Les « Souvenirs entomologiques » de M. J.-H. Fabre

LES
« SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES »
DE
M. J.-H. FABRE

Le nom de M. J.-H. Fabre, l’entomologiste de Sérignan auquel l’Académie française vient d’accorder une de ses plus flatteuses récompenses, est désormais bien connu en France, mais l’homme et l’œuvre le sont moins. L’étude des Souvenirs entomologiques les révèle l’un et l’autre.

Faisons d’abord connaître l’homme. Dans quelques chapitres de son grand ouvrage, M. Fabre nous raconte les étapes principales de sa laborieuse existence.

Dès son enfance, alors que, petit paysan en sabots d’une pauvre ferme du Rouergue, il conduisait à la mare voisine le troupeau de la famille, sa conscience de naturaliste s’éveille ; en même temps que sa conscience de lui-même pourrait-on dire. Dès ce moment aussi, l’incomparable observateur, comme l’a qualifié Darwin, apparaît. Désormais sa passion pour l’insecte ne fléchira plus ; c’est elle qui le soutiendra et qui donnera de la sérénité à sa vie.

Le premier livre d’entomologie qu’il achète lui coûte à peu près un mois de sa maigre solde d’universitaire. Sorti de l’École normale primaire d’Avignon, il apprend seul les mathématiques et les sciences physiques. Pressé par le besoin, contre lequel il se débat sans cesse, au moment où des recherches de chimie organique lui permettent d’entrevoir la liberté que donne l’aisance, ses efforts sont rendus inutiles par l’apparition de procédés artificiels qui réalisent plus économiquement les résultats de ses travaux. Mais ces épreuves laissent intacte sa passion maîtresse, et le jour vient enfin où il réalise son rêve. Dans cette basse vallée du Rhône où s’est écoulée presque toute sa vie, il se retire, près d’Orange, sur les bords de l’Aygues : « cours de galets, » comme il l’appelle, dans un coin de terre convoité depuis longtemps. C’est un harmas, c’est-à-dire un de ces terrains de là-bas, caillouteux et abandonné, morceau de terre ingrate où poussent les arbustes et les herbes de la flore méditerranéenne. Là, depuis trente ans environ, il vit en pleine nature, libre de s’abandonner à sa forte personnalité. Son désert est le laboratoire où se déroule la vie de la bête, qu’il observe en savant, en ami, en poète, et qu’il attire auprès de lui. Son matériel est presque inexistant. Il n’est armé que de sa ténacité et de son intelligence ingénieuse. Tel problème lui a demandé vingt années, telle observation lui a coûté toute une journée d’attente continue. À plus de quatre-vingts ans, il travaille encore et entreprend de nouvelles investigations.

I

Nous nous proposons de résumer les aperçus philosophiques que suscitent les observations de M. Fabre. Pour un lecteur même peu attentif, à travers l’immense collection de faits que contiennent les Souvenirs entomologiques, des idées générales apparaissent. Elles jalonnent l’œuvre, commentent les faits et éclairent la position prise par l’auteur dans l’ensemble des doctrines biologiques qui dominent aujourd’hui la science de la vie.

Nous commencerons par rechercher l’attitude biologique de M. Fabre. Par une originalité géniale, il est d’abord tout à fait opposé au point de vue des naturalistes fascinés par la morphologie et l’anatomie. Prendre un insecte, le transpercer d’une épingle fixée dans une boîte à fond de liège et lui mettre sous les pattes une étiquette à nom latin lui paraît méthode superficielle et ne le satisfait pas. Il estime que les caractéristiques premières de la vie sont dans les mœurs et les instincts, dans les aptitudes et les facultés psychiques. « Je ne connaîtrai réellement la bête que lorsque je saurai sa manière de vivre. Vous éventrez la bête et moi je l’étudie vivante ; vous scrutez la mort, je scrute la vie, » dit-il. Cela signifie que l’insecte l’intéresse surtout livré à son œuvre. Si un article de plus ou de moins aux antennes le laisse assez froid, il aime à interroger l’animal, à lui laisser dire ses passions, son genre de vie, ses aptitudes ; et il espère qu’à l’avenir on s’avisera que l’empalé de nos collections a vécu, exerçant un métier.

C’est donc la psychologie de l’insecte qui domine dans son œuvre ; Mais il ne néglige pas absolument la morphologie ni la physiologie. En morphologie, il a découvert le dimorphisme larvaire et l’hypermétamorphose des méloïdes. En physiologie, il a fait de nombreuses études sur les déchets ou sécrétions du tube digestif ; et sur un virus spécial aux insectes, qu’il n’a pas craint d’expérimenter sur son bras au risque de le perdre. Les Souvenirs renferment enfin de nombreuses descriptions d’organes. Mais si l’anatomie est une précieuse auxiliaire, c’est que la description de l’outil permet de comprendre la fonction qui le domine ; et M. Fabre nous montre tout de suite cet outil agissant, afin « d’exciter notre admiration. »

Il conçoit la classification d’après les mêmes principes. À la base il met la fonction et non l’organe ; le régime, les mœurs doivent y avoir le pas sur la forme des palpes. C’est pourquoi il démembre le groupe anthidie en cotonniers et résiniers ; car il juge illogique d’appeler du même nom les pétrisseurs de résine et les cardeurs d’ouate. Et c’est pour la même raison qu’il admet l’étude de l’aranéide à côté de celle de l’insecte proprement dit. Quant à la nomenclature, elle doit être simple et ne pas avoir la sécheresse académique. « Prononcez d’abord articulé ; puis faites ronfler arthropode, et vous verrez si la science ne progresse pas. » Elle ne doit pas s’envelopper d’un vain appareil d’obscurité.

Cependant l’esprit inquiet de M. Fabre est sans cesse hanté par de plus hauts problèmes, qui, indiqués çà et là, font comprendre l’impulsion qui le pousse. Par rapport à eux, l’insecte n’est plus le but ; il devient un moyen. Par-dessus tout M. Fabre veut définir l’instinct ; puis établir expérimentalement la démarcation qui le sépare de l’intelligence, et démontrer si, oui ou non, la raison humaine est une faculté irréductible, ou si elle n’est qu’un degré plus élevé sur une échelle dont la base descend jusque dans les bas-fonds de l’animalité. Plus généralement il pose la question de l’identité ou de la différence de l’esprit de la bête et de celui de l’homme. Il veut aussi examiner la question du Transformisme ; enfin savoir si la géométrie préside à tout, et si elle nous parle d’un Universel Géomètre ; ou si « le beau sévère, domaine de la raison, c’est-à-dire l’ordre, est le résultat fatal d’un mécanisme aveugle. » Que l’insecte soit propre à nous renseigner là-dessus, c’est ce qu’il affirme ; car par sa richesse inouïe en instincts, mœurs, et structure, il nous révèle un monde nouveau, comme si nous avions colloque avec les naturels d’une autre planète ; tandis que les animaux supérieurs, nos proches voisins, ne font que répéter un thème assez monotone.

Or ces problèmes ne peuvent pas se résoudre a priori. C’est aux faits à répondre, non à l’esprit humain à imaginer. Aussi il voue au fait une fidélité absolue, fanatique ; tandis qu’il se défie toujours des théories. « Les faits précis sont seuls dignes de la science. Ils rejettent dans l’oubli les théories prématurées, » et si sa « méthode ne doit pas nous apprendre l’origine des instincts, elle nous apprendra du moins où il est inutile d’aller la chercher. » Observer le fait brut, l’enregistrer, puis se demander quelle conclusion repose sur sa solide charpente, telle est l’unique règle de M. Fabre ; et si on lui oppose des argumens, il demande des observations : « Voyez d’abord, vous argumenterez après. »

Pour accumuler des faits, il y a, quelque pénible qu’elle soit, l’observation directe, sur les lieux mêmes où vit le sujet. Et M. Fabre nous parle alors des longues heures passées sur les sables brûlans du bois des Issarts, désormais célèbre, à épier le bembex ; ou de l’assaut donné, avec l’appréhension des piqûres, à un essaim bourdonnant d’hyménoptères en plein travail. Mais il faut aussi provoquer les faits par l’expérimentation, pour mettre l’animal dans la nécessité de nous dire ce qu’il ne dirait pas livré au courant normal. M. Fabre, enfin, a usé de l’éducation, chaque fois que la chose lui a été possible. Son bureau d’études a dû souvent être bien pittoresque, quand des osmies y travaillaient, mêlées aux chalicodomes de son hangar, aux araignées de sa table.

C’est alors, sur ces faits bien observés, que se bâtit l’interprétation. Et ici, vraiment, naît le prodige ; car la sympathie pour la bête donne à M. Fabre une sorte de sens spécial, qui lui permet de saisir la signification de ses actes, comme s’il y avait entre elle et lui des moyens de communication réelle, quelque chose comme un langage. Mais, s’il ne veut pas que la science soit un froid catalogue, il limite, autant qu’il le peut, la portée de l’interprétation, car il craint de s’égarer ; et, souvent, son esprit difficile le conduit au doute, savoir : « À mesure que j’observe et que j’expérimente, je sens, dernière étape du mieux, se dresser, dans la noire nuée du possible, un énorme point d’interrogation. » C’est que lui seul connaît le nombre des problèmes qu’il n’a pas résolus.

Observer sur l’animal vivant, tel est le résumé de la méthode scientifique des Souvenirs. Simple bon sens, dira-t-on, et pourtant cela est peu habituel. Si on tient pour nécessaire de définir la matière brute par ses propriétés chimiques et physiques, et non pas seulement par les dernières, c’est qu’il est important de connaître les actes de son activité propre. Combien alors il est curieux de constater que le plus souvent on oublie de tenir compte des actes, quand il s’agit de décrire la vie ? Sans doute, il y a dans l’être vivant, des phénomènes physiques et chimiques. Ceux-ci sont donc du domaine de la biologie ; mais la psychologie de la bête n’est pas moins réelle ; et il est par suite nécessaire de l’étudier. M. Fabre, cependant, nous paraît aller plus loin ; car il estime que les manifestations physico-chimiques et mécaniques de la vie sont subordonnées à l’activité spéciale qui la caractérise et qu’elles ne peuvent trouver leur explication complète que dans la connaissance de cette activité.

