois avec rudesse. On voit bien qu’entre eux et lui il devait y avoir un désaccord. Les fils voulaient être de leur temps. Ils ne condamnaient pas sans réserve les façons nouvelles de parler et d’écrire ; ils ne tenaient pas les yeux obstinément fixés sur le passé, ils avaient confiance en l’avenir, ils pensaient que l’humanité devait se perfectionner avec l’âge : l’un d’eux n’est-il pas le premier des philosophes anciens qui ait formulé d’une manière précise la théorie du progrès ? Le vieillard, au contraire, était morose, découragé ; il proclamait que tout allait plus mal qu’autrefois, et que « c’est une loi fatale, immuable, que les choses humaines parvenues au faîte retombent au plus bas degré plus vite qu’elles n’étaient montées. » Il est permis de croire qu’entre des gens qui professaient des opinions si opposées, les discussions devaient être assez fréquentes. Pour convaincre ses fils, le père s’étendait en éloges du passé, et, parmi les comparaisons qu’il en faisait avec le présent, il rappelait sans doute que cette époque fut la plus brillante de la déclamation romaine ; il parlait de ces grands rhéteurs dont on ne savait plus que le nom, il citait les plus beaux passages de leurs discours qu’il avait retenus et qui n’existaient plus que dans sa tête. Depuis qu’il les avait entendus, plus d’un demi-siècle s’était écoulé, mais il ne les avait pas oubliés. Dans un temps où l’on avait fait de la mémoire un art qui s’enseignait dans les écoles, celle de Sénèque tenait du prodige. « Il retenait deux mille noms et les redisait dans l’ordre où on les avait énoncés. Il répétait plus de deux cents vers qu’il venait d’entendre, en commençant par le dernier. » Ses enfans, qui prenaient grand plaisir à l’écouter, lui demandèrent de recueillir tous ces souvenirs pour les empêcher de se perdre. Il ne se fit pas trop prier, car, comme il l’avoue de bonne grâce, « il ne lui déplaisait pas de redevenir jeune un moment et de retourner à l’école. » C’est ainsi que fut composé le livre intéressant où revivent pour nous les rhéteurs du premier siècle.

Il ne contient pas d’eux des discours entiers : la mémoire de Sénèque, si merveilleuse qu’elle fût, n’aurait pas probablement suffi à les retenir dans leur ensemble. Il s’est contenté d’en citer des phrases, des passages et quelquefois des développemens entiers qui l’avaient frappé. Le titre que l’ouvrage porte dans les manuscrits (Oratorum et rhetorum sententiæ divisiones, colores) indique ce que l’auteur a voulu faire. Il a tenu d’abord à reproduire les pensées brillantes (sententiæ) pour lesquelles on avait un goût si décidé : c’était alors ce qu’on applaudissait le plus et ce qu’on oubliait le moins. Le plan du discours (divisio) avait aussi beaucoup d’importance ; on cherchait à y mettre le plus de finesse et de subtilité possible ; Fénelon reproche le même défaut aux prédicateurs de son temps. La signification du mot colores est plus étendue, et il est plus difficile de la préciser. D’une manière générale, il signifie la façon dont l’orateur comprend la cause qu’il va plaider et le tour qu’il lui donne, sa manière de présenter les événemens, l’attitude qu’il attribue aux personnages. Un père se plaint que son fils refuse de le nourrir et il le traduit devant les tribunaux, mais doit-il y paraître irrité, menaçant, armé de la loi et demandant qu’elle soit rigoureusement appliquée, ou triste, gémissant, honteux d’être réduit à cette extrémité de traîner son enfant en justice ? entre ces deux couleurs on peut choisir. Quelquefois le mot a une signification plus nette encore, il s’applique à un incident qu’on invente pour donner plus d’intérêt à la cause ou la rendre plus facile à défendre. Un père qui est convaincu qu’un de ses fils a voulu l’assassiner ordonne à l’autre de le mettre à mort. Celui-ci hésite et se contente de jeter son frère dans une barque et de l’abandonner aux flots. Plus tard, quand il est poursuivi par le père pour crime de désobéissance, il raconte, pour se justifier, que lorsqu’il traînait le malheureux vers la mer pour l’y précipiter, il a passé par hasard près du tombeau de sa mère et qu’il a cru entendre en sortir une voix qui lui défendait d’obéir. Voilà une couleur tout à fait dramatique et qui prête aux plus grands effets. On n’a pas de peine à comprendre l’importance que les couleurs ont prise dans l’école ; elles étaient un élément de nouveauté et d’originalité qui rajeunissait les sujets usés. Les jeunes imaginations s’y donnaient carrière, et elles fournissaient aux gens d’esprit l’occasion de se faire tout de suite reconnaître et applaudir : d’une couleur nouvelle et heureuse Rome s’entretenait toute une journée.

L’ouvrage de Sénèque contient dix livres de controversiæ, c’est-à-dire de causes civiles, semblables à celles qui se plaidaient devant les juges, et des suasoriæ, dont le sujet était emprunté à l’histoire, et qui ressemblaient aux discours français et latins qui se donnaient et se donnent encore quelquefois dans nos classes de rhétorique[6]. Une partie de l’œuvre est malheureusement perdue, mais ce que nous en avons conservé suffit pour nous donner une idée du reste.


