P.-G. Delisle (p. 23-35).


BETHLÉEM

I


Depuis quatre mille ans l’homme habitait ce monde
Et dans son souvenir presqu’effacé des cieux,
Aux esprits infernaux vouant un culte immonde,
Il dressait des autels à quatre mille dieux !

Un seul peuple attendait la suprême espérance
Dont les prophètes saints l’avaient toujours bercé,
Et soupirait après l’heure de délivrance,
Où devait naître enfin le Messie annoncé.

Le monde ne formait qu’un colossal empire
Ayant pour capitale une immense cité ;
Sur tout ce qui se meut, sur tout ce qui respire
Rome avait mis le sceau de son autorité.


Unité merveilleuse, unique dans l’histoire,
Où César imposait à la terre ses lois !
D’une unité plus grande œuvre préparatoire
Où le sabre sanglant ferait place à la croix !

Où du monde chrétien devenant capitale
L’éternelle cité des lettres et des arts
Allait voir se lever l’ère sacerdotale,
Et Pierre conquérir le trône des Césars !

Où l’Eglise enverrait aux nations lointaines,
Non pas des proconsuls et de tiers dictateurs,
Non pan des légions et de grands capitaines,
Mais des hommes de paix et des libérateurs…

Les temps sont accomplis ; la nuit la plus profonde.
Nuit de corruption, de crimes et d’erreurs,
De ténébres sans nom enveloppe le monde,
Et voile l’avenir de muettes terreurs.

Au fond de l’orient soudain luit une étoile.
Symbole de la grâce et de la vérité,
Elle perce la nue, elle brille sans voile,
Et répand dans les cieux une étrange clarté.


Les Mages, rois savants, habitués à lire
Dans le grand livre ouvert du beau ciel étoilé,
Ont vu soudainement ce nouvel astre luire,
Et ses divins rayons à leurs cœurs ont parlé.

« Il vient de s’accomplir quelque part sur la terre
Un grand événement, disent ces rois pieux ;
Cet astre nous signale un étonnant mystère,
À ce monde peut-être un message des cieux.

Levons-nous et partons, suivons cette lumière ;
Du côté de Solyme elle guide nos pas :
Marchons ! Et que du ciel la faveur singulière
Nous conduise à ce Dieu qui doit naître ici-bas. »

Et, modèles de foi, d’amour, d’obéissance,
Les Mages en priant se mettent en chemin,
Pressés de contempler la divine naissance
Depuis quatre mille ans promise au genre humain.

Et pendant bien des nuits sous l’étoile qui plane,
Et pendant bien des jours sous le soleil ardent,
À travers le désert la noble caravane
Sans jamais se lasser marche vers l’Occident.

II


Ô savants de mon siècle, à suivre les rois Mages
Respectueusement puis-je vous convier ?
Vous ne pourrez comme eux présenter des hommages
Et vos doctes esprits ne sauront pas prier ;

Mais vous pourrez au moins, au-dessus de la terre,
En toute bonne foi chercher la vérité,
Dans les cieux contempler l’étoile solitaire
Et vous montrer pour Dieu de bonne volonté.

Suivons donc l’astre d’or qui nous montre la route.
Vers quel endroit béni va-t-il s’acheminer ?
Où doit-il s’arrêter dans la céleste voûte ?
Est-ce Jérusalem qu’il doit illuminer ?

Non, non, Jérusalem, c’est la ville coupable
Qui méprise la loi, qui souille le saint Lieu,
Et dont l’impiété seule sera capable
De renier son Christ et d’immoler son Dieu !


Jérusalem, hélas ! c’est lu ville maudite !
Sur son sort Jérémie a pleuré bien des fois !
La naissance du Christ lui fut souvent prédite ;
Mais elle ne croit plus aux prophétiques voix !

C’est la ville qui tue et chasse les prophètes,
La cité de l’orgie et de la volupté,
Qui profane sans honte et son temple et ses fêtes,
Et qui dort sans remords dans son iniquité !

Aussi, voyez… loin d’elle a fui l’étoile sainte !
Elle s’est éclipsée aux portes de ses murs !
Elle n’a pas voulu luire sur son enceinte…
Passons outre, marchons vers des lieux moins impurs.

