P.-G. Delisle (p. 5-17).


INTRODUCTION

LA POÉTIQUE CHRÉTIENNE


En présentant ce volume au public canadien, et pour faire mieux saisir la pensée dominante qui l’a inspiré, je ne crois pas inutile d’exprimer ici quelques idées sur la poétique chrétienne.

Et d’abord, pourquoi ce titre : Les Échos ? — Parce que la poésie, qu’on l’appelle chant ou harmonie, n’est vraiment qu’un écho de chants et d’harmonies que le poète entend, et qui lui viennent du monde idéal.

Ce phénomène de la vie intellectuelle se sent plutôt qu’il ne s’explique ; mais il me semble que je le rendrai plus sensible en le comparant à celui qu’une grande invention moderne a réalisé. Tout le monde sait maintenant qu’au moyen du téléphone deux salles éloignées peuvent être mises en communication, de sorte qu’un auditoire réuni dans l’une entendra les concerts donnés dans l’autre. Or, il y a dans l’homme, en union avec son corps, un élément spirituel, qui, comme un téléphone divin, le met en communication avec les harmonies supérieures, et lui permet d’en saisir de temps à autre de lointains et fugitifs échos.

Il va sans dire que cet élément spirituel n’est pas également sensible chez tous les hommes. Mais s’il en est qui sont pour ainsi dire des instruments muets, ou qui ne résonnent que sous l’empire d’une impulsion puissante, il en est d’autres — et ce sont les âmes des artistes et des poètes — qui ressemblent à des harpes éoliennes, et que le moindre souffle fait chanter !

Mais, encore une fois, ces chants, ces harmonies, ne sont que des échos, et la poésie n’est qu’une très imparfaite manifestation des relations mystérieuses qui existent entre l’âme humaine et son Créateur.

Sans doute, le monde idéal, comme le monde visible, est immense, et l’inspiration peut jaillir, d’une multitude de sources différentes. La vision poétique peut embrasser une incalculable variété de sujets.

Mais pour nous, chrétiens, toutes ces sources différentes, toutes ces harmonies qui s’élèvent de tous les mondes, doivent converger vers un centre commun, vers un idéal unique, qui est Dieu. Voilà ce qui fait l’admirable unité, et l’incomparable supériorité de la poétique chrétienne. Comme l’a dit Lamartine, dans un moment de véritable inspiration, la destinée finale de la poésie, c’est d’être une adoration et un hymne.

Cette formule de la poétique chrétienne exige quelques développements.

Je ne vous apprendrai rien, lecteurs, en disant que le mot poésie vient d’un verbe grec qui signifie créer. Toute poésie véritable est donc une création, et toute la création est la plus admirable des poésies.

Dieu qui a créé toutes choses est donc le Poète par excellence, et son œuvre est si vaste que nos yeux et notre intelligence peuvent à peine en parcourir quelques pages. Ce globe terrestre, avec tous ses êtres animés et inanimés, ces myriades d’autres globes et de soleils qui roulent sur nos têtes et que nos yeux découvrent, ces millions de mondes invisibles que notre faiblesse ne peut apercevoir dans les mystérieuses profondeurs de l’espace et dont notre esprit même ne peut concevoir l’étendue, ces innombrables multitudes de corps et d’esprits qui se meuvent suivant des lois immuables au milieu des sphères sans limites de la création, tel est le poème incomparable de Dieu.

Pendant toute la durée des siècles, notre pauvre humanité en méditera quelques pages, et elle n’en comprendra guère autre chose que ce que le Verbe de Dieu lui aura appris, Satan lui-même s’efforcera souvent d’en plagier quelques strophes ; mais il n’en fera toujours que des contrefaçons grotesques et ridicules — ce qui lui méritera le surnom de Singe de Dieu.

Or quel est le héros que chante cet incomparable poème ? — Il raconte les infinies perfections de Dieu, cœli enarrant gloriam Dei, dit le prophète-Roi.

