Les Échos (Adolphe-Basile Routhier)/11
LA DÉCOUVERTE DU MISSISSIPI
usque ad ultimum terræ.
I
Vous souvient-il du temps où la France chrétienne,
Sa noble épée au flanc, comme une grande reine
À travers les siècles marchait ?
Les peuples saluaient sa démarche imposante,
Et devant Rome seule, humble et reconnaissante,
Sa noble tête se penchait.
Qu’elle était belle alors ! Dans sa force féconde
Sa grande intelligence illuminait le monde
Des splendeurs de la vérité !
Son glaive flamboyait, comme le soleil même,
Et l’on voyait reluire à son beau diadème
Un rayon d’immortalité.
Les oppresseurs tremblaient à son aspect terrible,
Et tous les opprimés dans son bras invincible
Trouvaient un ferme et prompt secours.
De l’univers chrétien elle séchait les larmes,
Et l’Église louait et bénissait ses armes,
Que le succès suivait toujours.
À l’épouse du Christ elle restait unie :
La science et la foi croissaient dans l’harmonie,
Comme deux sœurs à ses côtés.
Hâtant vers la grandeur sa marche toujours fière,
Elle traçait au loin un rayon de lumière
Formé de célestes clartés.
Elle civilisait : mais c’était l’Évangile
Qu’elle donnait pour phare à la raison fragile
Des écrivains et des penseurs.
Et jusqu’au bout du monde, à travers les abîmes,
Elle envoyait partout ses apôtres sublimes
Donner au Christ des défenseurs.
Quand des peuples entiers de l’Europe infidèle
À l’Eglise arrachaient sa couronne éternelle,
Et cessaient d’être ses enfants,
La France de saint Louis, sa fille plus soumise,
Voulait devenir mère et donner à l’Église
D’autres fils plus reconnaissants.
Le front illuminé d’une sainte auréole,
Elle semait au loin la divine parole
Au delà des monts et des mers ;
Elle gardait au cœur la flamme apostolique,
Et pour grandir le champ de la foi catholique
Elle allait découvrir un nouvel univers.
II
Par delà l’horizon et l’océan immense
Venaient de se lever des mondes inconnus ;
Et des français, atteints de sublime démence,
Sur leurs rives sans nom promenaient leurs pieds nus.
Une croix à la main ils passaient sur la grève,
Traçant dans l’ombre épaisse un rayon lumineux ;
Ils passaient, comme on voit, lorsque la nuit se lève,
Des astres voyageurs dans un ciel nuageux.
Devant eux s’étendaient des solitudes mornes,
Des fleuves déployant leurs sauvages grandeurs,
De grands lacs, mugissant comme des mers sans bornes,
Des forêts prolongeant leurs sombres profondeurs.
Tout était riche et grand dans ces mondes sauvages :
Le soleil les couvait de ses rayons dorés,
Et fécondant le sol de leurs vierges rivages
Leur avait prodigué des trésors ignorés.
Le désert verdoyant et l’immense prairie
Ondulaient sous la brise ainsi que des moissons ;
La montagne boisée et la plaine fleurie
Souriaient au soleil et mêlaient leurs chansons.
Des sables d’or roulaient sur le lit des rivières ;
Au milieu des rochers brillaient les diamants ;
Les marbres attendaient, au fond de leurs carrières,
Que l’art les transformât en riches monuments.
Quels pays enchantés ! Quelle grande nature !
Au nord, le Saint-Laurent, un fleuve sans égal,
Enlaçait avec grâce, ainsi qu’une ceinture,
Notre vaste pays de ses flots de cristal ;
Tantôt, majestueux comme un lion d’Afrique,
Promenant son pas lent au milieu des déserts,
Et tantôt ressemblant à la furie antique,’
Lançant en mugissant ses vagues dans les airs ;
Dans ses bonds furieux ébranlant les collines
Et roulant sur ses bords des quartiers de rochers,
Ou creusant dans son lit de profondes ravines,
Dont le gouffre grondant effrayait les nochers.
Plus loin, vers le couchant, un autre fleuve immense,
Tranquille dans sa force, et plein de majesté,
À travers les déserts serpentait en silence,
Répandant la richesse et la fécondité.
Dans l’occident lointain il avait pris sa source,
Et, comme entrevoyant la longueur du chemin,
Ou tel qu’un voyageur fatigué de sa course,
Il marchait à pas lents, sûr de son lendemain.