IV

C’était la controverse qui, dans les écoles anciennes, intéressait le plus les élèves et les maîtres, et la raison en est facile à trouver. L’antiquité a toujours préféré l’éloquence judiciaire aux autres. D’ailleurs tous ceux qui suivaient les cours des rhéteurs étaient appelés à plaider un jour devant les tribunaux, tandis que fort peu d’entre eux arrivaient à entrer au Sénat ; il était donc naturel qu’on les exerçât surtout à ce qu’ils devaient faire. L’idée dut même venir d’abord, pour moins s’éloigner de la réalité, de reprendre à l’école les causes plaidées devant les juges, quand elles avaient fait du bruit et qu’elles prêtaient à de beaux mouvemens oratoires. Au moment où Rome était toute occupée du procès de Milon, Brutus imagina de refaire le plaidoyer que Cicéron venait de prononcer pour le défendre, et qui ne l’avait pas sauvé ; seulement il le prit sur un ton bien différent. Cicéron s’était efforcé de prouver que Milon n’était pas l’agresseur ; Brutus, au contraire, avoue sans détour qu’il avait attendu Clodius sur la route pour le tuer et il le félicite d’avoir eu le courage de délivrer la république d’un de ses plus mortels ennemis. Ceux qu’il réunit ce jour-là, pour entendre sa controverse, purent, dans le déclamateur, deviner le futur meurtrier du tyran. Au commencement du règne de Néron, il se passa une aventure tragique, que Tacite a racontée. Un tribun du peuple, Octavius Sagitta, était l’amant d’une femme mariée, qui s’appelait Pontia. Il l’avait décidée à se séparer de son mari et lui avait fait promettre de l’épouser ; mais, une fois libre, Pontia hésitait, par l’espérance d’un mariage plus riche, et même elle finit par reprendre sa parole. « Octavius désespéré se plaint, menace, invoque sa réputation perdue, sa fortune épuisée. Toujours repoussé, il demande pour consolation une dernière nuit dont les douceurs lui rendront l’empire sur ses sens. La nuit est fixée, Octavius y vient avec un fer sous sa toge. On sait tout ce qu’inspirent la colère et l’amour, querelles, prières, reproches, raccommodement ; le plaisir eut aussi dans les ténèbres ses momens privilégiés. Tout à coup, saisi d’une fureur à laquelle Pontia ne s’attendait pas, Octavius la perce de son poignard. La suivante de Pontia accourt, il l’écarte d’un second coup, et s’élance hors de la chambre[7]. » Sagitta ne fut pas poursuivi tout de suite : il était magistrat et inviolable ; mais à sa sortie de charge, le Sénat le condamna à l’exil. On pense bien que l’affaire était très discutée à Rome, que les uns y prenaient parti pour l’assassin, les autres pour la victime. Le jeune Lucain, qui n’avait pas encore vingt ans, mais qui était déjà célèbre et qui ne manquait aucune occasion d’éveiller sur lui l’attention publique, traita, dans quelque auditorium, ce sujet qui passionnait Rome, et, pour se faire des partisans des deux côtés, il plaida successivement le pour et le contre.

Mais il n’était pas possible que l’école, en quête de sujets de déclamation, se contentât de reprendre les causes réelles. Les grands procès, comme ceux de Milon et de Sagitta, les procès dramatiques qui excitent la curiosité générale, ne sont pas communs. Ce qui est l’ordinaire devant les tribunaux, ce sont les discussions juridiques à propos d’intérêts privés et souvent mesquins, les affaires de vente, de propriété, d’héritage, etc. On ne pouvait guère espérer que l’imagination des jeunes gens s’enflammerait pour ce qu’on appelait dédaigneusement des causes de gouttière et de mur mitoyen. Il fallait leur trouver autre chose, et, puisque la réalité ne le fournissait pas, on était bien forcé de l’inventer. L’invention est rendue plus facile par les libertés qu’on laisse à l’inventeur ; on a grand soin de ne lui imposer aucune gêne. Une affaire civile suppose toujours une loi que le tribunal doit appliquer : c’est la condition même du procès, et les procès fictifs qu’on imagine dans l’école ne peuvent pas plus s’en dispenser que les autres ; aussi toutes les controverses du recueil de Sénèque sont-elles précédées d’un article de loi qui va servir de thème à la discussion. Mais d’ordinaire cet article ne se retrouve textuellement ni dans les codes romains, ni dans ceux de la Grèce. C’est une législation de fantaisie qui est presque partout invoquée[8], et même quand le fond en est exact, il est rare qu’on n’y ajoute pas des détails qui le dénaturent. C’est aussi dans un monde de fantaisie que les déclamateurs font vivre leurs personnages. Est-on dans la Grèce ? est-on à Rome ? à quelle époque se passent les faits qu’on va discuter ? Il est difficile de le dire. Nous voyons qu’il y est question partout de la piraterie, qui n’existe plus dans le monde romain depuis Pompée. Le tyran aussi y joue un grand rôle, un tyran de petite ville, comme il a dû s’en trouver en Grèce, à l’époque de Pisistrate, mais qu’a supprimé partout le régime municipal sous lequel vit l’empire. On en a fait un type d’homme abominable, un monstre qui pille, qui viole, qui torture, qui tue, qui vit dans sa citadelle, entouré de ses satellites, tandis qu’à côté de lui, dans l’ombre, le tyrannicide le guette, attendant l’occasion de mériter la fameuse récompense sur laquelle, à l’école, on discutera sans fin, quand le coup sera fait. Ce sont si bien l’un et l’autre des personnages de convention que le tyran véritable, celui qui siège au Palatin, ne prend pas pour lui d’ordinaire les injures qu’on dit à celui de l’école, et qu’il laisse « la foule des élèves l’égorger en chœur dans les classes[9] » sans avoir l’air d’en prendre aucun souci.

Il semble que, dans ces conditions, l’imagination des maîtres étant laissée libre d’inventer les sujets qu’ils veulent et comme ils le veulent, ils allaient en produire sans cesse de nouveaux qui ne se ressembleraient pas entre eux ; il n’en est rien. Ceux qu’on donne aux écoliers sont toujours les mêmes. On y retombe toujours sur les mêmes incidens et les mêmes personnages. Pour ne pas en être trop étonnés, rappelons-nous combien est pauvre le fond sur lequel vit le théâtre depuis qu’il existe, et qu’il n’arrive guère à se rajeunir que par le dehors et les détails. S’il est vrai, comme il le prétend, qu’il soit l’image de la vie, il faut croire que la vie, qui lui fournit si peu de situations et de caractères, doit être d’une désolante uniformité ; et comme on voit que les déclamateurs, qui se sont moins asservis à la réalité et se livrent davantage à leur imagination, n’ont pas mieux réussi que les auteurs dramatiques à varier les sujets qu’ils traitent, on peut en conclure que l’esprit humain n’est pas plus fécond et plus riche quand il se permet d’inventer ce qu’il veut que lors qu’il se contente de copier ce qu’il voit.

