Flammarion (p. 34-40).


VIII

LES CHEFS DE L’OSSUAIRE


Toute la nuit il avait venté dur. Plusieurs fois, dans l’ombre, Jean sentant passer sur son visage l’âpre haleine de l’Atlantique, avait eu l’envie d’aller regarder du roc de Kerpenhir les flots se combattre. Dès l’aube venue, il traversa le petit enclos où son père cultivait quelques raves et pommes de terre. À sa surprise, il remarqua, juste en face de la barrière, deux piquets enfoncés dans le sable qui supportaient des crânes enlevés à l’ossuaire. Sous chaque tête de mort, une inscription, peinte au goudron sur une planche, avait été clouée :

« Mon nom est Jean Buanic,
« Capitaine naufrageur »

Et sous l’autre chef, il lut :

« Je suis Julien Buanic, âme perdue. »

D’abord l’horreur retint le jeune homme immobile, puis il alla chercher son frère. Dans le gros temps qui rugissait autour d’eux, hébétés, découragés ils contemplaient les macabres piquets. Enfin, ils se décidèrent à les retirer afin que leurs parents n’en fussent pas affligés ; mais, avec le respect instinctif des Bretons pour les reliques des défunts, ils auraient voulu leur assurer une place respectée.

— Il faudrait les rapporter au cimetière, murmurait timidement Julien, mais cela me paraît bien difficile maintenant. Il fait jour. Nous serions rencontrés et c’est nous qu’on accuserait d’avoir enlevé de l’ossuaire ces chefs. Quel scandale !

Les marins regardaient autour d’eux comme si une inspiration subite pouvait leur arriver de l’espace. Après une hésitation, Julien proposa de les jeter aux flots. L’océan n’est-il pas la grande tombe des marins les plus braves ?

— Tu as raison, frère.

Les longs-courriers s’avancèrent jusqu’à l’extrémité du petit cap de Poultriel en tenant les têtes posées respectueusement sur leurs paumes et tous deux à la fois lancèrent les crânes à l’océan.

Au même instant, à travers le palus, une voix stridente s’éleva : Je suis le capitaine Bourhis !

Et une seconde voix, plus basse, annonça : Je suis le timonier Bargain !

Ensuite, une dizaine de voix réunies appelèrent : À nous les Buanic ! Nous périssons ! Ô ma mère ! Ô ma femme ! Ô mes chers petits enfants !

Jean et Julien eurent un geste d’impuissance affligée, puis ils essayèrent d’apercevoir les misérables qui avaient machiné cette scène atroce. Enfin ils marchèrent vers leur chaumière.

Par le bas sentier de Kerpenhir sinuant entre les roches granitiques, Nonna et sa sœur, chargées des manches bigoudènes, brodées pendant la semaine, qu’elles allaient rapporter au tailleur Gourhan de Pont-l’Abbé, attristées par la nouvelle attitude de leur père, avaient voulu saluer leurs fiancés au passage et les assurer de leur fidélité. Les énormes pierres du défilé cahotique les dissimulaient à la vue de Jean et de Julien qu’elles aperçurent. L’allure hagarde des deux frères dans la tempête à laquelle ils paraissaient s’offrir avec une funeste satisfaction, surprit les jeunes filles. Folles de terreur à l’aspect des Buanic qui, le front au ciel, y rêvaient leur cauchemar, Nonna et Anne se sauvèrent en songeant qu’elles aimaient sans doute des « âmes perdues ».

Depuis trois jours, l’ouragan s’exaspérait. Parfois une lame de fond, formidable, montait à l’assaut de la dune chevelue de joncs sur laquelle les femmes rassemblées épiaient le passage des grands navires fuyant au vent avec des culbutes angoissantes. Dans l’après-midi l’Atlantique prit la couleur de l’absinthe. Soudain, vers Lanvec, une explosion retentit que les falaises répercutèrent malgré le bruit de plus en plus terrible des déferlements et des galets traînés.

— On dirait le canon d’alarme, fit Jean surpris. Il serait à croire qu’un grand navire se trouve en péril ? Le poste des sauveteurs de Lanvec doit être prévenu.

— Oh ! Passion du Christ ! faudra-t-il donc qu’il y ait toujours du monde en peine, et sur terre et sur l’eau, murmura Maharit en sortant de son armoire un cierge bénit, rapporté de Kerfeuntun.

