Les Éblouissements/Versailles

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 197-200).

VERSAILLES


Au centre du profond et du secret palais,
Quand parfois en juillet on ouvre les volets,
L’air, chargé des parfums que les brises entraînent,
S’élance, Éros joyeux, dans les chambres des reines,
Et, comme on éveillait la Belle au bois dormant,
Met des baisers d’azur sur ce délaissement…
Alors, ce qui dans l’ombre et dans l’oubli repose
Reprend son clair parfum et sa rondeur de rose,
Tout ce qui fut chargé de soie et de couleurs
Sent revivre sa grâce et ses secrètes fleurs.
– Immense chevelure experte et délicate
L’or, sur la boiserie, afflue, ondule, éclate
La cornemuse, un jet d’églantine, un râteau,
Un beau dauphin gonflé qui fait jaillir de l’eau
Suspendent leur divin dessin à la muraille :
Or plus tendre que l’ambre heureux et que la paille !
Et voici qu’un rayon de soleil vif et doux
Allume brusquement le parquet de miel roux

Dans la chambre où marchait Madame Adélaïde…
Ah ! comme l’air est las, comme le monde est vide,
Comme la jeune aurore a perdu ses amants,
Depuis que tous ces fronts frivoles et charmants
Accourus à l’appel de la funèbre chasse
Ont quitté la maison, le parc et la terrasse !…
Hélas les eaux, les bois semblent disgraciés !
Qu’importe, beaux massifs, que vous refleurissiez ?
Vous ne rendrez jamais, si clair que le jour naisse,
Au tendre Trianon sa luisante jeunesse,
Les brillants orangers d’un vert vif et verni
Ne peuvent empêcher que le temps soit fini
Où le parterre ardent riait sous ses abeilles,
Où les femmes étaient de vivantes corbeilles,
Et leurs cheveux la source au reflet argentin ;
Le temps où, quand sonnaient neuf heures du matin,
On voyait, sur un banc, tenant un bol de crème,
Cette enfant qui sera duchesse d’Angoulême ;
Le temps où, quand le soir semble soudain trop doux,
Si bien qu’un corps charmant étouffe tout à coup,
La reine brusquement entr’ouvrait sa fenêtre,
Et voyant s’obscurcir la nuit qui vient de naître,
Entendant frissonner la rose et le lézard,
Chantant pour soi des airs que lui montra Mozart,
Rêvait à des amours secrètes et sereines…
Ah ! ce divin besoin qu’ont sans doute les reines
A l’heure où vont languir les rossignols, les geais,
De mourir sur le cœur de leurs tendres sujets,
De sentir défaillir leur beau front en désordre

Sous des doigts suppliants dont l’ardeur est un ordre,
D’attirer sur leur chaud, leur humble cœur, humain,
Le frôlement profond et lent d’une autre main,
Et de laisser jaillir d’un sein qui se soulève
Les lamentations du désir et du rêve !…

Là-bas un bassin noir, écrasé de chaleur,
Semble un vase voilé qui recèle des pleurs.
Ah ! comme ce jardin empli de paix dormante
Au lieu de m’apaiser m’effraye et me tourmente.
Moi qui ne vis jamais un parterre enchanté
Sans me sentir la nymphe heureuse de l’Été,
Sans jeter sur les beaux buissons fleuris de joie
Des regards plus pressants que des filets de soie,
Sans courir tout auprès du luisant oranger
Pour mêler mes deux mains à son geste léger,
Sans m’appuyer au tronc d’un hêtre qui s’élance,
Sans m’unir à son cœur par mon tendre silence,
Je suis ici timide et mourante d’émoi…
Ce jardin sommeillant et lourd n’est pas à moi.
Voici les résédas de la petite fille
Qui dut avoir si peur le jour où la Bastille
Tremblait dans la chaleur au son noir du canon.
Voici le phlox sensible et sa fleur de linon.
Voici le rosier blanc dont la rose est moins vive
Que ne fut le doux sein de la Jeune Captive,
Voici la fin du jour, hélas ! voici le soir,
Voici d’immenses flots de glissant désespoir,
Voici des pas, des voix et des âmes sans nombre,

Des cœurs blessés, jaloux, et qui pourraient nous voir.
Quels visages déjà sont là, si froids, si sombres ?
Ah ! cette reine avec au front un bandeau noir !
– Allons-nous-en d’ici, laissons la place aux ombres…