Les Éblouissements/Les adolescents

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 377-379).

LES ADOLESCENTS


Je le sais, au moment du tendre jour tombant,
Quand l’heure hésite et tremble avant la nuit prochaine,
Et qu’un vent délicat langoureusement traîne
La branche d’un sureau sur la tiédeur du banc,

Quand le soir est plus las qu’une molle colombe,
Et que l’air est troublé d’un si lourd embarras
Qu’on voudrait soulever et prendre dans ses bras
Toute cette douceur du soir divin qui tombe,

Je le sais, dans ces soirs, petits adolescents,
Oppressés jusqu’au cœur d’un désir sans limites,
Votre angoisse, vos chants, votre frayeur imitent
Les soupirs désolés qui vivent dans mon sang.

Vous regardez autour de vous, cherchant à tendre
Un long filet d’amour sur le bel univers,
Et déjà vous mourez de ce silence vert
Plein des frissons secrets qu’une âme peut entendre ;


Un train passe, et voici que ce sifflet strident
Qui s’élance, grandit et disparaît vous tue,
Et dans l’ombre aplanie où toute voix s’est tue
Vous broyez votre espoir immense entre vos dents.

Vous rêvez, vous courez, vous soulevez la tête,
L’espace étant étroit vous cherchez l’infini ;
Alors pareil au vent, à la cigale, au nid,
Mon chant glisse vers vous sa simple et chaude fête.

Solitaires charmants qui rêvez dans un parc,
Enfants que vient blesser la seizième année,
Et qui, lassés des fleurs que vos doigts ont fanées,
Guettez les jeux cruels de la uèche et de l’arc,

Je le sais, vous prenez quelquefois l’humble livre
Où mes luisants rosiers ont toute leur fraîcheur,
Où les chuchotements avides de mon cœur
Sont le vol d’une abeille éternellement ivre,

Et sentant que l’été ne m’est pas plus léger
Qu’il ne l’est à votre âpre et frêle adolescence,
Que je me trouble aussi pour une molle essence,
Pour les mille parfums d’un seul vert oranger,

Parmi tous les errants vous choisissez mon âme,
Vous attirez à vous cette plaintive sœur,
Et les gestes fervents de vos mains sur mon cœur
Sont les soins ingénus que mon laurier réclame.


— Je ne veux rien de plus vivace, glorieux,
Que votre doux appel innocent et champêtre,
Vous qui serez encor quand j’aurai cessé d’être,
Échos de mes plaisirs et reflets de mes yeux !

Pour que vous ne soyez ni craintifs, ni farouches,
Je fais semblant de rire et je parle en jouant,
Et la chère candeur de vos lumineux ans
Boit les gouttes d’un miel qui pleure sur ma bouche.

Adolescents des soirs, que j’aime votre émoi !
Sur mes feuillets ouverts laissez couler vos larmes,
Ô vous dont c’est la force et l’ineffable charme
D’avoir quelques printemps déjà de moins que moi…