Et non seulement l’ensemble de la création glorifie son Créateur ; mais c’est la mission même de chacun de ses détails. Depuis le soleil, roi des astres, jusqu’à l’humble luciole, étincelle vivante qui voltige dans la nuit, depuis l’océan immense dont les vagues mugissantes s’élancent de l’un à l’autre pôle, jusqu’au filet d’eau qui descend en gazouillant des collines, depuis le cèdre du Liban jusqu’au brin d’herbe, depuis le lion du désert jusqu’à la fourmi industrieuse, depuis l’archange le plus élevé des sphères célestes jusqu’à la plus infime créature humaine, tous les êtres animés, et inanimés, matériels et spirituels, visibles et invisibles, résonnent comme des cordes de lyre sous les doigts de l’Artiste éternel, et chantent dans l’hymne universel au Créateur, la partition qui leur a été assignée !

L’humanité toute entière, même en dépit de sa volonté, et malgré les millions de voix discordantes qui s’élèvent de son sein, concourt au perpétuel concert qui s’élève de la terre aux cieux. Oui, lecteurs, les méchants eux-mêmes, les impies, les blasphémateurs, les persécuteurs, les déicides sont dans la main de Dieu des instruments inconscients et rebelles, qui, malgré eux, servent à la glorification de celui qu’ils blasphèment !

Aussi l’histoire universelle n’est-elle en réalité qu’un drame gigantesque dont le Verbe est à la fois le héros et l’acteur invisible, mais de manière à laisser intacte la liberté de l’homme. Certes, il n’est pas une œuvre dramatique dont le nœud soit aussi compliqué, dont la trame mystérieuse soit composée de plus de fils habilement tissés ensemble, dont l’action soit accompagnée de plus de péripéties. Mais il n’en est pas non plus qui se poursuive avec une pareille harmonie vers un dénoûment plus terrible et plus émouvant, catastrophe éclatante où le règne de la Miséricorde fera subitement place au règne de la Justice.

Tout ce qui a vie au ciel et sur la terre joue son rôle dans ce grand drame. La vie des peuples, comme celles des individus, s’y déroule, et l’intérêt se concentre sur le héros unique qui est à la fois homme et Dieu. Toute l’action et tous les personnages se meuvent autour de lui.

En voulez-vous la preuve ? Ouvrez le premier livre que l’homme ait lu, et le dernier qu’il lira ; ouvrez le Livre par excellence, qui est de Dieu parce qu’il a été inspiré par lui, et qui est de l’humanité parce qu’il a été fait pour elle. Qu’y trouverez-vous ? Vous y lirez les mémoires de Dieu et de l’homme, l’histoire complète du genre humain depuis le premier souffle de sa vie terrestre, jusqu’à la dernière palpitation qui lui ouvrira les portes de l’éternité.

Mais ici encore quel est le héros autour duquel gravitent les hommes et les événements que ce livre prodigieux raconte ? Quel est le nom qui brille à toutes ses pages, qui le remplit de sa gloire, et sans lequel il deviendrait une lettre morte ? C’est le Verbe de Dieu, c’est le Christ, promis, annoncé, figuré dans l’Ancien Testament, et raconté dans le Nouveau, comme vivant pendant trente trois ans dans un corps mortel, et jusqu’à la consommation des siècles dans le corps mystique de son Église.

Eh ! bien, ce livre incomparable que l’humanité lira toujours, et qui offrira toujours à son désir de savoir des connaissances nouvelles, doit être pour nous le modèle de tous les livres — non pas précisément parce qu’il contient des chefs-d’œuvre d’histoire, d’éloquence et de poésie, mais parce qu’il est consacré tout entier à la glorification de notre Dieu.

C’est à ce point de vue que nos livres doivent particulièrement l’imiter, de près ou de loin, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement. Le poète surtout, qui est le chantre attitré de la nature, et dans l’âme duquel chaque note de l’orchestre universel réveille un écho, devrait faire hommage de ses chants à l’Être par excellence. Fidèle à sa mission, gardant son cœur pur, emporté par le souffle divin qui animait les Prophètes dans le ravissement et l’extase, il devrait s’absorber dans le Poète éternel et ne chanter que ses gloires, ses attributs et ses œuvres !

Ah ! je ne m’étonne pas que dans l’antiquité la plus reculée le poète ait été pontife, et je ne suis pas surpris non plus de le voir aujourd’hui déchu de cette haute dignité. Nous sommes si loin de l’époque où les poètes se nommaient Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, David et Salomon !