Le moyen qu’on emploie d’ordinaire à l’école pour donner un peu de nouveauté aux sujets vieillis, c’est de les combiner ensemble. On va prendre dans l’un quelques incidens qu’on introduit dans celui qu’on veut enrichir. Quelquefois on y mêle des personnages qui n’y figuraient pas d’abord, surtout des pirates ou des tyrans, les personnages chéris des déclamateurs. Souvent on se contente de quelques légères modifications qui, sans en altérer le fond, en renouvellent un peu l’apparence. Ce procédé est visible dans une des déclamations qui paraît avoir eu le plus de succès dans les écoles, celle de la jeune fille enlevée. On imagine une loi qui n’a jamais existé nulle part. Elle ordonne que lorsqu’une jeune fille a été enlevée, elle a le droit de choisir entre deux satisfactions, ou bien son ravisseur sera mis à mort, ou il l’épousera sans dot. Rien ne paraît d’abord plus simple, et l’on ne voit pas d’où un procès peut naître. Cependant il peut arriver que, si la jeune fille se décide pour le mariage, son père n’y veuille pas consentir ; il en a le droit, et alors il faut plaider. Il se peut aussi, ce qui est beaucoup plus surprenant, mais non tout à fait impossible, que ce soit le père du coupable qui refuse et qui aime mieux voir son fils mort que marié ; en ce cas, il ne reste d’autre ressource que de l’accuser de folie. Mais voici une conception plus extraordinaire : on suppose que, dans la même nuit, le jeune homme ait enlevé deux jeunes filles, et que l’une demande sa mort, tandis que l’autre consent à l’épouser. La situation devient fort embarrassante ; mais elle a l’avantage d’être, pour les orateurs, une occasion de traits spirituels et de phrases piquantes ; on se doute bien qu’ils ne manquent pas de la saisir. L’un d’eux imagine que, si la nuit avait duré, il en aurait sans doute enlevé une troisième. Aussitôt un autre de dire : « Je vous félicite, jeunes filles, que le jour n’ait pas tardé à paraître. » Celui-ci s’adresse à la femme qui s’est résignée au mariage, pour lui faire changer d’avis : « Regarde, lui dit-il, qui tu vas épouser ; c’est un homme qui ne se contente pas d’une femme. » — « Même pour une nuit, » ajoute un autre. — C’est un véritable assaut d’esprit.


V

Cette façon de compliquer les sujets, d’y ajouter des incidens disparates et bizarres sous prétexte d’en renouveler l’intérêt, a pour effet de les rendre de plus en plus invraisemblables. Il en résulte qu’ils deviennent différens des causes que ces jeunes gens auront à plaider dans la suite et que par conséquent l’école se trouve ne plus les préparer d’une façon directe pour la profession à laquelle ils se destinent. Ce reproche est celui qu’on lui a fait le plus souvent, et les rhéteurs semblent prouver, par leur exemple, qu’on a bien raison de le lui faire. Quand une circonstance les amène à paraître devant un tribunal civil, ils y échouent honteusement. Porcius Latro, un jour qu’il lui fallut s’adresser à des juges véritables, qui siégeaient en plein air, perdit la tête, et l’on fut obligé de le ramener dans une basilique fermée pour qu’il pût achever sa plaidoirie. La mésaventure d’Albucius Silus fut encore plus plaisante II plaidait dans son pays, à Milan, devant les centumvirs, et, oubliant qu’il n’avait plus affaire à des auditeurs bienveillans, auxquels on fait tout accepter, il pensa qu’il réduirait son adversaire au silence en employant une de ces belles couleurs qui soulevaient les clameurs à l’école. « Ne veux-tu pas, lui dit-il, que nous terminions d’un coup le débat par un serment ? Eh bien ! jure ; mais je vais te dicter la formule : jure par les cendres de ton père que tu n’as pas enseveli, jure par sa mémoire… » et il acheva la tirade. — « A merveille, répond l’avocat de la partie adverse, mon client va jurer. » — Albucius se récrie : « Je n’ai pas déféré le serment, j’ai fait une figure. » Malheureusement les juges sont pressés d’en finir et le client de jurer. « Mais alors, disait piteusement Albucius, c’est la mort des figures de rhétorique. » — « Soit, reprit l’autre ; on pourra bien vivre sans elles. »

Il est très surprenant que ce reproche qu’on faisait aux écoles de déclamation, et qu’elles méritaient, de ne pas préparer directement la jeunesse à ce qu’elle devait faire un jour, ne les ait pas empêchées d’obtenir un si grand succès. Je crois que la raison en doit être cherchée dans les circonstances politiques. La parole ne pouvait pas garder sous l’empire la place qu’elle occupait du temps de la république. Tacite dit quelque part « qu’Auguste avait pacifié l’éloquence comme tout le reste. » Cette expression est de nature à nous causer quelque inquiétude. Elle rappelle une autre phrase célèbre où il fait dire à un ennemi des Romains que, « lorsqu’ils n’ont plus rien laissé dans un pays, ils se vantent d’y avoir établi la paix : ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. » C’eût été en effet un moyen commode et sûr, pour prévenir les excès de la parole, d’empêcher tout le monde de parler. Cependant Auguste ne l’a pas employé. On ne peut pas prétendre que l’empire ait été tout à fait un régime de silence. On continuait à parler au Sénat, dans les tribunaux civils et criminels, dans les salles de lectures publiques ; il semble même que le prestige de l’éloquence n’ait subi aucune atteinte ; elle est toujours pour Quintilien le premier des arts, presque le seul, et l’éloge qu’en fait Aper dans le Dialogue des orateurs est plus exagéré, plus dithyrambique que celui de Cicéron, dans le De oratore. Il est sûr pourtant qu’elle n’a plus la même puissance qu’autrefois ; elle a cessé de s’adresser directement au peuple, ce qui faisait sa force sous la république. Il n’y a plus d’assemblées populaires, et l’empereur est le seul qui, dans quelques occasions solennelles, monte à la vieille tribune que décoraient les rostres des vaisseaux d’Antium. Au Sénat, où se décident encore de grandes affaires, la parole n’est pas libre ; on ne dit jamais toute sa pensée, et l’on est souvent forcé de dire le contraire de ce qu’on pense. Il est donc devenu moins nécessaire qu’autrefois d’exercer les jeunes gens à un art qui a perdu de son importance. Et pourtant on les y exerce toujours, peut-être même avec plus de passion qu’auparavant. Jamais les leçons des rhéteurs n’ont été plus suivies, ni leurs écoles aussi peuplées. Seulement la déclamation, qui notait d’abord qu’un moyen, tend de plus en plus à devenir son propre but ; on déclamait pour apprendre à parler, on déclame pour déclamer. Mais en même temps, on s’aperçoit qu’en elle-même, et en dehors de la facilité qu’elle donne pour la parole, la déclamation n’est pas un exercice inutile. Elle est faite pour former des orateurs et il se trouve qu’elle profite à d’autres. Pour convaincre quelqu’un et l’amener à son opinion, il faut savoir trouver des idées, en apprécier la valeur, les ranger dans l’ordre le plus logique, les exposer de la façon la plus persuasive, les exprimer dans les termes les plus clairs, ce qui ne constitue pas seulement l’art de parler, mais aussi celui d’écrire ; et l’art d’écrire peut-il se séparer de l’art de penser ? Voilà ce qui s’enseigne véritablement dans les écoles, quoiqu’on ait l’air de n’y travailler que pour l’éloquence, et c’est vraisemblablement pour cette raison que le mot eloquentia a pris alors une signification plus étendue et s’applique à toute la littérature.