II

Voici maintenant quelques faits typiques. Il y a, chez les insectes, beaucoup de physiciens et de géomètres : commençons par eux. M. Fabre a découvert, après des années de recherches, le nid du scarabée sacré et voici ce qu’il a vu. Lorsque le scarabée doit songer à sa progéniture, il enfouit sous terre la boulette de bouse qu’il leur destine. Là, dans l’obscurité, il la façonne en forme de poire et il place l’œuf à l’extrémité amincie, près du bout, dans une petite cavité, à dessein mal fermée. L’élégant ouvrage surprend par l’harmonie de ses lignes et par ses dimensions ; mais il est étonnant surtout par son admirable adaptation aux conditions qui lui sont faites. Pour être utilisables au moment voulu, les vivres doivent, en effet, se conserver dans un état de fraîcheur suffisante ; et, comme la chose se passe en pleine canicule, il est indispensable de remédier à la prompte dessiccation qui surviendrait si le scarabée ne la rendait pas pratiquement impossible. C’est dans ce dessein qu’est construite la partie sphérique de la poire. La figure de la sphère en effet a pour propriété géométrique de réaliser la plus petite surface pour un volume donné ; par suite de limiter au maximum l’évaporation. La surface de l’ouvrage est de plus tassée soigneusement, ce qui l’améliore encore à ce point de vue. Enfin la position de l’œuf n’est pas moins remarquable ; de là où il est placé, il a aération suffisante ; et étant au contact par la chaleur extérieure, celle-ci sert de chaleur d’incubation et affranchit la mère du soin de la couvée. « Ainsi, dit M. Fabre, ce que nous dicte la raison concorde merveilleusement avec ce que l’instinct dicte à la bête. » Et dans cet œuf d’un nouveau genre, l’insecte dépasse l’oiseau ; car il s’affranchit à la fois du souci de la couvée et de celui de la becquée.

Passons à d’autres : la guêpe et la mante religieuse connaissent les propriétés athermanes de l’air. La première entoure son nid d’enveloppes enfermant entre elles des lames d’air qui mettent obstacle à la déperdition de chaleur. La seconde, dont les petits doivent passer l’hiver dans le nid, construit ce nid avec une composition gluante amalgamée avec de l’air.

Le sirex est plus surprenant. Sa larve vit dans la partie centrale d’un tronc de peuplier, et l’insecte parfait doit se préparer lui-même sa voie de délivrance. L’insecte est un cylindre, rigide comme un morceau de crayon, qui se trouve placé, à l’origine, dans le sens de la longueur du tronc. Or, sur plus d’un décimètre parfois, sa trajectoire de sortie est un arc de cercle dont la direction, d’abord verticale, s’infléchit peu à peu pour atteindre, dans le minimum de longueur et de travail, la surface extérieure du tronc. La trajectoire est toujours la plus directe de toutes celles qui se peuvent imaginer : on a vu des sirex, enfermés dans le bois de caisses à cartouches, traverser les balles de plomb, sans jamais dévier de leur route. Comment l’insecte fait-il pour résoudre ce difficile problème de minimum ?

Citons enfin l’épeire qui enroule le fil de soie de sa toile suivant la courbe transcendante que les géomètres appellent spirale logarithmique.

Ces études et d’autres semblables ne constituent pas toutefois les plus belles découvertes de M. Fabre. Sa renommée a commencé avec ses observations sur les paralyseurs. Le paralyseur ne devant plus se soucier de sa progéniture après la ponte, doit approvisionner ses larves de proies vivantes, capables de se conserver longtemps dans un état absolu de fraîcheur ; mais inoffensives. L’insecte y parvient en paralysant les ganglions nerveux locomoteurs de la victime, ce qui abolit ses mouvemens sans détruire ses fonctions organiques. M. Fabre a vu l’opération dans la nature, et il l’a observée sous ses cloches d’éducation. Voici, par exemple, comment l’ammophile paralyse le ver gris, sa victime. Au premier acte la chenille est happée par la nuque ; elle réagit et se débat ; mais trois coups d’aiguillon sont donnés dans le thorax, du troisième au premier anneau. Ceci fait, pendant un instant, l’ammophile, qui a accompli l’essentiel, abandonne sa proie et se livre à des mouvemens d’allégresse. Puis vient le deuxième acte : les autres segmens sont piqués, à la face ventrale, posément, méthodiquement, comme par un chirurgien qui connaît à fond l’anatomie de son opéré. Le bistouri est donc plongé dans tous les segmens de la victime. Pourtant il reste encore une sensibilité assez grande, qui ira du reste en diminuant, mais qui peut nuire au transport au terrier. Alors, au troisième acte, l’ammophile mâchonne les ganglions cervicaux. Leur piqûre tuerait infailliblement ; la compression, au contraire, produit seulement un état de torpeur qui facilite le transport et disparaît ensuite. « La méthode opératoire de l’ammophile est dans le domaine de l’instinct la plus haute manifestation que je connaisse, » dit l’auteur. Il faut insister sur ce que la méthode de l’opérateur est toujours strictement déterminée par l’anatomie du sujet. La scolie par exemple ne pique qu’en un seul point la larve de cétoine qu’elle opère, parce que, dans ce cas, les ganglions thoraciques et abdominaux sont tous réunis en ce point. Elle ne pique du reste qu’après de longues recherches, lorsque se présente exactement sous son arme l’unique point cherché. D’autre part, pour paralyser l’épeire fasciée, une arénéide, le Pompile, par sauvegarde, plonge d’abord son dard dans la bouche de la victime, afin de paralyser les crochets venimeux ; puis, il recule de la quantité strictement nécessaire pour paralyser, par un coup donné en arrière de la quatrième paire de pattes, les huit pattes à la fois.

Nous en passons ; mais cela suffit. Les hyménoptères chasseurs emploient les procédés que la science avancée de nos jours pourrait suggérer aux physiologistes expérimentateurs. Il y a chez eux une sublime logique. Leur précision est d’ailleurs extrême ; car le coup de dard donné dans la bouche de l’épeire paralyse les crochets, mais non pas les palpes, leurs très proches voisins et leurs dépendances. Le point tout juste visible qui doit être atteint l’est seul. Le pompile est un vivisecteur d’une effrayante précision.

M. Fabre nous paraît être sorti victorieusement de toutes les objections qu’on lui a faites. Par exemple, il démontre que le gibier n’est pas mort en faisant observer qu’il remue et que son intestin fonctionne ; en conservant pendant neuf mois des larves de cétoine paralysées par la scolie ; en élevant au biberon d’autres victimes. Il a expérimenté que la constitution chimique du venin n’était pas la cause de la paralysie. Il peut donc conclure en admirant : « Dufour, pour expliquer la merveille, ne trouve qu’une liqueur préservatrice ; qu’il me soit permis d’insister sur ce rapprochement entre l’instinct de la bête et la raison du savant pour mieux mettre en son jour l’écrasante supériorité de l’animal. »

À côté des paralyseurs prennent place les tueurs. Leur méthode est également bien inspirée. Le philanthe apivore se nourrit du miel qu’il expulse du jabot de l’abeille. Aussi pique-t-il toujours au col, pour causer la mort réelle. La mante également attaque toujours sa proie par la nuque ; la tarentule fait de même. Tous ces animaux connaissent donc les secrets anatomiques de la nuque, du nœud vital. Beaucoup d’autres points cependant sont vulnérables ; mais ils sont sagement épargnés.

Passons à un autre ordre d’idées. L’insecte parfois est doué d’un sens naturaliste sûr. Le cerceris tuberculé, qui ne vit que du nectar des fleurs, se confine rigoureusement, pour le choix de ses victimes, dans un seul groupe générique, tout en capturant pour ses larves des espèces qui ont entre elles des différences considérables de taille, de configuration, de couleur. Le larin ours, pour établir sa famille, sait très bien distinguer ce qui est culot d’artichaut de ce qui ne l’est pas. Il choisit l’artichaut, le cardon des jardins, la mesquine centaurea aspera, le kentrophylle laineux. On ne soupçonne pas à quel signe il peut se fier.

Enfin des insectes qui meurent sans jamais voir leur progéniture savent, quand c’est nécessaire, discerner, sous terre et dans une obscurité complète, le point précis où doit être pondu l’œuf. Ainsi, la larve de cétoine est six ou sept cents fois plus grosse que le ver de la scolie nouvellement éclos. Or il faut, sous peine de mort, que l’attaque ait lieu en un point unique et c’est en ce point, précisément, que la mère pond toujours l’œuf. Les chenilles de l’Eumène sont incomplètement paralysées ; aussi l’œuf n’est-il pas pondu sur les vivres, mais suspendu au dôme de la cellule, par un filament en forme de fourreau, dans lequel le ver trouve un refuge contre la dent des victimes, entamées peu à peu.

On allongerait indéfiniment ces récits. Nous nous en tiendrons là pour l’insecte parfait ; mais il faut donner des exemples qui témoignent de la science de la larve. Le ver du scarabée sacré répare très bien les brèches faites à l’enveloppe de la poire qu’il mange et qu’il habite ; et il utilise à cet usage ses déchets digestifs ; procédé éminemment économique. La larve de la scolie nous déroute par l’ordre qu’elle met à consommer sa victime. Elle procède du moins nécessaire au plus nécessaire, pour la conservation d’un reste de vie jusqu’à la fin. D’abord, elle absorbe le sang qui sort de la blessure qu’elle fait à la peau ; puis elle passe aux matières grasses enveloppant les organes internes ; ensuite à la couche musculaire tapissant la peau ; enfin, en dernier lieu, aux organes essentiels et aux centres nerveux. Cette atroce agonie peut durer une quinzaine de jours !