Et pourquoi la poésie chrétienne ne chanterait-elle pas Dieu comme l’ont célébré l’architecture, la sculpture et la peinture ? Les artistes païens ont alternativement pris pour idéal d’homme Jupiter et Apollon, et pour idéal de femme Minerve et Vénus ; c’était leurs dieux et leurs déesses, et cela prouve qu’eux-mêmes avaient compris que l’Art doit célébrer la divinité ; mais les artistes chrétiens possèdent un idéal bien plus élevé, plus pur et plus sublime, et si les marbres de Michel Ange respirent vraiment, s’ils sont doués de cette vie idéale qui a manqué à la statuaire antique, c’est parce qu’ils glorifient le Christ. Quant à l’idéal chrétien de la femme, les Vierges de Raphaël et de Fra Angelico en démontrent éloquemment toute la supériorité.

Qu’un Homère chante tous les dieux de l’Olympe, en même temps que la colère d’Achille, ou l’adresse d’Ulysse ! Qu’un Virgile chante le fils de Priam et la fondation de Rome ! Il n’y a là rien que de naturel. Mais nous, chrétiens, chantons Celui qui nous a donné son nom ; chantons le Christ et ses conquêtes immortelles !

Le Christ ! c’est notre Chef, notre Roi, l’invincible Capitaine de nos armées ! C’est le fondateur de cette éternelle cité de Dieu sur terre à laquelle nous appartenons, et qui s’appelle l’Église ! C’est notre joie, notre orgueil, notre gloire ! Qu’il soit aussi votre idéal, ô poètes chrétiens !

Sans doute un semblable idéal est trop élevé, et vous ne pourrez jamais le célébrer dignement. Mais il vous élèvera si vous dirigez vers lui vos aspirations ; car il exerce sur le génie une attraction puissante.

Il est depuis des siècles la tentation des artistes et des poètes. Il a désespéré les peintres qui n’ont jamais pu fixer au gré de leurs désirs ses traits incomparables. Il a désespéré les poètes qui, après avoir senti la lyre frémir sous leurs doigts dans la contemplation de ce mystique idéal, ont eu la tentation de détruire à la fois leurs lyres et leurs poèmes, tant ils trouvaient leurs œuvres inférieures à la vision qu’ils avaient entrevue !

Dante, Milton, Klopstock, Chateaubriand, et plus récemment Victor de Laprade, ont éprouvé cet enthousiasme, suivi de découragement. Mais faut-il en conclure que nous ne devons pas prendre pour idéal un être qui soit tant au-dessus de nous ?

Non, certes, mille fois non. Un idéal que nous pourrions égaler ne serait pas digne de ce nom ! C’est notre destinée comme chrétiens de travailler toute notre vie, à ressembler au Christ, notre modèle, sans possibilité d’un succès complet. C’est notre destinée, comme poètes, d’entasser travaux sur travaux pour célébrer dignement sa gloire, sans jamais en donner une idée adéquate. Mais n’y eut-il dans tout un volume qu’une seule page capable de conquérir une âme à Jésus-Christ, que ce volume ne serait pas inutile. Ce serait le verre d’eau donné au nom du Sauveur, et qui acquerrait des mérites infinis à l’écrivain.

Je n’ai pas d’autre ambition, lecteurs, que de vous offrir aujourd’hui au nom du Christ ce verre d’eau qu’il a promis de récompenser.

Tous les poètes vraiment chrétiens ont eu cette ambition, et ont tenté de la satisfaire. Que dis-je ? Les poètes sans foi, que l’impiété moderne compte dans ses rangs, se sont eux-mêmes laissés entraîner à chanter ce Jésus auquel ils ne croient pas, tant est puissante l’attraction poétique de cet idéal !

Victor Hugo l’a quelquefois rencontré, lorsque son puissant génie s’envolait à la recherche de quelque vision nouvelle, et toujours cette rencontre inattendue — peut-être importune — lui a valu quelque noble inspiration.

Leconte de l’Isle, cet adorateur du paganisme antique et moderne et qui travaille encore à glorifier Jupiter et Vénus, a trouvé des accents magnifiques pour chanter la passion du Sauveur.