Plus loin a reparu la lueur merveilleuse,
Qui nous invite encore à la suivre là-bas ;
Sur nous elle répand sa clarté radieuse,
Et vers une autre ville elle guide nos pas.

Ces champs jadis couverts par des moissons superbes
Furent souvent glanés par Ruth et Noémi ;
Les plis de ces vallons que tapissent les herbes
Ont vu la Moabite, et Booz endormi.


Aux flancs de ce côteau, voyez-vous cette ville
Qui dort paisiblement dans son obscurité ?
Elle est étroite, pauvre, et d’un aspect tranquille,
Et pourtant elle touche à la célébrité !

Déjà dans cette ville est né le Roi-Prophète,
Qui dans ce champs garda le troupeau paternel ;
Mais des grandeurs voici qu’elle touche le faîte,
Car dans son sein est né le Fils de l’Éternel !

Bethléem ! Nom béni de joie et d’espérance,
Et dont la place fut marquée au plan divin,
Ton jour a lui, voici l’astre de délivrance
Que les peuples croyants n’attendront plus en vain !

Voici ton Roi qui vient ! Qu’est-ce donc ? Tu demeures
Impassible, muette, et close devant lui ?
N’as-tu pas préparé de royales demeures ?
Ne l’attendais-tu pas, Bethléem, aujourd’hui ?

Hélas ! non ; de Jésus la natale patrie
Au plus grand de ses fils a fermé ses murs froids !
Il n’a pu trouver place en son hôtellerie ;
Sa porte ne s’est pas ouverte au Roi des rois.


Une grotte déserte au flanc d’une montagne
A seule offert un gîte au Messie éconduit ;
C’est là qu’après avoir erré dans la campagne
Sa mère vint chercher un abri pour la nuit !

Ô Jésus ! Pourquoi donc cet excès de misère ?
Pour naître parmi nous n’est-il pas d’autre lieu ?
Ce dénument extrême était-il nécessaire ?
Est-ce vraiment ainsi que devait naître un Dieu ?…

Vos œuvres ont toujours une raison profonde :
C’est l’orgueil qui jadis perdit l’humanité ;
Et vous avez voulu venant sauver le monde
L’étonner tout d’abord par votre humilité !

Et pour mieux attirer à l’Eglise future
Les pauvres de la terre et les déshérités,
Vous avez, en prenant notre humaine nature,
Porté notre misère et nos infirmités.

Ô dévoûment profond ! Ô sagesse sévère !
Etrange enchaînement d’actes mystérieux,
Qui commence à la crèche et finit au Calvaire
Et qui relie ensemble et la terre et les cieux !

III


Mais, sans doute, ô savants, votre raison superbe
Se révolte au tableau de ces abaissements ?
Et vous voudriez, voir la naissance du Verbe
Rayonner au milieu des éblouissements ?

Vous demandez qu’ici le Dieu se manifeste
Et que de grands témoins entourent son berceau ?
Qu’on reconnaisse en lui l’origine céleste
Et qu’à son titre Dieu même appose son sceau ?

Eh ! bien, savants, venez voir un plus grand spectacle ;
À des justes choisis Dieu pour se révéler
Va couvrir son berceau de l’éclat du miracle :
Le monde va se taire et le ciel va parler !

En ce temps-là veillaient au versant des montagnes
Sous les figuiers jaunis des groupes de bergers,
Qui paissaient leurs troupeaux épars dans les campagnes
Et qui ne songeaient guère aux divins messagers.


Soudain s’allume au ciel une lueur immense,
Et dans l’orbe argenté de son rayonnement
Sur deux ailes d’azur un ange se balance,
Et plane au-dessus d’eux majestueusement.

En même temps, dans l’air résonne une voix forte
Qui réveille l’écho de ses éclats puissants,
Et qui, dans la nuit claire et le silence, apporte
Aux bergers réunis ces étranges accents :

“ Je viens vous annoncer une grande nouvelle,
En ce jour le Messie il la terre est donné
C’est Dieu qui, par ma voix, bergers, vous le révèle :
Allez tous adorer le Sauveur nouveau-né ;

Ouvrez tous aujourd’hui vos âmes à la joie :
Celui que vous avez si longtemps attendu,
De qui l’humanité doit apprendre sa voie,
Le Rédempteur promis du ciel est descendu ! ”

Les bergers se troublaient, d’entendre ces merveilles ;
Les yeux fixés sur l’Ange ils écoutaient ravis,
Mais à peine osaient-ils en croire leurs oreilles
Lorsqu’ils virent s’ouvrir les célestes parvis.