Les vers de la Mouche bleue de la viande liquéfient la viande, pour s’en abreuver. Gros et gras, ils quittent le cadavre en perforant l’épiderme et s’enfoncent sous terre, afin d’éviter d’être la proie du dermeste, consommateur des arides reliques animales. Et avec tant de sagesse ils sont dépourvus de tête. Enfin, sachant les misères qui les attendent lorsque, devenus mouches délicates, ils ont à remonter à la surface du sol, ils ne s’enterrent pas trop profondément. Mais voici les observations sur la larve du Cerambyx cerdo. Son bilan sensitif se résume dans le goût et le toucher, l’un et l’autre très obtus : ce n’est qu’un bout d’intestin qui chemine. Or ce néant est capable de prévisions merveilleuses. Trois années la larve divague dans l’épaisseur d’un tronc d’arbre. Le capricorne qui en est issu ne peut se frayer un passage dans le bois. C’est alors le ver qui lui prépare ses voies. Sous l’impulsion d’un pressentiment, pour nous insondable mystère, la larve quitte l’intérieur du chêne et s’achemine vers l’extérieur, au péril de sa vie, car elle y est menacée par le pic. Elle laisse, entre la galerie et le dehors, un menu rideau d’écorce ou même rien. La fenêtre libératrice ouverte, elle recule, et, sur le côté de la voie de sortie, elle creuse l’appartement de la nymphose, barricadé de débris ligneux et d’un opercule minéral de craie dont son estomac fournit le calcaire. La cellule est tapissée et la larve enfin s’immobilise, en ayant soin de mettre sa tête du côté de la porte ; car le futur capricorne ne saurait se retourner pour sortir. Où le ver a-t-il donc puisé sa vision de l’avenir ? Ce n’est assurément pas dans l’expérience de ses sens. En dehors des impressions sensorielles, l’animal a donc des inspirations innées.

On conviendra, du moins, que M. Fabre sait, à bon droit, découvrir de multiples objets d’étonnement ; qu’il sait voir et sentir le merveilleux des réalités qu’il observe ; et cela déjà n’est pas donné à tous.

III

On aurait une idée tout à fait fausse de l’intellect de l’insecte si on s’en tenait aux observations qui viennent d’être rapportées. Il y a un revers ; et M. Fabre le montre avec autant de force qu’il en a mis à exalter la bête. Si l’insecte nous confond par sa science, en revanche, il nous embarrasse et nous déroute par sa profonde stupidité. Que l’homme, par la culture, arrive au degré de perfection de l’ammophile, cela se conçoit ; mais qu’un intellect incapable et obtus y parvienne, c’est là ce qui doit surprendre.

Laissons encore la parole aux faits. Un sphex vient d’enfermer dans son terrier une proie paralysée et il est occupé au travail de comblement. Au milieu de ce travail, écartons-le et enlevons la proie de la cellule. Le sphex, resté tout à côté, entre chez lui et y séjourne un instant ; puis il sort et il reprend son ouvrage au point où il l’avait abandonné ; il se remet à boucher la cellule. Après visite de sa chambre vide, le sphex dévalisé se comporte donc comme s’il ne s’était aperçu de rien. Le travail de clôture est ici absurde ; n’importe, l’animal l’accomplit. Les divers actes instinctifs sont donc fatalement liés l’un à l’autre.

Le sphex qui s’approvisionne avec des grillons a l’habitude, après avoir amené le grillon près du terrier, de le laisser dehors et de descendre au préalable au fond du terrier avant d’y introduire la proie. Pendant la visite, éloignons le grillon de l’entrée. Invariablement, au lieu de le descendre tout de suite, le sphex, à son retour, le ramène au bord du trou et recommence la visite domiciliaire. Ici encore ses actes sont comme mécaniquement liés et la faculté d’acquérir la moindre expérience lui semble totalement étrangère.

Le pélopée, frileux hyménoptère, approvisionne son nid avec des araignées. Au moment où il vient d’achever sa cellule de boue, d’emmagasiner sa première araignée et de fixer l’œuf sur son ventre, profitons de son départ pour enlever l’araignée. À son retour, bien qu’averti par le toucher et par la vue, il emmagasine sa deuxième araignée comme si de rien n’était. Enlevons-la, il recommence avec une troisième et ainsi de suite. Deux jours après enfin, jugeant sa bourriche suffisamment approvisionnée sans doute, alors qu’elle ne contenait rien, il clôture. Il fait mieux même ; car, si au moment où le pélopée va recouvrir le nid de crépi, on enlève celui-ci de la muraille où il est accroché, sans hésitation l’insecte continue à crépir sur le mince trait circulaire qui marque l’emplacement du nid ; et il achève le travail comme si tout était normal.

Des cas identiques se produisent ailleurs. C’est ainsi que l’halicte ferme normalement d’un tampon ses cellules dévalisées par un diptère parasite.

Voici maintenant une autre expérience. Surmontons le nid de mortier de l’abeille maçonne d’un cornet de papier, non au contact du nid. Les insectes restent emprisonnés et se laissent mourir sans perforer le cornet. Au contraire, si le cornet est bien au contact du nid, ils le perforent et se libèrent. Dans le premier cas, ils peuvent évidemment percer le papier, puisqu’ils viennent de percer leur couvercle de mortier ; s’ils ne le font pas c’est donc qu’ils n’y songent pas. Ainsi, interprète M. Fabre, excellemment doué pour la sortie du cocon, l’insecte, l’heure venue, poussé par un stimulant intime, se met au travail du forage. Mais une fois sorti, il a fait tout ce qu’il était destiné à faire pour sa libération ; et, incapable désormais de renouveler un acte qui ne doit être accompli qu’une fois, lorsqu’il n’a pas encore senti l’espace libre, il périt faute de la moindre lueur d’intelligence, faute de pouvoir doubler ce qui, de sa nature, est un. « C’est dans ce singulier intellect qu’il est de mode de voir un rudiment de la raison humaine ! »

Les guêpes font de même. Ce sont de merveilleux architectes ; mais ils nous étonnent devant une difficulté de rien. Pendant la nuit, mettons une cloche de verre sur un guêpier. Au matin, les guêpes sortent et battent contre la paroi ; mais pas une ne gratte au pied du cirque perfide. Parmi quelques égarées de la veille, arrivant des champs après avoir passé la nuit dehors, l’une creuse, il est vrai, sous le bord de l’enceinte. Nous expliquerons le sens de cet acte. On entre donc et alors, bien que fortes de leur expérience récente, la tactique de la fouille au pied du rempart n’est pas reprise pour sortir. Il n’y a donc pas, ici non plus, d’enseignement par expérience. La cité finit par mourir dans la cloche après une semaine. Venant des champs, la fouille est naturelle ; car, pour entrer chez elle, la guêpe trouve parfois la porte obstruée par des éboulemens. L’acte accompli n’exige donc pas alors éclaircie nouvelle dans son ténébreux intellect ; tandis que pour sortir, il faudrait réfléchir quelque peu. Peut-on croire maintenant que le matelas d’air du nid de la guêpe a été inventé par une si profonde ineptie ?

Ces conclusions sont confirmées par les nécrophores, enfouisseurs de cadavres qui ont une grande réputation d’intelligence. Suspendons un cadavre de souris par un fil de fer terminé en anneau, en accrochant celui-ci dans la petite branche, placée presque horizontalement, d’une fourche. Le fil a deux centimètres, et le tout est installé de manière qu’une poussée très légère puisse faire glisser l’anneau, à condition qu’elle soit exercée très près de lui ou sur lui-même, non sur le cadavre. Eh bien ! cette poussée ne se produit jamais, malgré de longs efforts ; car l’insecte, dépourvu de toute intelligence, n’y songe pas.

La maternité est sujette aux mêmes absurdités. Un scarabée à large cou vient de pondre son œuf et sort de terre. Enlevons la pilule et plaçons-la à côté de la mère. Elle n’y prend garde et ne soupçonne pas la présence de l’objet précieux. Cependant elle est capable d’enterrer la poire ; car, si on la retire avant la ponte, elle l’enfouit de nouveau.

La stupidité de la Lycose de Narbonne est plus frappante. Cette aranéide porte ses œufs dans un sac qui traîne et ballotte à terre. Or, si après lui avoir enlevé sa pilule, on lui jette le sac d’une autre lycose, ou l’ouvrage de l’épeire soyeuse ou une bille de liège, l’objet nouveau est accepté comme le légitime. La besacière ne sait pas même distinguer son bien mélangé à de fausses pilules. Il n’y a chez elle ni choix, ni information ; des balles de papier, de coton, de fil rouge lui conviennent parfaitement. Retirée de son terrier, elle se laisse du reste mourir sans savoir en creuser un nouveau ; recommencer demanderait réflexion, et c’est une aptitude qui lui est étrangère.

M. Fabre a interrogé la larve dans le même sens et elle a fait même réponse. Les chenilles de la Processionnaire du pin marchent en filant, les unes derrière les autres, à se toucher. Sont-elles capables de rompre un circuit fermé qui les maintient sur une voie sans issue, les empêche de progresser vers leur nourriture et de retourner au nid ? Une procession parcourt le bord circulaire d’un grand vase ; le circuit, une fois fermé, est isolé du reste de la colonne, les fils qui font communiquer la corniche avec le sol sont balayés ; car ces fils, filés à l’aller, sont suivis pour le retour, servant alors de guide. Or elles restent sept fois vingt-quatre heures sur la margelle, sans l’abri du nid, regagné normalement chaque nuit ; et elles parcourent ainsi 453 mètres en 153 tours. À la fin cependant, par une chaude journée, le retour au nid finit par s’effectuer. Ainsi affamées et transies, c’était en janvier, elles persistent, parce qu’il leur manque le rudiment de lueur rationnelle qui leur conseillerait d’abandonner le circuit. Et M. Fabre soumet le cas de la processionnaire à l’école qui prétend trouver dans l’animalité l’origine de la raison humaine.

Mêmes résultats avec la chenille du grand paon : superbe papillon de nuit. À l’un des bouts du cocon, les fils libres forment embouchure de souricière permettant la sortie, non la rentrée. Si, pendant le travail de confection du cocon, ce cône terminal, que la larve construit par intermittences, en alternant avec les autres parties, est coupé, même à plusieurs reprises, la partie enlevée n’est pas réparée, le travail continue comme sur le cône intact, et la palissade reste incomplète, malgré le danger qui en résulte pour l’insecte et bien qu’il ait de la soie en quantité surabondante.

Terminons par la larve de la scolie, qui mange si savamment. Dès qu’elle est détournée de ses voies, elle ne sait plus appliquer ses hauts talens. Mise sur le dos de la cétoine, en un point qui n’est pas le point d’attaque normal ; extraite de sa position, puis remise sur le ventre, et même dans la blessure ; placée sur une cétoine qui est immobilisée sans être paralysée, l’échec est complet. Elle ne connaît que son seul art spécial de manger.