Les plus beaux vers peut-être que la muse d’Alfred de Musset ait jamais fait entendre au milieu des ténèbres morales où se débattait cette âme d’élite, ce sont ceux qu’elle a consacrés à rappeler l’âge d’or du Christianisme et la gloire du Christ qu’il regrettait de voir mourir.

Je pourrais vous citer encore Théophile Gautier, dont quelques vers ont peint le Christ en croix avec des couleurs comparables à celles des grands peintres flamands, et un grand nombre d’autres qui ont mis à contribution leurs talents poétiques pour effeuiller au moins quelques roses aux pieds du Christ vivant, ou sur son tombeau.

Eh ! bien, lecteurs, moi aussi, j’ai voulu des bords du Saint-Laurent pousser en l’honneur de Jésus, Fils du Dieu vivant, le cri de triomphe que tous les siècles ont entendu : “ Hosanna au Fils de David ! ”

Une seule objection m’a causé quelques moments d’hésitation, et des rigoristes excessifs la formulent en disant : que le poëte ne doit pas porter la main sur l’Évangile, par respect pour la parole de Dieu.

Sans doute cette objection mérite examen. Oui, le poète doit avoir le plus profond respect pour la Parole de Dieu, et il doit éviter avec le plus grand soin tout ce qui pourrait être considéré comme une innovation, ou une interprétation hétérodoxe.

Mais, ces réserves faites, et toutes mesures de prudence une fois prises, je ne vois pas pourquoi l’on ne pourrait pas commenter en vers, aussi bien qu’en prose, un texte sacré, en montrer les beautés, en faire ressortir les leçons. Je ne vois pas pourquoi le poète, que la lecture de nos Livres Saints a jeté dans l’enthousiasme ne pourrait pas exprimer dans son langage imagé les impressions qui l’ont envahi — pourvu toujours qu’il ne s’éloigne pas du sens orthodoxe attaché à la scène qu’il décrit, au miracle qu’il raconte, à la parabole qu’il explique.

Car il va sans dire que le poète n’a aucune autorité pour interpréter et enseigner, et qu’il doit accepter du corps sacerdotal l’interprétation autorisée en pareille matière.

Parmi les poètes modernes, que les beautés poétiques de l’Évangile ont séduit, j’ai déjà nommé M. de Laprade, que j’admire beaucoup. Ses Poèmes Évangéliques témoignent non seulement d’une foi et même d’une piété qui édifient, mais encore d’un talent véritablement hors ligne.

Cependant, il nous semble qu’il a eu tort de ne vouloir considérer que l’homme en Jésus, et tout en respectant ses scrupules, nous avons cru devoir suivre une voie toute différente.

Personne, dans notre siècle, ne met en doute l’humanité de Jésus-Christ. C’est à sa divinité que l’on ne veut pas croire, et c’est elle en conséquence que le poète chrétien doit surtout montrer.

Nos faibles chants ne sont donc pas une imitation de M. de Laprade ; ce n’est pas le Fils de l’homme mais le Fils de Dieu que nous avons chanté.

C’est pourquoi nous avons choisi parmi les scènes évangéliques celles où le Dieu se révèle plus visiblement. Mais il nous a manqué le talent de l’illustre académicien pour glorifier le Christ du Thabor, comme il a célébré celui du mont des Olives.

Après avoir chanté Dieu dans la personne de son Verbe, nous avons essayé de le chanter aussi dans ses œuvres. Car, nous l’avons dit, les sources de l’inspiration sont multiples, et soit qu’elle chante les exploits des héros, ou l’établissement des empires, soit qu’elle décrive les spectacles de la nature, soit qu’elle raconte les actes les plus ordinaires de la vie de l’homme, la poésie ne cesse pas d’être chrétienne tant qu’elle ne perd pas de vue l’idéal divin, et que ses chants tendent à le manifester. La description d’une nuit étoilée peut quelquefois élever l’âme à Dieu, aussi bien qu’une prière.

Mais parmi les créations de Dieu, il en est deux qui occupent une large place dans le cœur de l’homme, la Famille et la Patrie, et nous avons voulu leur donner aussi une place dans nos vers. En vérité, notre œuvre pourrait se résumer dans ces trois mots : Dieu, Patrie, Famille, trois grands amours qui remplissent toute la vie du chrétien,


A. B. Routhier.