En un instant, des cieux les vastes solitudes
Se peuplèrent d’Esprits de tous côtés venus,
Et se groupant en chœur toutes ces multitudes
Entonnèrent des chants à la terre inconnus :

« Gloire ! chantaient les voix avec mille harmonies,
Gloire dans les hauteurs de l’empyrée en feu »
— Et l’écho parcourant les sphères infinies
À tous les coins du ciel répétait : « Gloire à Dieu !

Gloire à Dieu dans les cieux ! Paix aux hommes, sur terre !
Le Verbe a couronné ses divines hontes :
Il a réalisé l’ineffable mystère !
Gloire à Dieu ! Paix sur terre aux bonnes volontés ! »

Les anges, par milliers descendant de leurs trônes,
Vers la grotte abaissaient leurs cercles radieux,
Et formaient alentour d’innombrables couronnes
Qui se superposant s’élevaient jusqu’aux cieux !

Et du concert vibraient les hymnes solennelles
Avec les mille accords d’un orchestre brillant ;
Et l’étoile, arrêtée aux voûtes éternelles,
Sur la grotte semblait un grand œil flamboyant !


Ou plutôt, on eût dit qu’un divin lampadaire
Lui-même était venu la suspendre en ce lieu,
Comme la lampe d’or d’un nouveau sanctuaire —
Le premier temple humain qu’habita le vrai Dieu !

Autour de Bethléem la nuit n’avait plus d’ombre.
Des célestes concerts les bergers tout émus
Vers la grotte enchantée accouraient en grand nombre,
Et dans son humble crèche ils adoraient Jésus.

Les rois de l’Orient prosternés sur la pierre
Offraient au nouveau-né leurs adorations,
Et de leurs cœurs pieux s’élançait leur prière
Pour le salut des Juifs et pour leurs nations !

En l’honneur de ce Dieu que leur regard admire
Ils brûlaient de l’encens dans des vases d’airain,
Au Pontife suprême ils offraient de la myrrhe,
Et déposaient leur or aux pieds du Souverain !

Quels témoins attestant la divine naissance !
Auprès de ce berceau quel doux rapprochement
De la terre et du ciel contractant alliance !
Et pour nous tous, chrétiens, quel grand enseignement !


Ici des rois puissants, là des bergers modestes,
Israël se mêlant à la gentilité ;
Les âmes de la terre et les esprits célestes
Confondus dans l’amour et la fraternité !

Ainsi s’ouvre du ciel toute grande la porte
Afin d’y recevoir les grands et les petits ;
Et le don du salut c’est Jésus qui l’apporte,
Non seulement aux Juifs mais encore aux Gentils !

Devant tant de grandeur et de magnificence,
Tant de signes divins entourant cet enfant,
Savants, prosternez-vous ; adorez en silence
Et confessez enfin le Fils du Dieu vivant.

Ah ! tu peux bien trembler, Hérode, sur ton trône
Car cet enfant est né véritablement Roi ;
Et malgré ton pouvoir, l’éclat qui t’environne,
Il est et restera bien plus puissant que toi.

Mais si tu dois trembler, ce n’est pas qu’il convoite
Ta royale couronne, ô souverain pervers ;
Non, car elle serait pour son front trop étroite,
Son royaume devant embrasser l’univers !


Cet enfant va changer la face de ce monde
Et sur une autre base asseoir l’autorité.
Il est le Verbe, il a la Parole féconde ;
Il peut seul enseigner toute la Vérité.

Grands orateurs de Rome, et vous, sages d’Athènes
Dont le monde admirait le savoir et l’esprit,
Socrate et Cicéron, Platon et Démosthènes,
Taisez-vous ; désormais la parole est au Christ !

Vous avez ignoré la science de vie.
L’humanité se meurt de vos enseignements ;
Au mensonge, à l’erreur vous l’avez asservie,
Et tous vos beaux discours manquent de fondements.

Votre règne est fini ; celui du Christ commence
Et le monde et l’enfer n’y pourront mettre fin !
Des siècles passeront la haine et la démence ;
Il vaincra ! L’avenir est au Verbe Divin !



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