Ainsi, savoir tout et tout ignorer, suivant qu’il agit dans des conditions normales ou exceptionnelles, telle est l’étrange antithèse que nous présente l’insecte. Devant la moindre difficulté il reste impuissant et il paraît incapable du moindre perfectionnement par expérience. Après ce très petit nombre d’exemples tirés des dix volumes des Souvenirs, on ne sait ce dont il faut le plus s’étonner, de la science de la bête ou de sa stupidité. Que les conditions changent un peu et les savans paralyseurs ne savent plus rien faire. Et on se demande alors avec M. Fabre si les merveilleux chirurgiens ont la moindre prévision concernant l’œuf. « Ils ne savent rien de rien, pas même à quoi serviront leurs opérés. Y a-t-il chez la bête des éclaircies qui combinent et des vouloirs qui poursuivent un but ? Il est permis d’en douter. » Peut-on, dès lors, « songer à un rapprochement, si léger soit-il, entre l’intelligence humaine et le vague intellect de la bête ? »

IV

L’instinct, en tout cas, diffère profondément de l’intelligence, et nous pouvons maintenant en préciser la nature et souligner les caractères qui le distinguent essentiellement, absolument de celle-ci. Donc l’insecte n’a pas la moindre lueur rationnelle quand il est dérouté par les artifices de l’expérimentateur. Si l’enténèbrement succède alors aux splendeurs de l’éclaircie, c’est qu’il est ignorant de sa science.

Le cycle qu’il parcourt se trouve très logiquement fait par un ouvrier dépourvu de toute logique. Sans raisonnement, il agit avec sagesse. L’épeire fait de la haute géométrie, guidée par son inspiration inconsciente. Si elle y songeait, elle ne ferait rien. Par une contradiction caractéristique, à l’instinct rien n’est difficile tant que l’acte ne sort pas de l’immuable cycle qui lui est dévolu. Rien n’est facile dans le cas contraire. Attribut gratuit étonnamment limité, l’instinct rivalise avec le savoir, d’acquisition si coûteuse. Il renseigne sans erreur, mais dans un cercle borné, et sans que l’animal s’en rende compte. L’intelligence au contraire tâtonne, cherche, s’égare, se retrouve et plane d’une incomparable envolée. Le domaine de l’instinct est un point. Celui de l’intelligence est l’univers.

L’instinct est encore une impulsion irrésistible, impulsion secrète qui pousse l’animal jusqu’à satisfaction d’elle-même, même si le résultat est accidentellement sans valeur. L’animal n’est pas plus libre que conscient dans son industrie, dont les phases sont réglées comme celles de la digestion par exemple. Le pélopée et le grand paon sont de vraies roues de moulin, non aptes à suspendre leur rotation lorsque manque le grain à moudre. L’instinct impose son inflexible loi, là précisément où l’expérience et l’imitation ne peuvent rien. « Voilà le fatum qui explique les énormes inconsciences du pélopée. La cétoine, superbe insecte, abandonne le somptueux hamac embaumé d’essences pour descendre dans l’ordure, afin d’y pondre. Il n’y est pas incité par le souvenir de son état de larve, mais poussé par une impulsion irrésistible. L’insecte est passif quand il obéit à cette impulsion intérieure. Pas plus que la plante ou que la matière cristallisable quand elle assemble ses bataillons d’atomes, il ne combine pour parvenir à son ingénieux assemblage. Le nid de la mante est un ouvrage très compliqué, avec son enveloppe athermane, sa gangue cornée dans laquelle sont suspendus les œufs, ses feuillets imbriqués du sillon de sortie. Cependant, en le faisant, la mante ne lui donne aucun regard ; il résulte du seul jeu des organes. Telle est, à la limite, la conception que M. Fabre se fait de l’instinct, bien qu’il ajoute ici que le nid n’est pas œuvre industrieuse exigeant le savoir faire de l’instinct. Cela fait penser aux animaux automates de Descartes.

D’autre part, la succession des actes instinctifs est rigoureusement réglée ; leur ordre ne peut être retourné ; il est irréversible, et leur suite n’est effectuée qu’une fois. Pour l’insecte, ce qui est fait est fait et plus ne se reprend. Son activité ne lui permet pas le recul ; il ne rétrograde pas plus que les aiguilles d’une montre ; il est comparable au cours d’eau qui ne remonte pas à sa source. Quand l’engrenage a mordu, le reste du rouage doit suivre ; les actes de l’instinct sont comme une série d’échos qui s’éveillent dans un ordre fixe. On ne s’explique pas autrement les inconséquences du sphex, celles du pélopée, etc., rapportées plus haut.

Cette incitation instinctive, inconsciente, est innée. Elle se transmet par hérédité, au même titre que le rythme du cœur ou des poumons. Chez les insectes constructeurs, il y a un ordre d’architecture, connu sans être appris, qui les incite à bâtir suivant certaines règles caractéristiques des espèces. L’insecte ignore le noviciat et ses hésitations. Les aptitudes originelles qu’il possède sont accordées ou refusées sans que le temps puisse les susciter, ni une organisation similaire les imposer : la cicadelle écumeuse n’a pas d’imitateur parmi les races les plus étroitement apparentées. Les facultés de l’instinct sont parfaites dès le début ; l’âge n’y ajoute rien. Une heure à peine après la rupture de l’œuf, la processionnaire du pin est processionnaire, filandière, lucifuge. Lorsque le scarabée accourt aux vivres pour la première fois, il obtient d’emblée la forme sphérique parfaite. Invariable, inéducable, imperfectible par l’expérience de l’individu et de la race, l’insecte n’innove jamais dans ses moyens d’action. Génie de la bête, l’instinct se transmet, immuable, d’égale mesure pour toute la série d’une espèce, permanent, général. L’expérience ne l’instruit pas. Il est caractérisé encore par des inspirations soudaines qui brisent à un moment le cours des actes de la vie de la bête, le rendent discontinu, la rejettent dans des voies nouvelles et imprévues, sans rapport les unes avec les autres.

L’instinct est donc impulsif, inné, invariable, soudain, irréversible, inconscient, borné.

V

Comme tous ceux qui ont fait le tour des choses et qui en ont vu les divers aspects, M. Fabre n’est jamais absolu. Il évite toujours l’uniformité d’un système. S’il nous montre la bête semblable à une machine, ce qu’elle reste toujours foncièrement, cette machine est cependant susceptible de varier quelque peu son ouvrage, dans des limites définies. Beaucoup de nouvelles observations en témoignent, et la logique en montre la nécessité. L’intellect de l’insecte n’est pas entièrement défini par ce qui précède ; la fixité absolue de ses actes supporte des tempéramens qui en modulent la surface, sinon le fondement.

M. Fabre distingue chez la bête raison et intelligence. Il nie la première, tandis qu’il affirme l’existence de la seconde dans de modestes limites ; et il faut expliquer le sens qu’il donne à ces mots : « Avec sa rigide science qui s’ignore, l’instinct pur, dit-il, étant seul, laisserait l’insecte désarmé dans le perpétuel conflit des circonstances. L’imprévu surgit de partout ; un guide est donc nécessaire pour choisir, accepter, refuser. » Ce guide très évident chez l’insecte, il le nomme discernement ; et pour marquer tout de suite le peu d’étendue de son action, il ajoute que l’insecte ne discerne que dans le cycle de son art. Ce discernement est d’ailleurs accompagné de conscience. En voici maintenant des exemples.

Le pélopée s’approvisionne d’araignées ; voilà l’instinct immuable ; mais, si l’épeire manque, la proie favorite, il garnit ses magasins de toute aranéide ; voilà le discernement. Les mégachiles construisent avec des feuilles, les anthidies avec du coton : instinct ; ils n’ont jamais fait l’un ce que fait l’autre. Il n’y aura jamais permutation ; mais la plante qui donne la feuille ou le coton peut changer ; et avec elle la matière première : discernement. Il est inutile de multiplier ces exemples. Ainsi les principes essentiels sont seuls invariables. Donc si, dans l’analyse de l’essence de l’instinct, M. Fabre creuse entre la bête et l’esprit humain un abîme infranchissable, le discernement peut être considéré comme un pont léger sur cet abîme ; il permet un faible rapprochement. M. Fabre ne consentira jamais cependant à interpréter la bête par l’homme. C’est ainsi qu’il reproche à Érasme Darwin d’avoir pensé qu’une guêpe avait eu l’idée de dépecer un cadavre de mouche afin d’alléger son fardeau et de mieux lutter contre un vent violent. Il montre qu’il n’y a là que le fait brutal d’une guêpe qui ne garde que le tronçon jugé digne de ses larves.

À la variété des victimes et des matériaux, citée plus haut, s’en ajoutent d’autres. L’osmie tricorne adopte très bien d’emblée pour son nid des tubes de verre inconnus jusqu’alors à sa race ; tout en prenant soin de les balayer comme elle le fait dans les demeures naturelles qu’elle utilise d’ordinaire. Elle est capable aussi de varier l’architecture de ses cellules. M. Fabre lui offre des roseaux. Dans les plus petits, semblables aux tubes qu’elle recherche dans la nature, elle s’approvisionne d’abord, cloisonne ensuite et bâtit ainsi ses cellules de proche en proche. Mais dans les moyens l’ordre des actes change ; l’osmie cloisonne d’abord, en laissant sur le bord de la cloison une chatière qu’elle ne clôture qu’après avoir approvisionné. Dans les gros cylindres enfin, il y a un amas confus de cellules polyédriques sans ordre. Bâtir des cellules dans un logement gratuit et les approvisionner, voilà ici l’instinct. Le reste est discernement.

De même, quand l’ammophile paralyse sa chenille, il arrive qu’elle ne pique pas les deux ou trois derniers segmens, qu’elle néglige le mâchonnement du cerveau, qu’elle ne manifeste pas d’allégresse après le premier acte opératoire. Des actes peuvent donc être supprimés.

