Les Éblouissements/Rêverie persane


Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 137-139).

RÊVERIE PERSANE


Ô Mort, s’il faut qu’un jour ta flèche me transperce,
Si je dois m’endormir entre tes bras pesants,
Laisse-moi m’éveiller dans l’empire de Perse,
Radieuse, éblouie, et n’ayant que quinze ans.

Alors, je connaîtrai, moi qui rêvais tant d’elle,
Ispahan, feu d’azur, fruit d’or, charme des yeux !
Les jardins de Chirâz et la tombe immortelle
Où Sâdi refleurit en pétales joyeux.

Les bras levés, le cœur divinement sensible,
Je percevrai, dans l’air si limpide, si mol,
Ô musique d’amour frémissante et visible,
Les soupirs de la rose et du chaud rossignol !

Au travers des pavots, des lis, de la verdure,
Je verrai s’avancer, curieux, familiers,
De beaux garçons persans en bonnets de fourrure,
Aux profils aussi ronds que des jeunes béliers.


Ils me diront avec des gestes et des poses,
Des accents étonnés et des regards d’enfants
« C’est vous, sœur de nos cceurs, vous, l’amante des roses,
Le souffle du matin et des soirs étouffants !

« Venez, nous vous ferons reine de Trébizonde,
Princesse de l’aurore et des nuits sans sommeil,
Les royaumes détruits se lèveront de l’onde
Au milieu d’un parterre odorant et vermeil.

« Petite fille avec des âmes anciennes,
Amoureuse des dieux et du monde enflammé,
Vous direz chaque soir vos prières païennes
Dans la mosquée ardente où dort sainte Fatmé.

« À l’heure du couchant, quand vos forces déclinent,
Nous déplierons pour vous un merveilleux tapis,
Où l’on voit s’enfoncer sous des arcs d’églantines
Des lions langoureux et des cerfs assoupis.

« Vous boirez lentement d’enivrantes tisanes
Au creux d’un bol d’émail orné de bleus vergers,
Et l’énervant plaisir des musiques persanes
Fera briller votre âme et vos yeux allongés.

« Sur les portes d’argent, la lune au doux visage
Luira comme une enfant qui baise son miroir,
Et tous les rossignols éveillés dans leur cage
Aux roses de ton cœur diront leur désespoir… »


Alors, dans leur charmant palais de porcelaine
Je suivrai, confiante, heureuse, le cœur pur,
Ces beaux petits garçons dont le bonnet de laine
Est comme un noir hiver sous un immense azur.

Je verrai scintiller, dans la nuit sans égale,
Sur ce terrain d’amour aux rosiers si clément,
La rose du Calife et celle du Bengale,
Et mes tendres rosiers des soirs du lac Léman.

Un paon bien nonchalant, bien dédaigneux, bien grave,
Passant auprès de moi son temps inoccupé,
Enfoncera parfois dans les roses suaves
Son petit front étroit de beau serpent huppé.

Et pensive, j’aurai la paix douce et narquoise
Des dames que l’on voit ouvrir un si bel œil
Sur une vieille boîte en pâte de turquoise
Qui parfume et verdit comme un divin tilleul…