Les rhéteurs en avaient bien le sentiment. Sénèque disait de l’éloquence comme on l’enseignait dans les écoles, c’est-à-dire par la déclamation, qu’elle conduit à tout et fournit des armes à ceux-là mêmes qu’elle ne forme pas pour elle, instruit etiam quos non sibi exercet : c’est la vérité. Pratiquée d’une manière plus large, plus intelligente, avec un goût plus sûr, la déclamation pouvait, selon le mot de Sénèque, « conduire à tout ; » elle apprenait à écrire et à penser, autant qu’à parler. Les pères de famille de cette époque n’en demandaient pas tant. Quand ils envoyaient leurs fils à l’école, ils n’avaient qu’une intention, ils demandaient aux maîtres d’en faire de beaux parleurs et les maîtres, je n’en doute pas, ne songeaient qu’à les satisfaire. C’est un peu malgré eux, sans le vouloir, peut-être sans le savoir, par l’effet des circonstances et la pente naturelle de la déclamation, qu’ils ont laissé leurs exercices prendre un caractère différent de celui qu’avait la parole dans les tribunaux et qu’ils encouraient le reproche de ne pas préparer uniquement leurs élèves à ce qui devait être leur métier. Ce reproche leur était sensible. Ils auraient pu, ils auraient dû peut-être l’accepter franchement ; ils pouvaient répondre, pour se défendre, que, si l’éducation qu’ils donnaient n’était pas strictement professionnelle, il y avait néanmoins un grand profita tirer d’une éducation générale, qui exerce l’esprit et le rend capable de tout ; au contraire, ils s’obstinaient à tenir les yeux fixés sur le Forum et à ne vouloir s’inspirer que de ce qu’on y faisait : c’était une fascination ; d’autant plus qu’ils étaient pleins d’orgueil, qu’il leur répugnait de passer pour des maîtres d’école et qu’ils ne voulaient être que des orateurs : Albucius Silus, pour ne pas sembler un pédant, a soin de glisser, dans ses déclamations, des termes vulgaires. Porcius Latro refuse d’écouter les controverses des élèves, il se borne à déclamer lui-même en leur présence, disant « qu’il n’est pas un professeur, mais un modèle ; » aussi n’appelle-t-on pas ceux qui se pressent autour de lui ses disciples, mais ses auditeurs. Je crois bien qu’une partie des défauts qui ont fait à ces rhéteurs une si mauvaise réputation, doit venir de là ; si, par le choix de leurs sujets, ils s’éloignent de ceux qui se traitent dans les tribunaux, ils cherchent à s’en rapprocher par la manière dont ils les traitent. C’est le souci qu’ils avaient, malgré tout, de paraître « des gens du Forum, forenses[10], » qui trop souvent les amène à reproduire, en les exagérant, les procédés des avocats de leur époque.

Quand plus tard, après dix siècles, la Renaissance revint aux exercices scolaires de l’antiquité, qu’on rétablit, dans les classes, le discours, qui remplaçait la déclamation, les conditions étaient changées ; l’école n’avait plus avec le barreau les mêmes attaches ; il ne s’agissait plus, comme autrefois, d’y faire uniquement des orateurs, on visait plus haut : dans l’enfant on voulait former l’homme, et il semblait que, pour lui faire un jugement droit, un esprit orné et nourri, une âme libérale, ces vieux exercices, pratiqués d’une autre façon et dans un esprit différent, pouvaient rendre de grands services[11]. Au lieu de borner leur efficacité à un métier particulier, comme faisait l’antiquité, on s’en servit pour créer cette éducation générale, qui précède l’instruction professionnelle et prépare à la recevoir avec profit. C’est celle qu’ont adoptée, depuis la Renaissance, toutes les nations du monde civilisé, et comme nous avons vu que le principe même et l’origine de cette éducation se trouvent déjà dans les écoles romaines, il m’a paru que c’était une raison suffisante de les étudier.


VI

Il y en a d’autres assurément ; et, par exemple, on s’aperçoit vite, quand on lit l’ouvrage de Sénèque, qu’il contient des renseignemens curieux sur la société de cette époque, qui est le siècle d’Auguste ; et, comme on les trouverait difficilement ailleurs, il ne faut pas les laisser perdre.