Des expériences sur les nécrophores sont ici très instructives. Pour enterrer les cadavres, l’insecte fossoyeur, dans les conditions naturelles où il se trouve, doit être capable de modifier sa tactique, de scier, de rompre, de dégager, de hisser, d’ébranler, de déplacer. Faute de ces ressources, il serait réduit à l’impuissance. Mettons une brique sous le cadavre d’une taupe ; après de longues épreuves, l’enterrement a lieu dans le terrain à côté, préalablement exploré. C’est résoudre une difficulté qui se rencontre normalement dans la nature, quand une pierre se trouve sous le cadavre, que l’insecte fait descendre en creusant. Pour les mêmes raisons un réseau de raphia placé sous le cadavre est coupé et l’enterrement réussit encore : il y a en effet des racines dans le sol. Suspendons maintenant une souris à un poteau vertical. Ils la secouent comme ils doivent le faire pour précipiter sur le sol un cadavre tombé sur une touffe végétale. Après toute une matinée d’efforts, ils s’attaquent enfin aux pattes ; puis aux liens. Ils coupent ce qui les gêne, parce que c’est leur industrie naturelle. Ce n’est donc là que du discernement ; mais la bête n’y saisit pas la relation de cause à effet, ne juge pas de l’opportunité de son acte.

Ainsi, chez la bête, la raison, c’est-à-dire, selon M. Fabre, la faculté qui dirige l’acte conformément aux exigences de l’accident, n’existe pas.

On peut tracer quelques limites au discernement. Toujours, l’insecte reste dans son état psychique actuel ; c’est-à-dire que si l’accident survient dans un ordre de choses dont il est actuellement occupé, il pare à l’accident, continue le travail. Un chalicodome, abeille maçonne, met en place la première couche du couvercle de sa cellule. Pendant qu’il va chercher une pelote de mortier pour continuer, perçons le couvercle. À son retour, l’insecte répare les dégâts. Il est et reste occupé du couvercle. Mais si l’accident a rapport à un ordre de choses qui remonte plus haut et qui a trait à une œuvre finie, dont l’insecte n’a plus à s’occuper, l’animal ne saurait, pour le réparer, remonter son courant psychique. Il ne peut laisser l’actuel pour revenir sur le passé, sur un travail plus urgent que celui dont il est occupé.

Il reste néanmoins que si on veut préciser le cadre complet en dehors duquel le discernement ne peut faire agir l’insecte, les limites de ce cadre paraissent assez difficiles à apercevoir. Pour M. Fabre elles sont absolument rigoureuses ; l’insecte ne peut innover en dehors. Sa doctrine, et nous la retrouverons ailleurs, consiste à croire à une variation limitée. Supposons qu’un homme doive aller d’un lieu à un autre par une route déterminée. Il peut en suivre le milieu ou bien les bords : voilà le discernement.

Tous les caractères par lesquels nous avons défini l’instinct sont donc susceptibles de variations au sens indiqué. Alors, un doute nous vient. Il y a là une difficulté très grande à une séparation radicale entre la bête et l’homme. Car notre intelligence aussi a ses cadres et ses limites ; ce sont ses catégories, ses formes logiques ; de sorte que ce qui nous paraît, de ce point de vue, distinguer surtout la raison humaine de celle de la bête, c’est que, dans l’homme, l’étendue du discernement est immense, tandis qu’elle est très faible chez l’insecte : chez l’un domine le conscient ; chez l’autre l’inconscient. Il est remarquable et inexpliqué toutefois que cet inconscient coïncide parfois avec quelques-uns des actes qui demandent le plus d’efforts à la conscience humaine, comme les paralyseurs le démontrent.

L’homme et l’animal sont peut-être vers les deux extrémités d’un courant dédoublé dont une des branches va vers la conscience pure, et l’autre vers l’inconscience pure ; avec mélange partiel encore des deux parties.

VI

Mais définir l’intellect de la bête, ne suffit pas pour faire connaître toute sa mentalité, il y a aussi en elle des sentimens et des sensations. Pour déterminer tout à fait les rapports qui existent entre la conscience de l’insecte et celle de l’homme, il faut donc étudier ce monde sentimental et sensitif. Nous arriverons là, foncièrement, à la conclusion qui se dégage de ce qui précède. Entre l’intellect humain et celui de l’insecte il y a antithèse essentielle atténuée par un léger rapprochement possible. De même entre les sentimens et les sensations de la bête et ceux de l’homme il y a des ressemblances et des identités ; mais il y a aussi des élémens irréductibles, qui nous sont impénétrables.

« Le sentiment intime de la bête est pour nous mystère insondable, » dit M. Fabre. Quand nous parlons d’émotions chez elle, cela veut dire seulement qu’elle nous montre les signes extérieurs d’une vie sentimentale intérieure, des expressions qu’il est légitime de rapporter à des mouvemens de l’âme ; mais bien entendu, sur l’existence même de ces émotions, nous ne pouvons rien savoir, car nous ne voyons pas l’âme, mais le corps seulement.

Nous nous contenterons d’énumérer, sans y insister, les sentimens analogues aux nôtres. L’animal éprouve du plaisir et de la douleur ; il manifeste, par son chant, par exemple, sa joie de vivre ; on note chez lui le plaisir de l’activité et de la réussite. Nous en avons eu un exemple chez l’ammophile. Les forts excitans que sont la lumière, la chaleur, l’insolation, lui plaisent et lui sont même nécessaires : le scarabée sacré est un passionné de soleil. La joie de manger est si intense qu’elle l’emporte sur les plus grandes douleurs. M. Fabre a vu une mante qui mâchonnait le ventre d’un philanthe pendant que celui-ci continuait à lécher le miel de son abeille agonisante. Tout prouve que la maternité est la souveraine impératrice de l’instinct ; et le sentiment maternel va jusqu’au don complet de la mère. Une araignée, le Thomisus onustus, de son pauvre corps, fait bouclier sur le trésor des œufs ; le manger est oublié, et la famille une fois née, tout doucement la mère meurt. La lycose, la demi-journée, pendant trois ou quatre semaines, soutient devant le soleil le sac aux œufs ; pendant sept mois, elle porte sa famille sur son dos. Le copris, des mois et des mois, veille sur ses pilules à œufs sans prendre de nourriture. Chez quelques insectes existe aussi le sentiment de la paternité. L’esprit de conquête et le sentiment de la propriété sont manifestes chez le chalicodome. L’halicte a l’amour du village natal. L’eumène embellit son dôme de noyaux de quartz translucide, comme animé par le sentiment du beau. Enfin l’insecte est férocement égoïste et ignore la pitié envers « un estropié ; parfois des passans de la même race accourent pour le dévorer. »

Venons-en à un domaine sentimental plus difficile à interpréter avec nos lumières. C’est d’abord un développement extrême des mœurs cannibales, qui apparaissent, en général, pendant ou après la pariade ou la période du rut. Chez le carabe doré, quand les femelles sont assouvies de pariades, elles dévorent les mâles. Cette mortelle aversion existe même chez des végétariens, par exemple chez le grillon. Après la cohabitation avec la femelle, le grillon mâle est battu, estropié. Cela donne à réfléchir. Chez la mante religieuse, au moment où les ovaires mûrissent, les femelles s’entre-dévorent. Après ou pendant la pariade, le mâle est dévoré. Une femelle a dévoré ainsi jusqu’à sept mâles qui avaient été successivement agréés. Des mœurs analogues existent chez les larves. Plusieurs œufs de leucospis peuvent être pondus dans une même cellule de chalicodome ; or la première née des larves dévore tous les œufs restans. Ici c’est parce qu’il n’y a de nourriture que pour une seule. Quand on met en présence deux larves de staphylin odorant, il y a prise corps à corps ; l’une d’elles est bientôt saisie par la nuque et le vainqueur fait curée de l’occis.

Un autre état d’âme surprenant, particulier à l’insecte, est l’indifférence de la victime vis-à-vis de son ennemi, son ignorance u danger. Elle laisse faire sans résistance, comme sans comprendre ce qui l’attend. L’abeille, victime du philanthe, est insouciante du danger qu’elle court ; elle ne songe pas à la fuite, et ne montre aucune inquiétude aux approches du ravisseur. Quelques-unes mêmes vont au-devant de lui. Lorsque le pompile attaque la lycose, celle-ci se jette sur lui, elle le mordille ; mais, chose étrange, l’autre sort indemne de la bourrade. Ainsi, en péril mortel, la lycose ne peut se décider à mordre, même si l’ennemi descend dans son puits.

Dans les cas de parasitisme, cette indifférence de la victime, sa résignation, sont constantes ; et cela nous choque ; nous ne comprenons pas. Le bembex va jusqu’à nourrir ses parasites. Chez l’halicte, le sentiment du danger vis-à-vis de son diptère parasite est absolument nul. L’halicte a un terrier ; le diptère s’abat près de l’entrée quand elle y entre ; et là, il attend sa sortie. Quand elle se produit, fréquemment l’halicte et le diptère sont face à face, mais ni l’un ni l’autre ne s’émeut. Rien ne dénote chez l’halicte la connaissance du danger couru par sa famille ; rien ne trahit la crainte chez le diptère. Si celui-ci est surpris par l’abeille au moment de sa besogne, il n’en résulte rien de fâcheux pour lui. Le diptère descend chez l’halicte, même quand celle-ci est présente. Par couardise ou imbécile tolérance, l’expropriée laisse faire.

Comment s’expliquer ces phénomènes, tout à fait généraux dans le monde de l’insecte ? Peut-être est-il permis de les interpréter par un effet de terreur chez la victime. À la vue d’un gros gibier, la mante se met soudain en terrifiante posture. La mimique est menaçante ; elle veut terroriser, paralyser d’effroi. Le gibier reste en place, fasciné par l’attitude spectrale. À l’approche du pompile, l’épeire, saisie de panique, se laisse choir à terre et c’est sans doute par terreur ; car le plus souvent elle est alors opérée. Cette sensibilité à la peur, la torpeur, l’hypnose qui en résultent sont affirmées par de nombreux exemples. Le scorpion, mis dans un cercle de feu, ne se donne pas du tout la mort comme on l’a dit. Il est hypnotisé par la frayeur, il entre en torpeur. Que cette vue soit exacte, cela résulte de ce que le retour à la vie, dans tous les cas d’hypnose, s’effectue exactement comme après une hypnose expérimentale produite sous l’influence de l’éther. Ce n’est pas une mort simulée par conséquent, comme on l’a pensé quelquefois.

