P.-G. Delisle (p. 164-171).


LE PREMIER DE L’AN 1869.




scène de famille


La nuit pliait au loin son écharpe étoilée.
À travers les rideaux l’aurore souriait,
Et sous les feux du jour le givre flamboyait
Comme une plaque d’or richement ciselée.
Sur les ailes du temps qui toujours s’enfuyait,
Une nouvelle année apparaissait encore,
Radieuse d’espoir, belle comme l’aurore !

Sur son oreiller blanc relevée à demi.
Angéline criait à son frère endormi :
« Lève-toi, petit frère, écoute-moi, Jean-Charles,
Cesse enfin de dormir, je veux que tu me parles,
J’ai trouvé dans mon bas un cornet de bonbons,
Et sous ma couverture une blonde poupée ;
Je voudrais bien savoir qui m’a fait ces beaux dons ? »


Jean-Charles.


Et moi… regarde un peu… un fusil, une épée !
Ah ! comme je vais faire un beau petit soldat !
Je veux être zouave et courir au combat,
Contre ses ennemis défendre le Saint-Père !
Papa me l’avait dit : lorsque tu seras grand
Tu pourras t’enroler sous la sainte bannière.
Je suis grand maintenant.


Angéline.


Je suis grand maintenantAllons mon vétéran,
Calme un peu tes transports ; pour entrer dans l’armée
Il faut avoir atteint la taille des papas.
Mais dis-moi donc enfin quelle main bien-aimée
Nous a fait ces présents ?


Jean-Charles.


Nous a fait ces présentsAh ! tu ne sais donc pas ?
Notre bonne m’a dit qu’une fée attentive
Pendant notre sommeil viendrait nous visiter,
Et que si nous avions su les bien mériter
Les présents tomberaient de sa main fugitive.


Angêline.


Et tu crois cette histoire ?


Jean-Charles.


Et tu crois cette histoireEh ! non, je n’en crois rien :
Je pense que la fée affectueuse et tendre,
Qui par ses beaux présents a voulu nous surprendre,
N’est autre que maman, qui nous veut tant de bien.


Angéline.


C’est aussi mon idée. Oh ! comme je regrette
Que notre petit frère, hélas ! nous ait laissés !
Il aurait tant joui de cette belle fête !


Jean-Charles.


Que dis-tu là, ma sœur ? Les enfants trépassés
Sont plus heureux que nous : ils deviennent des anges,
Et les fêtes du ciel valent bien nos plaisirs !
Aucun de nos bonheurs n’excite leurs désirs :

Ils sont avec Jésus et chantent ses louanges.
Gustave dans le ciel parle bien autrement :
Il ne voudrait jamais revenir sur la terre,
Et s’il n’avait pitié de notre bonne mère,
Il viendrait, j’en suis sûr, nous chercher promptement.
Et nous partagerions son bonheur indicible !


Angéline.


Notre mère veut bien que nous soyons heureux ?


Jean-Charles.


Notre bonheur, sans doute est l’objet de ses vœux ;
Mais quand il faut briser cette chaine invisible,
Qui l’unit pour la vie au cœur de ses enfants,
C’est son âme qu’on brise, et son cœur qu’on déchire,
Et ce serait, ma sœur, au prix de son martyre
Que nous deviendrions des anges triomphants.
Tu sais combien maman a répandu de larmes,
Quand le petit Gustave a fermé ses beaux yeux ?


Angéline.


Puisqu’il en est ainsi, qu’elle soit sans alarmes,
Moi je ne veux pas être un ange dans les cieux.


Jean-Charles.


Soyons anges sur terre, et le bon Dieu lui-même
Sera content de nous.


Angéline.


Sera content de nousEt maman qui nous aime
Aura bien du bonheur. Mais dis-moi donc encor,
Toi qui sembles si bien pénétrer le mystère,
Comment notre Gustave a pu quitter la terre.
Est-il monté là-haut dans une échelle d’or ?


Jean-Charles.