Le sujet des controverses était pris généralement dans la vie privée. La peine que se donnent les maîtres pour les rendre plus intéressantes ou les rajeunir quand elles ont vieilli, ce que les élèves y ajoutent par les couleurs qu’ils se permettent d’inventer finissait par leur donner un caractère très romanesque, et ce caractère est un des motifs du succès qu’elles ont obtenu. Le roman est à peu près absent de la littérature latine, ce qui ne veut pas dire que le romanesque n’eut aucune place dans l’imagination des Romains, au moins quand ils étaient jeunes. Ils devaient en avoir le goût comme tout le monde, et la déclamation leur plaisait, parce qu’elle leur donnait un moyen de le satisfaire. L’absence du roman est fâcheuse pour ceux qui aujourd’hui veulent connaître les détails de la vie intérieure au premier siècle de notre ère, d’autant plus que le théâtre nous manque aussi pour cette époque. Il faut y suppléer comme on peut et aller prendre chez les déclamateurs ce qu’ils en disent, en se souvenant que ce sont des gens qui exagèrent volontiers, et qu’on doit user avec précaution de leur témoignage.

Dans le tableau qu’ils nous présentent de la vie de famille, il y a un personnage qui ne paraît guère, c’est la jeune fille. Il est vrai qu’en réalité elle y tenait assez peu de place. Nous avons pourtant, dans le recueil de Sénèque, une controverse qui roule entièrement sur elle, et il est intéressant de voir le rôle qu’on lui fait jouer. Voici, en quelques mots, le sujet de la controverse. Un jeune homme a été pris par des pirates, et son père ne se préoccupe pas de le délivrer. Il était donc condamné à rester prisonnier s’il n’avait touché le cœur de la fille du chef de la bande (archipirata). Après lui avoir fait promettre de l’épouser, quand il ne sera plus captif, elle le délivre et part avec lui. De retour dans son pays, il l’épouse. Mais, au bout de quelque temps, son père ayant trouvé une fille riche, qui a perdu ses parens et par conséquent jouit de sa fortune, une orba, comme on disait à Rome, il veut forcer son fils à quitter la première pour épouser l’autre, et, comme il refuse, il le chasse[12]. Du père ou de son fils, qui a raison ? c’est le sujet à débattre. Pour ne prendre que ce qu’il y a de nouveau et de piquant dans la cause, je néglige le flot des lieux communs qui se débitent des deux côtés : — C’est la fille d’un pirate — qu’importe ? Rome n’a-t-elle pas été d’abord un ramassis de brigands ? Et le bon roi Servius n’était-il pas le fils d’une esclave ? Si chacun se faisait sa fortune à lui-même, on naîtrait toujours dans la famille d’un grand seigneur. — Mais elle n’a pas eu de dot. — Tant mieux, celui qui l’a épousée est plus sûr de n’être pas son serviteur ; et, à ce propos, on réédite toutes les sottises que les anciens comiques disent aux mulieres dotatæ. Les lieux communs de ce genre reparaissent dans presque toutes les déclamations, et je les passe. Ce qu’il y a d’intéressant dans celle-ci, ce qui mérite d’être noté, c’est de voir que dans une cause où il semble que l’amour devait tenir tant de place, il n’en est pas question, ou plutôt que le seul orateur à peu près qui en parle y trouve un prétexte pour ne pas regarder ce mariage comme sérieux, puisqu’il a été contracté, dit-il, dans un accès de folie (furore et morbo), c’est-à-dire par des amoureux. Ceux qui prennent le parti de la jeune femme la louent surtout d’avoir une âme douce et compatissante : « Elle soignait les captifs, elle intervenait en leur faveur, elle allégeait leurs souffrances ; » voilà les seules vertus qui lui conviennent. Son mari semble tenir à la défendre de l’amour comme d’un crime. « Quand elle l’a vu pour la première fois, couvert de haillons, les mains serrées dans des chaînes, les membres décharnés, les yeux enfoncés dans leur orbite, il n’était pas fait de manière à lui inspirer une passion ; ce n’est donc pas un caprice d’amour, c’est la pitié seule qui lui a donné la pensée de le sauver. » On voit bien qu’en laissant croire que la jeune fille était amoureuse, il aurait cru la déconsidérer[13].

Je ne veux pas quitter cette controverse, l’une des plus curieuses du recueil, sans montrer qu’ici encore nous trouvons une de ces surenchères d’esprit dont les déclamateurs ont l’habitude, chacun d’eux cherchant à dépasser celui qui a parlé avant lui et a éblouir le public par des couleurs de plus en plus surprenantes. Un de ceux qui attaquaient la jeune femme avait imaginé de dire qu’il n’était pas vrai qu’elle fût partie, comme on le prétend, à l’insu de son père, l’archipirata, et qu’elle lui obéissait, en ayant l’air de le trahir. Les bons partis ne sont pas communs dans une troupe de brigands ; le père aura trouvé l’occasion bonne pour la marier sans dot à un honnête homme. La couleur était assez heureuse ; un autre s’en empare et va plus loin : qui sait si le père n’avait pas le dessein d’en faire une espionne, qui renseignerait les pirates sur les bons coups qu’ils pouvaient tenter ? Aussitôt un troisième, d’une imagination plus vive, a l’idée de mettre l’hypothèse en action et de faire du roman un drame. Au milieu de sa plaidoirie, brusquement, il s’arrête. Il regarde derrière lui ; il feint d’entendre un bruit tumultueux, de voir des campagnes dévastées, des fermes qui brûlent, des gens qui s’enfuient, et se tournant vers le jeune homme épouvanté, il lui dit : « Pourquoi donc as-tu peur ? rassure-toi : c’est ton beau-père qui arrive. »