VII

Avec les sens de l’insecte, c’est-à-dire avec ses moyens d’information, l’abîme ouvert entre l’esprit de la bête et celui de l’homme va se creuser davantage. Les sens analogues aux nôtres donnent d’abord lieu à une remarque. Leur acuité est très différente de celle qui leur correspond chez nous. La cigale, qui n’est aucunement troublée, quand elle chante, par de fortes détonations, pourrait bien être tout à fait sourde. L’odorat au contraire est souvent d’une finesse étonnante. Le scarabée endormi sent, à travers la terre, son mets favori. Le bolbocère est averti par l’olfaction de la présence du champignon hypogée qui constitue sa nourriture. Les exploiteurs de cadavres sont attirés de très loin par l’odeur.

Mais arrivons à des faits inintelligibles avec nos ressources. Le grand paon attiré par la femelle, vient dans la nuit de très loin, peut-être de plus de deux kilomètres. Les renseignemens de la vue lui sont inutiles, car si la femelle a séjourné longtemps en un endroit, d’où elle a été retirée depuis peu, il passe auprès d’elle pour aller s’abattre au désert « où ne reste que le témoignage odorant de son séjour. » La nubile doit donc émettre une odeur d’extrême subtilité, mais tout à fait indéterminable par notre olfaction. Ainsi la bête nous révèle des sensations étrangères à notre nature, qui nous stupéfient. Aucune substance odorante ne peut troubler le grand paon. M. Fabre émet alors l’hypothèse qu’il existe deux espèces d’olfactions : l’une, la nôtre, très limitée, serait due à une émission ; l’autre, celle du grand paon, beaucoup plus efficace, serait due à un phénomène ondulatoire. L’odeur aurait donc deux genèses.

Quand il chasse, l’insecte nous déroute encore. Une fois, M. Fabre cherche en vain des vers gris, il fouille depuis longtemps le sol sans résultat. Il s’avise tout à coup de suivre les indications d’une ammophile. L’insecte montre le point convenable et le ver est trouvé. Rien au dehors ne trahit pourtant sa présence ; le ver n’a pas d’odeur et il est invisible sous terre ; de plus, le jour, il ne bouge pas, le son ne peut donc pas intervenir. Alors il faut conclure que l’insecte a d’autres moyens que les nôtres.

Le leucospis, qui explore, avec les bâtonnets de ses antennes, les nids du chalicodome, à surface dure et uniforme, ne plonge sa sonde qu’aux points sous lesquels il y a une cellule ; et cependant les parties massives, sans cellules, équivalent aux vides que forment celles-ci. Le sens antennal, ici comme dans le cas de l’ammophile, nous échappe.

Beaucoup d’insectes ont une mémoire topographique très précise, possèdent le sens du retour au nid. Le bembex, revenant on ne sait d’où, s’abat sans hésitation aucune, sans recherches préalables, en un point qui, pour nos regards, ne diffère en rien du reste de la surface sablonneuse qui dissimule son terrier ; il retrouve une porte que rien n’indique ; comme s’il y avait chez lui une sorte d’intuition des lieux, faculté indéfinissable, car l’inconnu ne peut avoir de nom.

Des chalicodomes, dont les expéditions normales ne dépassent pas cent mètres autour de leur nid, y reviennent très rapidement si on les en éloigne de quatre kilomètres. Pour les transporter, ils sont mis dans des cornets de papier enfermés dans un sac. L’itinéraire est compliqué autant que possible, par des allers et retours, des circuits sinueux. De temps en temps on fait tourner le sac à bout de bras, comme une fronde, pendant qu’on tourne soi-même. On met sur la route du retour l’obstacle d’une colline à franchir, d’un bois à traverser. Cependant, aussitôt lâchés, les insectes, sans exception, prennent exactement la direction du nid. Expériences faites sur la demande de Darwin, le magnétisme est hors de cause. Il y a là un mystère.

Le sens de l’étendue libre est un autre mystère. Les cocons des osmies sont empilés en file dans des tubes fermés à un bout et orientés dans toutes les directions. Or la sortie se fait toujours par le bout libre.

Jamais tentative n’est faite à l’opposé. C’est ce sens aussi qui dirige le sirex. Ni la structure du bois, ni une influence calorifique ou magnétique ne peut être invoquée : M. Fabre le démontre.

Les osmies encore n’hésitent pas à traverser les cocons intercalés sur leur route libératrice, quand ils contiennent des étrangers ou des larves mortes. Et là non plus nous ne soupçonnons pas leur moyen d’information.

Il faut aussi peut-être attribuer un sens météorologique à quelques espèces. M. Fabre croit interpréter correctement ses observations sur la processionnaire du pin en lui attribuant un moyen de percevoir les grandes fluctuations atmosphériques. L’organe en serait des boutonnières dorsales enfermant des hernies. La chenille doit sortir pendant les nuits d’hiver ; or il y a concordance assez exacte entre les oscillations du baromètre et les décisions d’un troupeau observé à ce sujet. Quand le premier baisse, il reste au logis.

Ajoutons encore des cas que Lœb appellerait des tropismes, en ne faisant d’ailleurs que donner un nom à un mystère de la sensibilité. Les pucerons se précipitent vers la lumière de telle sorte que des grains de plomb, lâchés d’en haut, ne tombent pas avec plus de vélocité. Les jeunes des araignées montent, escaladent tout droit ; le minotaure descend en terre verticalement.

Une information plus remarquable que celles qui précèdent s’ajoute à cette riche collection. Chez beaucoup d’hyménoptères le mâle est en général plus petit que la femelle. Or, on constate que les cellules sont inégalement approvisionnées ; que les cellules faiblement approvisionnées contiennent des mâles ; tandis que les autres, fortement garnies, contiennent des femelles. D’autre part, l’approvisionnement est fait avant la ponte, et il est certain que ce n’est pas la quantité des vivres qui détermine le sexe ; car, si on diminue cette quantité dans les grandes cellules, on obtient encore des femelles ; et si on l’augmente dans les petites, on obtient encore des mâles. Il résulte de tout ceci que la femelle connaît, quand elle prépare les vivres, le sexe de l’œuf qu’elle va pondre et auquel ces vivres sont destinés. Elle le connaît même si bien qu’il faut conclure d’expériences de M. Fabre sur des osmies, que la mère pond à volonté un œuf de sexe mâle ou femelle. C’est ainsi qu’une même mère n’a pondu que des mâles dans les quinze cellules d’un nid de chalicodome exploité par elle, parce qu’il avait pris soin au préalable de raser les grandes cellules à la profondeur des petites.

Ces étrangetés se passent autour de nous, tous les jours !

VIII

M. Fabre ne pouvait échapper à la question des origines ; inévitablement il devait rencontrer le transformisme, et il paraît du reste prendre plaisir à le combattre chaque fois qu’il en trouve l’occasion. Son argumentation, ici comme toujours, est éparse dans son œuvre. Nulle part, il n’y a, dans les Souvenirs, de corps de doctrines. On n’y trouve que des études, sans ordre systématique, sur les mœurs d’insectes particuliers. Et ce n’est qu’à l’occasion des faits recueillis, des expériences faites, qu’il porte ses coups. Or, il a nié « à la lumière des faits, » à peu près toutes les idées que le transformisme invoque pour expliquer la formation des espèces. Il dit : « Les faits tels que je les observe, m’éloignent des théories de Darwin. »

Pour lui, d’abord le climat, le milieu, le régime, ont un effet nul sur l’espèce. Rappelons, avant de le suivre, qu’il définit l’espèce beaucoup moins par la structure et par la forme que par les mœurs, les aptitudes, les actes.

À la suite d’une inondation, il a observé l’apodère du noisetier, hôte habituel des montagnes, sur un verne des bords de l’Aygues. C’était un changement de climat et de nourriture. Or le trouble n’a provoqué aucun changement dans les traits de la bête. Et il pense alors que « si les conditions de la vie de la bête viennent à changer : ou bien elle peut s’accommoder des nouveautés imposées et alors elle persiste, immuable, dans son art et son organisation ; ou bien, si elle ne le peut, elle périt, mais ne se transforme pas. Rien de commode, trouve-t-il, comme ces influences, pour faire varier l’animal au gré de nos théories ; mais rien de plus vain que cette explication démentie par les faits. » Ceux-ci prouvent au contraire que chaque membre de l’une des corporations entomologiques est soumis à des règles que rien ne fait fléchir.

Toutefois des variations sont indéniables et M. Fabre est le premier à les accorder. Les influences en question changent, ou peuvent changer quelque peu la taille, le pelage, la coloration, les accessoires extérieurs. Par exemple, il a souvent réussi à faire des nains par privation de nourriture. Mais ces concessions n’infirment pas ses conclusions fondamentales ; pas plus que lorsqu’il accordait à la bête un discernement conscient, il ne prétendait détruire l’inflexibilité foncière, radicale de l’instinct. Les variations ne sont, semble-t-il, que quantitatives, donc elles ne changent rien à la nature des organes. Accordez-nous, dit-on, une variation, si légère qu’elle soit, dans l’industrie de l’insecte ; elle amènera une race nouvelle, puis une espèce fixée. — Non, répond-il ; car, par exemple, chaque espèce d’anthidie coupeuse de feuilles reste constante dans ses détails, malgré la variété des végétaux exploités.

Le changement de nourriture conduit aux mêmes résultats négatifs. Les parasites montrent que la nourriture changée en qualité et en quantité n’amène pas de transformation spécifique. C’est ainsi que l’anthrax sinué est le même sur l’osmie tricorne et sur l’osmie bleue, que le zonitis brûlé reste identique sur différentes anthidies et sur le mégachile. Lorsque M. Fabre nourrit avec des araignées une ammophile soyeuse, dont la larve ne mange que des chenilles, il constate qu’aucune variation n’apparaît. Les conditions changeantes de la vie modifient donc un peu les êtres à la surface, dans la charpente jamais. De même si « le vert-de-gris des siècles altère les médailles en les recouvrant d’une patine, il ne peut rien substituer à la légende première. »

Seule dans l’immense série des insectes, la larve de la cétoine marche sur le dos, bien que pourvue de pattes. Adaptation au milieu, dit-on. Mais alors, pourquoi cette faculté ne s’étend-elle pas aux autres larves, très nombreuses, vivant comme elle, dans l’humus ; à celle des hannetons par exemple ? Une théorie qui de deux cas similaires explique l’un sans pouvoir interpréter l’autre doit être tenue en médiocre estime. Donc il faut conclure que le milieu ne fait pas l’animal, c’est l’animal au contraire qui est fait pour le milieu. Affirmation d’une extrême importance, remarquons-le ; car, dans les rapports de l’animal avec le monde extérieur, dans leurs réactions mutuelles, elle donne le pas à la vie sur la matière, à l’être vivant sur les choses inertes.

