Les Éblouissements/Paganisme

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 185-188).

PAGANISME


Sapins lourds, ténébreux, dévalant, dont les branches
Suspendent dans l’air bleu de vertes avalanches,
Saules, sur les étangs pleurant de désespoir,
Mélèzes résineux, fraîches voûtes du soir,
Où, comme un chaud vitrail, le soleil met son prisme,
Grottes, ravins, échos, immense romantisme,
Ah ! comme dans mon cœur vous êtes accueillis !
Pourtant, vous le savez, je suis de ce pays
Qui commence en Asie et va jusqu’en Sicile,
Du pays lumineux, ouvert, serein, tranquille,
Du pays où la chèvre au regard sec et droit
Mord d’une bouche noire un amandier étroit ;
Où le jaune jasmin, le thym, le chèvrefeuille,
Sont un miel crépitant que l’abeille recueille ;
Du pays où les ifs allongés, le cyprès,
Où la tombe pierreuse et le vase de grès,

L’agneau libre, paissant sur les roches salines,
Les lignes du rivage, et celles des collines
Ont la forme sacrée et nette de l’esprit ;
Du pays où Daphnis près de Chloé sourit.
J’ai pour sœur de mon sang et de mon rêve étrange
Une fille qui danse en tenant une orange,
Un genou replié, l’autre éployant dans l’air,
Les flots harmonieux d’un voile de lin clair !
— Douce Aphrodite d’or, force, ardeur infinie,
Musique, enchantement du ciel de l’Ionie,
Le jour où je viendrai sur le sol radieux
Qui vit naître, combattre et triompher mes dieux,
Quand je viendrai, portant le lierre et les verveines,
Me pardonnerez-vous d’avoir eu dans les veines,
D’avoir eu dans mes yeux, — ô Déesse au front pur
Qui m’aviez fait un don de miel, d’air et d’azur,
Ce goût voluptueux, pesant, courbé, mystique,
Du saule élégiaque et du buis romantique ?
Me pardonnerez-vous d’avoir quelquefois dit :
« Je choisis le barbare et brumeux paradis, »
D’avoir aimé l’éclat des bûches dans la cendre,
Le carillon tintant d’une ville de Flandre,
Les canaux d’Amsterdam, Rembrandt, ses Échevins,
Enfin ce qui n’est pas vos bras blancs et divins ?
D’avoir joui d’un frais coteau des bords de l’Oise,
Moi dont le sang reflète une rose crétoise,
D’avoir béni l’odeur d’un fruitier automnal,
D’avoir, dans quelque soir penchant de Port-Royal,
Respiré, le cœur plein d’un vin puissant et triste,

Les dahlias mouillés d’un jardin janséniste,
Moi qui porte en mon sang et jusqu’au fond de l’os
Tes soleils et ton cri, divin Dionysos !…

Mais, c’est fini, cette âpre et déchirante lutte,
Je viendrai, mes deux mains tenant la double flûte,
J’aurai l’odeur du vert lotos, des serpolets
Près de moi des enfants joueront aux osselets,
Des paons s’envoleront en déployant leurs queues,
Au-dessus des enclos luiront des figues bleues ;
Pour cueillir ces fruits chauds entr’ouverts dans l’azur
Je presserai si bien mon corps contre le mur
Que je serai semblable à ces nymphes des frises,
Dont la jambe et la main sont dans la pierre prises.
Et désormais, sans voix, sans effort, sans souhaits,
Ayant touché l’immense et débordante paix,
Voyageuse arrivant et qui baise la porte,
Ne désirant plus rien je serai bientôt morte.
Mes doigts lâchant les bords de l’éther large et beau,
Je me renverserai sans peur dans le tombeau.
Car ce qui retenait mon être dans le monde,
Ce qui me fit joyeuse, âpre, errante, profonde,
Ce qui causait mon brusque et mon brûlant transport,
Ce qui me fit bondir dans mes cités du Nord,
Ce qui rendit mon âme, ivre, avide, malade,
C’était le grand désir de vous, ô sainte Hellade !
Ô Soleil du plaisir, ô Délices des temps !
Vous ayant vue, alors, j’irai, le corps content,
Sur le pas délicat et léger de la danse,

Selon quelque sévère et funèbre cadence,
Les coudes joints, tenant serrés à mes côtés
Ces linges que l’on voit sur les stèles sculptés,
Le front ceint du bourgeon violet des acanthes,
Dans la terre amoureuse où dorment les bacchantes…