Le mariage, qui, dans la vie réelle, donne lieu à tant de procès, est naturellement aussi le sujet de beaucoup de déclamations. Dans l’une des plus intéressantes, le mari a peur d’avoir été trompé. Il a fait une longue absence pour son commerce, et pendant qu’il n’est pas là, un voisin riche, très épris de sa femme, a essayé par tous les moyens de la séduire. Il n’y a pas réussi, et plein d’admiration pour une vertu, qui apparemment lui semble rare, il lui laisse en mourant toute sa fortune, et justifie sa libéralité en disant que c’est « parce qu’il l’a trouvée honnête. » Ce témoignage solennel paraît suspect au mari, et il accuse sa femme d’infidélité, précisément parce qu’on a trop attesté qu’elle avait été fidèle. Il nous reste, de cette controverse ingénieuse un assez long développement de Porcius Latro, qui est une des pages les plus agréables de la littérature latine. A côté du mari jaloux, un peu trop prompt à soupçonner, les déclamateurs nous en montrent un autre qui n’est que trop sûr de son infortune. C’est un brave soldat, qui a perdu les deux mains à la guerre ; sa femme, qui sait qu’il ne pourra pas la punir, ne se gêne pas pour le tromper. Le mari, l’ayant surprise avec son complice, va chercher son fils, lui ordonne de tuer les deux coupables, et, comme le fils hésite, il le chasse et le déshérite pour ne lui avoir pas obéi. Mais c’est le divorce qui fournit la matière la plus abondante aux écoles de déclamation. Aujourd’hui nous en tirons surtout des comédies amusantes, les Romains le prenaient du côté tragique. N’est-ce pas une preuve qu’ils en souffraient encore plus que nous ? Ils supposent presque toujours que le père a des enfans du premier lit, la femme nouvelle (noverca) ne peut pas les souffrir, et elle en est détestée. Avec elle, la guerre pénètre dans la maison. Désormais, entre l’odieuse noverca, le père qui la soutient, et le fils qui l’attaque, il se passe des drames horribles. Ils n’ont tous que la pensée de se débarrasser les uns des autres ; le fils poignarde, la noverca empoisonne, le père meurt, sans qu’on puisse savoir si c’est son fils ou si c’est sa femme qui l’a assassiné[14].

Est-ce là un tableau fidèle de la société de ce temps ? On en a douté, et assurément les déclamateurs, avec leurs habitudes d’exagération et leur goût naturel de mélodrame, sont bien capables de l’avoir poussé au noir ; mais ils n’ont pas tout inventé ; la facilité du divorce avait décomposé la famille romaine. Le plaidoyer de Cicéron pour Cluentius nous montre que la noverca des rhéteurs n’était pas un personnage de fantaisie et qu’on ne faisait pas trop de façons dans le monde pour se débarrasser par le poison d’un parent qui gênait. Il y est question d’un certain Oppianicus, qui avait été déjà marié quatre fois quand il épousa Sassia. Celle-ci à la vérité n’en était qu’à son troisième mari, mais l’un d’eux était son propre gendre qu’elle avait enlevé à sa fille. Cet Oppianicus, disait-on, avait tué deux de ses enfans, une de ses femmes, son frère, sa belle-sœur, qui était enceinte et sa belle-mère. A propos de cette dernière, Cicéron nous dit que, comme Oppianicus tenait régulièrement ses comptes, on trouva notée sur son registre la somme de 400 sesterces (80 francs) que lui avait coûté le poison qui l’en délivra. Il mentionnait qu’il l’avait acheté à un pharmacien d’Ancône, qui courait les foires pour débiter ses denrées. Sous Auguste, quoique la société fût devenue plus réglée et que le prince se piquât d’être le réformateur des mœurs publiques, les accusations d’empoisonnement ne paraissent pas beaucoup plus rares qu’à l’époque précédente ; et nous voyons, par ce qui reste des discours de Messalla et de Pollion, que les causes qui se plaidaient au Forum ressemblaient assez souvent à celles qu’on imaginait dans les écoles. Si la déclamation a dépassé la réalité, il faut bien reconnaître que la réalité fournissait beaucoup de prétextes à la déclamation.

La surprise est grande de trouver de temps en temps, au milieu de ces horreurs dans lesquels les rhéteurs se complaisent, des maximes généreuses, des appels à la justice, à la pitié, à la fraternité universelle, de les entendre invoquer ce qu’ils appellent religio, qui est pour eux le respect des droits de la nature, recommander « de tendre la main pour relever ceux qui sont à terre, d’ensevelir le cadavre abandonné, de faire l’aumône au mendiant. » La place qu’occupent ces sentimens élevés au milieu d’histoires abominables leur donne plus de relief, et ce contraste même nous amène à leur attribuer plus d’importance qu’il ne convient. Aussi quelques écrivains de nos jours ont-ils été tentés de faire des rhéteurs qui les expriment des précurseurs qui annoncent des temps nouveaux. C’est aller bien loin. Il ne faut pas oublier que ces belles phrases, qu’on a raison d’admirer en elles-mêmes, ne sont en réalité ici que des argumens d’avocat, des couleurs dont le rhéteur se sert dans l’intérêt de sa cause[15], et qu’il est prêt à dire le contraire, s’il plaide la cause opposée. Latro, lorsqu’il parle contre un riche, s’élèvera contre les richesses et paraîtra regretter le temps où Rome était pauvre et vertueuse. Est-il parfaitement sincère ? J’en doute un peu quand je l’entends dire dans une autre occasion : « Il est plus facile de faire l’éloge de la pauvreté que de la supporter. » De même on cite la loi et le code, quand ils nous sont favorables ; c’est seulement lorsqu’ils sont contraires qu’on glorifie l’équité et qu’on invoque en termes magnifiques « les lois non écrites. » Nous voyons qu’un orateur se moque des devins et des oracles ; ne soyons pas trop tentés de l’admirer comme un esprit ferme et au-dessus des préjugés de son temps. Il développe simplement un thème d’école pour rassurer Alexandre qu’un augure veut empêcher d’entrer dans Babylone. Tous ces passages, quand on les regarde de près, et qu’on les remet dans l’ensemble du discours, au lieu de les isoler, paraissent moins inspirés par une conviction profonde, que par le besoin de trouver des raisons à tout, et il n’y a rien là qui ressemble véritablement à la prédication chrétienne des premiers siècles, dont à ce propos on a imprudemment parlé[16]. A deux reprises, il est question, dans le recueil de Sénèque, d’une des plus grandes abominations de ce temps : il s’agit de cet usage qui permettait au père de famille, si l’un de ses enfans lui semblait mal conformé, ou simplement s’il lui déplaisait que sa famille s’accrût, de le déposer devant sa porte, où il mourait de faim ou de froid, à moins qu’un passant ne l’emportât pour en faire ce qu’il voudrait. Je ne vois pas où M. Denis a trouvé « que les déclamateurs ont représenté vivement le danger et l’immoralité de cette coutume barbare[17]. » Nulle part elle n’y est franchement combattue. Un père, qui a exposé deux jumeaux, ose parler de sa tendresse pour eux ; il se justifie en disant qu’étant embarrassé pour choisir entre eux, il lui a paru plus simple de les exposer l’un et l’autre, et personne ne lui répond qu’il eût mieux fait de les garder tous les deux. Un seul de ces rhéteurs se permet de le blâmer ; il le trouve « dur et cruel, » ce qui n’est guère méchant ; et pourtant Sénèque semble trouver qu’il va trop loin, puisqu’il nous dit, comme pour expliquer son audace, « qu’il était d’un naturel un peu dur. »