Il semblait se soustraire aux regards des profanes,
Ne cherchait pas le bruit ni les grands horizons,
Mais faisait cent détours au milieu des savanes,
Comme un serpent qui glisse à travers les gazons.
Il était large et beau, mais dans son attitude
Il avait je ne sais quoi de trop nonchalant ;
Trop ami du repos et de la solitude,
On eût pu l’appeler le monarque indolent.
Il promenait son faste au milieu de ses terres,
Etalant sa richesse, élargissant ses bords,
Recevant ses nombreux et riches tributaires,
Qui venaient dans son sein répandre leurs trésors
Et de son beau royaume agrandir la puissance.
Or, l’Europe d’alors — avant l’an mil sept cents —
De ce fleuve superbe ignorait l’existence ;
Et les peuples indiens étaient les seuls passants
Dont il voyait alors errer les caravanes.
Qui donc allait enfin être assez courageux
Pour percer les forêts, traverser les savanes,
Sillonner les grands lacs et les marais fangeux,
Au milieu de périls et d’obstacles sans nombre ?
Quel homme de génie allait enfin surgir,
Et franchir l’inconnu, cette muraille d’ombre
Qui toujours du passé sépare l’avenir ?
— Ah ! cette gloire était réservée à la France,
Qui, dans cet âge d’or, accaparait l’honneur
De porter aux pays vivant dans l’ignorance,
La science de Dieu, la paix et le bonheur.
Un jour que le soleil, dans sa gloire sereine
Se levait radieux, le vieux Meschacébé
Se sentit tressaillir d’émotion soudaine :
Un canot sillonnait son dos large et courbé,
Monté par des marins inconnus sur sa plage.
D’un costume bizarre ils étaient revêtus,
Leur visage était pâle, étrange leur langage ;
Mais sur leurs fronts brillaient la gloire et les vertus.
Ces deux héros étaient Jolliet et Marquette,
Qui découvraient enfin le vieux Père-des-Eaux
Étendu mollement au milieu des roseaux.
Au nom de leur patrie ils faisaient sa conquête,
Et l’assujettissaient au sceptre de leur roi ;
Mais pour en faire hommage à l’Église Romaine,
Ils plantaient sur les bords l’étendard de la Foi,
Aux apôtres futurs ouvrant ce beau domaine
Qui s’étendait au loin sous le ciel d’Occident.
Le fleuve se taisait. Le soleil plus ardent
De ses gerbes de feux inondait la savane,
Et jusqu’au fond des bois il avait déjà lui ;
Les nuages flottants sur le ciel diaphane
Entrouvraient leurs rideaux de pourpre devant lui.
Dans la plaine passaient des brises parfumées,
Et les foins balancés au souffle matinal
Gazouillaient doucement comme un chant des almées.
Le grand cèdre, dressant son cône vertical,
Élevait dans les cieux sa tête solennelle,
Et de loin paraissait comme une sentinelle
Montant la garde au bord du grand fleuve endormi.
À distance flottaient des îles verdoyantes
Que la lune berçait et couvrait à demi,
Et qui, dans la lumière, apparaissaient brillantes,
Comme dans un collier des perles chatoyantes,
Ou comme en un jardin des corbeilles de fleurs.
Quelques bosquets épars étalaient leur verdure,
Les oiseaux déployaient leurs plus riches couleurs ;
Au concert matinal ils mêlaient leur voix pure :
La nature chantait l’hymne à son Créateur.
Et les héros chrétiens, inondés d’allégresse,
Baisant avec transport le rivage enchanteur,
Célébrèrent de Dieu l’éternelle jeunesse !
Tous deux agenouillés, ils plantèrent la croix,
Rendant grâce au Seigneur d’avoir sauvé leur vie ;
Et, levant leurs regards vers la sainte Patrie,
Ils prièrent longtemps, disant : credo, je crois !
III
Dix-huit mois sont passés, et le Père Marquette
Pour la seconde fois revient de visiter
Cet immense pays dont il fit la conquête,
Et qu’au prix de son sang il voudrait racheter.
Il est seul cette fois. Son compagnon d’études,
De voyages lointains, de périls, de travaux,
Jolliet, vogue au loin sous d’autres latitudes
Et s’en va découvrir des rivages nouveaux.
Sur les bords du grand lac Michigan, il chemine,
Cherchant encore au loin quelque âme à secourir.
Mais une maladie incurable le mine ;
Sa force l’abandonne : il sent qu’il va mourir.