L’ayant allumé, elle le plaça devant l’image enluminée de saint Gildas, le navigateur merveilleux à l’auge de granit.

Dès les sept heures, par le ciel ennuagé, ce fut l’obscurité totale, et une pluie mêlée de grêle commença de mitrailler la chaumière secouée aux sautes de vent ; alors toute la maison semblait s’ébrouer comme un chien au sortir de l’eau.

— Quelle nuit épouvantable se prépare ! déclara Jean.

— Je ne pourrai pas dormir, déclara son frère. Comment ne pas songer tout le temps aux pauvres gens en danger !

La sabotière qui assaisonnait, au gros poivre, sa soupe de pommes de terre et de lard, s’écria :

Vierge Marie ! si l’on voulait sans cesse tenir son cœur dans la poitrine du prochain, on ne cesserait pas de mouiller son mouchoir… Êtes-vous de bel appétit ce soir, garçons ?… Oh ! cette gueuse de tempête va déplumer notre chaume ! Quel pays de malédiction !

— Moi, j’ai faim, annonça Job plutôt pour donner l’envie de manger à ses fils que parce qu’il éprouvait véritablement le désir de s’attabler. S’approchant doucement de Maharit, inclinée sur sa marmite qui s’effumait, il lui chuchota :

— Regarde donc nos garçons, sont-ils drôles ?

Leurs bras passés au cou l’un de l’autre, et debout en face de la baie vitrée, quoique le ténébreux crépuscule les empêchât de rien apercevoir sur l’océan, Jean et Julien considéraient dans sa direction avec une attention passionnée.

— Qu’attendent-ils ? murmura Maharit craintive.

— Sait-on ? Ah ! les marins, femme, quelle singulière espèce d’hommes !

— Une fusée ! s’exclamèrent les longs-courriers qui n’avaient pas cessé de regarder la grande baie vitrée de la saboterie.

Un trait de feu à panache de lumière verte illumina les ténèbres.

— Qu’est-ce que cela signifie, garçons ? questionna le sabotier.

— Un navire en perdition, répondait Jean. À mon idée ce doit être un vapeur d’importance ; les voiliers caboteurs ne sont guère munis de ces signaux pyrotechniques.

Un beuglement formidable emplit le palus tout entier et les vitres de la saboterie tremblèrent à ses vibrations.

— La sirène du phare, annonça Jean. Cette fois on ne peut plus en douter, les postes de sauvetage de Lanvec et de Ploudaniou devront partir au secours du naufragé.

Un nouveau mugissement et d’autres encore, ne cessèrent plus de retentir.

— La brume s’est sans doute abattue sur la mer et le phare signale au capitaine en péril sa situation, confia Jean à son frère qui appuyait son front contre les carreaux.

Ses yeux bleus étincelants de résolution, Julien dit alors à son frère :

— Une idée, si nous embarquions ? Avec tes connaissances tu pourrais rendre service cette nuit.

Les joues de Jean s’enflammèrent. N’était-ce pas une façon éclatante de mériter l’admiration des pêcheurs ? Il se voyait fêté, embrassé de Nonna et son mariage lui paraissait une certitude. Mais, d’un autre côté, il redoutait l’accueil des rameurs, quand il les aborderait, avant d’avoir pu leur faire comprendre pourquoi il désirait les accompagner au danger.

Brusquement, les deux frères, sans avoir besoin de s’expliquer davantage, revêtirent des tricots de laine et des caleçons, car ils savaient qu’il faudrait sauter à la mer et s’y plonger à mi-corps pour aider au lancement du canot sauveteur. Lorsqu’ils traversèrent, ainsi accoutrés, la salle de la saboterie, leur mère s’exclama :

— Qu’est-ce que c’est ? Arrêtez ! Ah ! les malheureux ! Veillez sur eux, Christ de passion !