Il y a, dans une de ces controverses, dont le sujet est curieux et neuf, un mot qui m’a frappé. On y suppose qu’un père de famille, pour récompenser le dévouement d’un esclave, qui a sauvé l’honneur de sa fille, l’affranchit et la lui donne pour femme. Cette conduite paraît si extraordinaire qu’on l’accuse d’être fou, et qu’on le traduit en justice. Il faut voir les injures dont tous ces déclamateurs l’accablent ! « Marier sa fille à un esclave ! Ne vaudrait-il pas mieux qu’elle fût morte ? » Un seul, Albucius Silus, ose soutenir « que ce n’est pas la nature qui fait les esclaves et les gens libres, et que ce sont des noms que le hasard impose à ceux qui les portent. » Mais Sénèque, après avoir rapporté ce propos, s’empresse de nous dire que ce jour-là Albucius parlait en philosophe : philosophatus est, c’est-à-dire sans doute en faiseur de théories et d’hypothèses et non en homme pratique et sensé. Cette société aussi philosophait quand elle répétait ces belles pensées qui font notre admiration. Il lui plaisait de les emprunter aux sages de la Grèce, qui les avaient exprimées pour la première fois ; c’était un ornement pour les discours, et la preuve d’une éducation libérale. Mais elles restaient à la surface ; le monde, qui s’en faisait si volontiers une parure, ne s’en était pas pénétré. Il fallait une prédication plus efficace, une révolution plus profonde, pour que la sagesse grecque acquît cette force qui fait passer de la parole à l’acte. Cependant il n’était pas inutile qu’on s’habituât à en entendre les préceptes, et qu’en les répétant, on se préparât à les comprendre et à les pratiquer. « Sur ce terrain, a dit Havet, le christianisme bâtira. » N’allons pas plus loin. Le christianisme a trouvé le terrain prêt, mais c’est lui qui a bâti l’édifice.


VII

Ce qui est hors de contestation, et si connu de tout le monde qu’il n’est pas nécessaire d’y insister, c’est l’influence des écoles de déclamation sur les lettres romaines. Elle s’est étendue à tout ce qu’on appelait l’éloquence, c’est-à-dire à la littérature entière. Presque aucun écrivain n’y a tout à fait échappé, et ils l’ont subie dès le premier jour. Ovide fut l’un des plus brillans élèves des rhéteurs. On avait conservé de lui le souvenir d’une controverse qui dut être célèbre parmi les écoliers de ce temps. Il s’agissait d’un mari et d’une femme, qui s’étaient promis par serment de ne pas se survivre. Le mari, qui voulait savoir si elle tiendrait sa promesse, fit courir le bruit de sa mort ; aussitôt la femme se jeta par la fenêtre. Elle n’en mourut pas ; mais, quand elle fut guérie, comme son père exigeait qu’elle se séparât de ce mari trop curieux, elle refusa obstinément de le quitter. Ovide défendit le mari. Il parla beaucoup de l’amour : c’est un sujet dont il s’est occupé toute sa vie. Il voulut montrer que le jeune homme n’était coupable que d’avoir trop aimé. « Lorsqu’on aime trop, on est incapable de modération, de retenue, de sagesse. Un amour qui sait se régler, qui ne commet pas d’imprudence, de folie, qui veille sur ses paroles et sur ses actions, est un amour de vieillard, senes sic amant. » C’est ainsi qu’à l’école déjà il était ce qu’il a toujours été : Sénèque le fait remarquer ; il en a gardé le pli jusqu’à la fin. Ce n’est pas que d’ordinaire il force la voix, il soit raide et tendu, comme Lucain, par exemple ; au contraire, il a de la grâce et de l’aisance ; mais il aime les sujets romanesques, et leur donne volontiers des airs de mélodrame, il met de l’esprit dans le sentiment ; ses personnages semblent plaider leur passion, plus qu’ils ne l’expriment, ils sont bavards, discoureurs, disputeurs, surtout grands faiseurs de traits et de pointes, parmi lesquels il s’en trouve qui viennent d’Arellius Fuscus ou de Porcius Latro, car il ne laissait rien perdre. Les écrivains qui sont venus après lui, orateurs, historiens, poètes, ont gardé, comme lui, des traces de leur éducation. Tous ou presque tous déclament (je prends ici le mot au sens moderne) mais chacun à leur manière, car il y a diverses manières de déclamer. Ce qu’elles ont de commun, ce qui est le caractère même de la déclamation, quand elle s’applique à la littérature en général, c’est l’habitude d’écrire comme si l’on parlait et qu’on fût écouté ; par suite l’abus des formes oratoires, le goût des lieux communs qui donnent au style une grandeur factice, l’emploi des procédés d’école qui risquent d’étouffer l’accent personnel et de nuire à l’expression naïve de la pensée, l’excès du développement régulier, qui supprime la fantaisie, la recherche exagérée de l’effet, enfin ce qu’on appelle aujourd’hui, un peu injustement, la rhétorique.