Mourir ! Il n’est pourtant qu’au début de la vie :
C’est à peine, en effet, s’il a trente-sept ans !
Mais ne le plaignons pas : il est digne d’envie,
Devant lui le ciel ouvre un éternel printemps.
N’écoutant que son cœur il veut marcher encore,
Mais ses forces enfin l’ont trahi, vers le soir.
Hélas ! il sent grandir le mal qui le dévore,
Et sur le bord du lac il est allé s’asseoir.
Les oiseaux dans les bois entonnaient leurs ramages ;
Le soleil descendait triste sous l’horizon,
Qui refermait sur lui ses portes de nuages,
Comme sur un monarque une obscure prison.
C’était un soir de mai : la lune, faible et pâle,
Ne se promenait plus dans le ciel azuré.
Elle s’était cachée ; et le flot, comme un râle,
Expirait doucement sur le sable doré.
Le grand lac ondulait, et ses vagues plus sombres
Roulaient sur ses pieds nus leurs plis harmonieux ;
Elles se succédaient et formaient dans les ombres
Un cortège bruyant, triste et mystérieux.
Un nuage roulait sur le fond du ciel morne,
Comme un drap mortuaire au-dessus du martyr ;
La nature muette et le désert sans borne
Assistaient éplorés à son dernier soupir.
Bientôt allait sonner l’heure de l’agonie.
Un vent doux et léger sur sa tête passait ;
La nature était belle et pleine d’harmonie :
Devant la mort du juste elle s’attendrissait.
Diamants merveilleux de l’écharpe éternelle.
Astres qui vous bercez dans des mers de saphir,
Si vous avez une âme, elle n’est pas plus belle
Que l’âme de nos saints à leur dernier soupir !
L’apôtre conserva le sourire des anges,
En regardant la porte éternelle s’ouvrir ;
Et ses yeux éblouis de visions étranges
Virent se dérouler les siècles à venir.
Il vit pendant longtemps notre belle patrie
Prospérer et grandir à l’ombre des autels,
Et pour la protéger notre race aguerrie
Se couvrir aux combats de lauriers immortels.
Mais comme il fut saisi d’une horrible souffrance
Quand il vit les pays qu’il avait découverts,
Tristement arrachés au sceptre de la France
Moins d’un siècle plus tard accablé de revers !
Quand il vit son drapeau trahi par la victoire,
Aux bords du Saint-Laurent marchant sur des tombeaux ;
Puis, déchiré, noirci, mais rayonnant de gloire,
Repassant l’Atlantique en glorieux lambeaux !
Mais plus tard… Ô bonheur ! les races étrangères
Déposaient à nos pieds la morgue du vainqueur ;
Et, joignant nos destins, nous devenions tous frères,
Marchant vers l’avenir avec un même cœur.
Puis, ses yeux étonnés virent sur les rivages
Du fleuve qu’il avait découvert pour son Dieu,
De splendides cités et de riches villages,
Et des peuples sans nombre affluant dans ce lieu.
Et partout le progrès, ouvrant ses grandes ailes,
Couvant et fécondant la plaine et les déserts,
Défrichait et peuplait ces régions si belles,
Et les villes lançaient leurs dômes dans les airs.
Au milieu des forêts passaient avec vitesse
Des chariots portés sur des ailes de feu ;
Mais hélas ! ce pays, où tout était jeunesse,
Avenir et grandeur, méconnaissait son Dieu !
Ce glaive transperça l’âme du saint apôtre ;
Mais son œil, pénétrant plus loin dans l’avenir,
De cette vision s’élança vers une autre,
Que les siècles verront peut-être s’accomplir :
Il vit le Canada, peuple missionnaire,
Chez ses nobles voisins semant la vérité,
Leur montrant la grandeur au sommet du Calvaire,
Sous l’aile de la Croix plaçant la Liberté.
Des bords du Saint-Laurent au golfe du Mexique,
Il vit la foi s’étendre et guérir de ses maux
Un grand peuple mourant ; et l’arbre catholique
De l’une à l’autre mer étendant ses rameaux.
Ce spectacle jeta l’apôtre dans l’extase.
Il s’écria : « Jésus ! enfin voilà ton jour ! »
Ce fut son dernier acte et sa dernière phrase.
Son âme s’envola dans un élan d’amour !…
C’était un soir de mai : la lune, faible et pâle,
Ne se promenait plus dans le ciel azuré.
Elle s’était cachée ; et le flot, comme un râle,
Expirait doucement sur le sable doré.