Depuis Lamarck, on a invoqué l’usage et le non-usage, la fonction, comme cause de transformation de l’organe, et de l’espèce. Mais entre ces deux termes, fonction et organe, il n’y a pas relation de cause à effet, détermination réciproque. L’organe ne dépend pas de la fonction ; ni la fonction de l’organe.

D’abord, parce qu’il est facile de trouver des fonctions identiques accomplies avec des organes différens. C’est ainsi que chez quatre rouleurs de feuilles étudiés, l’outil ne décide pas du genre de travail, puisque avec des organes différens ils parviennent tous au même résultat : le rouleau. Cela prouve que l’instinct a son origine autre part que dans l’organe et qu’au lieu d’être asservi à l’outillage, il le domine, apte à l’employer tel quel. L’odynère alpestre, sans aucun rapport avec le genre anthidie, est aussi manipulateur de mastic. La guêpe et le bousier, avec des outils et des matériaux dissemblables, travaillent sur le même patron : la poire.

Ensuite, parce qu’une infinité d’exemples prouvent que des fonctions diverses sont accomplies avec des organes identiques, ce qui démontre que l’acte ne réagit pas sur la structure. Le coléoptère est en général d’une extrême ignorance dans les délicatesses de la nidification. Par exception, seuls les bousiers, qui en font partie morphologiquement, ont une admirable industrie d’éducateurs. Les anthidies qui travaillent l’ouate ont des outils : pattes et mandibules, conformes à celles des anthidies qui gâchent du mortier ou coupent des feuilles. Le genre est homogène organiquement ; il est hétérogène à fond industriellement. Le rhynchite du prunellier, identique aux autres rhynchites, ne roule pas de feuilles, mais travaille le fruit du prunellier. Avec même outillage il se fait perforateur de coffrets. Le petit paon aime le milieu du jour ; au grand paon, si voisin, il faut les ténèbres ; et ainsi tel est doué, tel autre ne l’est pas, malgré la parité organique. La mante et l’empuse ont des formes à très peu près pareilles. Or l’empuse est très sobre et ne connaît ni les festins de cannibale, ni les tragiques amours de la mante. Et si on propose d’expliquer les différences de leurs mœurs par celles de leurs régimes, M. Fabre demande d’où viennent à l’une la boulimie, à l’autre la sobriété, alors que les organisations presque identiques sembleraient devoir amener mêmes besoins.

Des quelques exemples qui viennent d’être rapportés il résulte que les aptitudes ne sont pas sous la dépendance exclusive de l’anatomie, que l’instinct n’a pas besoin d’un outillage spécial. La vérité est autre. Au lieu de penser que l’outil fait l’ouvrier, il faut dire que l’insecte exerce son aptitude de spécialiste avec l’outil quelconque dont il est muni. Le travail réalisé, le genre d’industrie, ne peut donc nous renseigner sur l’examen de la bête. Tout à l’heure la vie avait la priorité sur le milieu ; ici l’instinct l’emporte également sur l’organe de la vie par lequel il s’exprime et se rend apparent. Il n’est donc déterminé que par soi.

Mais poursuivons. Le Darwinisme invoque la production d’accidens heureux, favorables. Or précisément l’accident heureux ne se produit pas, quand il pourrait, quand il devrait se produire. Si le philanthe apivore a appris à tuer l’abeille, comment l’abeille, si savante et aussi vigoureuse que lui, n’a-t-elle rien appris de semblable pour sa défense ? Depuis des siècles elle se laisse faire. D’après la théorie, l’assaillant peut donc avoir acquis son talent de meurtre subit, alors que l’assaillie, mieux armée, dans sa défense, joue toujours de la dague sans efficacité ? Cette dague peut tuer cependant le philanthe. Or attaquer et se défendre ont même prix dans la lutte pour la vie ; et en fait, l’abeille manœuvre furieusement de l’aiguillon, mais c’est sans résultats. Si le hasard a amené le coup très précis du philanthe, il aurait dû amener un coup quelconque de l’abeille, coup qui suffirait à tuer le ravisseur.

D’autre part, si l’accident heureux, très généralement, ne se produit pas, quand il se produit, il ne se transmet pas, ne laisse pas d’empreinte. Les pattes antérieures du scarabée sacré n’ont pas de tarses, de doigts, si l’on veut. La nymphe n’en a pas davantage. Le scarabée naît donc estropié. On dit que ses ancêtres ne l’étaient pas, qu’ils ont perdu leurs tarses par accident et qu’ils ont transmis ce caractère à leur descendance. Mais alors, pourquoi y a-t-il des tarses aux autres pattes ? Leur absence serait aussi un progrès, en atténuant les conflits avec la rudesse du sol. Or, le hasard amène la production plus ou moins complète de cet état en octobre, et les amputés font race ; pourtant, leur descendance ne met pas à profit l’amélioration de l’adulte. Tout scarabée qui naît a les quatre tarses réglementaires aux quatre pattes postérieures.

Les osmies de la ronce alignent leurs cocons en longues files dans les tiges de cette plante, et les jeunes, nous le savons, sortent d’ordinaire par le bout libre. Si la voie est obstruée, quelques-unes réussissent à sortir par une sortie latérale, les autres meurent. Mais alors, si le mieux doué écartait le moins bien doué, comme le veut la sélection, la race des osmies aurait dû laisser éteindre les faibles qui s’obstinent à la sortie commune et les remplacer par les perforateurs de pertuis latéraux. Il y aurait là un progrès immense pour l’espèce. Ce progrès n’a pas eu lieu. « Toutes les fois, dit M. Fabre, que je veux appliquer la sélection à des faits observés, elle me laisse tournoyer dans le vide. C’est majestueux, mais stérile. »

Ces faits sont importans, et nous pouvons en donner un autre exemple. Il existe une anthidie travaillant la résine, qui entre à l’état de larve au moment où l’osmie bâtit. Quand elle s’établit au fond d’une coquille d’hélice à vaste porche, elle laisse ce porche inoccupé, et il arrive qu’il soit alors occupé par l’osmie ; et les résiniers périssent emprisonnés. Or, il y a de nombreuses hélices moyennes occupées, pour lesquelles le danger de l’osmie n’existe pas, faute de place pour elle vers l’entrée. Ces essais ne sont cependant pas devenus d’usage général par legs atavique ; et nous devons en conclure que, puisque l’insecte ne transmet pas la modification apte à préserver du nuisible, il ne transmet pas non plus celle d’où résulterait pour lui l’avantageux.

En revanche, on voit des caractères désavantageux se transmettre et des faibles subsister. Ainsi le criquet pédestre se prive des organes du vol. Sa larve naît avec l’espoir de l’essor ; mais l’organisme ne remplit pas ses promesses. Les ailes n’auraient évidemment pas pour lui une valeur négligeable. On dit : il y a arrêt de développement. Mais d’où vient cet arrêt ? Dans le même milieu, les autres sauteurs arrivent très bien à l’appareil alaire. Pourquoi y a-t-il renoncé sous le même aiguillon du besoin, dans les mêmes conditions de régime, de climat, d’habitudes ? La libellule de la houille, qui avait soixante centimètres d’envergure, a disparu ; mais le faible agrion subsiste. Les faibles remplacent les puissans.

Il est du reste difficile de savoir si un caractère est avantageux ou nuisible. La chrysomèle du peuplier, lorsqu’elle est tracassée, déverse un liquide puant et infect. C’est, dit-on, un moyen de défense, contre les oiseaux par exemple. Mais elle a dans l’odynère un redoutable ennemi, et pour lui la droguerie de la chrysomèle est fumet délicieux. L’humeur défensive devient ainsi appât mortel. L’odynère boit le contenu de la hernie anale qui sécrète le liquide. Si c’est la lutte pour la vie qui a fait acquérir à la chrysomèle ses fioles à essence, la lutte pour la vie est une sotte.

Rien d’imprécis, en somme, comme ce concept de caractère avantageux. C’est ce que quelques observations sur le parasitisme et le mimétisme vont bien montrer. On a expliqué la formation de nombreux parasites par la prétendue facilité de la vie parasitaire, qui favoriserait la paresse. M. Fabre n’aime pas cette paresse scientifiquement préconisée. Il n’a jamais rien vu chez le parasite dénotant le fainéant. Voici un stelis, parasite du chalicodome. Il survient lorsque l’abeille a terminé son dôme de cellules. Un centimètre de crépi recouvre les loges. Alors le chétif parasite se met au travail et s’exténue sur un mortier équivalent du ciment romain. Le miel enfin apparaît. Il doit aussi murer la brèche et se faire constructeur. Or, d’après le transformisme, par son aspect, c’était une anthidie. Avant de devenir parasite, il travaillait la molle ouate des plantes laineuses ou bien la résine. Mais il dépense beaucoup plus de temps et de peine pour éventrer une cellule que pour façonner une bourre d’ouate. Il ne dérive donc pas d’une anthidie.

Réciproquement, un acte favorable à la paresse ne produit pas de parasitisme. Lorsque des chalicodomes restent absens longtemps, ils trouvent quelquefois à leur retour leurs cellules closes. Alors l’abeille rompt les scellés d’une cellule voisine, détruit l’œuf, y dépose le sien et clôture ; les autres laissent faire, insouciantes de l’œuvre achevée. Mais leur vengeance exercée, les premiers ne continuent pas leur brigandage ; ils se remettent à leurs travaux normaux. Ainsi le rapt se produit dans les conditions naturelles. En le recommençant, la mère peut créer une méthode d’installation des plus favorables pour elle et les siens. Cependant elle n’en fait rien et ne devient pas parasite. « Je réclame, dit M. Fabre, un dérivé du chalicodome des hangars vivant de l’art de crever les plafonds. »

Quant au mimétisme, M. Fabre se fait fort, à chaque cas, d’opposer en foule des exemples qui lui sont contraires, de montrer que c’est une loi qui, sur cent cas, présente quatre-vingt-dix-neuf exceptions. Bornons-nous à l’examen du cas de la volucelle, dont on fait un exemple frappant de mimétisme. Elle ressemblerait à la guêpe pour s’introduire impunément chez elle. Mais la guêpe n’est pas si sotte, ni la volucelle aussi rusée qu’on l’affirme. Le poliste, guêpe lui-même, à tel point que le spécialiste seul ne les confond pas, est infailliblement reconnu et perdu s’il prend pied sur les gâteaux. D’autre part, des diptères pénètrent chez la guêpe tout à leur aise, En réalité, la volucelle est utile à la guêpe, elle nettoie ses enfans, débarrasse le guêpier de ses morts ; et elle est accueillie en auxiliaire. Loin de nuire, elle assainit. Ennemi, elle serait exécutée. Et le mimétisme de la volucelle est une puérilité. M. Fabre l’abandonne aux naturalistes de cabinet, enclins à voir le monde des bêtes à travers l’illusion des théories.