La rhétorique devait réussir à Rome, elle convenait à une nation qui aime la pompe et la majesté. On est plus étonné qu’elle se soit si vite répandue dans les provinces, surtout chez celles de l’Occident, qui étaient à moitié barbares. Au début de l’empire, les jeunes provinciaux prirent l’habitude de venir à Rome, pour y faire leur éducation. Ils étaient très sensibles aux charmes de la grande ville, et il faut croire qu’aussitôt qu’ils y mettaient le pied, ils affectaient, comme c’est l’usage, de paraître plus Romains que ceux qui n’en étaient jamais sortis. Le Gaulois et l’Espagnol, voyant le succès qu’obtenait la rhétorique, s’y adonnaient avec passion. Dans une civilisation qu’il commence à connaître, l’étranger prend d’abord les exagérations, c’est ce qui le frappe le plus, et ce qu’il est aussi le plus facile d’imiter. On nous dit que les jeunes gens, qui fréquentaient les écoles, retenaient surtout les pensées brillantes, les phrases à effet, et qu’ils les répétaient avec des intonations de voix qui en faisaient ressortir la beauté, ou, comme on disait alors, qu’ils les chantaient. Ils ne négligeaient pas non plus de les écrire dans leurs cahiers, afin de n’en pas perdre le souvenir, et de s’en servir à l’occasion. Tacite ajoute que, s’ils n’étaient pas de Rome, ils les envoyaient dans leur pays, pour en faire jouir leurs compatriotes. En même temps, les rhéteurs se mirent à courir le monde, comme aujourd’hui les chanteurs à la mode, donnant des séances publiques, qui leur rapportaient beaucoup d’honneur et assez de profit. C’est ainsi que le goût de la déclamation se répandit partout, et qu’il y eut, dans toutes les grandes villes, des écoles, comme à Rome, qui devinrent très florissantes. Pendant quatre siècles, toute la jeunesse de l’empire y a été élevée ; elle acheva d’y perdre l’usage de sa langue nationale ; elle y prit des habitudes, des sentimens, des croyances, un esprit nouveau, et de là vient certainement ce qui est resté du génie romain dans le monde. Chez nous, par exemple, l’empreinte a été si forte que, malgré les événemens et les années, elle ne s’est plus effacée : nous sommes toujours un pays latin, et si nous voulons avoir de nous une pleine connaissance, il nous faut remonter à nos origines.

On l’a dit souvent, et rien n’est plus vrai : ce n’est pas une étude inutile que celle d’un passé par lequel le présent s’explique, et quand, par exemple, nous cherchons à savoir, comme je viens de le faire, ce qu’étaient les écoles romaines, nous ne perdons pas notre temps à étudier une civilisation éteinte et qui n’a plus aucun rapport avec nous ; en réalité, nous nous occupons encore de nous-mêmes.


GASTON BOISSIER.

  1. Sénèque le rhéteur. — Controverses et suasoires, traduction nouvelle, par Henri Bornecque. Garnier, 1902.
  2. On peut consulter à ce sujet l’excellente Histoire de la Littérature grecque de MM. Alfred et Maurice Croiset.
  3. Il est bien entendu que ce mot de déclamation est pris ici dans le sens d’exercice oratoire qu’il avait à Rome et qu’il ne faut pas lui donner la signification de discours banal et emphatique qu’il a chez nous. Cependant chez les Romains eux-mêmes il se prend quelquefois en mauvaise part. Cette intention est marquée par exemple dans le vers célèbre de Juvénal : Ut pueris placeas et declamatio fias.
  4. On déclamait aussi dans les écoles grecques, mais Sénèque semble dire que ce n’était pas de la même manière qu’à Rome. La déclamation, à Rome, dut prendre un caractère nouveau et plus romain. Ce qui paraît le prouver, c’est que tous les mots qui désignent les exercices scolaires sont latins.
  5. C’est, dit Juvénal, le régime du chou répété : Occidet miseros crambe repetita magistros.
  6. Pressons-nous de nous servir de ce mot de classe de rhétorique ; il va être remplacé dans le jargon moderne par celui de classe de première.
  7. On peut voir toute l’affaire dans Tacite, Ann., XIII, 44.
  8. M. Bornecque le montre très clairement dans ses notes. Il nous dit qu’il doit les renseignemens qu’il nous donne à ce sujet à M. Paul-Frédéric Girard, professeur à la Faculté de droit de Paris ; il l’en remercie, et le public doit l’en remercier avec lui.
  9. Quum perimit sævos classis numerosa tyrannos. Juvénal.
  10. Le mot est de Pollion, à propos de Porcius Latro ; et il ajoute que ce souci exagéré est ce qui montre bien qu’il n’est en réalité qu’un homme d’école.
  11. Un des esprits les plus distingués de notre temps, J.-J. Weiss, a publié, dans la Revue des Deux Mondes (15 sept. 1873), un article intitulé : l’Éducation classique et les exercices scolaires. Le Discours. Quoique l’article ait près de trente ans de date, il s’applique si parfaitement à ce qui se passe sous nos yeux que je ne puis m’empêcher d’en citer les dernières lignes. « Nous prisons, autant qu’on doit le faire, tout ce qui est du domaine de l’intelligence et du génie, sciences naturelles et historiques, sciences mathématiques, économie, statistique, philologie, archéologie et le reste ; mais les nombres et leurs abstractions, la géométrie et ses déductions, les sciences naturelles et leurs classifications, l’histoire et ses phénomènes, la logique même et ses lois, ne sont que des parties de l’homme et de l’entendement humain. Les humanités et les lettres sont l’homme lui-même ; pour leur enlever l’éducation, il faudrait commencer par ôter l’homme de l’homme. »
  12. A propos de cette expression pater filium abdicat, dont se sert Sénèque, M. Bornecque nous dit dans sa note : « l’abdicatio, dont il est continuellement question chez tous les déclamateurs latins, acte par lequel le père chasse son enfant, n’est plus obligé de le nourrir, et le prive de ses droits à l’héritage, n’a jamais existé à Rome. »
  13. Scudéry a repris le sujet de la fille du pirate et l’a inséré dans son roman d’Ibrahim ou l’illustre pacha. Il serait intéressant de voir comment il l’a traité et de constater, par la comparaison, la différence des mœurs et des idées.
  14. Je n’ai pas besoin de faire remarquer ce qu’il y avait de grave à faire vivre des jeunes gens de quinze ans dans un pareil monde et au milieu de tous ces crimes. Ajoutons qu’en dehors de ces causes horribles, il y avait ce qu’on appelle aujourd’hui au barreau des causes grasses. Telle est la controverse qui porte pour titre : sacerdos prostituta.
  15. Sénèque le dit positivement : color religionis.
  16. Havet, le Christianisme et ses origines, II, 228.
  17. Denis, Théories et idées morales dans l’antiquité. 11, III.