Eh ! non, chère Angéline, on ne voit pas d’échelles
Qui montent de la terre aux célestes parvis ;
Mais, comme les oiseaux, les anges ont des ailes,
Et lorsqu’à nos parents la mort nous a ravis,
Nous prenons notre vol, comme des hirondelles,
Et nous nous envolons dans les bras de Jésus.


Angéline.


Ce qui m’afflige, moi, c’est qu’on ne revoit plus
Ces enfants envolés, ainsi que des mésanges.

Mais, dans le ciel, dis-moi, que font-ils les saints anges ?
Est-ce qu’on parle au ciel ?


Jean-Charles.


Est-ce qu’on parle au cielMais oui, petite sœur,
Si l’on n’y parlait pas, va, les petites filles
N’y tiendraient pas longtemps ; et si leurs voix gentilles
N’y pouvaient pas chanter et résonner en chœur,
Les célestes concerts seraient moins beaux peut-être ?


Angéline.


Il est vrai que sans nous, pauvres petits garçons,
Vous ne pourriez jamais dignement apparaître :
Partout à vos côtés il faut que nous posions ;
Nous sommes le tableau, vous en êtes les ombres,
Et si nous ne prenions le soin d’être avec vous,
Ici-bas comme au ciel, les tableaux seraient sombres.
Mais, trêve de malice, et dis-moi : comme nous,
Les anges dans le ciel sont-ils toujours ensemble ?
Jésus leur donne-t-il des jouets amusants ?
Est-ce que dans les prés le plaisir les rassemble
Et qu’ils vont s’y livrer à des jeux innocents ?
N’éprouvent-ils jamais une douleur amère
En se ressouvenant de ces jours où leur mère

Déposait sur leurs fronts des baisers amoureux ?
Car il me semble à moi qu’on ne peut être heureux
Sans avoir sa maman. Eh ! vois donc ma poupée ;
C’est moi qui suis sa mère, et je te promets bien
Que je vais la gâter, sans qu’elle en sache rien.
Tu n’apprendras jamais que ma main l’a tapée ;
Je saurai, sans rigueur, l’élever dignement.


Jean-Charles.


Je crois que tu feras une mère modèle.
Mais il faudrait fermer ta bouche maternelle,
Si tu voulais, ma sœur, permettre seulement
Que je réponde un mot aux questions que tu poses.
Dans le saint paradis je ne suis pas allé :
Il est inaccessible et les portes sont closes ;
Mais lorsque mon Gustave au ciel s’est envolé,
Notre papa m’a dit de consolantes choses :
« Ton frère, me dit-il, en essuyant mes pleurs,
Va retrouver là-haut des frères et des sœurs ;
La mère de Jésus remplacera sa mère,
Et jamais un amour plus tendre et plus sincère
N’aura brûlé pour lui dans le cœur maternel.
Il unira sa voix aux célestes cantiques,
Et des bouquets formés par ses mains angéliques,
Répandront leurs parfums aux pieds de l’Éternel !
Le cœur toujours rempli d’une sainte allégresse,
Rien ne troublera plus sa joie et ses plaisirs

Du bonheur le plus pur il goûtera l’ivresse,
Et l’amour de Jésus comblera ses désirs. »


Angéline.


Papa m’a dit aussi que des fleurs magnifiques
Croissaient abondamment dans les jardins du ciel,
Et que de longs ruisseaux de lait pur et de miel
Serpentaient à travers ces parterres féeriques.


Angéline et Jean-Charles.


Oh ! que c’est beau, le ciel ! Et que je voudrais bien,
Sur les ailes de feu de mon ange gardien,
M’envoler aussi, moi, dans la sainte patrie !

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La mère dans son lit avait tout entendu.
Elle jeta sur eux son regard éperdu,
Et s’écria : « Mon fils, et ma fille chérie,
« Restez auprès de moi, restez je vous en prie ;
« Vous êtes mon espoir, vous êtes mon bonheur :
« Ne parlez plus ainsi car vous me faites peur. »


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