Tandis que les sabotiers alarmés échangeaient leurs pensées, Jean et Julien, fonçant tête baissée à travers l’ouragan, s’avançaient vers le port. Malgré l’horreur de cette nuit, ces jeunes gens songeaient avec joie :

« Enfin nous avons trouvé le moyen de nous réhabiliter ! »

Quand ils atteignirent la grand’rue de Ploudaniou, en passant devant une « maison du bateau » illuminée par ses becs à incandescence, ils entendirent quelques pêcheurs aux visages rouges debout devant le comptoir de zinc où ils consommaient du rhum, annoncer que c’était le « Celtique » de Brest, qui s’était échoué sur la « basse Spinec ». Un fier vaisseau de trois mille tonnes, tout neuf ! Des enfants mal éveillés, demi-vêtus, des femmes et jusqu’à des vieillards arcboutés sur leurs bâtons pour résister aux rafales descendaient vers le hangar où le canot sauveteur était remisé. Déjà une douzaine de sardiniers, parmi les plus vigoureux, avaient enlevé aux patères des murailles les ceintures de sauvetage dont ils avaient entouré leurs tailles. Avec dépit Jean et Julien remarquèrent qu’ils n’en pouvaient plus trouver aucune ; ils espéraient que des rameurs, sollicités par eux, céderaient leurs places.

— Holà ! s’il y a des pères de famille, on se propose de partir à leur place, crièrent-ils.

Leurs voix provoquèrent soudain l’émoi de cette foule bruyante et remuante.

— Jour de Dieu ! ce sont les Buanic, s’exclama Gurval en chandail vermillon, ses lièges noués autour de son thorax athlétique.

— Ce sont eux, dit Jean avec bonne humeur, et ils réclament leur part de danger, patron ?

Interdit, le grand Lanvern ne savait quelle réponse leur donner, lorsque Gourlaouen, arqué sur ses basses jambes et poings tendus, cria furieusement :

— Arrière ! les âmes perdues ne sont point faites pour sauver les corps en peine.

— Il a raison, approuvèrent Nédélec et quelques matelots. On ne peut pas avoir confiance en eux.

À travers la multitude des têtes pressées que la passion, la terreur, la jalousie, le mépris, la curiosité, faisaient grimacer. Jean et son frère aperçurent Nonna et Anne qui appuyaient sur eux un long regard d’amour et d’admiration.

Elles leur restaient fidèles, ô bonheur !

— Une simple petite place de rameur, la dernière de toutes, si vous voulez, patron, réclamait modestement Jean à Gurval dont il remarquait le trouble, et des fois, je pourrais vous aider de mes conseils ?

Le sardinier consultait du regard Gourlaouen, son sous-patron, lorsque celui-ci s’écria :

— Tonnerre ! Buanic, t’imagines-tu que nous avons besoin de tes conseils, espèce de capitaine d’usurpation ! Noms conseiller, museau enfariné ! Apprends qu’avec Gurval, je suis le maître du canot de sauvetage et que je n’ai pas besoin d’un officier de contrebande pour nous noyer tous.

Des applaudissements accueillirent cette injuste exécution contre laquelle Lanvern ne protesta qu’en levant ses épaules à leur faire toucher les oreilles. Et comme si les frères Buanic n’avaient pas encore vidé jusqu’à la dernière goutte leur coupe de fiel, le jaloux Nédélec brailla :

— Patron Gurval, nous n’avons point d’avis à recevoir des lâches. Ah ! plutôt que mes camarades et moi nous acceptions de les embarquer ? Là-bas, au péril, ils nous trahiraient et se sauveraient seuls.

Dominant cette scène de désordre du haut de son caisson, Gurval ne savait encore quel parti prendre, lorsqu’une vingtaine de sardiniers poussèrent irrésistiblement les Buanic hors de l’abri.

— Attention ! oh ! hisse ! commandait au même instant M. Béven ; et femmes, enfants, vieillards halèrent le « cartahu ». Le grand canot glissa sur sa quille et, soudain, s’échappant de son chariot, comme un nageur qui pique une tête, il rebondit à la lame au cri triomphal des pêcheurs. Nonna et Anne, bousculées par des gens uniquement préoccupés du succès de ce lancement, avaient essayé de rejoindre Jean et Julien. Quand elles furent enfin sorties du hangar, elles aperçurent, de l’autre côté du port, sur le sentier de Kerpenhir, deux formes blanches qui fuyaient rapidement. Les demoiselles Bourhis entourées par les veuves de la « Rosa-Mystica », criaient aigrement :

— Arrière ! les âmes perdues. Buanic, vous auriez noyé les gens du « Celtique » comme vous avez abandonné notre père, et nos maris. Âmes perdues ! âmes perdues !

Et les mousses, en dansant, imitaient par plaisanterie le ululement des chats-huants.