D’ailleurs, l’imitation serait très mauvaise tactique, car, ici, le pire ennemi, c’est le collègue. Une osmie, une antophore, un chalicodome qui met la tête à la porte de sa voisine est immédiatement chassé. Nous savons, au contraire, que l’insecte laisse en paix un parasite qui se présente.

Le transformisme exploite beaucoup aussi l’idée d’acquisitions graduelles dues au hasard. En s’accumulant peu à peu, elles produiraient à la longue des organisations compliquées. Les mœurs et les organes seraient alors les intégrales d’infiniment petits acquis, par un long progrès, sur la route sans limites de la durée. M. Fabre réfute encore cette vue. Considérons le cas de la scolie. Il y a pour le succès de l’antique scolie une suite de conditions, chacune avec des chances presque nulles, et dont l’ensemble se réalisant est une absurdité mathématique, si le hasard doit-seul être invoqué. 1o Il faut des larves exceptionnelles par la concentration de leur système nerveux ; 2o l’unique point vulnérable de ces larves doit être atteint ; 3o l’œuf doit être déposé au point précis qui seul convient ; 4o le ver doit manger par sa méthode si compliquée. Et pareil concours serait en effet de résultats fortuits ! Mais, pour nous en tenir à la larve, le premier hyménoptère s’avisant d’alimenter sa larve avec une larve de cétoine ne pouvait laisser de descendance si, dès la première génération, n’était scrupuleusement observé l’art de consommer les vivres sans provoquer la pourriture. N’ayant encore rien appris, le nourrisson mordait au hasard et il périssait. Or les scolies actuelles, qui ne sont pas novices, meurent toutes sur des éphippigères paralysées par le sphex, par exemple. Le fortuit devient dérisoire au milieu de telles complications. Donc, à l’origine, ou bien la consommation est méthodique et l’instinct est inné, ou bien elle est hésitante. Mais alors quelles étranges acquisitions sont nécessaires ; faites par un être impossible, grandissant dans des successeurs impossibles. « Je hausse l’épaule, » dit M. Fabre. Il ajoute que, d’après la théorie, la scolie descend d’un précurseur mobile. Mais ce précurseur est le deus ex machina du transformisme, et l’imaginer, c’est vouloir illuminer une obscurité avec une autre : « phraséologie vague qui jongle avec le secret des siècles, où se complaît notre paresse, rebutée par les études pénibles. Les choses sont moins simples que le disent nos vues précipitées. »

Ce n’est pas tout. Quand l’hyménoptère sort du cocon, ses prédécesseurs n’existent plus. Il n’a donc pas de maîtres ; rien ne lui est transmis par éducation par conséquent, et nous avons dit que lui-même était incapable de profiter d’une expérience accidentelle, de modifier les phases de ses actes. Enfin, à l’origine, deux réussites au moins doivent être réalisées à la fois, pour donner un mâle et une femelle. C’est l’impossible se répétant. Non, si l’hyménoptère excelle dans son art, c’est qu’il est fait pour l’exercer. Le don est originel, parfait dès le début. Il n’a pas varié, il ne variera pas. Tel il était, tel il est, tel il restera. Et M. Fabre repousse cette théorie de l’instinct. Il n’y voit qu’un jeu d’esprit où l’observateur ne trouve aucune sérieuse explication à ce qui est.

Si les acquisitions graduelles n’expliquent rien dans une race, il est également vain d’imaginer des transitions, des perfectionnemens progressifs d’une espèce à l’autre. Dans un demi-siècle d’études, M. Fabre affirme n’avoir observé qu’un recoin très modeste du domaine instinctif. Cependant la moisson l’accable par sa variété. Mais cette multitude d’instincts ne peut nous renseigner sur de graduels passages. La scolie donne un coup de dard, le pompile deux, le sphex trois, l’ammophile un plus grand nombre. Y a-t-il acheminement de l’un à l’autre ? Non, car l’anatomie change, et chaque méthode est également merveilleuse.

Alors une conclusion brutale, décisive : les espèces ne se transforment pas les unes dans les autres. Les êtres vivans sont tous « à l’effigie d’un prototype immuable. » S’il y a quelquefois des innovations, elles n’affectent que le détail. Appartenant au domaine du discernement, elles sont par suite strictement contenues dans les limites du cadre de l’instinct ; mais il serait vain d’attendre des innovations qui changeraient à fond l’industrie de l’insecte. « La puissance créatrice ne revêt pas la défroque du mort. Son officine est un atelier de médailles où chaque effigie reçoit l’empreinte d’un coin spécial. Elle ne raccommode pas le vieux pour en faire du neuf. » L’animalité entière, y compris l’homme, ne provient pas d’une source unique. Si cela était, comment le sens merveilleux du retour au nid, par exemple, fréquent chez les animaux, pourrait-il être resté le partage de quelques humbles seulement ?

Et, épris du fait comme il l’est, convaincu que toute certitude ne peut être fondée que sur lui, M. Fabre prononce la condamnation du transformisme. « Le transformisme, dit-il, affirme dans le passé ; il affirme dans l’avenir ; mais le moins possible, il nous parle du présent. Des trois termes de la durée un seul lui échappe, celui-là seul qui est affranchi des fantaisies de l’hypothèse. » Et c’est bien là son point faible. L’instinct par-dessus tout le fait crouler et le grand maître du transformisme lui-même balbutie quand il essaie de le faire entrer dans le moule de ses formules. Les idées transformistes, en résumé, forment un cycle restreint et monotone. Vagues et imprécises, on peut les orienter, au gré de sa fantaisie et, loin de guider la connaissance, elles ne résultent que d’une théorie arbitraire. Que dire alors de ceux des sens de l’insecte qui nous échappent complètement !

M. Fabre s’acharne encore. Il a voulu démontrer par l’absurde d’impossibilité du transformisme darwinien. Mais derrière ces théories se cache une hypothèse première ; l’idée qui les domine est celle de la détermination des êtres vivans par les élémens physico-chimiques et leurs lois. La vie, de ce point de vue, n’a rien d’original en elle-même, de posé, d’irréductible. Elle est un effet dérivé et la biochimie affirme qu’elle résulte uniquement du conflit de forces naturelles. M. Fabre est entièrement opposé à ces conceptions, et nul n’a souligné comme lui les difficultés du problème biochimique. Le chapitre sur l’aileron du criquet dénote et communique une forte émotion intellectuelle. Il soumet à l’examen de la loupe un aileron et une languette alaire de larve de criquet mûre pour la transformation. « C’est une ébauche rudimentaire de l’élytre et de l’aile futures. Au grossier va succéder l’excellent en perfection. La membrane attendue s’y trouve ; mais à l’état potentiel, comme le chêne dans son gland. On ne peut voir pousser le brin d’herbe ; on voit très bien pousser l’élytre et l’aile du criquet. Or, si cette poussée a lieu, c’est que « la matière organisable qui s’y configure en lame de gaze a mieux et plus haut qu’un moule : c’est qu’elle a un devis idéal qui impose à chaque atome un emplacement précis. » Et ainsi, « l’aile du criquet nous parle d’un auteur des plans sur lesquels travaille la vie. Supposons préparé, obtenu le protoplasme. Pourrions-nous l’organiser, l’injecter entre deux lamelles impalpables, ne serait-ce que pour obtenir l’aile d’un moucheron ? Le criquet injecte à peu près son protoplasme entre les feuillets de l’aileron, et la matière y devient élytre parce qu’elle y trouve, comme guide, l’archétype qui la régit, par un choix antérieur à la mise en place, antérieur à la matière même. » Cet archétype, l’avons-nous ? Non, alors rejetons notre produit, jamais la vie n’en jaillira.

Mais alors où est, d’après M. Fabre, l’origine des espèces ? S’il ne croit pas à leurs transformations les unes dans les autres, il reconnaît tout au moins qu’elles ont apparu à des époques différentes dans le temps. Quant à leur source, elle est, dit-il, dans l’Intelligence qui régit le monde. « Plus je vois, plus j’observe, et plus cette Intelligence rayonne derrière le mystère des choses, » un Ordre Souverain régente la matière. « L’art des savans paralyseurs leur vient de la Science universelle en qui tout s’agite et tout vit. »

On n’acceptera pas, sans doute, comme antiscientifique pareille attitude. Tout au moins on conviendra, après l’argumentation de M. Fabre, que, s’il y a transformisme, les facteurs n’en sont pas ceux qu’on invoque d’ordinaire pour l’expliquer.

Mais il est facile de transposer l’acte de foi par lequel M. Fabre termine ses investigations, de manière à lui donner une allure tout à fait scientifique. Ce qui ressort de ses études, en effet, c’est cette conclusion fondamentale, déjà exprimée d’ailleurs. L’instinct se pose, et il est le fait premier de la vie. Il n’est pas explicable ; c’est son rôle au contraire d’expliquer tout ce que manifeste l’organisme placé sous sa dépendance. La science de la vie, comme toute science, doit partir de principes extraits de l’expérience et de l’observation, dont ils sont le résumé et l’expression abstraite. Or ces principes, ce n’est pas dans ce que la vie comporte de mécanique ou de physico-chimique qu’il faut les chercher, mais bien dans les actes par lesquels elle utilise et meut les corps qu’elle anime.

La vie se pose et ne se déduit pas. L’instinct ne se déduit pas non plus de l’intelligence humaine, ni la mentalité de la bête de celle de l’homme. Ainsi se trouvent rejoints et résolus les problèmes indiqués au début de cette étude.


F. Marguet.